CHAPITRE XXIII

 

 

 

 

Une heure plus tard, trois chaises à porteurs sous bonne escorte déposèrent Tyan, Blade et Ka- terina devant la Maison des Consacrés, au cœur de la ville intérieure. Déjà, le bruit de l'arrivée du Champion circulait dans tout Kano. Des milliers d'hommes et de femmes hurlaient, riaient, pleuraient de joie et de soulagement, en proie à la plus débordante des frénésies religieuses, brandissaient des torches et des épées, tiraient des coups de pistolet, mettaient en perce des tonneaux de vin et faisaient dans l'ensemble bien plus de bruit que n'auraient pu le faire les Raufyles en pillant la ville.

Blade avait mal à la tête, et Katerina avait de nouveau l'air à moitié morte. Tyan, lui, était aussi froidement impassible qu'à l'ordinaire. Blade avait l'impression que le Premier Consacré garderait son calme même si la terre s'entrouvrait sous ses pas pour l'engloutir ou si le ciel lui tombait sur la tête.

Tyan ne se détendit que lorsqu'ils furent enfermés tous les trois dans le plus retiré des appartements privés de la Maison des Consacrés. Le mobilier était austère, presque monacal. Tyan, apparemment, prenait au sérieux ses vœux d'ascétisme.

Ce décor n'apporte guère de confort au corps, dit-il en voyant Blade regarder autour de lui. Mais nous y sommes tout à fait à l'abri des oreilles indiscrètes, et cela est réconfortant pour l'esprit. Tous les serviteurs qui entrent ici sont sourds-muets et personne d'autre ne pénètre à moins que je ne sois certain de pouvoir avoir toute confiance en eux.

Je ne pense pas que tu comptes Jormin parmi les gens dignes de confiance, dit Blade.

Tyan sourit froidement. Sa figure ne semblait pas faite pour les larges sourires, encore moins pour les rires.

L'usage veut que le Deuxième Consacré ait le droit de pénétrer dans les appartements privés du Premier. Le Premier a aussi le droit de ne pas respecter les usages quand il a de bonnes raisons pour cela. Est-ce que ça répond à ta question ?

Oui.

Parfait. Maintenant... Veux-tu boire quelque chose ? proposa-t-il, et comme Blade acquiesçait : Très bien. Tout ce qu'on peut trouver à Kano te sera préparé. Je vais appeler un serviteur.

Tyan but de l'eau pure, Blade et Katerina du vin blanc frappé. Pour la première fois, Blade eut l'occasion d'examiner de plus près le Premier Consacré. L'homme était plus vieux qu'il ne l'avait cru, plus près de soixante que de cinquante ans.

Maintenant qu'il n'était plus en public, il laissait percer sa fatigue. Ses yeux profondément enfoncés étaient bordés de rouge, des rides creusaient son front et marquaient les coins de sa bouche.

Quand ils eurent vidé leur coupe, Tyan sourit pour la troisième fois.

Je ne vais pas perdre mon temps à me demander comment tu as échappé miraculeusement à la Bouche des Dieux. Tu l'as fait et cela me suffit pour le moment. Il est encore plus utile que ta nouvelle femme t'ait si bien déguisé que personne à part moi ne semble t'avoir reconnu. C'est un exploit remarquable, en aussi peu de temps, incidemment. Tous mes compliments, belle dame.

Il leva sa coupe vers Katerina qui s'efforça de sourire faiblement.

Cela m'intéressera d'apprendre comment tu as fait tout cela, quand les Raufyles ne camperont plus sous nos murs. En attendant, tu es le Champion des Dieux et nous allons tous avoir beaucoup de travail.

Je m'en doute, dit Blade. Que dois-je faire, au juste ?

Tyan posa sa coupe et se redressa.

Tout d'abord, te taire. Je ne crains pas le peuple. Au matin, il sera si empressé de croire au Champion des Dieux qu'il continuera d'y croire sans jamais douter, quoi que tu dises. Mais il y a parmi les Consacrés des hommes comme Jormin et ses partisans. Il y a aussi les Maîtres du Jade. Ils pourraient avoir des raisons de douter de toi, alors ne fais rien, ne dis rien qui puisse renforcer ces doutes.

Je serai prudent, promit Blade.

