CHAPITRE QUATRE
Le Jour du Délogement avait été marqué par un engouement général. Les Êtres Célestes avaient élu domicile dans les logements luxueux des Neshtovar tandis que les monteurs étaient partis répandre la nouvelle. Après que le sixième monteur ait fait appel à Nizri, l’ancien déclara que tous les monteurs devraient déplacer leurs familles dans des logements plus modestes, que les Êtres Célestes puissent connaître leur dévotion. Korsin et Seelah s’étaient installés dans la maison d’Izri le premier jour.
Tout le monde déménagea à l’exception d’Adari. Pour service rendu aux Êtres Célestes, elle avait été autorisée à rester dans la maison de Zhari. Cela lui permettait également de rester près de Korsin, qu’elle voyait tous les jours afin d’exercer ses rôles informels d’ambassadeur et d’assistante. Elle voyait quotidiennement les Êtres Célestes les plus éminents : l’aimable mais bourru Gloyd, qui appartenait à une espèce qu’on appelait les Houks ; Hestus, répertoriant activement le vocabulaire Keshiri ; et Ravilan, qui semblait souvent déconcerté, une minorité parmi une autre minorité. Elle voyait également Seelah, qui s’était installée dans les logements somptueux de Korsin. Adari apprit plus tard que l’enfant de Seelah était le neveu de Korsin.
Seelah lançait toujours des regards noirs à Adari lorsque cette dernière se trouvait en compagnie de Korsin. Y compris aujourd’hui, alors qu’Adari se tenait avec lui près d’un site d’excavation au bord des Montagnes Cetajan, dominant l’océan au-dessus duquel elle avait fui un mois auparavant. Les Êtres Célestes avaient besoin de structures pour stabiliser et garantir la sécurité d’Omen, mais tout d’abord, il leur fallait un passage sûr au-dessus de la péninsule. Une route prenait forme sous l’égide des Êtres Célestes, parmi lesquels se trouvaient de nombreux mineurs, taillant d’énormes morceaux de roche sédimentaire à l’aide de leurs sabres-lasers.
— Les sabres-lasers seront plus efficaces une fois qu’ils seront alimentés par les cristaux Lignan, dit Gloyd.
Korsin présenta un échantillon de roche à Adari. Du granite. Bien évidemment, ces efforts n’étaient pas pour elle, mais elle s’était toujours demandé ce qui se trouvait sous la surface. Désormais elle le savait.
— Vous aviez raison, finalement, dit Korsin, regardant Adari étudier la roche.
Elle avait passé sous silence son conflit avec les Neshtovar, mais elle avait été impatiente à l’idée de confirmer ses théories auprès des gens qu’elle connaissait. Les volcans formaient de nouvelles terres. Et les montagnes de la Chaîne de Cetajan n’étaient pas des volcans ; même que le granite provenait du magma, c’était dans les profondeurs qu’il prenait forme, et le procédé durait des siècles. Voilà pourquoi les roches de magma semblaient différentes des pierres de feu.
— Je ne comprends pas la moitié de ce que disent mes mineurs, dit Korsin, mais ils disent que vous pourriez grandement leur faciliter la tâche – si vous n’étiez pas déjà là à m’assister.
Korsin commença à s’entretenir avec Gloyd de leur projet suivant, une excavation censée rapporter le métal nécessaire aux réparations d’Omen. Adari voulut s’interposer lorsqu’elle remarqua que Seelah rôdait à proximité. Adari frémit tandis que la femme disparaissait de son champ visuel. Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter une telle haine ?
Ce n’est pas moi qu’elle regarde fixement, réalisa enfin Adari. C’est Korsin.
— Je vous ai vu, laissa échapper Adari.
— Pardon ?
— Je vous ai vu ce jour-là, dans la montagne. Vous avez jeté quelque chose dans le vide.
Korsin se détourna de sa tâche. Il fit un geste et Gloyd s’écarta.
— Je vous ai vu jeter quelque chose, dit Adari en déglutissant.
