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Où il est question de retrouvailles chaleureuses et de celui qui donne vie à son surnom


Il restait encore un certain temps avant que ne survienne la dernière heure de l’un des résidents de Fredsgatan.

Holger 1 se plaisait à Helicotaxi SA. Il s’acquittait admirablement de sa mission, à savoir l’accueil téléphonique et la préparation du café. De surcroît, il avait de temps à autre droit à un entraînement dans l’un des trois hélicoptères et s’imaginait chaque fois qu’il se rapprochait de l’enlèvement du roi.

Dans le même temps, sa copine jeune et colérique sillonnait la Suède dans un camion aux plaques volées et alimentait sa bonne humeur à l’espoir de subir un jour un contrôle routier.

Les trois Chinoises et l’Américain se déplaçaient de marché en marché pour y vendre des pièces antiques au prix de quatre-vingt-dix-neuf couronnes. Au début, Nombeko les accompagnait pour surveiller le processus, mais lorsqu’elle fut rassurée sur le comportement de ses ouailles, elle resta de plus en plus souvent à la maison. En complément des ventes sur les marchés, Bukowskis écopait environ une fois par an d’une nouvelle pièce de la dynastie Han, qui se vendait toujours avec autant de facilité.

Le projet des filles était de remplir la fourgonnette de poteries et de rejoindre leur oncle en Suisse, le jour où elles auraient économisé un peu d’argent. Ou beaucoup. Elles n’étaient plus pressées. Ce pays (quel que soit son nom) était quand même juteux et plaisant.

Le potier s’investissait aux côtés des filles et avait réduit ses délires sporadiques. Par exemple, une fois par mois, il inspectait l’atelier de fabrication en quête de micros cachés. Il n’en trouvait pas. Aucun. Jamais. Bizarre.

Lors des élections de 1991, le parti « Bousillez toute cette merde » obtint à nouveau une voix, invalidée. La Suède changea de Premier ministre et Holger 2 avait enfin une raison d’appeler l’élu pour lui offrir un objet dont il ne voulait sans doute pas, mais qu’il devrait quand même recevoir. Malheureusement, Carl Bildt n’eut jamais la chance d’accepter ou de décliner, car son directeur de cabinet avait la même vision que son prédécesseur quant aux appels à transmettre ou non. Lorsque Holger fit une nouvelle tentative avec le même roi que quatre ans plus tôt, le même secrétaire de cour lui offrit la même réponse. Sur un ton encore plus hautain, lui sembla-t-il.

 

Nombeko comprenait la volonté de Holger 2 de ne transmettre la bombe qu’au Premier ministre et à personne d’autre. A l’exception du roi, au cas où son chemin croiserait le leur.

Mais au bout de quatre ans et un changement de gouvernement, elle comprit qu’il fallait être quelqu’un pour accéder au Premier ministre sans que l’alerte générale soit donnée. Si possible, le président d’un autre pays ou le patron d’une entreprise de trente ou quarante mille employés.

Ou un artiste. Plus tôt, cette année-là, une Suédoise du nom de Carola avait interprété un texte au sujet d’un ouragan et avait ainsi gagné un concours de chant retransmis à la télé dans le monde entier. Nombeko ignorait si elle avait rencontré le Premier ministre par la suite, mais il lui avait en tout cas envoyé un télégramme.

Ou une star du sport. Ce Björn Borg pouvait sans doute obtenir une audience quand bon lui semblait, à l’époque de sa réussite sportive. Peut-être même encore aujourd’hui.

Il s’agissait d’être quelqu’un. C’est-à-dire exactement ce que Holger 2 n’était pas. Et elle, Nombeko, était en situation irrégulière.

Néanmoins, depuis quatre ans, elle n’était plus enfermée derrière une clôture électrique, et elle tenait vraiment à ce que cela continue. Elle parvenait donc à s’accommoder du fait de la bombe reste encore dans l’entrepôt un moment, pendant qu’elle dévorait un rayonnage de la bibliothèque locale par semaine.