Il se rappelait ce qu'Arllona lui avait dit sur une trahison possible des Maîtres du Jade en échange de leur propre sécurité. Devrait-il en parler maintenant ? Non, ce n'était pas le bon moment. D'ailleurs, la venue du « Champion des Dieux » pouvait assurer la loyauté des Maîtres du Jade, ou tout au moins les faire tenir tranquilles. Il se promit d'ouvrir les yeux et les oreilles mais pour le moment il ne révélerait pas ce qu'il savait sur les Maîtres.

Deuxièmement, reprit Tyan, montre-toi aux Consacrés et au peuple, pour que tout le monde sache bien que tu es réellement venu. Cela commencera dès demain matin et j'ai peur que ça ne dure longtemps. Je ne te demande pas d'apprécier d'être exhibé comme un pitre ou un ours savant mais je te demande de le supporter.

Blade sourit de toutes ses dents.

Je te remercie de ton souci, Tyan. Je ferai ce que tu dis. J'ai envie de vivre et je veux que Kano vive aussi.

De nouveau, le mince sourire froid.

Je suis heureux que tu puisses dire cela, que tu le croies ou non. Tu le répéteras demain matin, devant les Consacrés, et devant tous les publics que tu trouveras à Kano. Il y en a bien trop qui croient que les dieux nous ont jugés et trouvés indignes de vivre. Ceux-là ne trahiront sans doute pas mais ils se battront beaucoup moins bien qu'il ne le faudra, si nous voulons être sauvés.

Je le répéterai.

Le froid cynisme de Tyan avait quelque chose de réconfortant. Il contrastait vraiment avec les craintes superstitieuses des Ganthis qui avaient failli les faire tuer, Katerina et lui.

Tyan se leva.

Je ne vois rien d'autre à dire pour le moment, mais si tu as des suggestions à faire ne te gêne surtout pas. Cependant, il est temps maintenant de commencer à te préparer pour l'audience des Consacrés. Elle aura lieu à l'aube, comme le veut la coutume.

Blade fut tenté de dire à Tyan ce qu'il pouvait faire de la coutume. Il avait surtout envie de dormir et Katerina avait l'air de tomber de fatigue.

Mais naturellement, il n'était pas question que le Champion des Dieux ou sa femme manifestent si tôt des faiblesses de simples mortels. Il réprima un soupir et s'inclina.

Dis-nous ce que nous devons faire, nous le ferons.

La grande présentation du Champion des Dieux aux Consacrés de Kano eut lieu à l'heure dite. Blade et Katerina étaient debout sur une estrade dans la Chambre Haute de la Maison des Consacrés. Quatre des plus anciens Consacrés tenaient au-dessus d'eux un baldaquin de pourpre frangé d'or. Katerina portait une longue robe blanche et un bandeau d'or dans les cheveux. Blade avait un bandeau plus large incrusté de pierres précieuses. A part ça il était nu, sauf pour un pagne, un ceinturon orné de pierreries et une épée. Il avait été baigné, massé et parfumé, il avait l'air magnifique et imposant et se sentait tout à fait ridicule. Mais sa vie et celle de Katerina, peut-être la sécurité de Kano, exigeaient qu'il joue son rôle; il savait qu'il devait rester impassible et sérieux même si cela le tuait !

Heureusement, Tyan abrégea les cérémonies. Il n'eut pas besoin de stimuler les Consacrés pour faire monter l'hystérie religieuse. Ils s'en chargèrent eux-mêmes. Ils hurlèrent, glapirent et sanglotèrent d'extase. Il était évident qu'aucun ne doutait des paroles de Tyan; ils étaient tous certains que Blade était bel et bien le Champion des Dieux. Ces hommes voulaient désespérément croire en lui et en la bonté des dieux qui l'avaient envoyé à Kano au dernier moment.

Blade se sentit beaucoup plus tranquille après sa réception par les Consacrés. Physiquement, il ne tenait plus debout, et Katerina trébuchait et vacillait en marchant à côté de lui comme un automate. Pour tout aggraver, ils avaient dû subir toute la cérémonie le ventre vide. La coutume exigeait aussi le jeûne.

Enfin on les laissa seuls, dans une chambre meublée d'un grand lit à baldaquin et d'une grande table couverte de plats d'argent. Pendant un petit moment, Blade se demanda ce qu'il ferait passer en premier. La faim remporta la partie. Il fit asseoir Katerina, s'installa en face d'elle et lui présenta le premier plat qui lui tomba sous la main. Elle trouva la force de prendre le couteau et la cuillère et se mit à manger.

