CHAPITRE DEUX
— C’est… c’est incroyable.
— Ce n’est pas bon, Gardien.
— Je n’ai pas dit que c’était bon, répondit Hilts à son assistant. Mais ça reste incroyable.
Alors que le soleil de Kesh projetait ses premiers rayons de lumière sur la cité, Hilts et Jaye, alors situés sur le balcon, observaient les terrains du palais. Ils n’avaient jamais vu la cité si pleine de vie. Une tapisserie difforme d’Humains et de Keshiris recouvrait ce qui s’appelait jadis le Cercle de l’Eternel. La plupart installait des abris mobiles afin de se protéger contre les pluies volcaniques.
Les célébrants avaient commencé à se rassembler le jour qui suivit l’intrusion d’Iliana et de ses guerrières dans le palais, choisissant un emplacement spécifique en vue du Festival de l’Avènement de Nida. Aucun citoyen moyen n’aurait la permission d’assister à la lecture du Testament, mais ça ne semblait pas poser le moindre problème.
— Cette planète a besoin d’une célébration, dit Hilts.
— Ce qu’ils veulent c’est un leader, répondit Jaye. (Le Keshiri leva les yeux vers le Gardien.) C’est ce qu’Iliana a dit. Tous les humains espèrent que les paroles du Grand Seigneur leur apporteront conseil.
Hilts gloussa.
— Eh bien, au moins ce seront ses paroles. (Il jeta un œil au palais derrière lui, là où Iliana et ses compagnons observaient avec stupéfaction la pyramide ornée.) Ils ne sauront jamais comment l’activer.
Et c’était vrai. Hilts en avait la certitude. Il avait à peine réussi à faire fonctionner l’appareil lors du dernier Jour du Testament, vingt-cinq ans plus tôt. Son prédécesseur l’avait décrit comme un appareil d’enregistrement, et lui avait confié le secret pour l’activer. Mais il avait fallu quatre ans à Hilts pour le préparer pour le jour J. Il se demandait si quelque chose clochait dans son fonctionnement. Ferait-il la lecture cette année ?
Ça n’avait que peu d’importance. L’objet avait plutôt bien fonctionné ces quatre derniers jours. Pour gagner du temps, il avait menti à Iliana en lui disant que le dispositif ne s’activait que pendant le Jour du Testament. Ça n’avait pas empêché l’arrogante de le trafiquer – en vain. Mais le stratagème lui avait apporté du réconfort. Tout comme les citoyens participant aux festivités, les rivaux d’Iliana avaient rejoint Tahv bien avant l’heure, inquiétés par la nouvelle de l’intrusion des Sœurs de Seelah dans le palais. Désormais, les campements étaient ornés de diverses bannières : celle des Korsinites, celle de la Destinée Dorée, celle de la Force Cinquante-Sept, et d’autres factions. L’avant-garde de Seelah avait établi ses quartiers près de l’entrée du palais, mais les gens commençaient à se demander combien de temps elle tiendrait face au nombre croissant de leurs opposants. N’ayant plus que huit jours pour se préparer au Jour du Testament, les factions ennemies s’étaient abstenues d’utiliser la violence, privilégiant le prosélytisme. L’Avènement de Nida était devenu le festival du baratin.
— Chercher un leader dans un endroit pareil, dit Hilts. Que le côté obscur nous vienne en aide.
— La conjoncture, dit Jaye. (Hilts s’attendait à ce que Jaye lui confie une autre théorie lorsque le Keshiri poussa un soupir et le regarda fixement.) Gardien, je ne comprendrai jamais pourquoi vous n’avez jamais tenté de gouverner la Tribu. Personne n’est plus sage que vous dans les voies des anciens Protecteurs.
— La sagesse a ses limites, dit Hilts sur un ton amusé. C’est ce qu’on appelle les jours de l’Idiot Avéré, mon ami. Les hommes savants comme nous ne vont pas très loin.
— Mais la Tribu enseigne que chaque homme ou femme libre peut prétendre au rang de Grand Seigneur.
— Ce que j’aime à croire, dit Hilts. Mais si toi tu y crois, c’est différent. Et si tous ces imbéciles rassemblés là y croient également, reprit-il en faisant un geste en direction de la foule, ça devient une chose horrible. Ta chance réside dans mon échec. (Il esquissa un sourire.) Et puis je te rappelle que plus personne n’arrive à se mettre d’accord sur ce que la Tribu enseigne. (Le système scolaire n’était qu’une autre victime du chambardement. Sous le règne de Korsin et de ses successeurs, les gens travaillaient ensemble. Mais ensuite les individus entamèrent leur propre quête du pouvoir, et la société Sith – si on pouvait l’appeler comme ça – s’était effondrée. Hilts posa une main vigoureuse sur l’épaule de son assistant.) Non, c’est trop tard. Tout comme pour Donellan, de l’eau a coulé sous les ponts.
— Je ne suis pas d’accord…
— Écoute, Jaye. Lorsqu’un homme d’âge avancé te dit que quelque chose est vrai, soit tu le crois, soit tu hoches la tête poliment, dit Hilts en s’éloignant de la balustrade. Crois-moi, il ne vaut mieux pas ébranler sa foi en sa sagesse.
— Même s’il a tort ?
— Surtout s’il a tort. (Il se retourna et marcha en direction du palais.) Et en parlant d’imbécile…
À l’intérieur, Iliana était toujours en train d’inspecter la petite pyramide. Seules deux de ses compagnes étaient restées. Les autres étaient retournées à l’entrée pour monter la garde.
