CHAPITRE X
Blade se réveilla et s'aperçut qu'il était ligoté sur une espèce de cadre. Des cordes lui serraient les poignets et les chevilles, des barres de métal s'enfonçaient dans son dos et ses cuisses. Il était parfaitement immobilisé.
Il lui fallut un moment pour comprendre qu'il ne s'était rien cassé en faisant une chute de plus de dix mètres. Il avait certes accumulé toute une collection de bleus et d'égratignures, il avait mal partout, mais il avait connu pire et avait été quand même capable de marcher, de courir et de se battre.
Il releva la tête autant qu'il le put pour regarder autour de lui. A dix mètres, Arllona était écar- telée, entièrement nue, sur un cadre de bois. On avait peint sur son front la flamme, emblème des Consacrés. Elle avait les yeux fermés, mais Blade la voyait respirer. II espéra qu'elle ne reprendrait pas connaissance. Après tout ce que la pauvre femme avait subi, elle méritait de mourir sans terreur ni souffrances.
Au-delà d'Arllona il y avait une rangée de grands arbres et entre eux Blade aperçut la lueur flamboyante de la Bouche des Dieux. En tendant l'oreille, il entendit le sifflement du gigantesque jet de gaz bondissant dans le ciel. Il perçut aussi un autre bruit. Les grands canons continuaient de tirer des salves irrégulières. Dans les intervalles de silence, Blade entendit une fusillade lointaine, venant apparemment de l'extérieur des remparts. Les Raufyles devaient avoir mis le siège mais au moins il n'avaient pas encore franchi les murailles.
Une vingtaine d'hommes, dont la moitié environ étaient des soldats, s'alignaient devant les arbres. A la lueur de la Bouche des Dieux Blade remarqua qu'ils étaient blêmes de peur et luisants de sueur. Les autres portaient la longue robe des Consacrés. Jormin se trouvait parmi eux. Il gesticulait et devait prononcer un discours passionné. Ses manches s'agitaient comme les ailes d'un oiseau ivre. Blade n'entendait pas un seul mot mais pensait qu'il ne ratait pas grand-chose
Au bout d'un moment, le discours de Jormin prit fin, soit qu'il n'ait plus rien à dire ou que son auditoire ait épuisé sa patience. Le grand prêtre conduisit les autres Consacrés vers Arllona. Blade put les examiner de plus près. Chacun de leurs visages exprimait la concupiscence. Les Consacrés faisaient vœu de chasteté et de pauvreté mais leurs yeux racontaient une tout autre histoire. Deux ou trois furent assez audacieux pour se pencher sur Arllona et caresser son corps inerte d'une main gantée de rouge.
Sur ce, trois trompettes au son grave retentirent derrière Blade, assez fort pour couvrir le bruit de la Bouche des Dieux et de la fusillade. Jormin releva brusquement la tête. Les trompettes sonnèrent de nouveau, et Blade entendit un martèlement de sabots et de pieds nus nombreux. Jormin se tourna vers la droite et son expression triomphale disparut comme une bouffée de fumée par grand vent.
Trois hommes portant la livrée des serviteurs laïcs des Consacrés apparurent, montés sur de gros chevaux noirs. Chacun portait une longue trompette d'argent. Ils s'arrêtèrent, portèrent les instruments à leurs lèvres et firent éclater une nouvelle sonnerie. Jormin grimaça. Il avait l'air d'être sur le point de fondre en larmes ou de piquer une grosse colère, ou les deux à la fois. Enfin, lentement et de très mauvaise grâce, il tomba à genoux. Les autres Consacrés l'imitèrent ainsi que les soldats.
Le bruit de pas précipités se rapprocha. Une douzaine de serviteurs armés surgirent et derrière eux douze esclaves puissamment charpentés, uniquement vêtus d'un pagne noir. Ils portaient une grande chaise à porteurs fermée, en bois sculpté et doré, ornée de panneaux de jade noir et de l'emblème de la flamme en argent. Ils s'arrêtèrent derrière Blade et les cavaliers, et posèrent la chaise par terre. La porte s'ouvrit sans bruit; un homme en descendit.
Pas seulement un homme, pensa Blade, un être puissant. Il portait la robe des Consacrés mais brodée d'argent avec une large bordure rouge et violette, serrée à la taille par une large ceinture verte retenue par une boucle d'or en forme de flamme incrustée de rubis. A cette ceinture étaient accrochés une dague dans un fourreau d'argent et une bourse de cuir doré.