Au fil du temps, Holger 2 avait développé son activité de grossiste, elle incluait à présent les serviettes de toilette et les savonnettes destinées aux hôtels.

Les oreillers, les serviettes et les savonnettes n’étaient pas vraiment ce qu’il avait imaginé dans sa jeunesse, quand il rêvait de s’éloigner de son père, mais il fallait s’en contenter.

 

Au début de l’année 1993, le contentement gagna la Maison-Blanche comme le Kremlin. Les Etats-Unis et la Russie venaient de franchir une étape supplémentaire dans leur collaboration pour instaurer un contrôle commun de leurs arsenaux nucléaires respectifs. Et dans le cadre des accords Start II, on avait planifié de nouveaux démantèlements.

George Bush et Boris Eltsine considéraient tous les deux que la Terre était désormais un endroit plus sûr.

Ni l’un ni l’autre ne s’étaient jamais rendus à Gnesta.

Le même été, les perspectives de maintien d’une activité lucrative en Suède se dégradèrent pour les Chinoises. Cela commença quand un marchand d’art de Söderköping s’aperçut qu’on vendait d’authentiques oies de la dynastie Han sur tous les marchés du pays. Il en acheta douze exemplaires et les apporta chez Bukowskis à Stockholm. Il en voulait deux cent vingt-cinq mille couronnes pièce. Elles lui valurent les menottes et une cellule. Douze oies de la dynastie Han en plus des cinq autres vendues en cinq ans, ce n’était pas crédible.

Les journaux révélèrent la tentative d’escroquerie. Nombeko lut les articles et expliqua immédiatement aux filles ce qui s’était produit. Dorénavant, elles ne devaient en aucun cas approcher Bukowskis avec ou sans prête-nom.

— Pourquoi ça ? s’étonna la cadette, incapable de percevoir le moindre danger.

Nombeko répondit que celle qui ne comprenait pas à ce stade ne comprendrait pas mieux avec des explications supplémentaires. Les sœurs devaient obtempérer, point barre.

Les filles saisirent alors qu’il leur fallait mettre un terme à leur entreprise actuelle. Elles avaient déjà réuni pas mal d’argent et elles n’en gagneraient pas beaucoup plus avec la politique tarifaire du potier américain.

Elles préférèrent donc remplir la fourgonnette de deux cent soixante pièces de poterie flambant neuves d’avant Jésus-Christ, étreindre Nombeko une dernière fois, puis partir pour la Suisse afin d’y rejoindre leur oncle Cheng Tāo et son activité d’antiquaire. Les pièces qu’elles emportaient seraient vendues quarante-neuf mille dollars pour les oies et soixante-dix-neuf mille pour les chevaux. Par ailleurs, une poignée d’objets tellement ratés qu’ils pouvaient être considérés comme des raretés virent leur valeur fixée entre cent soixante et trois cent mille dollars. Le tout pendant que le potier américain se remettait à voyager de marché en marché pour y vendre ses propres exemplaires de la même marchandise à trente-neuf couronnes pièces, heureux de ne plus avoir à faire de compromis sur les prix.

Lorsqu’elles s’étaient séparées, Nombeko avait dit aux filles que les prix qu’elles avaient établis étaient raisonnables étant donné l’ancienneté et la beauté des pièces, pour un œil non entraîné. Cependant, comme les Suisses n’étaient pas aussi faciles à berner que les Suédois, elle tenait à leur recommander de ne pas bâcler les certificats d’authenticité. Les filles lui avaient répondu qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Comme tout le monde, leur oncle avait ses côtés négatifs, mais nul ne l’égalait dans l’art des vrais faux certificats, même s’il avait passé quatre ans derrière les barreaux en Angleterre à cause de ce commerce. La faute en revenait à un saboteur de Londres, dont les véritables certificats d’authenticité étaient si minables que ceux falsifiés de l’oncle avaient alors paru trop parfaits. Les fins limiers de Scotland Yard avaient même envoyé le sagouin londonien en prison, convaincus que ses certificats originaux étaient des contrefaçons. Il leur avait fallu trois mois pour s’apercevoir de leur méprise : les faux certificats n’en étaient pas, contrairement aux originaux de Cheng Tāo.

