CHAPITRE TROIS

Les Massassi avaient péris dans la montagne. Korsin était parti à l’aube avec trois porteurs : les Massassi les plus aptes, s’échangeant les dernières bombonnes d’air disponibles. Elles n’avaient pas duré bien longtemps, et eux non plus. Il y avait une chose sur cette planète qui n’aimait pas la présence des Massassi, et cette chose existait aussi bien dans les hauteurs qu’au pied des montagnes.

C’était tout aussi bien, se dit Korsin, pensant aux corps rouge sang qu’il avait laissé derrière lui. Il ne pouvait pas penser comme un Massassi. Les Massassi étaient des guerriers dociles et obéissants, mais ils répondaient à la force, pas aux paroles. Un bon capitaine Sith avait besoin des deux, mais Korsin penchait davantage pour le deuxième recours. Ça lui avait permis de mener une bonne carrière… jusque-là.

Les choses allaient empirer. Elles avaient déjà empiré. La nuit avait été froide, bien trop froide pour ce qui semblait être un climat océanique. Certains blessés graves avaient succombés au froid où au manque de traitement médical.

Plus tard, une espèce d’animal – Gloyd la lui avait décrite comme étant un mammifère à six pattes – surgit de son terrier pour s’attaquer aux blessés. Il fallut cinq sentinelles déjà épuisées pour tuer la bête. L’un des spécialistes minier de Devore jeta un morceau de la créature dans le feu de camp et le goûta. Elle se mit à vomir du sang et mourut en quelques secondes. Il était content de ne pas avoir été pour voir ça.

C’est à ce moment que le peu de soulagement qui leur restait disparut, malgré le fait qu’ils savaient maintenant que la vie existait sur cette planète. L’équipage d’Omen n’était plus assez nombreux pour faire le tri entre ce qui était sûr et ce qui ne l’était pas. Il leur fallait rentrer chez eux, quel que soit l’état dans lequel se trouvait le vaisseau.

Korsin leva les yeux vers le ciel du matin, qui était désormais davantage sillonné de cirrus que de fumée. Il n’avait pas parlé aux autres de la chose qui avait heurté la verrière durant la chute. Qu’avait-il vu exactement ? Un autre prédateur, probablement. Ce n’était pas la peine de l’évoquer. Tout le monde avait peur, et la peur menait à la colère. Les Sith comprenaient ça – ils s’en servaient – mais sans contrôle, la colère ne leur apporterait rien de bon. Le soleil ne s’était pas encore levé que les survivants se mirent à se disputer les rations alimentaires à coup de sabre-laser. Un Sith à peau rouge en moins. Vingt heures avaient passé depuis le crash et les choses commençaient déjà à régresser à un stade tribal.

Le temps s’était écoulé.

Omen avait fini par se reposer dans une petite échancrure, de l’autre côté d’une crête. Le ciel et l’océan s’étendaient à l’horizon. Le vaisseau s’était arrêté le long de la pente juste à temps, et il ne restait plus aucune structure plane sur laquelle marcher. La vue de son vaisseau, gisant sur les rochers, émut quelque peu Korsin. Il avait connu des ennemis – principalement des capitaines de la République – qui nourrissaient un certain attachement à leur vaisseau. Les Sith n’étaient pas comme ça. Omen était un instrument parmi tant d’autres, au même titre qu’un blaster ou qu’un sabre-laser, et il devait donc être remplaçable. Et alors que la résistance du vaisseau lui avait sauvé la vie, c’était bien Omen qui l’avait trahi en premier. Il n’y avait pas de pardon possible.

Et pourtant il avait une utilité. Voler à nouveau était tout simplement hors de question, mais la vue de la tour métallique se dressant au-dessus du pont lui redonnait espoir. Le récepteur détecterait les balises hyperspatiales de la République en un instant, ce qui permettrait à Korsin de savoir où il était. Et le transmetteur du vaisseau indiquerait aux Sith la position d’Omen – et plus important encore, celle des cristaux Lignan. Ils n’arriveraient peut-être pas à temps pour la bataille de Kirrek, mais Sadow voudrait néanmoins les récupérer. Enjambant prudemment les morceaux de roche qui encombraient le sas de pressurisation, Korsin essaya de ne pas penser à l’autre possibilité. Si la Bataille de Kirrek était perdue parce qu’Omen n’était jamais arrivé à destination, il mourrait certainement.

