Chapitre 37

 

Riley se trouvait devant le portail du cimetière. Elle avait les clés de sa voiture dans la main, mais elle ne se rappelait pas avoir conduit jusque-là. Ori n’était plus là. Était-elle venue toute seule ?

Toutes les deux ou trois secondes, un tremblement la parcourait de la tête aux pieds comme si elle avait attrapé la grippe. Elle sortit une bouteille d’eau minérale de son sac et la vida d’une traite. Puis elle plissa le front. Comment se faisait-il qu’elle avait ce sac avec elle ? Elle ne se souvenait pas de l’avoir pris. Après vérification, le cadeau de Beck était bien sous son sweat-shirt. Au moins, je ne l’ai pas perdu. 

Son esprit tournait toujours au ralenti. Comment les démons avaient-ils réussi à traverser la barrière d’Eau bénite ?

J’aurais dû la tester avec la griffe. Je me suis peut-être trompée. Elle n’était peut-être pas authentique…

Un violent frisson la parcourut.

Et Ori ? Comment était-il apparu à son côté ? On s’en fiche. Il m’a sauvé la vie. 

Subsistait toutefois le plus grand des mystères : son père était-il toujours dans sa tombe ? Il n’y avait qu’une façon de le vérifier.

Riley se mit à courir en direction du mausolée. Tandis que ses pieds martelaient le chemin bitumé, son sac rebondissait contre son flanc. Très vite, sa cuisse fut victime d une crampe, la forçant à claudiquer. Ses poumons la brûlaient. Elle toussa et sentit le goût du sang dans sa bouche.

Il est toujours là. Je le sais.

Bientôt, elle aperçut la lueur des cierges et gémit de soulagement. Un Nécro lui avait joué un vilain tour.

Le cercle était différent. Plus grand. En plus de la tombe, il englobait le mausolée. Assise sur sa chaise, tournée vers l’ouest, Martha était aux premières loges pour assister à la destruction du Tabernacle. Comme à son habitude, elle tricotait.

Riley arriva en boitillant, et la vieille femme lui sourit en poussant une rangée de mailles vers l’extrémité de son aiguille.

— Ah ! vous voilà. Je suis désolée pour votre père, ma chérie, mais ces choses arrivent parfois. 

— Mon père ? 

La jeune femme scruta le coin sombre qui abritait les tombes de ses parents. La terre au-dessus de celle de son père n’était plus un arrondi bien tassé.

La tombe était béante.

— Non ! cria-t-elle. Non… 

Les flammes du cercle s’élevèrent très haut dans les airs, réagissant à sa colère et à sa tristesse. Riley détourna les yeux de la lumière aveuglante.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Comment sont-ils arrivés jusqu’à lui ? Le cercle n’a pas été brisé… 

Martha leva les yeux. Ses aiguilles continuèrent à cliqueter à la vitesse de la lumière.

— Ce cercle-ci. L’autre a été détruit et j’ai dû en refaire un. 

— Pourquoi faire ? 

Martha s’arrêta au milieu d’une maille.

— Rod a attrapé froid, alors ils ont envoyé un autre volontaire, un type pas très expérimenté. Malheureusement, il a la phobie des dragons, et il en a rencontré un ce soir. Il a dit que la bête mesurait dans les six ou sept mètres et qu’elle crachait du feu. C’était trop pour le pauvre garçon. Il a fui pour se mettre à l’abri et a brisé le cercle sans faire exprès. (Martha termina sa maille et rangea son ouvrage dans son sac.) Il est tout retourné, ajouta-t-elle. 

— J’imagine. Dévasté, même… 

Riley toussa et, le regard sévère, demanda :

— Qui a pris mon père ? Les types de la société de recouvrement ? Donnez-moi un nom. 

Que je le réduise en bouillie.

— Le volontaire n’a pas vu le Nécro. 

Riley baissa la tête, au comble du désespoir.

— Fait chier ! Ça ne serait pas arrivé si j’avais été là ! 

Elle était autant responsable que ce type qui avait la trouille des dragons.

— Pourquoi ce second cercle ? demanda-t-elle. A quoi bon ? 

— Eh ! bien, pour vous. 

— Les démons ne peuvent pas venir ici. 

— Les démons, non, mais les mortels, si. Vous savez, les Nécros ne sont pas toujours bons perdants. Je vous conseille de rester à l’intérieur de ce cercle cette nuit. 

