Où il est question d’un chef d’état-major furieux et d’une chanteuse à voix
Fredrik Reinfeldt s’installa dans l’un des fauteuils de son bureau avec un sandwich et un triple expresso. Il venait de procéder à un ravalement de façade : douche, vêtements et chaussures propres. Son interprète du chinois, sud-africaine, occupait déjà l’autre fauteuil, une tasse de thé suédois à la main. Elle portait la même tenue que la veille, mais elle n’avait pas fait l’aller-retour dans un champ de pommes de terre.
— Voilà à quoi vous ressembliez avant de vous crotter, commenta Nombeko.
— Quelle heure est-il ? s’enquit le Premier ministre.
Il était 9 h 40. Il lui restait du temps pour préparer l’interprète à sa mission.
Le Premier ministre lui expliqua qu’il avait l’intention d’inviter Hu Jintao au sommet sur le climat de Copenhague en 2009, alors que la Suède exercerait la présidence de l’Union européenne.
— On y discutera de beaucoup de questions environnementales et de différentes propositions dans ce domaine. Je veux que la Chine se joigne au prochain protocole sur le climat.
— Tiens donc, commenta Nombeko.
Parmi les questions polémiques, le Premier ministre avait également l’intention d’exprimer le point de vue de la Suède sur la démocratie et les droits de l’homme. Il serait d’autant plus important que Nombeko traduise mot à mot ces passages-là et qu’elle ne les agrémente pas de formulations personnelles.
— Autre chose ?
Oui. On allait également parler affaires. Commerce extérieur. La Chine devenait un partenaire économique de plus en plus important pour la Suède.
— Nous exportons pour vingt-deux milliards de produits suédois par an, lui expliqua le Premier ministre.
— Vingt-deux milliards huit cent mille couronnes, le corrigea Nombeko.
Fredrik Reinfeldt finit sa tasse de café.
— L’interprète a-t-elle quelque chose à ajouter ?
Il prononça ces paroles sans ironie.
Nombeko lui donna son avis. Elle estimait que c’était une bonne chose que la rencontre concerne la démocratie et les droits de l’homme, car le Premier ministre pourrait ensuite déclarer que la rencontre avait concerné la démocratie et les droits de l’homme.
Cynique en plus d’être brillante, songea Fredrik Reinfeldt.
— Monsieur le Premier ministre, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer, dans des circonstances plus officielles, déclara le président Hu en souriant, la main tendue. Et vous, mademoiselle Nombeko, nos chemins ne cessent de se croiser. Chacune de nos rencontres est un plaisir, ajouterais-je.
Nombeko lui répondit qu’elle pensait de même, mais qu’il leur faudrait attendre encore pour évoquer leurs souvenirs de safari, car sinon le Premier ministre allait s’impatienter.
— Il a d’ailleurs l’intention de commencer fort par quelques remarques sur la démocratie et les droits de l’homme, domaines dans lesquels il ne vous estime pas très performant. Il n’a pas complètement tort. Mais monsieur le président n’a pas à s’inquiéter, je pense qu’il va y aller sur la pointe des pieds. Allons-y, si vous êtes prêt.
Hu Jintao grimaça à la perspective de ce qui l’attendait, mais ne perdit pas son sens de l’humour pour autant. La femme sud-africaine était bien trop charmante pour ça. C’était par ailleurs la première fois qu’il avait une interprète qui traduisait les phrases avant même qu’elles n’aient eu le temps d’être prononcées. Enfin non, la deuxième. Le même phénomène s’était produit en Afrique du Sud, bien des années auparavant.
Le Premier ministre se montra effectivement très prudent. Il décrivit la vision suédoise de la démocratie, souligna les valeurs de son pays concernant la liberté d’expression et offrit son soutien à ses amis de la République populaire pour développer des convictions similaires. Puis il exigea sur un ton mesuré la libération des prisonniers politiques chinois.
Nombeko traduisit, mais avant que Hu Jintao ait eu le temps de répondre, elle ajouta, de sa propre initiative, que le Premier ministre cherchait en fait à exprimer que le gouvernement chinois ne pouvait pas emprisonner des écrivains et des journalistes au seul motif qu’ils écrivaient des choses désagréables, ni déplacer des populations de force et censurer Internet…
— Qu’êtes-vous en train de dire ? lui demanda le Premier ministre.
Il avait remarqué que l’interprétation durait deux fois plus longtemps qu’elle n’aurait dû.
— J’ai transmis le message de monsieur le Premier ministre, puis j’ai expliqué ce qu’il voulait dire pour accélérer la discussion. Vous êtes bien trop fatigués tous les deux pour passer la journée entière ici, non ?