Cheng Tāo avait retenu la leçon. Il veillait désormais à ce que son travail ne soit pas trop parfait. Comme les filles qui cassaient une oreille aux chevaux Han pour en accroître la valeur. Elles promirent à Nombeko que tout se passerait bien.

— L’Angleterre ? demanda Nombeko, essentiellement parce qu’elle n’était pas sûre que les filles fassent la différence entre la Grande-Bretagne et la Suisse.

Ah, ça, c’était de l’histoire ancienne. Durant son séjour en prison, leur tonton avait partagé une cellule avec un escroc suisse, qui s’était tellement bien débrouillé qu’il avait écopé d’une peine deux fois plus importante que leur oncle. Par conséquent, le Suisse n’avait pas besoin de son identité avant un moment et l’avait donc prêté à leur oncle, peut-être sans que celui-ci lui en ait demandé l’autorisation au préalable. Tonton Cheng employait toujours cette stratégie lorsqu’il empruntait quelque chose. Le jour où il avait été libéré, des policiers l’attendaient devant la prison. Ils avaient pensé le renvoyer au Liberia, puisque c’était là qu’il se trouvait avant de gagner l’Angleterre, mais il était apparu que le Chinois n’était pas africain mais suisse. Ils l’avaient donc expédié à Bâle à la place. Ou à Bonn. Peut-être à Berlin. En tout cas, c’était bien en Suisse.

— Au revoir, chère Nombeko, déclarèrent les filles dans le peu d’isiXhosa qu’elles n’avaient pas oublié.

— 祝你好运 ! lança Nombeko vers la fourgonnette. Bonne chance !

En regardant les filles s’éloigner, elle consacra quelques secondes à calculer les probabilités que trois clandestines chinoises, ne sachant pas faire la différence entre Bâle et Berlin, s’en sortent en Europe à bord d’une vieille camionnette ; qu’elles trouvent la Suisse ; parviennent à y entrer et dénichent leur oncle. Le tout sans se faire pincer.

Comme Nombeko ne revit plus jamais les trois sœurs, elle ne sut jamais qu’elles avaient décidé de traverser l’Europe en ligne droite jusqu’à ce qu’elles trouvent le pays qu’elles cherchaient. Tout droit était la seule voie sensée, estimaient les filles, puisqu’il y avait partout des panneaux incompréhensibles. Nombeko n’apprit pas non plus que le véhicule immatriculé en Suède franchit sans encombre les frontières tout au long du trajet, y compris celle entre l’Autriche et la Suisse. Nombeko n’apprit pas non plus que la première chose que firent les filles une fois sur le sol helvète fut de se rendre dans le restaurant chinois le plus proche pour demander à son propriétaire si, par hasard, il ne connaîtrait pas M. Cheng Tāo. Ce n’était pas le cas, mais il connaissait quelqu’un qui le connaissait peut-être, qui connaissait quelqu’un qui leur révéla qu’il avait un frère qui avait peut-être un locataire de ce nom. Les filles localisèrent bel et bien leur oncle dans un faubourg de Bâle. Les retrouvailles furent chaleureuses.

Tout cela, Nombeko ne le sut jamais.

 

A Fredsgatan, Holger 2 et Nombeko étaient devenus inséparables. Cette dernière notait que la seule présence de son Holger suffisait à la rendre heureuse, Holger, de son côté, éprouvait une fierté infinie chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Elle était la personne la plus intelligente qu’il connaisse. Et la plus belle.

Ils avaient toujours de grandes ambitions au milieu des oreillers dans l’entrepôt : ils réunissaient leurs efforts pour avoir un enfant. Malgré les complications qu’une grossesse entraînerait, la frustration des parents s’accrut quand leurs efforts restèrent vains. Ils avaient le sentiment qu’un bébé pourrait les sortir de leur enlisement.

