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Où il est question du meurtre d’un homme déjà mort et de deux personnes économes


Tous considérèrent d’abord le potier, puis dévisagèrent Nombeko, sauf le potier, qui regardait droit devant lui.

Nombeko comprit qu’une vie normale avec Holger 2 était dans le meilleur des cas remise à plus tard, et plus probablement de manière définitive. Pour le moment, l’heure était venue de prendre des mesures immédiates. Le deuil de ce qui n’était pas encore advenu devait être remis à un hypothétique avenir.

Elle expliqua au groupe qu’ils avaient à présent au moins deux raisons de retarder la police. La première était le risque manifeste que les forces de l’ordre choisissent de pénétrer en force dans l’entrepôt par le mur sud, auquel cas ils risqueraient de planter une masse dans une bombe de trois mégatonnes.

— Ils seraient sacrément surpris, commenta Holger 2.

— Non, juste morts, répliqua Nombeko. Notre second problème est que nous avons un cadavre assis sur une chaise.

— Il n’avait pas creusé un tunnel pour s’enfuir quand la CIA arriverait ? interrogea Holger 2.

— Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-il pas fait au lieu de s’asseoir pour mourir ? demanda Holger 1.

Nombeko félicita Holger 2 pour sa suggestion et répondit à Holger 1 qu’il trouverait sans doute la réponse à sa question un jour ou l’autre. Puis elle entreprit de trouver le tunnel, si toutefois il existait, de voir où il menait, s’il menait quelque part, et – surtout – s’il était assez grand pour accueillir la bombe. Il y avait urgence, car nul ne savait quand ceux à l’extérieur passeraient à l’action.

— Dans cinq minutes, nous lançons l’assaut ! annonça un policier au mégaphone.

Cinq minutes étaient évidemment un délai bien trop court pour :

  • 1) trouver un tunnel artisanal ;

  • 2) vérifier où il menait ;

  • 3) collecter les lampes, cordes et autres éléments nécessaires pour que la bombe les suive dans leur fuite. Si toutefois elle rentrait dans le tunnel.

 

La jeune colérique éprouvait probablement quelque chose qui s’apparentait à de la culpabilité, si ce sentiment ne lui était pas totalement étranger. Les mots lui avaient un peu échappé au téléphone, mais elle s’aperçut qu’ils pouvaient à présent être retournés à leur avantage.

— Je pense savoir comment nous pouvons gagner du temps, déclara-t-elle.

Nombeko suggéra que Célestine le leur dise au plus vite, puisque la police allait peut-être commencer à attaquer le mur à la masse et donc la bombe dans quatre minutes et demie.

Célestine expliqua qu’elle s’était montrée un peu excessive lors de cette conversation avec les flics, même si c’était eux qui avaient commencé en répondant « police » d’une manière très provocatrice, quand elle avait appelé.

Nombeko pria Célestine d’en venir au fait.

Eh bien, si le groupe mettait à exécution la menace qui lui avait échappé, ces porcs seraient calmés. C’était tout à fait sûr. Un acte très fort, par ailleurs. Ce serait bien sûr… Comment disait-on ? non éthique, mais le potier n’aurait sans doute pas d’objection.

La jeune colérique présenta son idée. Qu’en pensaient les autres ?

— Il reste quatre minutes, répondit Nombeko. Holger, tu prends les jambes, et toi, Holger, la tête. Je vous aide en soutenant le bassin.

A l’instant où Holger et Holger avaient attrapé chacun une extrémité des quatre-vingt-quinze kilos de l’ancien potier, le portable de fonction de Holger 1 sonna. C’était son chef qui l’appelait pour lui annoncer une mauvaise nouvelle : l’un des hélicoptères avait été volé. Etait-il disponible pour s’occuper de déposer la plainte et contacter les assurances ? Non ? Il aidait une connaissance à déménager ? Bon, qu’il fasse attention de ne pas porter de charges trop lourdes, après l’agression dont il avait été victime.