— Expliqué ce que je voulais dire ? N’ai-je pas été assez clair avec vous sur ce point ? Ceci est de la haute diplomatie. Il n’est pas question que l’interprète improvise !
Bon, d’accord. Nombeko promettait d’improviser aussi peu que possible à l’avenir. Puis elle se tourna vers le président Hu pour lui expliquer que le Premier ministre n’était pas content qu’elle se soit immiscée dans la conversation.
— Je le comprends, répondit Hu Jintao. Mais traduisez maintenant et dites que j’ai bien entendu le message de M. le Premier ministre et de Mlle Nombeko, et que j’ai suffisamment de jugement politique pour faire la part des choses.
Hu Jintao se lança ensuite dans une longue réponse, mentionnant au passage la base de Guantanamo à Cuba, où des prisonniers attendaient depuis cinq ans de connaître les chefs d’accusation retenus contre eux. Le président était hélas aussi parfaitement au courant de l’incident ennuyeux de 2002, quand la Suède s’était pliée à la volonté de la CIA sans broncher et avait expulsé deux Egyptiens vers la prison et la torture, avant qu’il apparaisse qu’au moins l’un d’eux était innocent.
Le président et le Premier ministre se livrèrent à quelques joutes oratoires supplémentaires avant que Fredrik Reinfeldt estime qu’il était temps de passer au sujet de l’environnement. Cette partie de la conversation fut moins combative.
Quelques instants plus tard, on servit du thé, y compris à l’interprète, et des petits gâteaux. Profitant de l’atmosphère informelle souvent de mise lors d’une telle pause, le président chinois exprima discrètement son espoir que la crise de la veille soit résolue au mieux.
Oui, merci, répondit le Premier ministre suédois, en affirmant que c’était bien le cas, sans avoir l’air tout à fait convaincant. Nombeko vit que Hu Jintao aurait volontiers aimé en apprendre davantage. Spontanément, elle ajouta, sans demander son avis à Reinfeldt, qu’on allait placer la bombe dans une grotte avant d’en murer l’entrée une bonne fois pour toutes. Puis elle songea qu’elle n’aurait peut-être pas dû tenir ces propos, mais au moins elle n’avait rien inventé.
Dans sa jeunesse, Hu Jintao avait pas mal travaillé sur les questions liées à l’armement nucléaire (cela avait commencé lors de son voyage en Afrique du Sud) et le sort de cette bombe l’intéressait. Son pays n’en avait pas besoin, car il disposait déjà d’un nombre plus que suffisant de mégatonnes. Mais si les informations des services secrets étaient exactes, après démantèlement, elle pourrait apporter à la Chine une connaissance unique de la technologie nucléaire sud-africaine, c’est-à-dire israélienne. Ce savoir constituerait à son tour un élément crucial dans l’analyse des relations et des rapports de forces entre Israël et l’Iran. Les Iraniens étaient du reste de bons amis de la Chine. Ou relativement bons. Le pétrole et le gaz naturel coulaient à flot de l’Iran en direction de l’est. En même temps, Beijing n’avait jamais eu d’alliés plus pénibles que les dirigeants de Téhéran (Pyongyang mis à part). Ils étaient, entre autres, désespérément difficiles à cerner. Etaient-ils sur le point de produire leur propre arme nucléaire ? Ou la rhétorique n’était-elle pas la seule arme dont ils disposaient en dehors de leur arsenal conventionnel ?
Nombeko interrompit les réflexions de Hu Jintao :
— Il me semble que le président spécule sur le devenir de la bombe. Voulez-vous que je demande au Premier ministre s’il serait disposé à vous l’offrir ? Un geste pour renforcer la paix et l’amitié entre vos pays ?
Tandis que le président se disait qu’il existait peut-être des symboles de paix plus appropriés qu’une bombe atomique de trois mégatonnes, Nombeko poursuivit son argumentation en rappelant que la Chine possédait déjà tant de bombes de ce type qu’une de plus ou de moins ne pouvait pas faire de mal. Et elle était certaine que Reinfeldt verrait volontiers la bombe disparaître à l’autre bout de la Terre. Voire plus loin, si possible.
Hu Jintao répondit que la nature même des bombes est de faire du mal, toutefois cela n’était évidemment pas souhaitable. Cependant, même si Mlle Nombeko avait bien lu ses pensées et saisi l’intérêt qu’il portait à la bombe suédoise, il ne seyait guère de solliciter un tel service de la part du Premier ministre. Il la pria donc de revenir à l’interprétation avant que le Premier ministre ne s’irrite à nouveau.
Il était déjà trop tard.
— De quoi parlez-vous, nom de Dieu ! lança le Premier ministre avec colère. Vous deviez traduire, rien d’autre !