L’étape suivante fut de considérer que c’était la faute de la bombe. S’ils pouvaient s’en débarrasser, ils concevraient sans doute un enfant sur-le-champ. Intellectuellement, ils savaient que le lien entre une bombe atomique et la conception d’un enfant est difficile à établir, mais ils réagissaient de plus en plus de manière épidermique, et de moins en moins avec bon sens. Par exemple, une fois par semaine, ils transféraient leurs activités érotiques dans l’atelier de poterie. Nouveaux lieux, nouvelles possibilités. Ou pas.

Nombeko avait toujours vingt-huit diamants bruts dans la doublure de la veste qu’elle n’utilisait plus. Après sa première tentative ratée, elle n’avait pas voulu exposer le groupe aux risques que cela impliquerait de voyager pour les vendre. Cependant, elle recommençait à caresser cette idée. Car si son Holger et elle avaient beaucoup d’argent, il leur serait alors possible de trouver un nouvel angle d’attaque pour approcher l’ennuyeux Premier ministre. Dommage que la Suède soit un pays si désespérément dénué de corruption. Sinon, il aurait été facile de parvenir à leur but à renfort de pots-de-vin.

Holger acquiesça, l’air pensif. Cette dernière idée n’était peut-être pas si bête que ça. Il décida de la tester sur-le-champ. Il chercha le numéro du Parti modéré, appela, donna son prénom et déclara qu’il envisageait de verser deux millions de couronnes au parti, à condition de pouvoir rencontrer leur leader (en l’occurrence le chef du gouvernement) en tête à tête.

La direction du parti se montra intéressée. Il serait sans doute possible d’arranger une rencontre avec Carl Bildt pour peu que M. Holger leur dise d’abord qui il était, ce qu’il voulait, et leur donne ses coordonnées complètes, nom et adresse.

— Je préfère rester anonyme, tenta Holger.

On lui répondit que c’était possible, mais qu’il fallait prendre certaines mesures de sécurité pour protéger le leader du parti, qui était également le chef du gouvernement.

Holger se hâta de réfléchir. Après tout, il pouvait prétendre être son frère, donner l’adresse de Blackeberg et dire qu’il travaillait à Helicotaxi SA à Bromma.

— Je pourrai alors rencontrer le Premier ministre ?

La direction ne pouvait le lui promettre, mais elle ferait de son mieux.

— Alors, je vais donner deux millions pour le rencontrer… peut-être ?

C’était à peu près ça. M. Holger avait bien compris.

Non, M. Holger ne comprenait pas. Frustré que ce soit aussi difficile de parler à un simple Premier ministre, il répliqua que les modérés pouvaient chercher quelqu’un d’autre à filouter et qu’il leur souhaitait le plus de malchance possible pour les prochaines élections, puis il raccrocha.

Pendant ce temps, Nombeko avait réfléchi. Le Premier ministre ne restait pas au ministère vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il rencontrait des gens. Des chefs d’Etat, des membres de son équipe… Par ailleurs, il passait de temps à autre à la télé et s’exprimait devant les médias de droite et de gauche. De préférence devant ceux de droite.

Il était improbable que Holger ou Nombeko parviennent à devenir chefs d’Etat. Il paraissait plus facile de décrocher un poste au ministère, même si la tâche ne serait pas aisée. Holger devait d’abord décrocher un diplôme. Il pourrait étudier n’importe quelle matière au nom de son frère, du moment qu’elle lui permettrait de se rapprocher du Premier ministre. L’activité oreillers, serviettes de bain et savonnettes ne serait plus nécessaire pour vivre, pour peu qu’ils arrivent à matérialiser la fortune contenue dans la veste de Nombeko.