Quelque chose, dans la voix de Martha, lui sembla bizarre. Lorsque la volontaire l’invita à entrer dans le cercle, elle ne se fit pas prier et bondit par-dessus les cierges.

— Bonne nuit, ma petite. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien, lui dit Martha avec un enthousiasme exagéré. 

Elle lui fit un signe de la main et disparut dans la nuit.

— Tout ira bien… Tu parles ! marmonna Riley avant de lever des yeux courroucés vers les cieux. Merci pour rien ! 

Rassembler suffisamment de courage pour regarder dans la tombe vide lui prit un peu de temps. Son père n’était plus là, et elle n’avait plus personne à qui parler. Esclave d’un quelconque connard plein aux as, il errait quelque part en ville.

Elle tomba à genoux dans la terre rouge et contempla le trou vide. Les gonds du couvercle du cercueil étaient tordus et cassés, comme si son père s’était échappé d’une cellule de prison.

La colère montait en elle. Elle entreprit de combler la fosse, La terre tomba dans la boîte vide avec un bruit mat. Riley travailla jusqu’à en avoir mal au bras, jusqu’à ce que ses muscles se mettent à trembler et que ses paumes soient à vif.

— Alors, c’était lequel ? Mortimer l’inoffensif ? Lenny le lézard ? 

Ou Son Altesse Ozymandias ? Il lui faudrait le découvrir.

— On y était presque, papa. Presque. 

Riley tituba jusqu’à son sac et le mit sens dessus dessous pour trouver la bourse en daim que lui avait donnée Ayden. Elle en défit le nœud, retourna à la tombe et ramassa une pincée de terre, qu’elle mit dans la pochette.

La sorcière lui avait dit de rassembler des choses qui lui donneraient de la force, qui la définiraient en tant que personne. La terre dans laquelle son père avait été enterré lui rappellerait de ne jamais confier son travail à un autre.

Ils finissent toujours par te trahir.

— Je te retrouverai, papa. Je te ramènerai ici dès que je pourrai. Je te le promets. 

Alors Riley pleura comme une âme perdue. Elle en avait tellement besoin. Elle ne se donna pas la peine d’essuyer ses larmes. Elles séchèrent sur ses joues, qui gercèrent dans la fraîche atmosphère nocturne. Ses larmes, témoignage salé de la douleur infinie qui emplissait son cœur…

Sachant qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose pour son père ni pour les piégeurs, Riley installa sa toile goudronnée et son sac de couchage sur le sol bétonné, au pied de la façade ouest du mausolée. Comme elle avait du mal à réfléchir, elle fit plusieurs voyages, allant chercher sa bouteille d’eau minérale, sa lampe torche, puis sa couverture.

Elle s’enveloppa dans son duvet, s’assit et s’abîma dans la contemplation du feu. Elle crut distinguer des visages dans la lumière rougeâtre. Des morts. Elle avait vu des piégeurs démembrés, des hommes se vidant de leur sang. Cela l’avait rendue malade. Ces images ne la quitteraient jamais. Jamais. 

Simon. Survivrait-il à cette nuit ? et Beck ? La nouvelle journée qui s’annonçait lui apporterait-elle d’autres mauvaises nouvelles ?

— Je vous en prie, mon Dieu, je ferai n’importe quoi pour ne pas les perdre. 

Le vent souffla dans les arbres nus.

Afin d’occuper son esprit et d’éviter de penser que Simon était peut-être en train de mourir, elle décida d’appeler Peter pour le rassurer ; toutefois, son portable refusa de s’allumer. Il était hors d’usage.

Elle l’ouvrit et constata que les câbles, à l’intérieur, avaient fondu.

— Merde… 

Elle jeta son téléphone dans son sac en se demandant comment il avait pu être endommagé de la sorte. Son ami devait être en train de regarder les infos et de composer encore et encore son numéro. Il doit me croire morte. Tout comme Simi et ses camarades de classe. Et peut-être même sa folle de tante, à Fargo.

— J’ai failli mourir. 

Quelques secondes de plus, et elle serait tombée dans ce gouffre. Elle devait une fière chandelle à Ori. L’avait-elle au moins remercié ?

Ses paupières finirent par tomber, et Riley sombra dans un sommeil torturé. Elle entendit quelqu’un l’appeler. Simon.