Elle baissa les yeux en direction de l’océan, dont les vagues s’écrasaient en contrebas, aux pieds des falaises.
— Je n’ai pas su de quoi il s’agissait – jusqu’à ce que vous me renvoyiez au village.
Korsin s’approcha d’elle d’un air méfiant.
— J’ai survolé l’endroit, Korsin. Je l’ai vu en bas, sur les rochers. C’était un homme, dit-elle, comme vous.
— Comme moi ? grommela Korsin. Est-il… est-il toujours là-bas ?
Elle secoua la tête.
— Je l’ai retourné pour le regarder, dit-elle. La marée l’a emporté.
Korsin faisait la même taille qu’elle, mais elle avait soudainement l’impression qu’il la dominait largement.
— Vous avez vu ce qui s’est passé et pourtant vous nous avez conduits aux Neshtovar.
Adari se figea, incapable de trouver une réponse. Elle regarda les rochers en contrebas, si semblables à ceux qui se trouvaient plus haut dans les montagnes. Korsin tendit une main vers elle comme il l’avait fait auparavant…
… et se ravisa. Sa voix s’adoucit :
— Votre peuple s’en est pris à vous pour protéger leur société. Vous étiez un danger ?
Comment avait-il su ?
Adari leva les yeux vers Korsin. Plus le temps passait, moins il ressemblait à Zhari.
— Nos croyances divergeaient.
Korsin esquissa un sourire et prit délicatement sa main.
— C’est une querelle que mon peuple connaît bien. L’homme que vous avez vu… était un danger pour notre société.
— Mais c’était votre frère.
Korsin resserra sa prise sur la main d’Adari pendant un moment avant de lâcher prise.
— Vous êtes vraiment très attentive, dit-il en raidissant.
Cela allait sans dire.
— En effet, c’était mon frère. Mais c’était un danger – et nous affrontions suffisamment de dangers lorsque vous nous avez trouvés, dit-il.
Il plongea son regard dans celui d’Adari.
— Je crois savoir que vous en savez quelque chose, Adari. Vous aussi, la mer vous a pris quelqu’un, n’est-ce pas ?
Adari ouvrit la bouche mais ne trouva pas les mots.
Comment ?
Zhari était mort en mer, mais les Neshtovar n’en auraient jamais parlé à Korsin. Parler de la chute d’un monteur relevait du plus grand des tabous : une chute était l’œuvre de l’Autre Côté. Personne n’y avait assisté, à l’exception de Nink – et des Êtres Célestes qui voyaient tout.
Si Korsin pouvait lire dans les esprits, il était peut-être celui qu’il prétendait être. Les paroles d’Adari peinèrent à sortir.
— Ce… ce n’est pas la même chose. C’est vous qui avez poussé cet homme. J’ai rien à voir avec ce qui est arrivé à mon.
— Bien sûr que non. Les accidents arrivent. Mais sa mort ne vous pas a pas gênée, dit-il. Je peux le voir en vous, Adari. Il représentait un danger pour vous. Pour la personne que vous êtes en train de devenir.
Korsin fronça un sourcil.
— Son absence vous satisfait.
Adari ferma les yeux. Posant un bras sur ses épaules, Korsin tourna Adari vers le soleil.
— Tout va bien, Adari. Parmi les Sith, il n’y a pas de honte à ressentir ce genre de choses. S’il était encore en vie, vous ne seriez jamais devenu ce que vous êtes aujourd’hui. Tout comme vous ne pourrez jamais devenir ce que vous devez être tant qu’Izri Dazh sera là pour vous brimer.
Adari ouvrit les yeux en entendant ce nom. La lumière du soleil l’éblouissait, mais Korsin ne la laisserait pas lui tourner le dos.
— Vous aviez peur de nous, dit-il, et vous avez eu peur lorsque vous avez trouvé le corps. Vous saviez que nous allions mourir sur cette montagne si vous n’alliez pas chercher de l’aide. Mais vous avez amené les Neshtovar jusqu’à nous – parce que vous saviez que nous pourrions vous aider à vous venger d’eux.