Holger réfléchit à la suggestion de Nombeko. Sciences politiques ? Economie ? Plusieurs années d’études en perspective, sans forcément le mener quelque part. L’autre option était de rester là où ils étaient jusqu’à la fin des temps, ou du moins jusqu’à ce que son jumeau comprenne qu’il n’apprendrait jamais à piloter un hélicoptère ou que la jeune colérique se lasse de ne jamais être arrêtée par la police. Si toutefois l’Américain déjanté ne provoquait pas de catastrophe avant. Par ailleurs, Holger 2 avait toujours caressé l’idée de faire des études supérieures. Nombeko étreignit son Holger pour fêter le fait qu’à défaut d’enfant ils avaient à présent un plan. Cela leur mettait du baume au cœur.

Restait à trouver un moyen sûr de vendre les diamants.

 

Tandis que Nombeko réfléchissait encore à comment rencontrer un diamantaire digne de confiance, elle trouva la solution par hasard. Sur un trottoir, devant la bibliothèque de Gnesta.

Il s’appelait Antonio Suarez. C’était un Chilien qui avait trouvé refuge en Suède avec sa famille au moment du coup d’Etat de 1973. Cependant, presque aucune de ses connaissances ne connaissait son identité. On l’appelait simplement « le joaillier », même s’il était tout sauf ça. Toutefois, il avait à une époque été apprenti chez le seul joaillier de Gnesta et s’était arrangé pour que la boutique soit cambriolée par son propre frère.

Le casse s’était bien passé, mais le lendemain, son frère avait résolu de fêter le succès de leur entreprise. Il avait pris le volant de sa voiture dans un état d’ébriété avancé et avait été intercepté par une patrouille, parce qu’il roulait trop vite et pas très droit.

Le frère, qui était du genre romantique, avait commencé par louer la poitrine de l’inspectrice, ce qui lui avait valu un direct du droit. Cela lui avait causé un coup de foudre. Rien n’est plus irrésistible qu’une femme à poigne. Il avait alors posé l’éthylotest dans lequel l’inspectrice offensée lui avait demandé de souffler, avait sorti une bague en diamants d’une valeur de deux cent mille couronnes de sa poche et l’avait demandée en mariage.

Au lieu du oui escompté, il s’était retrouvé menotté et déposé dans la cellule la plus proche.

Les recoupements effectués, le frère de l’amoureux trop pressé avait eu beau tout nier, il s’était lui aussi retrouvé derrière les barreaux.

« Je n’ai jamais vu cet homme de toute ma vie, avait-il déclaré au procureur du tribunal de Katrineholm.

— Pourtant, c’est bien votre frère, non ?

— Oui, mais je ne l’ai jamais vu. »

Le procureur disposait cependant d’un faisceau d’indices montrant que le prévenu mentait, notamment de photos des deux frères ensemble depuis leur plus tendre enfance. Le fait qu’ils soient domiciliés à la même adresse, à Gnesta, constituait également une circonstance aggravante, de même que la découverte d’une grande partie du butin dans leur penderie commune. Par ailleurs, leurs honnêtes parents avaient témoigné contre eux.

Celui qu’on surnommait depuis « le joaillier » avait écopé de quatre ans à la prison de Hall, tout comme son fraternel complice. Ensuite, son frère était reparti au Chili tandis que faux le joaillier se consolait en vendant de la camelote importée de Bolivie. Son projet était d’économiser jusqu’à ce qu’il dispose d’un million de couronnes, qui lui permettrait de prendre sa retraite en Thaïlande. Il avait croisé Nombeko à plusieurs reprises sur la place du marché. Ils ne se fréquentaient pas, mais se saluaient.

Le public qui fréquentait les marchés suédois ne semblait pas apprécier la valeur d’un cœur d’argent bolivien en plastique. Après deux ans de dur labeur, le Chilien était dépressif et trouvait que tout était de la merde (ce qui était fondamentalement vrai). Il avait économisé cent vingt-cinq mille couronnes sur le million qu’il visait, mais n’avait plus la force de continuer. Dans son état déprimé, il se rendit donc à Solvalla un samedi après-midi et misa tout son argent aux courses dans l’espoir de tout perdre avant de s’allonger sur un banc dans le parc de Humlegården et de s’y laisser mourir.