Il ne cessait pas de crier son nom, il la suppliait de le sauver. Elle courait dans la fumée et les flammes, écartait des Classe trois de son chemin comme de vulgaires fétus de paille. Alors elle vit la fosse et, au fond, Simon qui gisait dans son sang. Sa poitrine était béante, et on voyait battre son cœur. Il l’appelait encore et encore, mais elle ne pouvait pas le rejoindre. Simon s’enfonçait inexorablement, tandis que les flammes de l’Enfer rugissaient sous lui. Il y avait des démons, en bas. Des démons à la queue pointue, armés de fourches. Ils hurlaient de rire et entraînaient son petit ami dans les profondeurs de la fosse, tandis qu’il lâchait un ultime cri de désespoir.

— Riley ! 

Elle se réveilla en sursaut et attrapa la lampe torche pour se défendre.

C’était Beck. Il se tenait à l’extérieur du cercle, plié de douleur, et la regardait en clignant des yeux comme s’il doutait de sa réalité.

— Riley ? chuchota-t-il. 

Est-ce vraiment lui ?

Elle se racla la gorge et essuya ses joues couvertes de croûtes.

— « Si vous ne nous voulez aucun mal, entrez. » 

Il traversa la barrière de flammes, fit quelques pas titubants et s’écroula dans ses bras en faisant lourdement tomber son sac marin par terre.

— Dieu merci, murmura-t-il. Dieu merci. 

Il s’affaissa et s’assit à ses pieds. Elle se mit à genoux et lui éclaira le visage avec sa torche. Des brûlures sur le visage, la main droite et sur la cuisse, surtout.

— Un Classe trois ? demanda-t-elle. 

Il hocha mollement la tête, les mains plaquées sur son jean déchiré et sa chair meurtrie.

— J’ai de l’Eau bénite bien fraîche, dit-elle en courant jusqu’au mausolée. 

À son retour, il serrait toujours sa jambe, les yeux fermés par la douleur.

Laquelle allait encore s’intensifier.

Elle décapsula la bouteille.

— Prêt ? 

Il acquiesça de la tête. Quand le liquide entra en contact avec sa peau, il cria et se tortilla dans tous les sens, ne lui facilitant pas la tâche. La jeune femme continua à verser l’Eau sur la blessure jusqu’à ce que son ami s’écroule par terre, la respiration difficile.

— Je suis vraiment désolée, Beck ! 

Elle se rappela ce qu’elle avait elle-même ressenti, cette brûlure au plus profond de ses os. Au moins, l’Eau est de bonne qualité. 

— Je n’ai pas le choix, siffla-t-il entre ses dents. Vas-y. Continue. 

Riley lui prit délicatement la main et la soigna. Puis elle lui tamponna le visage d’Eau bénite. Les yeux de Beck restèrent fermés pendant toute l’opération.

Pendant qu’elle leur confectionnait un lit dans le mausolée, zippant les deux duvets ensemble pour qu’ils aient plus chaud, le piégeur ne cessa pas de gémir. Quand elle eut terminé, elle le trouva assis, le regard fixé sur la tombe profanée. Ses mains tremblaient comme celles d’un vieillard.

— C’était bien Paul, dit-il. 

— Il est venu me mettre en garde. 

Comme Beck la regardait avec étonnement, elle reprit :

— Je sais que c’est bizarre, mais il m’a dit de fuir, car ils arrivaient. 

— Comment pouvait-il savoir ? 

Elle haussa les épaules. Beck tremblait de plus belle.

Je ne peux pas aider Simon, mais toi, si.

— Viens avec moi. Il fait trop froid pour rester dehors. 

À son grand soulagement, il ne resta pas passif quand elle l’aida à se relever. Ce fut difficile, car il était bien plus lourd qu'elle et que sa jambe blessée le handicapait énormément, mais elle réussit à le guider jusqu’à la bâtisse. Beck la laissa lui retirer sa veste de cuir et l’envelopper dans deux couvertures. Puis Riley alluma une bougie qu’elle posa sur une saillie dans le fond du mausolée. La lumière tamisée dansait sur son visage noirci. Elle ferma les lourdes portes et s’assit à côté de lui, avant de s’entourer, Beck et elle, avec les sacs de couchage. Lorsqu’elle lui tendit la bouteille d’eau, il la vida d’une traite, sans même s’arrêter pour respirer. Avant d’écraser le plastique entre ses doigts.

— Tu as revu mon père après… ? 

Beck secoua la tête.

— Il n’est peut-être pas ressorti de l’immeuble, dit-elle. 