Le bon repas et le vin leur éclaircirent les idées, dissipèrent leurs vertiges et leur rendirent la force de parler. Blade ne pouvait éviter d'avouer à Katerina qu'il était déjà venu dans cette dimension et il ne le tenta pas. Peu à peu et presque malgré lui, il lui raconta à peu près tout ce qui lui était arrivé pendant son premier séjour à Kano.

Une fois de plus, ils étaient dans une situation de survie très nette. Si Katerina savait ce qui s'était passé, cela risquait de compromettre la sécurité du Projet. D'autre part, si elle ne savait rien, ils risquaient d'être en danger tous les deux, dans l'immédiat. La franchise était de loin la meilleure solution.

Katerina ne parut avoir aucun mal à suivre le récit de Blade. Elle devait commencer à s'habituer plus ou moins aux incroyables événements qui se succédaient. Elle posa quelques questions mais le plus souvent elle écouta en silence. Quand Blade se tut, elle hocha la tête et demanda :

Le Deuxième Consacré, Jormin... C'était celui qui tenait le baldaquin, devant à droite ?

Oui. Tyan a dû le placer là pour lui apprendre l'humilité.

Katerina rit mais sans amusement.

C'est un homme qui n'apprendra jamais l'humilité. Je ne crois pas qu'il était prudent de le placer si près de nous.

Tu penses qu'il m'a reconnu ?

Il ne te regardait pas, Blade. C'était moi qu'il regardait et d'une façon qui ne me plaisait pas du tout.

Comment ça ?

Ce n'est pas un regard que tu reconnaîtrais,

Blade. Tu es un homme. Jormin avait l'expression d'un homme soudain obsédé par une femme. Un regard de... de malade. Je l'ai déjà vu. Cela va faire de lui un terrible ennemi pour toi, il ne supportera pas que la femme qu'il désire soit à toi... Je crois... Je crois que si je le laissais me parler, il dirait peut-être ce qu'il a dans la tête. S'il projette quelque chose contre nous, je l'apprendrais. Sinon, eh bien, ce sera un souci de moins.

« Oui, pensa Blade. Tu pourrais aussi lui dire qui je suis réellement et me faire tuer. » Encore une fois, il évalua les risques. Katerina pourrait tenter de le trahir. Mais est-ce que Jormin la croirait ? Si elle était crue, elle s'entraînerait elle- même dans sa chute. Les Kanoens, enragés de voir leurs espoirs trahis, la tueraient en même temps que lui.

Elle pourrait aussi faire exactement ce qu'elle promettait. Pourquoi pas, au fond ? Elle devait maintenant en savoir assez sur le Projet pour comprendre que tôt ou tard ils retourneraient en Angleterre. S'ils arrivaient ensemble, elle pouvait espérer qu'il la sauverait d'une exécution immédiate. D'un autre côté, ce répit donnerait à Katerina une chance de s'échapper ou de faire passer ses renseignements à ses chefs. S'il mourait à Kano et si elle parvenait à retourner dans la Dimension Normale, elle risquait d'être tuée à l'instant où elle reparaîtrait dans le fauteuil du complexe. Elle n'aurait aucune occasion de s'évader ou de transmettre des renseignements. « J'y veillerais. »

Blade tourna et retourna la question dans sa tête et finit par comprendre ce qui l'empêchait de prendre une décision.

Il ne voulait pas croire que Katerina le trahirait. Il n'était pas tout à fait en danger de tomber amoureux d'un agent du KGB mais il perdait certainement son détachement professionnel, en ce qui concernait Katerina. Il y avait maintenant longtemps qu'ils partageaient les mêmes dangers, qu'ils se protégeaient mutuellement, qu'ils faisaient l'amour. Blade avait du mal à se souvenir que Katerina avait été une ennemie et pourrait le redevenir.

Elle ne deviendrait pas une ennemie, là à Kano. Telle fut la réponse qu'il se fit, et sa décision fut prise, pour le meilleur ou pour le pire.

Il tendit la main vers la carafe de vin pour remplir sa coupe et celle de Katerina. Son geste fut interrompu par un choc sourd et un léger ronflement. Il vit que la tête de Katerina était tombée sur la table. Ses cheveux traînaient sur des restes de poulet. Il bondit, prêt à appeler au secours mais elle ronfla de nouveau. Blade éclata de rire. Katerina dormait profondément, voilà tout.

Cela n'avait rien de surprenant. Il était grand temps qu'ils dorment tous les deux. Il la souleva dans ses bras avec précaution et la porta sur le grand lit.