— Oui, excusez-moi, monsieur le Premier ministre. Je cherchais juste à résoudre un problème. Mais cela n’a pas abouti. Alors, parlez. D’environnement, de droits de l’homme et de ce genre de sujets.
Le Premier ministre fut à nouveau envahi par le même sentiment d’irréalité, récurrent ces dernières vingt-quatre heures. Cette fois, son interprète était passée du kidnapping au détournement de conversation diplomatique avec un chef d’Etat.
Durant le déjeuner, Nombeko dut justifier la rémunération qu’elle n’avait pas réclamée et qu’on ne lui avait pas proposée. Elle assura une conversation animée entre le président Hu, le Premier ministre, le patron de Volvo, celui d’Electrolux et celui d’Ericsson, sans mettre son grain sel partout. Sa langue fourcha juste une fois ou deux. Comme, par exemple, lorsque le président Hu remercia pour la deuxième fois le patron de Volvo pour le merveilleux cadeau de la veille, en ajoutant que les Chinois étaient incapables de fabriquer d’aussi belles voitures. Au lieu de traduire les mêmes paroles une seconde fois, Nombeko proposa que la Chine rachète l’entreprise Volvo en son entier, ainsi elle n’aurait plus de raison d’être jalouse.
Ou quand le patron d’Electrolux mentionna les investissements que l’entreprise avait réalisés en Chine pour promouvoir ses différents produits. Nombeko vendit alors à Hu l’idée qu’en sa qualité de secrétaire du Parti communiste chinois il pourrait envisager d’offrir un petit encouragement de marque Electrolux à tous les membres loyaux de son parti.
Hu trouva l’idée si bonne qu’il demanda sur-le-champ au patron d’Electrolux s’il accepterait de lui consentir une réduction pour une commande de soixante-huit millions sept cent quarante-deux mille bouilloires électriques.
— Combien ? s’étrangla le patron d’Electrolux.
Le chef d’état-major se trouvait en vacances en Ligurie quand le Premier ministre le fit convoquer. Il devait tout simplement rentrer. Il ne s’agissait pas d’un souhait de la chancellerie, mais d’un ordre. Il s’agissait d’une question de sécurité nationale. Le chef d’état-major devait se tenir prêt à lui présenter un inventaire « des grottes militaires disponibles » en Suède.
Le chef d’état-major confirma qu’il avait bien reçu l’ordre, réfléchit dix minutes à ce que pouvait bien lui vouloir le Premier ministre avant de renoncer et de commander un Jas 39 Gripen pour être rapatrié en Suède à la vitesse sous-entendue par son supérieur hiérarchique (c’est-à-dire deux fois la vitesse du son).
Cependant, les appareils suédois ne se posent pas et ne décollent pas à leur convenance dans n’importe quel champ du nord de l’Italie. Les autorités le dirigèrent donc vers l’aéroport Christophe Colomb de Gênes, ce qui impliquait un trajet d’au moins deux heures, vu la circulation dense qui était une constante sur l’A10 et la Riviera. Le chef d’état-major ne serait pas à la chancellerie avant 16 h 30, peu importait le nombre de fois où il franchirait le mur du son.
Le déjeuner à Sagerska Huset était terminé. Il restait encore plusieurs heures avant la réunion avec le chef d’état-major. Le Premier ministre sentait qu’il aurait dû se trouver avec la bombe, mais décida de faire confiance à Nombeko et à la peu fiable Célestine encore un moment. Il était en effet terriblement fatigué, après avoir eu droit à tout sauf au sommeil depuis plus de trente heures. Il résolut donc de faire une sieste à la chancellerie.
Nombeko et Célestine suivirent son exemple, mais dans la cabine du camion, sur une place de parking de Tallkrogen.
Pour le président chinois et sa suite, l’heure était venue de rentrer à la maison. Hu Jintao était satisfait de cette visite, Liu Yongqing, son épouse, l’était au moins deux fois plus. Pendant que son époux consacrait son dimanche à la politique et à manger de la morue à la sauce au beurre, elle et plusieurs femmes de la délégation avaient eu le temps de réaliser deux formidables visites d’étude. La première sur le marché de Bonden à Västerås, la seconde au haras de Knivsta.
A Västerås, la femme du président se passionna d’abord pour le véritable artisanat suédois, avant d’arriver sur un stand offrant du bric-à-brac importé. Et au milieu – la femme du président n’en crut pas ses yeux ! – une authentique oie en argile de la dynastie Han.
Quand Liu Yongqing eut demandé pour la troisième fois dans son anglais limité si le vendeur en voulait vraiment le prix affiché, il crut qu’elle marchandait et se mit en colère :
— Oui, je vous dis ! Je veux vingt couronnes pour cette pièce, pas un öre de moins !