 

Le responsable des opérations sur place avait décidé qu’ils allaient percer un accès à la propriété par la cloison de tôles sud de l’entrepôt. La menace reçue était spectaculaire, donc à prendre au sérieux, et il était impossible de savoir qui, au singulier ou au pluriel, se terrait à l’intérieur. La manière la plus facile d’entrer aurait évidemment été de déplacer le camion à l’aide d’un tracteur, mais le véhicule était peut-être piégé, de même que les fenêtres de la propriété, d’ailleurs. D’où la décision de percer la cloison.

— Allume le chalumeau, Björkman, ordonna le commandant.

A cet instant, une personne apparut à l’une des fenêtres sales de l’appartement sous les combles. Elle hurla dans leur direction :

— Vous ne nous aurez jamais ! Si vous entrez par la force, nous sauterons les uns après les autres ! Vous m’entendez ? lança Holger 2 d’une voix aussi démente que possible.

Le commandant fit signe à Björkman de ne pas actionner le chalumeau. Quel était cet individu qui braillait ?

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-il dans son mégaphone.

— Vous ne nous aurez jamais ! répéta la voix derrière le rideau.

Puis un homme s’avança. Il se hissa avec difficulté au-dessus de l’appui. Avait-il l’intention de sauter ? Se suicider juste parce que…

Putain !

L’individu regarda le bitume, comme s’il était dénué de toute appréhension. Il n’émit pas un son durant sa chute et se laissa tomber comme une pierre.

Il atterrit sur la tête – le craquement fut audible par tous les policiers. Il y avait du sang partout. Pas la moindre chance qu’il ait survécu.

— Nom de Dieu, lâcha le policier au chalumeau, auquel le spectacle donnait la nausée.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, chef ? s’enquit son collègue, qui ne se sentait pas mieux.

— On stoppe tout, répondit le commandant, qui était soudain le plus nauséeux des trois, et on appelle la Force nationale d’intervention à Stockholm.

 

Le potier américain n’avait que cinquante-deux ans, mais il avait été poursuivi toute sa vie par ses souvenirs de la guerre du Vietnam ainsi que par des persécuteurs imaginaires. Cependant, depuis que Nombeko et les Chinoises étaient entrées dans son existence, il s’était presque libéré de ses angoisses paranoïaques, son niveau d’adrénaline avait baissé et son corps s’était habitué à gérer ses angoisses. Quand la supposée CIA avait soudain frappé à la porte, tout était remonté à la surface à une telle vitesse que son adrénaline n’avait pas eu le temps de jouer son ancien rôle protecteur. Au lieu de ça, le potier avait fibrillé. Ses pupilles s’étaient dilatées et son cœur arrêté. Si par ailleurs, on est jeté de la fenêtre du quatrième étage et qu’on s’écrase la tête la première sur le bitume, on meurt à coup sûr, si ce n’était déjà fait.

Holger 2 ordonna à tout le monde de regagner l’entrepôt, où il fit respecter trente secondes de silence pour celui qui n’était plus parmi eux. Il remercia les autres de leur aide dans ces circonstances pénibles.

Puis il céda à nouveau le commandement à Nombeko. Elle le remercia de sa confiance et expliqua qu’elle avait trouvé le tunnel du potier et avait eu le temps d’en faire une inspection rapide. En conclusion, l’Américain allait aider le groupe après sa mort non pas une fois mais deux.

— Il ne s’est pas contenté de construire un tunnel de cent quarante mètres jusqu’à l’atelier de poterie de l’autre côté de la rue, mais il y a installé l’électricité et placé des lampes à pétrole de secours, des conserves et de l’eau pour tenir plusieurs mois… Bref, il était vraiment, vraiment dérangé.

— Qu’il repose en paix, déclara Holger 1.

— Quelle taille fait le tunnel ? s’enquit Holger 2.

— La caisse passera, répondit Nombeko. Tout juste.

Nombeko délégua ensuite les tâches. Célestine eut pour mission de faire le tour des appartements, de ramasser les indices qui pouvaient conduire aux différents habitants et de laisser le reste.

— Sauf une chose. Dans ma chambre, il y a un sac à dos que je veux emporter. Il contient des choses importantes pour l’avenir.

