CHAPITRE PREMIER

A la Tour de Londres, l'homme que l'on appelait J attendait Richard Blade sous la pluie d'automne. Ce temps gris et lugubre lui faisait particulièrement ressentir son âge. Quand il attendait Richard par un jour pareil, un jour où Richard allait partir pour la Dimension X, il se sentait encore plus vieux.

Le dos droit et l'allure digne de J dissimulaient assez bien son âge à l'observateur distrait mais pas à lui-même. Il avait conscience du poids des ans, plus de quarante consacrés à une carrière quasi légendaire dans le contre-espionnage. Il avait débuté derrière les lignes allemandes pendant la Première Guerre mondiale. Comme tous les agents secrets qui vivaient assez longtemps, il terminait sa carrière dans un bureau, regardant des hommes plus jeunes partir pour exécuter ses ordres ou mourir. La tension qui en résultait pouvait être cachée aussi, comme son âge, aux autres mais pas à lui-même.

Regarder Richard Blade s'en aller dans l'inconnu était particulièrement pénible. J n'aimait aucun des autres agents comme le fils qu'il n'avait jamais eu. Aucun de ces autres jeunes hommes ne voyageait si loin, n'affrontait de tels dangers armé seulement de ses muscles et de son intelligence. Aucun des autres ne faisait un travail aussi important pour l'Angleterre.

Beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts de la Tamise depuis le jour où Lord Leighton avait branché le cerveau de Richard Blade sur un ordinateur et l'avait envoyé dans un ailleurs que, faute de mieux, on appelait la Dimension X. Ils n'en savaient pas grand-chose. Par moments, il semblait que tout le monde à l'exception de Lord Leighton doutait d'en savoir un jour davantage.

Ce qu'ils savaient, pourtant, c'était qu'une infinité d'autres mondes se trouvaient là, dans la Dimension X, chaque monde avec son propre savoir, ses peuples, ses ressources. Si jamais le jour venait où l'Angleterre pourrait puiser à ces ressources... eh bien, le soleil se lèverait peut-être sur un nouvel Empire britannique.

Ainsi, Blade repartait constamment dans la Dimension X. A chaque fois, il risquait sa vie, à chaque fois il ajoutait une infime somme de connaissances à celles que l'on avait déjà. Un jour, sans doute, ils détiendraient la clef de la Dimension X ou Richard Blade ne reviendrait pas. Nul ne pouvait dire lequel de ces événements serait le premier.

J chassa ces pensées lugubres en apercevant Richard Blade. Il marchait vers lui de son pas résolu, la démarche souple d'un tigre traquant sa proie. Certains agents secrets avaient l'air de comptables ou d éboueurs. Richard, lui, avait le physique de son emploi, celui d'un homme d'action merveilleusement doué.

Les deux hommes se serrèrent la main.

Il paraît que les psychiatres se sont particulièrement acharnés contre vous, dit J.

Ma foi, oui. Comme d'habitude, ils accordaient une grande importance à des détails; ils voulaient savoir si je me rongeais les ongles quand j'étais petit et, si oui, quelle main, et par quel doigt je commençais.

J rit et pressa le bouton pour appeler l'ascenseur du vaste complexe secret de Lord Leighton, à plus de soixante mètres sous la Tour. Ils attendirent en silence que s'ouvrent les lourdes portes de bronze.

Je vous avoue, dit Blade, que je serai bougrement plus heureux quand ce Projet ne dépendra plus de moi seul. Je suis bien capable d'affronter des épées et des routes glissantes mais il y a toujours le risque que la chance m'abandonne bêtement.

C'était une réalité que J avait acceptée depuis longtemps, mais y penser n'améliorait jamais son humeur. Tout bien pesé, le Projet, c'était Richard. Aucun autre homme au monde ne pouvait voyager dans la Dimension X et revenir vivant et sain d'es prit.

Sans Richard, l'ordinateur géant de Lord Leighton, avec tant de millions de livres de matériel et de circuits coûteux, ne serait qu'un amas de ferraille. Richard disparu, tous les travaux administratifs de J et les crédits du Premier ministre ne serviraient à rien. Une fois de plus, J murmura une prière au fond de son cœur, pour que l'on trouve ne serait-ce qu'une autre personne à envoyer dans la Dimension X. Depuis longtemps, on cherchait et l'on n'avait encore trouvé personne.

Ils sortirent de l'ascenseur dans un long couloir souterrain traversant tout le complexe jusqu'aux salles des ordinateurs. Chacun de leurs pas, chaque mot qu'ils prononçaient étaient suivis par le réseau électronique de surveillance qui gardait les secrets du complexe et du Projet DX. Jusqu'à présent, personne n'avait découvert ces secrets et vécu pour les transmettre à des oreilles ennemies.