L’oie provenait d’un lot de caisses qu’il avait acheté lors d’une succession dans le Sörmland (le défunt avait, lui, acheté de son vivant l’oie pour trente-neuf couronnes au marché de Malma, mais cela, le vendeur ne pouvait pas le savoir). En réalité, il en avait marre de trimbaler cet objet, mais comme la femme étrangère s’était montrée agressive et avait jacassé avec ses amies dans une langue que nul humain ne pouvait comprendre, le prix fixé s’était transformé en question de principe. Vingt couronnes ou rien, c’était aussi simple que ça.
La vieille avait quand même fini par payer… cinq dollars ! En plus, elle ne savait pas compter !
Le vendeur était satisfait, l’épouse du président heureuse. Et le serait encore davantage, quand elle aurait un coup de foudre pour Morfeus, un étalon caspien noir de trois ans, au haras de Knivsta. L’animal possédait toutes les caractéristiques d’un cheval adulte de taille normale, mais ne mesurait qu’un peu plus d’un mètre au garrot et, à l’instar des autres représentants de cette race, ne grandirait jamais davantage.
— Je le veux ! s’exclama Liu Yongqing, qui avait développé une exceptionnelle capacité à imposer sa volonté depuis qu’elle était devenue épouse de président.
En raison de tout ce que la délégation rapportait à Pékin, il y avait une extraordinaire quantité de paperasserie à remplir au centre de fret de l’aéroport d’Arlanda. Les employés aéroportuaires connaissaient bien toutes les procédures de chargement et de déchargement, et savaient également quels tampons étaient requis pour chaque situation. Avion présidentiel ou pas, les règles étaient faites pour être respectées.
La précieuse oie de la dynastie Han passa sans encombre tous les contrôles. Ce fut plus compliqué pour le cheval.
Déjà installé dans son fauteuil présidentiel dans l’avion présidentiel, le président demanda à sa secrétaire pourquoi le décollage était retardé. Elle lui répondit que le convoi amenant sa Volvo de Torslanda avait encore quelques kilomètres à parcourir. Et que le cheval que l’épouse du président avait acquis posait quelque souci.
La secrétaire reconnut que les échanges avec les autorités locales étaient ardus dans la mesure où l’interprète était encore à l’hôpital, n’ayant pas suffisamment récupéré pour rentrer avec le reste de la délégation. La secrétaire n’avait évidemment pas l’intention d’ennuyer le président avec des détails fastidieux, mais pour faire court, la délégation aurait volontiers fait appel aux services de cette femme noire une dernière fois, si le président n’y voyait pas d’objection. Si c’était le cas, avaient-ils l’autorisation du président de le faire ?
Voilà comment Nombeko et Célestine, qui dormaient tête-bêche dans la cabine, furent réveillées par un appel, et gagnèrent le centre de fret de l’aéroport d’Arlanda avec le camion de pommes de terre et la bombe pour aider le président et sa délégation à gérer les différentes formalités douanières.
Que celui qui estime n’avoir pas assez de problèmes comme ça achète un mammifère en Suède quelques heures avant de s’envoler pour l’autre bout de la Terre, et insiste ensuite pour que l’animal voyage avec lui en soute avec le reste de ses bagages.
Nombeko était donc, entre autres, censée obtenir des services du ministère de l’Agriculture un certificat d’exportation valide pour le cheval caspien qui avait planté son regard velouté dans celui de Liu Yongqing quelques heures plus tôt.
Il fallait également montrer un certificat de vaccination en bonne et due forme au représentant des autorités de l’aéroport. Comme le cheval était caspien et que sa destination était Beijing, conformément aux règles édictées par le ministère de l’Agriculture chinois, il fallait également lui faire subir une prise de sang pour s’assurer que cet animal né et élevé à Knivsta, soit non loin du cercle polaire, n’était pas atteint de paludisme.
Par ailleurs, des tranquillisants, des seringues et des canules devraient se trouver à bord de l’appareil, au cas où le cheval serait pris d’une crise de panique en plein vol. Ainsi qu’un masque d’abattage si l’animal devenait incontrôlable.
Dernier point, mais non des moindres, le vétérinaire du district agréé par le ministère de l’Agriculture devait ausculter l’étalon et certifier ensuite qu’il s’agissait bien du même animal une fois à l’aéroport. Quand il apparut que le chef de la clinique vétérinaire du district de Stockholm était en déplacement à Reykjavik, Nombeko jeta l’éponge.
— Il nous faut trouver une autre solution.
— Qu’as-tu en tête ? s’enquit Célestine.
Une fois le problème du cheval de l’épouse de Hu Jintao réglé, Nombeko avait des raisons de se hâter de retourner à la chancellerie pour y faire son rapport. Il était important qu’elle arrive avant le chef d’état-major ; elle sauta donc dans un taxi après avoir exhorté Célestine à n’attirer l’attention ni sur elle ni sur le camion de pommes de terre. Célestine s’y engagea et elle aurait sans doute tenu parole si la radio n’avait pas diffusé une chanson de Billy Idol.