Dix-neuf millions six cent mille choses importantes, pensa-t-elle.

Holger 1 fut chargé de traverser le tunnel pour aller chercher le chariot à quatre roues dans l’atelier de poterie, tandis que Holger 2 recevait la consigne de remettre de l’ordre dans le coin cocooning pour que la caisse redevienne une caisse de bombe normale.

— Normale ? ironisa Holger 2.

— Exécution, mon chéri.

La répartition des tâches achevée, chacun se mit à l’œuvre.

 

Le tunnel était un exemple brillant d’ingénierie paranoïaque. Haut de plafond, avec des cloisons droites et un système de poutres d’étayage robustes pour empêcher les éboulements. Il menait jusqu’à la cave de l’atelier de poterie, avec issue à l’arrière de la propriété, hors de vue de l’attroupement de plus en plus important devant le 5 Fredsgatan.

Il est aussi difficile de manipuler une bombe atomique de huit cents kilos sur un chariot que cela en a l’air. Cependant, moins d’une heure plus tard, elle se trouvait dans une rue adjacente à Fredsgatan, à seulement deux cents mètres de l’activité frénétique sur le chantier de démolition, où les forces nationales d’intervention venaient de débarquer.

— Bon, je pense qu’il vaut mieux nous éloigner, déclara Nombeko.

 

Les Holger et Nombeko poussaient le chariot tandis que la jeune colérique assurait la direction à l’avant. Ils progressaient lentement le long d’une petite route bitumée dans la campagne du Sörmland. Ils s’éloignèrent d’abord d’un kilomètre du chantier assiégé, puis d’un deuxième…

La tâche était harassante, sauf pour Célestine. Après trois kilomètres, dès que le chariot eut franchi une butte presque invisible, cela fut plus facile. Ensuite, la route descendait en légère pente. Holger 1, Holger 2 et Nombeko en profitèrent pour souffler un peu.

L’espace de quelques secondes.

Nombeko fut la première à comprendre ce qui allait se produire. Elle ordonna aux Holger de contourner le chariot pour le retenir par l’avant. Holger 2 comprit la consigne et obéit sur-le-champ. Holger 1 saisit peut-être aussi, mais il avait pris quelques pas de retard en s’arrêtant pour se gratter les fesses. L’indisponibilité momentanée de Numéro un ne joua cependant pas un grand rôle dans l’affaire. Tout était déjà inutile à la seconde où les huit cents kilos commencèrent à rouler sans demander son avis à quiconque.

Celle qui abandonna en dernier fut Célestine. Elle courut devant la bombe, s’efforçant de la diriger avant que le chargement ne s’emballe. Elle bloqua alors le timon du transpalette en position haute et sauta sur le côté. Il ne resta alors plus rien d’autre à faire que regarder une arme de destruction de trois mégatonnes s’éloigner sur une étroite route de campagne et dévaler une pente de plus en plus raide. Avec un sac à dos contenant dix-neuf millions six cent mille couronnes attaché sur un côté de la caisse.

— Quelqu’un a une idée pour nous éloigner de cinquante-huit kilomètres en dix secondes ? demanda Nombeko en observant la bombe.

— Les idées ne sont pas mon fort, répondit Holger 1.

— Non, par contre, tu es doué pour te gratter la raie, intervint son frère, qui se dit que c’était une étrange réplique pour clore une vie.

Deux cents mètres plus loin, la route décrivait un léger virage sur la gauche. La bombe sur quatre roues, elle, continua tout droit.

 

M. et Mme Blomgren s’étaient un jour trouvés parce qu’ils estimaient tous les deux que le sens de l’économie est la plus grande des vertus. Margareta s’accrochait fermement à son Harry, qui s’attachait encore davantage à l’argent du couple. Ils se considéraient comme des êtres responsables. N’importe quel observateur indépendant les aurait plutôt considérés comme des pingres.