Mais il mourrait en ayant accompli sa mission.

Devore tenait une fiole vide dans sa main tremblante.

D’une manière ou d’une autre, il était parvenu à rallier Omen en premier, et il était assis sur le siège du commandant. Enfin, avachi plutôt qu’assis.

— Je vois que ta cabine est intacte, dit Korsin.

Il se souvenait que Seelah était retourné à ses quartiers pour récupérer le petit Jariad. Lorsque tout brûle autour de vous, vous allez chercher la chose que vous aimez le plus.

— Je ne suis pas le premier, dit Devore, faisant mollement tomber la fiole par terre, près du siège de commandement.

Il y avait un autre récipient qui gisait près d’une flaque d’épices scintillantes. Il soupçonnait que les épices étaient la raison pour laquelle Devore s’était engagé dans la division minière en premier lieu ; en tout cas, ça avait certainement abrégé sa carrière dans la flotte. Il reprit :

— Je ne suis pas le premier. Enfin, ce n’était pas le premier, dit Devore en pointant vaguement du doigt le plafond. Je suis venu vérifier l’état de l’antenne de transmission.

— La structure a l’air intact.

— Vue de l’extérieur, peut-être.

Affalé sur le siège du commandant, Devore regarda d’un air absent son frère escalader des décombres pour rejoindre l’échelle. Au-dessus des panneaux du plafond, Korsin vit ce que Devore avait dû voir lui-même : une masse de composants électroniques fondus. Ils avaient dû griller au moment où une fissure s’était formée dans la coque durant la descente. Le transmetteur externe tenait encore debout, mais il ne servirait plus à grand-chose.

Retournant à l’intérieur du vaisseau, Korsin se fraya un chemin jusqu’au panneau de com et enfonça plusieurs fois le bouton. Aucun résultat. Il poussa un soupir. C’était toujours la même histoire. Il alluma le transmetteur une dernière fois et traversa de nouveau les débris. Omen était mort. Mais les Sith avaient déjà échappé à la mort par le passé, et les entrailles d’Omen contenaient encore suffisamment de pièces de rechange pour permettre une transplantation. Son regard s’attarda sur le corridor. Il devait bien y avoir quelque chose d’utile dans l’atelier.

— Disparu avec l’armurerie !

L’explosion avait projeté la plupart des équipements dans l’espace. Abattu, Devore enterra son visage dans ses mains.

Korsin, lui, n’était pas aussi accablé.

— La baie d’amarrage. Les Lames !

Les chasseurs Lames étaient encore en vol lorsqu’Omen avait dû partir dans la précipitation, mais il devait bien rester quelque chose d’utile dans le hangar.

— Pas la peine, Yaru. Le hangar s’est effondré quand nous nous sommes écrasés. Je n’ai pas pu y accéder.

— Dans ce cas, nous allons découper le vaisseau niveau par niveau et nous fabriquerons nous-mêmes les composants dont nous avons besoin !

— Avec quoi ? Nos sabres-lasers ?

Devore se leva, prenant appui sur l’un des accoudoirs du siège.

— C’est fini !

Il eut une quinte de toux qui se transforma en un rire. Les cristaux Lignan offraient le pouvoir aux Sith ; mais pas le genre de pouvoir d’activer une balise de détresse, un récepteur, ou même les atlas célestes.

— Nous sommes coincés ici, Yaru. Nous sommes loin de l’action, loin de la guerre, loin de tout. Nous sommes finis !

— Non. Tu es fini.

Korsin grimpa jusqu’à un couloir et se mit à fouiller les cabines, cherchant quelque chose qui aiderait les autres à survivre. Malheureusement, Omen avait été conçu pour les missions en espace profond. Les équipements Sith étaient attribués avec parcimonie. Aucun générateur portable. Dans un autre compartiment : des vêtements. Voilà qui serait utile ce soir. Mais ils ne resteraient pas ici éternellement.

— Nous devons rester, dit Devore, comme s’il avait pu lire les pensées de Korsin.

— Quoi ?

— Nous devons rester, répéta Devore.

Se tenant seul telle une pierre tombale dans l’obscurité du couloir, il parla d’une voix tremblante.

— Ça fait deux jours. Tu ne comprends pas. Ça fait deux jours.

Korsin ne cessa pas ses fouilles, passant devant son frère pour rejoindre une autre porte qui était coincée par des débris.