A quelques kilomètres au nord de Stockholm, un accident provoqua un embouteillage monstre. Le taxi de Nombeko eut la chance de passer à cet endroit juste avant, tandis que Célestine et le camion de pommes de terre restèrent bloqués dans le bouchon, qui s’était rapidement formé. Selon les explications de Célestine ensuite, il est physiquement impossible de rester à l’arrêt dans un véhicule alors que la radio passe Dancing with Myself. Elle décida donc d’emprunter le couloir réservé aux bus.
C’est ainsi qu’une femme secouant la tête en rythme dans la cabine d’un camion de pommes de terre dépassa par la droite une voiture de police banalisée, juste au nord de Rotebro. Elle fut immédiatement interpellée pour être rappelée à l’ordre.
Tandis que l’inspecteur vérifiait l’immatriculation et apprenait qu’elle correspondait à une Fiat Ritmo rouge dont les plaques avaient été volées bien des années auparavant, son collègue stagiaire se porta à la hauteur de Célestine, qui avait baissé la vitre.
— Vous n’avez pas le droit d’emprunter le couloir de bus, accident ou pas, déclara l’agent. Pouvez-vous me présenter votre permis de conduire, je vous prie ?
— Non, je ne peux pas, sale flic, répliqua Célestine.
Quelques minutes tumultueuses plus tard, elle était sur la banquette arrière du véhicule de police, les mains entravées par des menottes assez ressemblantes aux siennes. Les automobilistes bloqués dans les voitures alentour mitraillaient avec frénésie toute la scène.
L’inspecteur avait une longue carrière derrière lui et expliqua calmement à la demoiselle qu’il valait mieux qu’elle leur donne son identité ainsi que celle du propriétaire du camion, et qu’elle leur explique pourquoi elle conduisait avec de fausses plaques d’immatriculation. Pendant ce temps, le stagiaire inspectait la remorque du véhicule. Il découvrit une grande caisse. En faisant levier sur l’un des coins, on pourrait sans doute… Oui, ça marchait.
— Bon Dieu, qu’est-ce que… ? s’exclama le stagiaire, qui rameuta son supérieur sur-le-champ.
Les policiers ne tardèrent pas à revenir auprès de Célestine pour lui poser de nouvelles questions, cette fois relatives contenu de la caisse. Cependant, elle avait eu le temps de se ressaisir.
— Qu’est-ce que vous vouliez, déjà ? Que je vous donne mon nom ? s’enquit-elle.
— Très volontiers, répondit l’inspecteur, toujours aussi calme.
— Edith Piaf, répondit Célestine.
Puis elle se mit à chanter :
Non, rien de rien
Non, je ne regrette rien
Ni le bien qu’on m’a fait
Ni le mal ; tout ça m’est bien égal1 !
Elle continua à s’égosiller pendant que l’inspecteur l’emmenait au commissariat de Stockholm. Durant le trajet, il se fit la réflexion qu’on pouvait dire ce qu’on voulait du métier de policier, mais au moins il ne manquait pas de variété.
Le stagiaire se vit confier la mission de conduire le camion avec précaution jusqu’au même endroit.
Le dimanche 10 juin 2007, à 16 h 30, l’avion présidentiel chinois décolla de Stockholm Arlanda, direction Pékin.
Plus ou moins au même moment, Nombeko était de retour à la chancellerie. Elle parvint à entrer dans le saint des saints en contactant l’assistante du Premier ministre pour lui expliquer qu’elle disposait d’informations importantes au sujet du président Hu pour son chef.
On introduisit Nombeko dans le bureau du Premier ministre quelques minutes avant l’arrivée du chef d’état-major. Fredrik Reinfeldt avait l’air sensiblement plus en forme. Il avait dormi presque une heure et demie pendant que Nombeko était à l’aéroport d’Arlanda, occupée à jongler avec, entre autres, des formulaires et un cheval. Il se demandait à présent ce qu’elle avait sur le cœur. Il s’était imaginé qu’ils ne seraient plus en contact avant que le chef d’état-major ait été informé et qu’il soit temps de… procéder au stockage final… pour ainsi dire.
— Eh bien, voyez-vous, monsieur le Premier ministre, les circonstances viennent de rendre superflue la réunion avec le chef d’état-major. En revanche, il conviendrait d’appeler le président Hu au plus vite.