Il la relâcha enfin. Adari regarda le soleil d’un air absent avant de détourner le regard. Derrière elle, Korsin adopta le même ton rassurant qu’il avait pris lorsque sa voix avait voyagé jusqu’à Adari pour la première fois.
— Nous aider à interagir avec les Keshiri n’est pas une fin en soi, Adari. Vous découvrirez votre monde tel que vous ne l’avez jamais imaginé.
Il retourna le fragment de granite dans la main d’Adari.
— J’ignore combien de temps nous allons rester ici, mais je vous promets que vous apprendrez plus de choses dans les prochains mois que vous ne l’avez fait tout au long de votre vie. Vous en saurez plus que n’importe quel autre Keshiri.
Adari tremblait.
— Que… que voulez-vous.
— C’est simple. Oubliez ce que vous avez vu l’autre jour.
Korsin était un homme de parole. Durant les premiers mois qu’elle avait passés en compagnie des Êtres Célestes, Adari avait beaucoup appris sur son monde. Mais elle avait également appris d’où ils venaient, et qui ils étaient. Elle était très attentive.
C’est par des choses simples que nous connaissons le monde.
Les Sith de Korsin étaient les êtres célestes dont elle refusait de reconnaître l’existence ; mais ce n’était pas les dieux dont parlaient les légendes Keshiri. Pas exactement. Ils avaient de grands pouvoirs, et peut-être vivaient-ils parmi les étoiles. Mais leur sang n’était pas fait de sable, et ils n’étaient pas parfaits. Ils se querellaient. Ils jalousaient. Ils tuaient.
Les Sith lisaient bel et bien les esprits, dans une certaine mesure. Korsin s’était servi de ce pouvoir pour appeler Adari à lui après l’avoir vu voler sur le dos de son uvak. Mais ils n’étaient pas omniscients. Elle l’avait compris en réalisant une expérience simple et discrète sur Ravilan. Elle lui avait conseillé d’essayer un restaurant dans le quartier le plus fréquenté de Tahv. Et il le fit, se perdant, tout comme elle, dans le même voisinage. Les pouvoirs de perception des Sith étaient stupéfiants, mais ils nécessitaient une connaissance précise de la part des autres.
Elle chercha à fournir cette connaissance, accompagnant Korsin sur de nombreux sites de travaux qui employaient généralement des travailleurs manuels joviaux. Les Êtres Célestes étaient suffisamment parfaits pour les Keshiri – et suffisamment parfaits pour elle. Yaru Korsin était bien au-delà de l’intellect de Zhari Vaal, autant qu’elle était au-dessus des roches, et tant qu’elle s’employait à éviter le regard de Seelah, une autre veuve, elle pouvait s’attendre à en apprendre beaucoup plus.
Tandis que son intellect progressait, la foi d’Izri était davantage glorifiée. Ce n’était pas un sujet susceptible de lui faire plaisir, à l’exception du petit rire occasionnel qu’elle avait en se rappelant qu’elle jouait un rôle plus important que lui dans cette entreprise divine. C’était elle la Pionnière dont le nom traverserait les siècles. Personne ne se souviendrait d’Izri.
Observant la construction d’une autre carrière, elle tenta d’imaginer à quoi ressemblerait la société Keshiri dans l’avenir. Elle savait quelque chose que les Sith ignoraient : ils resteraient ici très longtemps. Elle avait évoqué le sujet une fois avec un mineur, qui rejeta l’idée immédiatement en invoquant l’ignorance des autochtones.
Mais elle savait. Les métaux que les Sith recherchaient n’existaient pas dans le sol de Kesh. Les savants avaient fouillé chaque recoin du continent. Ils avaient documenté ce qu’ils avaient trouvé. Si les substances dont le peuple de Korsin avait besoin se cachaient plus profondément sous la surface, il leur faudrait du temps pour les trouver – beaucoup de temps.
Et du temps, les Sith en avaient.
Mais qu’est-ce que les Keshiri auraient, eux ?