— Ça fait deux jours, Yaru. Naga Sadow pensera que nous nous sommes enfuis. Pour nous emparer des cristaux Lignan !

— Il accusera Saes, dit Korsin l’air pensif.

Naga Sadow n’avait jamais vraiment fait confiance au Jedi déchu qui opérait à bord du Harbinger. Il avait demandé à Korsin de garder un œil sur Saes, et de faire un rapport sur ses agissements. Lorsqu’il le ferait – s’il le faisait – Korsin avait bien l’intention d’expliquer comment le Harbinger avait violemment perdu tout contrôle avant d’entrer en collision avec l’Omen. Avec un peu de chance, Sadow avait déjà récupéré Harbinger…

Korsin relâcha la poignée de la porte. Il n’avait pas vu ce qui était arrivé au Harbinger après la collision, mais il était certain que Sadow l’avait déjà récupéré. Et Saes, se trouvant là-bas avec seulement la moitié du chargement de cristaux Lignan et incapable d’effectuer la livraison, jouerait sa vie, quitte à déformer la vérité et à rejeter la faute sur Omen. Il chanterait si bien que les Khils seraient fiers de lui.

Korsin parcourut le couloir du regard et dit :

— À Primus Goluud. Sur la station. Tu as rencontré Sadow, n’est-ce pas ?

Devore se retourna en traînant les pieds.

— Pour discuter de l’Opération Lignan.

— Et rien d’autre ? Rien concernant la personne qui devrait diriger cette mission ?

Les yeux injectés de sang, Devore lui lança un regard sévère. Encore ce regard.

— Vous avez débattu sur la personne qui devrait diriger cette mission, dit Korsin, s’étonnant lui-même du calme qu’il arrivait à garder. Que lui as-tu dit lorsqu’il a répondit non ?

Le commandant avait le sang glacé. Il savait très bien comment les choses se passaient avec Devore – comment les choses auraient dû se passer. Sadow avait rejeté son demi-frère, et Devore avait forcément protesté. Qu’avait-il dit ? Rien d’assez agressif pour offenser Sadow. Non, Devore était toujours là, à bord de l’épave, éprouvant des difficultés à respirer normalement. Mais Sadow aurait toutes les raisons de remettre en question la loyauté de Devore, de se demander si ses cristaux étaient entre de bonnes mains. La seule chose que Yaru Korsin avait, c’était sa réputation d’homme direct. Mais désormais, Sadow saurait que Korsin n’était pas le maître absolu à bord de son propre vaisseau. Et s’il ne l’était pas.

Devore fit un léger mouvement… et son sabre-laser alla se nicher au creux de sa main. L’arme qui avait servi à tuer Boyle Marcom s’activa dans un bourdonnement caractéristique.

— Qu’est-ce que je t’ai dit ? hurla Korsin en s’approchant de lui. On ne joue pas sur mon vaisseau !

Korsin entra au cœur d’un ouragan. Devore se tint au-dessus du siège de commandement, appelant à lui tous les débris du pont tel un dieu se dressant au sommet d’une montagne. Korsin roula de côté, mais il ne parvint pas à éviter les morceaux de transparacier qui écorchèrent son visage et déchirèrent son uniforme. Rejoignant la station de Gloyd, il adopta sa propre défense, formant un bouclier de Force autour de lui qui le protégeait du carnage. Devore était aussi fort qu’aucun homme de sa famille, et aujourd’hui, il était stimulé par des drogues que Korsin n’arrivait pas à comprendre.

Une poutre s’écrasa contre la paroi de la coque et Omen trembla. Un autre impact et le pont s’inclina en avant, faisait tomber Devore de son perchoir. Korsin ne le laissa pas se relever. Au moment où la tête de Devore apparut derrière le siège, Korsin lança une poussée de Force qui le projeta à travers la verrière brisée. Il devait déplacer le combat à l’extérieur, avant que tout ne soit perdu.

Korsin grimpa à toute vitesse jusqu’au sas de pressurisation, soufflant comme un bœuf.

Affronter un homme qui carbure aux épices sur une épave branlante ? Et si c’était moi le fou ?

Arrivé au portail, Korsin dû sauter pour rejoindre la surface. Ses bottes s’enfoncèrent dans une parcelle de terre meuble et il dégringola le long d’un éboulis jusqu’au rebord du versant. Se mordant la lèvre, il tenta de rejoindre le nez écrasé d’Omen. Une ombre était en train de le recouvrir. Il activa son sabre-laser.