Harry avait été ferrailleur toute sa vie. Il avait hérité de l’entreprise de son père alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans. La dernière chose que son père avait faite avant qu’une Chrysler New Yorker ne l’écrase avait été d’engager une jeune femme pour s’occuper de la comptabilité de l’entreprise. L’héritier Harry avait estimé que c’était une pure gabegie jusqu’à ce que l’employée en question, Margareta, découvre la possibilité d’obtenir des intérêts moratoires. Il était alors tombé fou amoureux d’elle, l’avait demandée en mariage et avait obtenu une réponse favorable. Les noces avaient été célébrées dans la casse et les trois autres employés avaient été invités, via un mot sur le tableau d’affichage des vestiaires, à une fête où chacun avait apporté son repas.

Il n’y eut jamais d’enfants. Ils représentaient un coût que Harry et Margareta calculaient sans cesse jusqu’à ce qu’ils n’aient plus l’âge de s’en soucier.

La question du logement, elle, finit par se résoudre toute seule. Durant les vingt premières années de leur union, ils vécurent dans la maison de la mère de Margareta, à Ekbacka, jusqu’à ce que la vieille ait la bonne idée de mourir. Elle était frigorifiée et s’était toujours plainte que sa fille et son gendre refusent de chauffer davantage l’hiver, au point que les vitres givraient à l’intérieur. Son sort s’était à présent amélioré, puisqu’elle reposait hors gel dans le cimetière de Herrljunga. Ni Harry ni Margareta ne voyaient l’intérêt de dépenser de l’argent pour fleurir sa tombe.

Le hobby de la mère de Margareta avait été de s’occuper de trois brebis dans une petite bergerie au bord du chemin. Avant même que la vieille ait eu le temps de refroidir, même si elle avait déjà très froid au départ, Harry et Margareta les avaient abattues pour les manger. Ils avaient laissé tomber la bergerie en ruine.

Puis les époux avaient revendu leur entreprise et pris leur retraite. Ils avaient dépassé les soixante-dix ans et même les soixante-quinze, lorsqu’ils avaient finalement décidé de faire quelque chose de la bergerie. Harry démolissait et Margareta empilait les planches. Ensuite, ils avaient mis le feu au tout et cela brûlait bien. Harry Blomgren surveillait le processus, un tuyau d’arrosage à la main, au cas où le feu se propagerait. Margareta, son épouse, se tenait à côté de lui, comme d’habitude.

A cet instant, un grand craquement se fit entendre quand la bombe atomique de huit cents kilos sur le chariot à roues traversa la clôture et l’ancienne bergerie des époux Blomgren pour ne s’arrêter qu’une fois au milieu du brasier.

— Mais qu’est-ce que c’est, ça, Dieu tout-puissant ? s’exclama Mme Blomgren.

— La clôture ! s’écria M. Blomgren.

Puis ils se turent et regardèrent arriver un groupe de quatre personnes.

— Bonjour, déclara Nombeko. Monsieur voudrait-il avoir l’obligeance de verser de l’eau sur ce feu pour l’éteindre ? Sans traîner, merci.

Harry ne répondit pas et ne réagit pas davantage.

— Sans traîner, comme je l’ai dit, reprit Nombeko. C’est-à-dire : maintenant !

Mais le vieil homme ne bougea pas d’un pouce, le tuyau éteint à la main. Les parties en bois du chariot commençaient à réagir à la chaleur. Le sac à dos était déjà en flammes.

Harry Blomgren ouvrit la bouche.

— L’eau n’est pas gratuite.

C’est alors qu’une explosion retentit.

Nombeko, Célestine, Holger et Holger furent alors victimes d’un phénomène se rapprochant de l’arrêt cardiaque qui avait mis un terme à la vie du potier quelques heures plus tôt. Contrairement à lui, ils se ressaisirent quand ils comprirent que c’était un pneu qui avait explosé, pas une région entière.

Les deuxième, troisième et quatrième roues imitèrent bientôt la première. Harry Blomgren refusait toujours d’asperger la caisse et le sac à dos. Il voulait d’abord savoir qui comptait l’indemniser pour sa clôture. Et pour les frais d’eau.