— Ça m’étonnerait. Tout Nécro digne de ce nom s’en serait assuré. 

— Combien de morts ? 

— Je ne sais pas. Au moins dix, répondit-il d’une voix abîmée par la fumée. 

Elle devait savoir.

— Qui ? 

— Morton, Collins, Ethan. Ils sont tous morts. 

— Ethan ? 

Elle n’arrivait pas à y croire. Ethan était un des apprentis de Stewart, et il devait se marier dans quelques mois.

— Il est mort très vite, expliqua Beck d’une voix lourde. Pas comme certains autres. 

— Et… Simon ? 

Beck ne croisa pas son regard.

— Je ne sais pas s’il s’en est sorti. Ils voulaient le faire conduire à l’hôpital. Je ne l’ai pas revu. (Il lui fit face.) Je ne te trouvais nulle part. Quelqu’un m’a dit qu’un Classe cinq était à tes trousses, alors j’ai cru que… 

— Je vais bien. 

Il l’attira contre lui et la serra fort. Des larmes qui ne lui appartenaient pas coulèrent sur les joues de la jeune femme. Il l’embrassa sur le front et murmura quelque chose. Elle n’entendit pas quoi, mais cela n’avait pas d’importance. Il était vivant.

Riley aurait voulu rester dans ses bras, mais Peter devait être mort d’inquiétude.

Elle se dégagea de son étreinte.

— Ton téléphone est en état de marche ? 

Beck secoua la tête.

— Ça arrive parfois quand on utilise des sphères de mise en terre. 

Merde. Désolée, Peter.

Le piégeur blessé se blottit dans les sacs de couchage, et Riley le couvrit avec toutes les couvertures qu’elle avait. Quand elle se glissa à l’intérieur, il l’attira contre lui et l’entoura d’un bras blessé et protecteur.

— J’irai dans la matinée, annonça-t-il doucement. Je me renseignerai pour Simon et les autres. 

— C’étaient vraiment des anges ? 

— Ouais. Maintenant, dors un peu. Tu es en sécurité, ici. Je ne permettrai pas qu’on te fasse du mal. 

Elle savait qu’il était sincère.

Pendant que Riley dormait, Beck se replongea dans des souvenirs récents. Il se rappelait bien ces moments qui suivaient la bataille. Chacun avait sa façon d’encaisser. Certains buvaient. D’autres se défonçaient. Lui se réfugiait toujours dans un endroit calme pour réfléchir, se rappeler la puanteur de la guerre, les supplications des mourants. Rien n’avait changé. Sauf le décor.

Au lever du jour, les piégeurs devraient affronter une réalité nouvelle. Il leur faudrait démasquer celui qui trafiquait l’Eau bénite et découvrir comment les démons avaient réussi à traverser le mur invisible qui entourait leur salle de réunion. L’Enfer jouait-il son va-tout ? Était-ce réellement la fin ? Il y avait tellement de questions sans réponse.

Il les repoussa toutes. Chaque chose en son temps. Pour le moment, il préféra se calmer en écoutant la respiration régulière de Riley, en sentant la chaleur de son corps contre le sien. Il n’avait cessé de remercier Dieu de l’avoir épargnée, ce qui l’avait forcé à admettre une réalité qu’il refusait de voir.

Je tiens trop à toi, petite.

Il y avait une limite au-delà de laquelle on ne pouvait plus continuer. Perdre Riley après Paul lui aurait fait franchir la sienne. Comment aurait-il pu supporter cette douleur ? Il l’ignorait et ne voulait pas le savoir.

Riley s’agita, gémit. Il la réconforta et lui caressa doucement les cheveux jusqu’à ce qu’elle se rendorme. Le soleil lui apporterait un nouveau lot de souffrances. Il savait à quoi ressemblait un homme qui était sur le point de mourir ; il en avait vu beaucoup pendant la guerre. Son instinct lui criait que Simon ne survivrait pas, et cela déchirerait le cœur de la petite.

Je serai là pour toi. Quoi qu’il arrive.

Beck prit une profonde inspiration et expira lentement.

Il se devait de rester fort pour elle et de prendre les décisions difficiles. Mieux valait que la fille de Paul ne sache jamais ce qu’il ressentait pour elle. Il y aurait moins de souffrance de cette façon. Pour elle comme pour lui.

Mon Dieu, faites qu’il ne lui arrive rien. Je m’accommoderai du reste.