— Si c’est bien un dispositif d’enregistrement, dit Iliana, il est forcément alimenté par une source d’énergie. Un cristal lignan, peut-être.
— Si tu découvres son fonctionnement, dit Hilts, ton nom sera inscrit dans les annales de l’histoire.
Il se plaça près des Sabliers, à l’abri du danger. Après avoir enfermé les ouvriers Keshiris dans une autre pièce du palais, Iliana s’était assurée que le gardien et son assistant restent à portée de vue, au cas où elle aurait des questions à leur poser. De toute façon, Hilts ne comptait aller nulle part. Pour lui, toute cette histoire s’était transformée en spectacle amusant.
Il trouvait Iliana charmante, quoi qu’entièrement vénale et indigne de confiance. Hilts n’avait jamais choisi de compagne, en partie à cause de sa position sans perspectives, mais également parce qu’il savait que les Sith ignoraient tout du partage. L’histoire l’avait prouvé à maintes reprises : la jalousie et le complot étaient omniprésent, y compris au sein des familles. Pas étonnant que Yaru Korsin eût décrété que les consorts des anciens Grands Seigneurs devaient être mis à mort. Le poison était un élixir qui n’avait pas sa place dans une chambre.
Mais Iliana l’ignorait. Elle s’approcha de Hilts, comme elle l’avait fait le jour précédent, et le regarda dans les yeux ; mais cette fois, elle était habitée par une étrange chaleur.
— Gardien, es-tu sûr qu’il est impossible de visionner l’enregistrement dès maintenant afin de le modifier ?
La main gantée de la femme effleura le bras de Hilts.
— Par le sang de Gloyd, s’écria Hilts. J’ai deux fois ton âge, jeune fille. (Il la regarda d’un air sceptique.) Tu es une Sœur de Seelah.
Adoptant une expression de colère, Iliana recula.
— Et tu es un vieil homme purulent !
— Ah, je préfère ça. Peut-on s’intéresser aux faits, maintenant ? Même si je le voulais, je ne pourrais pas trafiquer le contenu du message. Et je ne veux pas ! (Il se détourna d’elle et fit un geste en direction des peintures qui ornaient les murs de l’atrium, décrivant l’arrivée des voyageurs tombés du ciel.) Ce gadget est la seule chose encore en état de fonctionner qui nous relie à notre passé, à la manière dont nous sommes devenus ce que nous sommes. Je n’essaierais pas de trafiquer même si ma vie en dépendait.
— Et si la vie de quelqu’un d’autre en dépendait ?
Hilts entendit soudain un crissement familier. Iliana venait d’activer son sabre-laser. Se retournant prudemment, il vit que les sœurs d’Iliana avaient saisi Jaye par les bras.
— Voyons, il n’est pas nécessaire d’en venir à ça.
— Au contraire, je crois que si, répondit Iliana. Je te suggère de commencer à travailler sur le dispositif, gardien. Et pendant ce temps, nous allons réduire ce Keshiri en morceaux. Il restera peut-être quelque chose de lui, si tu travailles suffisamment vite.
Hilts observa tour à tour son assistant paniqué et l’objet étincelant. Il ne savait même pas par où commencer, mais il devait faire quelque chose. Nan sans hésitation, il prit la petite pyramide dans sa main…
… et faillit la lâcher lorsque plusieurs silhouettes passèrent à travers les baies vitrées du plafond, plongeant dans l’atrium dans une pluie de verre. Vêtus des anciens uniformes en cuir d’uvak de la Garde Céleste, les nouveaux arrivants atterrirent sur le sol derrière les geôliers de Jaye et activèrent leurs sabres-lasers. Simultanément, plusieurs guerrières d’Iliana qui devaient monter la garde près de l’entrée surgirent dans l’atrium, mises en déroute par une foule effrayante de misanthropes. Arme au poing, Iliana bondit à la rescousse de ses alliées, relâchant Jaye, qui se jeta au sol près des pieds de Hilts.
— Du calme, mon garçon !
Saisissant d’une main la tunique de son assistant et d’une autre le dispositif d’enregistrement, Hilts marcha jusqu’aux Sabliers pour se mettre à l’abri. Derrière eux, des faisceaux d’énergie de couleur pourpre se mirent à crépiter dans les airs, dévorant la chair des Sith. Hilts réalisa qu’il y avait deux groupes d’assaillants aux trousses d’Iliana.
Reconnaissant les deux camps, Hilts comprit ce qu’il devait faire.
— Vermine humaine ! hurla Iliana avec fureur tandis qu’elle croisait le fer avec une monstruosité couverte de cicatrices.
— Traîtresse ! hurla un homme chauve aussi grand qu’une montagne – un des nouveaux arrivants vêtus d’un plastron en cuir.
En pleine querelle, les combattants semblaient autant s’amuser à insulter leurs ennemis qu’à les frapper. Tant et si bien qu’entre deux séries de coups, ils purent entendre :
— Hé oh ! Je suis là-haut !
Toutes les têtes se tournèrent vers la structure en verre qui surplombait le mur nord. Le vieux Hilts avait grimpé à une échelle de maintenance près des Sabliers, suivi de près par Jaye. Tenant le dispositif d’enregistrement dans une main, le Gardien déglutit et prit la parole :
— Factions de Kesh, invités de dernière minute, bienvenue. Eh bien… vous êtes tous en avance.