— Je pense que vous ne saisissez pas bien la gravité de la situation, répondit Nombeko. La caisse contient du matériel… inflammable. Hautement inflammable. Si elle chauffe trop, cela va mal se finir. Très mal. Croyez-moi !

Elle avait déjà fait son deuil du sac à dos. Les dix-neuf millions six cent mille couronnes étaient passées de vie à trépas.

— Pourquoi croirais-je une parfaite inconnue ? Répondez-moi plutôt : qui va payer pour la clôture ?

Nombeko comprit qu’elle n’arriverait à rien. Elle pria donc Célestine de prendre le relais, ce que la jeune colérique fit volontiers. Pour ne pas prolonger la conversation davantage que nécessaire, elle lança :

— Eteins le feu, sinon je te tue !

Harry Blomgren crut voir dans les yeux de la jeune fille qu’elle était prête à tout, même à ça, et ne se le fit pas dire deux fois.

— Bien joué, Célestine, commenta Nombeko.

— Ma petite amie, intervint Holger 1, avec fierté.

Holger 2 choisit de garder le silence, tout en notant que, lorsque la jeune colérique faisait enfin quelque chose d’utile pour le groupe, cela prenait la forme d’une menace de mort. Evidemment.

 

Le chariot était à moitié brûlé et les coins de la caisse fumaient. Le sac à dos n’était plus qu’un tas de cendres. Mais le feu était éteint. Le monde tel que le monde le connaissait demeurait. Harry Blomgren reprit des couleurs.

— Pouvons-nous enfin discuter de la question des dédommagements ?

Nombeko et Holger 2 étaient les seuls à être conscients que l’homme qui voulait discuter de dédommagements venait de brûler dix-neuf millions six cent mille couronnes, pour économiser de l’eau. De son propre puits.

— La question est de savoir qui devrait dédommager qui, marmonna Nombeko.

Au début de la journée, elle et son Holger avaient une vision concrète de leur avenir. Quelques heures plus tard, leur existence même avait été menacée – deux fois. A présent, leur position était à mi-chemin. Dire que la vie était un long fleuve tranquille aurait été exagéré.

 

Harry et Margareta Blomgren ne voulaient pas laisser repartir ces hôtes importuns avant d’avoir obtenu réparation. Toutefois, il commençait à se faire tard et Harry écouta les membres du groupe lui expliquer qu’ils ne disposaient pas de liquide, qu’il y en avait eu un peu dans le sac à dos qui venait de brûler, mais qu’ils ne pouvaient désormais plus rien faire avant l’ouverture de la banque le lendemain. Ils répareraient alors leur chariot et poursuivraient leur chemin avec leur caisse.

— Ah oui, la caisse. Que contient-elle ? s’enquit Harry Blomgren.

— Mêle-toi de tes oignons, vieux con, rétorqua la jeune colérique.

— Mes effets personnels, précisa Nombeko.

En unissant leurs forces, les membres du groupe transférèrent la caisse fumante de la carcasse du chariot vers la remorque de Harry et Margareta Blomgren. Puis, après force palabres et un peu d’aide colérique de la part de Célestine, Nombeko parvint à convaincre Harry Blomgren de la laisser prendre la place de sa voiture dans le seul garage de la ferme. Sinon, la caisse serait visible de la route, ce qui empêcherait Nombeko de dormir sereinement.

A Ekbacka, il y avait un chalet que M. et Mme Blomgren avaient par le passé loué à des touristes allemands, jusqu’à ce qu’ils échouent sur la liste noire de la société de location parce qu’ils faisaient payer des suppléments pour à peu près tout et avaient même installé un monnayeur pour accéder aux toilettes.

Depuis, le chalet était resté vide avec son monnayeur (dix couronnes par passage). A présent, les intrus allaient pouvoir y être incarcérés.

Holger 1 et Célestine s’installèrent dans la pièce commune tandis que Holger 2 et Nombeko prenaient possession de la chambre. Margareta Blomgren leur montra avec un certain ravissement le fonctionnement du monnayeur et ajouta qu’il était hors de question de faire pipi dans le jardin.