Ensuite, tous les chevaux sur lesquels il avait parié se comportèrent comme ils étaient censés le faire (mais comme ils ne l’avaient jamais fait avant), et à la fin des courses, une seule personne avait trouvé la bonne combinaison et remporté trente-sept millions sept cent mille couronnes. On lui en remit immédiatement deux cent mille.

Le joaillier oublia dans l’instant ses velléités de mourir sur un banc et décida de se rendre au Café Opera à la place pour se prendre une cuite.

Il y réussit au-delà de toutes ses espérances. Le lendemain après-midi, il se réveilla dans la suite du Hilton de Slussen, vêtu de ses seuls caleçon et chaussettes. Sa première réflexion, eu égard à la présence du caleçon sur ses hanches, fut que la nuit précédente n’avait pas été aussi sympa que la situation le suggérait, mais il ne pouvait l’affirmer, car il n’en gardait aucun souvenir.

Il commanda un petit déjeuner au service d’étage. En avalant ses œufs brouillés et son champagne, il décida de ce qu’il allait faire de sa vie. Il laissa tomber l’idée de la Thaïlande. Il allait rester en Suède et créer une entreprise, une vraie.

Il serait joaillier.

Par pur esprit de revanche, il s’installa dans la boutique mitoyenne de celle où il avait fait son apprentissage et prémédité le cambriolage. Comme Gnesta est Gnesta et qu’un joaillier suffit amplement aux besoins de la clientèle, en moins de six mois il avait causé la faillite de son ancien employeur, le même homme qui avait failli appeler la police quand Nombeko lui avait rendu visite.

Un jour de mai 1994, alors qu’il se rendait à son commerce, le joaillier tomba sur une femme noire devant la bibliothèque.

— Le joaillier ! s’écria Nombeko. Cela fait une paie. Que deviens-tu ?

Il se souvenait de l’avoir déjà vue, mais où ? Ah oui, elle se baladait sur les marchés avec un Américain cinglé et trois Chinoises dont il était impossible de tirer quoi que ce soit.

— Bien, merci. J’ai échangé les cœurs d’argent boliviens en plastique pour de vrais bijoux. Je suis joaillier en ville désormais.

Nombeko trouva cette nouvelle extraordinaire. Voilà que d’un seul coup et sans aucun effort elle avait un contact dans le milieu de la joaillerie suédoise. En outre, avec une personne à la moralité notoirement défaillante, voire sans morale du tout.

— Fantastique, réagit-elle. Se pourrait-il que vous soyez intéressé par une affaire ou deux ? J’ai quelques diamants bruts en réserve que j’aimerais échanger contre de l’argent.

Le joaillier songea que les voies de Dieu étaient vraiment impénétrables. Il L’avait souvent prié sans être exaucé. Et le cambriolage impie aurait dû le mettre en délicatesse avec le ciel. Pourtant, voilà que le Seigneur lui faisait tomber le perdreau tout cuit dans le bec.

— Je porte un grand intérêt aux diamants bruts, mademoiselle… Nombeko, c’est bien ça ?

Jusqu’à présent, son chiffre d’affaires n’avait pas été celui escompté. Avec cette rencontre descendue du ciel, il pouvait désormais abandonner l’idée de se cambrioler à nouveau.

 

Trois mois plus tard, les vingt-huit diamants avaient trouvé de nouveaux propriétaires. Nombeko et Holger disposaient à leur place d’un sac à dos plein d’argent. Dix-neuf millions six cent mille couronnes, sans doute cinquante pour cent de moins que si l’affaire n’avait pas dû être réglée de manière aussi discrète, mais comme Holger 2 le répétait, « dix-neuf millions six cent mille couronnes, c’est toujours dix-neuf millions six cent mille couronnes ».

Il venait de s’inscrire à l’examen d’entrée à la fac pour la session d’automne. Le soleil brillait et les oiseaux gazouillaient.