C’est alors qu’il la vit – ou plutôt, qu’il le vit. Une autre créature ailée, volant en cercles au-dessus de la crête voisine et observant. L’observant lui. Korsin battit des paupières pour se débarrasser du sable qu’il avait dans les yeux tandis que la créature lui fonçait dessus. C’était la même créature qu’il avait aperçu lors du crash. Presque. La seule différence était.

Korsin fut soulevé dans les airs et avant qu’il ait pu comprendre ce qui lui arrivait, il s’écrasa contre la coque d’Omen. Devore se montra, soulevant les cailloux autour de lui grâce à la Force. Coincé contre la coque froissée, Korsin lutta pour se relever. L’air de ressemblance que son frère avait avec son père disparut, remplacé par le néant.

— C’est fini, Yaru, dit Devore en levant son sabre-laser. Nous aurions dû régler ça il y a bien longtemps. La décision est prise. Je suis le commandant Korsin.

La décision est prise ?

Cette pensée fusa à travers l’esprit de Yaru Korsin alors même que le sabre-laser de son demi-frère s’abattait à côté de son oreille. La lame étincela contre la coque blindée d’Omen. Le commandant leva son arme afin de parer l’attaque suivante – et la suivante, et la suivante. Devore était une véritable brute. Aucun style, juste de la fureur. Korsin ne trouva nulle part où aller, excepté le long du vaisseau, où il glissa vers les tubes lance-torpilles. Trois des panneaux d’ouverture avaient été ouverts lors de la descente. Le quatrième…

Korsin repéra le panneau de contrôle, semblable à celui qu’il avait manipulé lors de la chute du vaisseau. Il se servit de la Force pour l’atteindre et se baissa. La torpille s’arma et partit à toute vitesse, heurtant Devore à l’épaule. Le panneau du tube essaya de pivoter, mais se heurtant au sol, il creusa dans la couche de roche sédimentaire, projetant un flot de roche fragmentée sous le vaisseau. Omen pencha de nouveau en avant, ce qui amena Devore à glisser le long de sa structure jusqu’à la proue, où il manqua de basculer par-dessus le rebord.

Il fallut une minute à Korsin pour se libérer de la prise qu’il avait exercée sur le vaisseau, et une autre pour que le nuage de poussière se dissipe. Trouvant Omen étonnamment stable, il s’éloigna lentement. La proue d’Omen alla directement s’empaler sur le sommet pointu d’une saillie, à quelques mètres du bord.

Juste devant, partiellement enterré sous les décombres, gisait son frère. Son uniforme doré en lambeaux, l’épaule ensanglantée, Devore se tordait de douleur près du précipice. Il tenta de s’agenouiller, repoussant les rochers alentours, mais il s’effondra à nouveau.

Devore tenait toujours fermement son sabre-laser. Korsin se demandait comment il pouvait encore s’y agripper alors que le monde s’effondrait sous ses pieds. Le commandant attacha son propre sabre-laser à sa ceinture.

— Yaru ? dit Devore en gémissant. Yaru, je ne peux plus voir.

Son visage était mouillé de larmes, mais intact. Il finit par lâcher son sabre-laser, qui bascula par-dessus le rebord de la falaise, ce qui permit à Korsin de distinguer des tâches roses sur la main de son demi-frère. C’était ça que les fioles contenaient, se dit Korsin. C’était ça qui donnait à Devore un si grand pouvoir, et c’était ça qui était en train de le voler.

Aidant son frère à se relever, Korsin vit que la blessure à l’épaule de Devore n’était pas si grave. Devore était jeune ; avec Seelah pour prendre soin de lui, il pouvait peut-être survivre ici, en supposant qu’il parvenait à se débarrasser de son addiction aux épices. Et après ? Que pouvait-on dire qui n’avait pas déjà été dit ?

La décision est prise.

La main secourable se transforma en une prise plus ferme, et Yaru Korsin força son frère à se tourner vers le soleil couchant qui disparaissait derrière l’océan.

— Je mènerai ma mission à bien, dit-il, regardant par-dessus la corniche pour observer l’océan qui s’étendait plus bas. Et je protégerai mon équipage.

Il lâcha prise.