Holger 1 lui tendit un billet de cent couronnes.

— Est-ce que vous pouvez me changer ça en pièces de dix couronnes ?

— Prononce les mots « frais de change », si tu oses, déclara la jeune colérique.

Comme Margareta Blomgren n’osa pas prononcer les mots « frais de change », il n’y eut pas de monnaie non plus. Holger 1 se soulagea donc dans le buisson de lilas dès qu’il fit assez noir pour que cela ne se remarque pas. Cela fut néanmoins remarqué, car M. et Mme Blomgren étaient tapis dans leur cuisine éteinte, armés chacun d’une paire de jumelles.

Que les intrus aient envoyé un chariot droit sur la clôture des époux était bien sûr négligent, mais ils ne l’avaient guère fait exprès. Qu’ils menacent ensuite les époux pour les forcer à gaspiller de l’eau afin que leurs biens ne brûlent pas était un acte criminel, mais qui pouvait dans le pire des cas être excusé par le désespoir éprouvé sans doute face à cette situation. En revanche, se planter devant un buisson de lilas et uriner dans leur jardin de manière prémédité et en faisant fi d’instructions claires était si traumatisant que Harry et Margareta Blomgren en furent tout retournés. C’était du vol, c’était un comportement scandaleux, c’était peut-être ce qu’ils avaient vécu de pire de toute leur vie.

— Ces hooligans vont causer notre ruine, déclara Margareta Blomgren à son mari.

— Oui, si nous ne faisons pas quelque chose avant qu’il ne soit trop tard, renchérit Harry Blomgren.

 

Nombeko, Célestine et les deux Holger se couchèrent, pendant que les forces nationales d’intervention se préparaient à pénétrer au 5 Fredsgatan, à quelques kilomètres de là. Le cadavre allait évidemment être autopsié. Pour l’instant, on l’avait placé dans une ambulance. Un premier examen avait montré qu’il était blanc et âgé d’une cinquantaine d’années.

Les occupants avaient donc été au moins au nombre de deux. C’était une femme suédoise qui avait appelé la police et un homme de langue suédoise qui était apparu derrière un rideau au quatrième étage et avait sauté. Les policiers témoins de la scène supputaient qu’il y avait eu d’autres personnes derrière les rideaux.

L’opération fut lancée à 22 h 32, ce jeudi 11 août 1994. La force d’intervention lança l’assaut de trois directions différentes en utilisant des gaz, un bulldozer et un hélicoptère. Les hommes étaient très tendus. Aucun n’avait expérimenté une opération aussi délicate. Pas étonnant donc que quelques coups de feu aient été tirés dans la pagaille. Au moins l’un d’eux déclencha un incendie dans la réserve d’oreillers, ce qui entraîna un nuage de fumée toxique.

Le lendemain matin, dans la cuisine des époux Blomgren, les anciens habitants de Fredsgatan entendirent aux actualités l’épilogue du drame.

Selon l’envoyé de la rédaction, il y avait eu pas mal d’affrontements. Au moins, l’un des membres des forces d’intervention avait été touché par balle à la jambe et trois autres avaient été intoxiqués par les gaz. Désorienté par l’épaisse fumée, le pilote de l’hélicoptère à douze millions de l’équipe s’était crashé derrière un atelier de poterie désaffecté. Le bulldozer avait brûlé en même temps que la propriété, l’entrepôt, quatre voitures de police et l’ambulance à l’intérieur de laquelle le corps du suicidé attendait son autopsie.

Tout bien considéré, l’opération était un succès, car tous les terroristes étaient neutralisés. Leur nombre restait à déterminer, car leurs cadavres étaient restés dans les flammes.

— Doux Jésus ! s’exclama Holger 2. La Force nationale d’intervention en guerre contre elle-même.

— En tout cas, ils ont gagné, ce qui indique une certaine compétence, répondit Nombeko.

 

Durant le petit déjeuner, les époux Blomgren ne mentionnèrent pas une seule fois que celui-ci aurait un coût. Ils restèrent silencieux. Renfrognés. Ils paraissaient presque honteux. Leur attitude mit Nombeko sur ses gardes, car elle n’avait jamais rencontré de gens plus éhontés, et elle avait rencontré pas mal de gens.