Mais le regard de Blade fut surtout attiré par le bâton que tenait l'homme, un gros cylindre de jade noir de plus d'un mètre de long, entièrement couvert de flammes dorées et orné de bagues d'argent incrustées de rubis et d'émeraudes. A une extrémité, il y avait un anneau de saphirs et à l'autre un énorme diamant d'au moins mille carats.
Cette canne jeta des feux éblouissants de toutes les couleurs quand le prêtre la leva au-dessus de sa tête. Ses bras maigres la tinrent ainsi un moment avant de l'abaisser à hauteur de la taille. Jormin hésita un instant puis il se précipita si vite qu'il faillit trébucher et s'étaler de tout son long aux pieds de l'homme. Il se ressaisit et tomba à genoux. Le prêtre le toisa avec un mépris total.
Le nouveau venu n'avait aucun besoin de son bâton de commandement ni de sa robe brodée pour donner une impression de puissance et d'autorité. Il était immense, mesurait près de deux mètres et avait la même longue figure osseuse que Mirdon. Il était entièrement chauve et ses yeux profondément renfoncés ne cessaient de regarder de tous côtés. Chez un autre, cela aurait été signe de nervosité. Chez lui, cela révélait que rien ne lui échappait. Son allure imposante réduisait tous les Consacrés, même Jormin, à une bande d'écoliers coupables attendant que le maître distribue les punitions.
Enfin, le nouveau venu parla.
— Jormin, aurais-tu considéré que ma méditation te donnait le droit d'agir comme tu l'as fait ?
— Il n'est pas possible que tu désires que personne ne pénétre dans la Bouche des Dieux, dans un moment pareil alors que les...
— Je sais ce qui se passe, Jormin. Il n'est pas possible que tu devines mes pensées. Il n'est pas possible non plus que ce que tu as fait me plaise.
Jormin devint encore plus pâle. Ce qu'il allait dire resta dans sa gorge. Il avait moins l'air d'un écolier que d'un prisonnier attendant le verdict d'un juge notoirement sévère. Blade eut une vision délicieuse : Jormin, écartelé sur un autre cadre et poussé dans la Bouche des Dieux avec Arllona et lui.
Encore une fois, le nouveau venu laissa peser le silence, probablement pour effrayer Jormin. Blade soupira. Il était plus ou moins résigné à mourir. Il ne l'était pas du tout à supporter des heures de cérémonies, de discours et de politique religieuse. D'ailleurs, plus les Consacrés palabraient, plus Arllona risquait de reprendre connaissance. Alors non seulement elle devrait mourir mais mourir dans la souffrance et la terreur.
Enfin le grand homme reprit la parole :
— Cela ne me plaît pas. Tu n'es pas le Premier Consacré, Jormin. C'est moi, Tyan, le Premier. Je reste le Premier même pendant ma méditation. Je serai le Premier jusqu'à ce que les dieux me rappellent. Je comprends que tu l'aies oublié, Jormin. Tu as toujours eu du mal à te souvenir de ton rang parmi les Consacrés. Cela ne me plaît pas. Mais tu n'as rien fait de contraire aux lois de Kano ni au plaisir des dieux. Tu as voulu leur offrir un sacrifice, même si en même temps tu recherchais la gloire personnelle. Il est exact qu'un sacrifice est nécessaire en ce moment. Ton zèle n'est donc pas répréhensible. Des questions devront être posées, pour savoir comment cet homme et cette femme ont pu s'évader. Je ne te les poserai pas, Jormin, ni à personne pour le moment.
Tyan s'avança entre Blade et Arllona. Il leva les deux bras, puis il les écarta.
— Moi, Tyan, je déclare que ces sacrifices ont été préparés comme il convient, je déclare qu'aucun ne porte de défaut le rendant impropre à la Bouche des Dieux. Moi, Tyan, Premier Consacré des Dieux de Kano, j'ordonne que le sacrifice se poursuive comme il a commencé !
La dernière phrase résonna comme une nouvelle sonnerie de trompettes. Jormin se releva avec la tête d'un condamné à mort qui vient d'être gracié. Les autres Consacrés et les soldats partirent dans diverses directions.
— Un instant ! tonna Tyan. J'ordonne que l'on aille chercher le commandant Mirdon, qu'il vienne avec les soldats de Kano qu'il choisira pour l'accompagner.
Jormin ouvrit des yeux ronds, sa bouche grimaça de rage, et il parut prêt à exploser. Il fit un effort visible pour parler posément.
— Le commandant Mirdon est sans aucun doute à son poste sur les remparts. Désires-tu qu'on l'en retire ?
— Oui, rétorqua froidement Tyan. Ce sera bon pour toi, Jormin, que Mirdon soit le garde pour ce sacrifice à la Bouche des Dieux.