Les premières salles étaient pleines de matériel auxiliaire et de techniciens. Ils semblaient plus nombreux, à chaque visite de J. Une technicienne en particulier était indiscutablement nouvelle, une grande blonde sculpturale, belle plutôt que jolie.

J vit que Blade la remarquait aussi. Cela non plus ne changeait pas. Cependant, on ne pouvait pas dire que les femmes étaient une faiblesse de Blade. Aucune n'avait jamais détourné Richard de ses devoirs. En cela comme en tout, il était à la fois un gentleman anglais et un admirable professionnel.

Lord Leighton les accueillit à la porte de la dernière salle, celle de l'ordinateur géant. Le savant paraissait fatigué. J s'aperçut, avec un petit choc, que ce n'était que la troisième ou quatrième fois qu'il voyait Leighton fatigué. En général, il allait et venait avec agitation, dans sa longue blouse jadis blanche, comme un gnome vieilli mais encore robuste. Mais il avait plus de quatre-vingts ans, un dos déformé par une bosse, et des jambes par la polio qu'il avait eue étant enfant. C'était miraculeux qu'il ne fût pas depuis dix ans dans la tombe.

J jeta un coup d'œil à Blade et sourit. Richard était calme, comme toujours, à croire qu'il s'apprêtait à plonger dans une piscine pour une demi- heure de natation vigoureuse. S'il manifestait une émotion, c'était plutôt une sorte de joie anticipée à la pensée de ce qui l'attendait dans la Dimension X.

J tira le petit fauteuil pliant installé pour lui dans un coin et s'assit. Blade disparaissait déjà dans le minuscule vestiaire. J, regrettant de ne pouvoir allumer un cigare, regarda Lord L aller et venir en effectuant quelques derniers réglages minutieux.

Quelques minutes plus tard, Blade reparut, un pagne autour des reins, enduit de la tête aux pieds d'une épaisse pommade noirâtre nauséabonde. Cette graisse devait en principe le protéger des brûlures des électrodes. Le pagne ne servait strictement à rien. Blade atterrissait toujours dans la Dimension X vivant, affligé d'un mal de tête atroce et nu comme un nouveau-né.

Il alla s'asseoir sur le siège dans la petite cabine vitrée, et Leighton se mit au travail. Comme un jardinier mettant en place des plantes grimpantes, il fixa des centaines de fils à toutes les parties du corps de Blade. Chaque fil se terminait par une électrode à tête de cobra.

Enfin Lord Leighton se dirigea vers le grand tableau de bord, et J posa une de ses questions habituelles :

Pas de fantaisies, cette fois?

Non. Nous sommes toujours en train d'étudier le retour de Blade à Tharn.

J hocha la tête, soulagé. Leighton était farouchement résolu à améliorer le Projet de n'importe quelle façon. Jusqu'à présent, il n'avait réussi qu'à faire arriver Blade nu comme un ver quelque part, et à le ramener avec ce qu'il avait dans les mains à ce moment. Il fallait faire infiniment plus que cela si l'on voulait que l'Angleterre pût un jour tirer profit des millions de livres que coûtait le Projet Dimension X.

Une seule fois, Blade était retourné dans une dimension qu'il avait déjà visitée, le pays de Tharn. Mais cela s'était produit accidentellement et Lord L avait horreur des « accidents ». Il était passionnément déterminé à prouver la supériorité de la méthode scientifique et introduisait parfois des nouveautés dans l'ordinateur sans consulter personne et même sans trop se soucier de la sécurité de Blade. Jusqu'à présent, ils avaient eu beaucoup de chance. Mais Richard lui-même avait dit que la chance pourrait l'abandonner. Comme toujours, J toucha mentalement du bois en priant pour que tout aille encore bien cette fois.

Lord Leighton leva une longue main noueuse d'un geste étonnamment souple et sûr. Ses doigts se refermèrent sur le levier principal rouge. Il parut se redresser. C'était le moment, le moment où le miracle qu'il avait rendu possible allait se reproduire.

Le vieux savant abaissa le levier. Il n'y eut aucun bruit, aucun puissant vrombissement, pas même un bourdonnement ni un déclic. Mais une lumière dorée éblouissante envahit la salle. Chaque parcelle de métal se mit à scintiller comme si tout ruisselait d'or en fusion.

J ferma les yeux. Quand il les rouvrit, la petite cabine vitrée était vide.