Nombeko poursuivit en lui expliquant le problème du cheval caspien de la taille d’un poney et de la liste presque interminable de formalités à accomplir pour que l’animal ne reste pas sur le sol suédois, ce qui aurait irrité l’épouse du président et son mari. Afin d’éviter ce dénouement fâcheux, Nombeko avait donc décidé d’opter pour une solution peu conventionnelle : placer le cheval dans le même conteneur que la Volvo que l’usine de Torslanda avait offerte au président le vendredi, et qui était, elle, assortie de tous les documents nécessaires à son exportation.
— Dois-je vraiment être mis au courant de ceci ? l’interrompit le Premier ministre.
— Je crains que ce ne soit quand même mieux, répondit Nombeko. Car le fait est qu’il n’y avait pas assez de place pour le cheval dans la caisse de la Volvo. Par contre, en ligotant le cheval et en le glissant dans celle qui contenait la bombe atomique et en transférant les documents d’exportation valides du conteneur de la Volvo à l’autre, la Suède se trouvait débarrassée d’un cheval caspien et d’une arme nucléaire en un seul voyage.
— Vous voulez dire que… commença le Premier ministre, qui ne finit pas sa phrase.
— Je suis sûre que le président Hu sera enchanté d’avoir récupéré la bombe, qui apportera sans doute toutes les réponses possibles à ses techniciens. Et puis la Chine possède déjà tant de missiles de moyenne ou longue portée qu’une bombe de trois mégatonnes de plus ou de moins, c’est négligeable, non ? Et pensez à la joie de la femme du président d’avoir pu emporter son cheval ! C’est juste malheureux que la Volvo soit restée en Suède, dans la remorque du camion de pommes de terre. Le Premier ministre pourrait peut-être charger quelqu’un de l’expédier en Chine dès que possible. Qu’en pense-t-il ?
Fredrik Reinfeldt ne s’évanouit pas à cause de l’information que Nombeko venait de lui communiquer, car il n’en eut pas le temps. De fait, son assistante frappa à la porte pour lui annoncer que le chef d’état-major était arrivé et patientait dans le couloir.
A peine quelques heures plus tôt, le chef d’état-major prenait son petit déjeuner dans le port charmant de San Remo, en compagnie de sa chère épouse et de leurs trois enfants. Après la convocation de la chancellerie, il s’était jeté dans un taxi pour effectuer tout le trajet jusqu’à Gênes, où un avion-école Jas 39 Gripen, la fierté de l’industrie aéronautique suédoise, l’attendait pour le ramener à deux fois la vitesse du son à l’aéroport militaire d’Uppsala-Ärna. On l’avait ensuite transféré dans une voiture et il avait pris quelques minutes de retard en raison d’un accident sur l’E4. Pendant que son véhicule était à l’arrêt, le chef d’état-major avait été témoin d’un fait divers sur le bas-côté. La police avait arrêté la conductrice d’un poids lourd sous ses yeux. La femme avait d’abord été menottée, puis s’était mise à chanter en français. Un incident étrange.
Sa réunion avec le Premier ministre le fut encore davantage. Le chef d’état-major redoutait que son pays ne soit sur le point d’entrer en guerre, étant donné l’urgence avec laquelle le chef du gouvernement avait exigé son rapatriement. Il apparut que le Premier ministre voulait simplement s’assurer que les grottes suédoises étaient opérationnelles et remplissaient leur fonction.
Le chef d’état-major répondit que pour autant qu’il le savait, c’était le cas et qu’il y avait sans doute quelques mètres cubes disponibles çà et là, en fonction, bien sûr, de ce que le Premier ministre entendait y entreposer.
— Très bien. Dans ce cas, je ne vais pas déranger le chef d’état-major plus longtemps. Après tout, il est en vacances, à ce que j’ai compris.
Quand le chef d’état-major eut fini de ressasser ce qui s’était passé pour en conclure que c’était incompréhensible, sa confusion céda la place à l’irritation. On aurait quand même pu le laisser en paix pendant ses vacances ! Pour finir, il appela le pilote du Jas 39 Gripen qui était venu le chercher plus tôt et se trouvait encore à l’aéroport militaire au nord d’Uppsala.
— Bonjour, le chef d’état-major à l’appareil. Euh, auriez-vous l’amabilité de me ramener en Italie ?
Trois cent vingt mille couronnes supplémentaires partirent ainsi en kérosène. Plus huit mille autres, car le chef d’état-major décida de faire appel à un hélicoptère-taxi pour se rendre à l’aéroport. Le trajet s’effectua dans un Sikorsky S-76A vieux de treize ans que son propriétaire avait acheté avec l’argent versé par l’assurance pour le vol d’un appareil similaire.
Le chef d’état-major rejoignit sa famille à San Remo un quart d’heure avant le dîner composé d’un plateau de fruits de mer.
— Comment s’est passée ta réunion avec le Premier ministre, mon chéri ? s’enquit son épouse.