Les yeux de Jormin fulgurèrent mais il se maîtrisa et s'éloigna, les épaules voûtées. Manifestement, il était furieux de voir accorder à son ennemi Mirdon ce qui devait être un grand honneur.
Les esclaves, les soldats et les Consacrés avaient certainement procédé à des dizaines de sacrifices. Ils savaient que faire et ils le firent rapidement, avec efficacité et sans donner à Blade la moindre occasion d'agir.
Malheureusement, Arllona avait eu le temps de se réveiller. Elle se mit à hurler, à se tordre, à tirer sur ses liens. Elle continua de glapir et de se débattre jusqu'à ce que deux Consacrés lui fourrent un bâillon dans la bouche et protègent avec des chiffons ses chevilles et ses poignets pour que les cordes ne la blessent pas. Elle ne put alors que rester couchée, haletante, tremblante, en roulant des yeux fous d'animal pris au piège.
On les porta rapidement sur leurs cadres vers l'énorme chariot de métal pour les déposer sur la grande grille. Ils furent placés côte à côte et maintenus par de lourdes barres de métal aux pieds et à la taille. Peu importait qu'ils aient les mains libres. Il aurait fallu un chalumeau pour couper ces bandes.
Le chariot était à près de quarante mètres de la flamme de la Bouche mais Blade sentait déjà sa brûlure. Les soldats et les Consacrés couraient en tous sens comme des fourmis affairées, pour régler mille et un détails de dernière minute.
Mirdon arriva, sauta de son cheval et marcha sur les dalles de jade étincelantes de la fosse, vers Tyan. Ils se saluèrent cérémonieusement avant de monter sur une des tribunes. Tyan brandissait son grand bâton; les reflets de l'or et des pierres précieuses le faisaient ressembler à une barre de feu. Dès que Tyan et Mirdon prirent place, tout mouvement cessa dans la fosse.
Vingt soldats surgirent, portant une barre de métal en T, de dix mètres de long. Ils enfoncèrent la base dans un gros crampon à l'arrière du chariot, s'alignèrent derrière la barre transversale et commencèrent à pousser. Le chariot s'ébranla lourdement, lentement, par saccades bruyantes. Une des roues avait un son distinct, une sorte de brrrraaaank. Blade compta attentivement. Chaque fois que le bruit se faisait entendre, cela voulait dire qu'ils étaient à trois mètres de moins de la Bouche.
Encore vingt-cinq mètres. La chaleur était plus vive. Elle serait inconfortable à vingt mètres, douloureuse à quinze, intolérable à dix. Blade se dit qu'ils perdraient sans doute connaissance avant que la flamme ne les touche. C'était assez réconfortant.
Vingt mètres. La lueur et la chaleur de la Bouche des Dieux rugissante l'enveloppèrent, couvrant tout le reste. Il n'entendait plus les roues, il ne pouvait plus mesurer leur avance. Il n'entendait plus rien que l'assourdissant grondement de la flamme.
Il toussa soudain, haleta dans l'air brûlant et se redressa. Il sentait une douleur nouvelle, à présent, de violents élancements dans la tête... une douleur nouvelle mais familière ! L'ordinateur le cherchait, s'emparait de son cerveau pour l'arracher à cette dimension, pour le ramener dans la Dimension Normale...
... et Arllona aussi ! Cela valait la peine d'essayer même si... Blade ne prit pas le temps de réfléchir. Il se tordit sur lui-même, se pencha de côté autant qu'il le put, posa une main sur le front d'Arllona et l'autre sur son cœur battant la chamade. Il ne chercha pas à lui parler mais pressa fortement les mains sur elle, pour tenter par la force de sa volonté de la calmer, de lui imposer de faire le vide dans son esprit, de recevoir, si elle le pouvait, les impulsions de l'ordinateur. Pour le moment, Blade ne pensait ni à la science ni à de nouvelles connaissances. Tandis que la douleur explosait dans sa tête, il ne pensait qu'à partager avec Arllona cette dernière chance miraculeuse... s'il le pouvait.
La douleur s'accrut. Blade retint sa respiration, sachant que, s'il respirait maintenant, il se brûlerait les poumons. Encore une seconde, et ses yeux fondraient et couleraient comme de la gelée sur ses joues noircies. Encore une seconde...
La douleur dans sa tête monta comme les flammes de la Bouche. Les ténèbres l'enveloppèrent, des ténèbres et un vent mortellement glacé qui hurlait tout autour de lui. Un instant il n'avait connu que la chaleur suffocante, la seconde suivante qu'un froid paralysant. Il ne savait pas ce qui était arrivé à Arllona; il ne sentait plus rien sous ses mains.
Puis il ne sentit plus rien du tout.