Les millions avaient disparu, mais Holger 2 avait quatre-vingt mille couronnes à la banque (au nom de son frère). Par ailleurs, il y avait presque quatre cent mille couronnes sur le compte de l’entreprise. L’étape suivante consisterait à acheter leur liberté à ces horribles gens, à louer une voiture avec remorque et à transférer la bombe d’une remorque à l’autre. Ensuite, ils quitteraient les lieux. La destination restait à déterminer. N’importe où, du moment que ce soit assez loin de Gnesta et des époux Blomgren.

— Nous avons bien vu que vous aviez uriné dans le jardin hier soir, déclara soudain Mme Blomgren.

Maudit Holger 1, pensa Nombeko.

— Je l’ignorais, répondit-elle. Dans ce cas, je vous présente mes excuses et suggère que nous ajoutions dix couronnes à la somme dont nous nous apprêtions à discuter.

— Ce ne sera pas nécessaire, intervint Harry Blomgren. Comme vous n’êtes pas dignes de confiance, nous avons déjà pris soin de nous dédommager nous-mêmes.

— Comment cela ? s’étonna Nombeko.

— « Du matériel inflammable ». Mon œil, oui ! J’ai travaillé toute ma vie dans la ferraille. La ferraille ne brille pas, bordel, poursuivit Harry Blomgren.

— Vous avez ouvert la caisse ? demanda Nombeko, redoutant le pire.

— Là, je vais les mordre à la gorge tous les deux, lança la jeune colérique.

Holger 2 dut la retenir.

La situation était bien trop complexe pour Holger 1, qui quitta la pièce. Par ailleurs, il avait le même besoin à satisfaire dans le buisson de lilas que la veille.

Harry Blomgren recula d’un pas devant la jeune colérique. Quelle jeune femme profondément désagréable ! Puis il continua sa harangue. Les mots coulaient, car il avait préparé chaque phrase pendant la nuit.

— Vous avez choisi d’abuser de notre hospitalité. Vous nous avez causé des frais, vous avez pissé dans notre jardin et vous n’êtes donc pas dignes de confiance. Nous n’avions pas d’autre choix que d’immobiliser la dette à laquelle vous aviez sans doute l’intention de vous dérober. De ce fait, votre vieille bombe est perdue.

— Perdue ? s’étonna Holger 2, tandis que des images de champignon atomique se présentaient à son esprit.

— Perdue, répéta Harry Blomgren. Nous l’avons apportée chez un ferrailleur cette nuit. Nous en avons tiré une couronne du kilo. C’était peu cher payé, mais bon. Cela couvrira tout juste les dégâts que vous avez causés. J’ai laissé de côté la location du chalet et n’imaginez pas que je vais vous dire où se trouve la casse. Vous nous en avez déjà assez fait voir comme ça.

Tandis que Holger 2 empêchait physiquement la jeune colérique de perpétrer un double meurtre, il était clair pour lui et Nombeko que les vieux n’avaient pas compris que ce qu’ils qualifiaient de vieille bombe était en réalité un modèle relativement récent, en parfait état de fonctionnement de surcroît.

Harry Blomgren ajouta que cette affaire avait dégagé un bénéfice, même s’il était faible, et que l’eau, la clôture endommagée et le pipi dans le jardin pouvaient donc être oubliés. A condition que leurs invités, à partir de maintenant et jusqu’à leur départ imminent, urinent aux toilettes et nulle part ailleurs, bien sûr. Et ne provoquent pas d’autres dégâts.

A ce stade du discours de Harry, Holger 2 fut obligé de porter la jeune colérique dehors. Dans le jardin, il l’amena à revenir à de meilleurs sentiments. Elle lui expliqua qu’il devait y avoir quelque chose dans l’apparence du vieux et de la vieille qu’elle ne supportait pas. Sans compter ce qu’ils avaient fait et dit.