— J’envisage de changer de parti aux prochaines élections, répondit le chef d’état-major.
Le président Hu reçut l’appel du Premier ministre suédois alors qu’il était encore dans les airs. Habituellement, il n’employait son anglais assez limité que lors de conversations politiques internationales, mais là, il fit une exception. Il était bien trop curieux de savoir ce que le Premier ministre Reinfeldt lui voulait. Au bout de quelques secondes, il était au bord du fou rire. Mlle Nombeko était vraiment un être à part, M. le Premier ministre ne partageait-il pas son opinion ?
La Volvo était bien sûr un beau cadeau, mais ce que le président avait récupéré à la place la battait à plate couture. Et puis son épouse adorée était si heureuse d’avoir pu emporter son cheval.
— Je veillerai à ce que la voiture soit expédiée au président dans les plus brefs délais, promit Fredrik Reinfeldt en s’épongeant le front.
— Oui. Ou alors mon interprète qui est hospitalisé chez vous pourrait la convoyer jusqu’en Chine. Enfin, s’il se rétablit un jour. D’ailleurs, non ! Donnez la voiture à Mlle Nombeko. J’estime qu’elle l’a bien méritée.
Le président Hu promit ensuite de ne pas utiliser la bombe dans son état actuel. Elle allait, au contraire, immédiatement être démantelée et cesserait alors d’exister. Le Premier ministre Reinfeldt souhaitait-il être informé de ce que les techniciens du président apprendraient au passage ?
Non, le Premier ministre Reinfeldt ne le souhaitait pas. C’était un savoir dont sa nation (ou son roi) se passait très bien.
Puis Fredrik Reinfeldt remercia à nouveau le président Hu pour sa visite.
Nombeko regagna la suite du Grand Hôtel et retira les menottes d’un Holger 1 toujours endormi. Puis elle embrassa un Holger 2 tout aussi endormi sur le front et déposa une couverture sur la comtesse, qui s’était assoupie sur la moquette devant le minibar. Elle retourna ensuite auprès de son Holger, s’allongea à côté de lui et ferma les yeux – elle eut le temps de se demander où était passée Célestine avant de sombrer à son tour.
Elle se réveilla le lendemain à plus de midi, quand les deux Holger et la comtesse lui annoncèrent que le repas était servi. Gertrud était celle qui avait dormi de la manière la plus inconfortable et elle s’était donc levée la première. Faute d’avoir autre chose à faire, elle avait feuilleté la brochure d’information de l’hôtel et avait fait une découverte fantastique. L’établissement avait pris des mesures afin qu’on réfléchisse d’abord à ce qu’on voulait, puis on décrochait le téléphone pour l’annoncer à une personne à l’autre bout du fil, qui vous remerciait alors de votre appel, et veillait ensuite à ce que tout ce que vous aviez demandé vous soit livré sans délai.
Cela s’appelait le room service. La comtesse Virtanen avait alors décidé de mettre en pratique cette prestation.
Elle avait commencé par commander une bouteille de maréchal Mannerheim en guise de test. Celle-ci avait été livrée dans la chambre, même s’il avait fallu une heure à l’hôtel pour se la procurer. Puis elle avait commandé des vêtements pour elle-même et les autres en s’efforçant de deviner les tailles. Cette fois-ci, cela avait pris deux heures. Puis un repas entrée-plat-dessert pour tout le monde, sauf sa petite Célestine, puisqu’elle n’était pas là. Nombeko savait-elle où elle était passée ?
Nombeko, tout juste éveillée, l’ignorait, mais il était évident que quelque chose était arrivé.
— Elle a disparu avec la bombe ? s’inquiéta Holger 2 en sentant sa fièvre monter en flèche à cette simple pensée.
— Non, nous sommes débarrassés de la bombe une bonne fois pour toutes, mon chéri, répondit Nombeko. C’est le premier jour du reste de notre vie sans bombe. Je vous expliquerai plus tard, mais pour l’instant, mangeons. Et avant que nous partions à la recherche de Célestine, je veux prendre une douche et me changer pour la première fois depuis plusieurs jours. Très bonne initiative, ces vêtements, madame la comtesse !
Le repas aurait été un moment exquis, si Holger 1 ne s’était pas lamenté de la disparition de sa petite amie. Et si elle avait fait sauter la bombe pendant qu’il avait le dos tourné ?
Entre deux bouchées, Nombeko lui répondit qu’il aurait été forcément impliqué, si Célestine avait fait ce qu’il venait de suggérer, mais que ce n’était pas le cas puisqu’ils étaient tous occupés à déguster des pâtes aux truffes au lieu d’être morts. En outre, ce qui les avait tourmentés pendant plusieurs décennies se trouvait désormais sur un autre continent.