Cette fureur n’était pas un élément que Harry et Margareta Blomgren avaient anticipé lors de leur trajet aller-retour à leur ancienne casse, à présent dirigée par Rune Runesson, ex-collaborateur devenu le nouveau propriétaire. Cette fille hystérique défiait le sens commun. En d’autres termes, ils étaient tous les deux terrorisés. Dans le même temps, Nombeko, qui ne s’était encore jamais vraiment mise en colère, l’était à présent vraiment. A peine quelques jours plus tôt, elle et Holger 2 avaient trouvé un moyen de faire évoluer la situation. Pour la première fois, ils avaient la possibilité d’y croire, d’espérer. Ils disposaient de dix-neuf millions six cent mille couronnes. De tout cela, il ne restait rien d’autre que… M. et Mme Blomgren.

— Cher monsieur Blomgren, commença-t-elle. Me permettez-vous de vous proposer un arrangement ?

— Un arrangement ?

— Oui. Je tiens beaucoup à cette ferraille, monsieur Blomgren. Mon idée est que monsieur Blomgren me révèle dans les dix secondes où il l’a apportée. En échange, je vous promets d’empêcher la jeune femme dans le jardin de vous mordre à la gorge.

Harry Blomgren, livide, ne répondit rien. Nombeko poursuivit :

— Si vous nous prêtez ensuite votre voiture pour une durée indéterminée, vous avez ma parole que nous vous la ramènerons éventuellement un jour et que nous ne démolirons pas illico votre monnayeur, et ne mettrons pas le feu à votre maison dans la seconde qui suit.

Margareta fit mine de répondre, mais son mari l’en empêcha :

— Tais-toi, Margareta, je m’en occupe.

— Jusqu’à présent, mes propositions ont été généreuses. Monsieur Blomgren veut-il que je durcisse le ton ?

Harry Blomgren continua à gérer la situation en ne répondant pas. Sa Margareta fit une nouvelle tentative, mais Nombeko lui coupa l’herbe sous le pied :

— Au fait, est-ce madame Blomgren qui a cousu cette nappe ?

Margareta fut surprise par le changement de sujet.

— Oui, pourquoi ? s’enquit-elle.

— Elle est très belle, répondit Nombeko. Madame Blomgren voudrait-elle que je la lui enfonce dans la gorge ?

Holger 2 et la jeune colérique entendaient le dialogue depuis le jardin.

— Ma petite amie, commenta Holger 2.

 

Quand les choses vont mal, elles vont mal. La bombe avait évidemment été emportée dans la seule casse où elle n’aurait jamais dû arriver : celle sise au 9 Fredsgatan, à Gnesta. Harry Blomgren était à présent convaincu que survivre était désormais le plus important. Il expliqua donc que lui et son épouse s’y étaient rendus avec la bombe sur la remorque au milieu de la nuit. Il pensait que Rune Runesson la leur prendrait, mais arrivés sur place ils n’avaient trouvé qu’un champ de bataille. Deux bâtiments, à quinze mètres à peine de la casse, étaient en feu. Cette portion de la rue était fermée et il n’y avait pas moyen d’accéder à la cour de Runesson. Celui-ci s’était levé et déplacé en personne pour venir réceptionner cette livraison nocturne, mais vu les circonstances ils avaient dû laisser la remorque et la ferraille juste devant le périmètre de sécurité. Runesson leur avait promis de les appeler pour leur dire quand il les aurait rapatriées chez lui. Ce n’est qu’alors que l’affaire pourrait être conclue.

— Bien, déclara Nombeko quand Harry Blomgren lui eut raconté les dernières péripéties. Maintenant, je vous prie d’aller tous les deux au diable.

Puis elle quitta la cuisine des époux Blomgren, rassembla le groupe, mit la jeune colérique au volant de la voiture de Harry Blomgren, Holger 1 sur le siège passager, tandis qu’elle prenait place avec Holger 2 sur la banquette arrière pour établir une stratégie.

— C’est parti ! lança Nombeko.

La jeune colérique démarra.

Elle passa par la portion de la clôture qui était déjà en morceaux.