— Célestine est sur un autre continent ? s’étonna Holger 1.
— Mange, maintenant, pendant que c’est chaud, répliqua Nombeko.
Après le repas, elle se doucha, enfila ses nouveaux vêtements et descendit à la réception dans le but de fixer des restrictions aux futures commandes de la comtesse Virtanen, qui paraissait avoir un peu trop pris goût à sa nouvelle vie aristocratique. Elle ne tarderait pas à réclamer un concert privé de Harry Belafonte ou un jet tout aussi privé.
A la réception, les gros titres des journaux du soir lui sautèrent aux yeux. Surtout celui de l’Expressen, assorti d’une photo de Célestine aux prises avec deux policiers :
ARRESTATION DE LA CANTATRICE
Une femme d’une petite quarantaine d’années avait été interpellée la veille, à la suite d’une infraction routière sur l’E4, au nord de Stockholm. Au lieu de présenter ses papiers d’identité, elle avait prétendu être Edith Piaf et n’avait rien fait d’autre que chanter Non, je ne regrette rien. Elle avait continué à chanter jusqu’à ce qu’elle s’endorme dans sa cellule.
La police s’était refusée à fournir à la presse un cliché de la délinquante, mais l’Expressen n’en démordait pas et avait acquis des photos auprès d’automobilistes munis de portables. Quelqu’un la reconnaissait-il ? Elle était manifestement de nationalité suédoise. Selon plusieurs témoins de la scène, elle avait insulté les policiers en suédois avant de se mettre à chanter en français.
— Je crois que j’imagine le genre d’insultes, marmonna Nombeko.
Elle en oublia de mentionner les restrictions relatives au room service à la réception et regagna la suite avec plusieurs exemplaires du journal sous le bras.
Ce furent les voisins les plus proches des durement éprouvés Gunnar et Kristina Hedlund, de Gnesta, qui découvrirent la photo de leur fille à la une de l’Expressen. Deux heures plus tard, Célestine retrouvait ses parents dans sa cellule du commissariat central de Stockholm. Célestine se rendit compte qu’elle n’était plus en colère contre eux et déclara qu’elle voulait sortir de ce putain de cachot afin de pouvoir leur présenter son petit ami.
La police, de son côté, ne souhaitait rien plus qu’être débarrassée de cette femme pénible, mais il y avait quand même un ou deux détails à éclaircir avant. Les plaques d’immatriculation du camion de pommes de terre étaient fausses, mais – apparut-il – pas volées. Elles appartenaient à la grand-mère de Célestine Hedlund, une dame de quatre-vingts ans un peu farfelue. Elle se faisait appeler comtesse et estimait qu’en cette qualité elle aurait dû être au-dessus de tout soupçon. Elle ne pouvait expliquer comment les fausses plaques s’étaient retrouvées sur le véhicule, mais pensait que cela s’était peut-être produit dans les années 1990, lorsqu’elle avait prêté son camion de pommes de terre à des jeunes de Norrtälje. La comtesse savait depuis l’été 1945 que les jeunes de Norrtälje n’étaient pas dignes de confiance.
A partir du moment où Célestine Hedlund fut identifiée, plus rien ne justifiait son incarcération. Elle pouvait s’attendre à payer des amendes pour infraction routière, c’était tout. Voler les plaques d’immatriculation d’une autre personne constituait évidemment un délit, mais les faits, remontant à plus de vingt ans, étaient donc prescrits. Conduire avec de fausses plaques était également un délit, mais le commandant de police était si las d’entendre « Non, je ne regrette rien » qu’il choisit de considérer qu’aucun acte répréhensible n’avait été commis. Par ailleurs, il se trouvait que le commandant possédait un chalet en périphérie de Norrtälje et qu’on lui avait volé son hamac dans son jardin l’été précédent. La comtesse n’avait donc peut-être pas tort, lorsqu’elle évoquait le manque de principes des jeunes de cette commune.
Restait la Volvo flambant neuve dans la remorque du camion. Un premier contact avec l’usine de Torslanda avait permis d’établir que ce véhicule appartenait à Hu Jintao, le président chinois, rien de moins. Toutefois, quand l’équipe dirigeante de Volvo s’était rapprochée des collaborateurs du président à Beijing, on les avait rappelés pour les informer que le président avait bel et bien offert le véhicule à une femme, dont il refusait de divulguer le nom. Soudain, cette affaire bizarre devenait une question de politique internationale. Le commandant en charge de l’affaire décida qu’il ne voulait pas en savoir davantage. Le procureur de garde partageait son opinion. Célestine Hedlund fut donc libérée et s’éloigna dans la Volvo avec ses parents.
Le commandant de police se garda bien de regarder qui était au volant.
1. En français dans le texte original.