CHAPITRE DEUX
Une roche était une chose simple, mais comme son grand-père le lui avait dit :
C’est par des choses simples que nous connaissons le monde.
Adari n’avait jamais ressentie la moindre honte pour toutes les heures qu’elle avait passé à fouiller des ruisseaux, ou pour s’être toujours plus intéressé aux éclats d’une roche brisée qu’aux premiers mots de ses enfants. Elle les éduquait, mais elle, c’était la roche qui l’éduquait.
Aujourd’hui, grâce à une simple roche, elle découvrait son monde sous d’autres facettes, notamment depuis les airs – sur le dos large de Nink. C’était une position délicate pour eux deux, mais elle l’avait conservé tout au long de la nuit, ainsi que pendant une partie de la journée. Son premier vol à dos d’uvak. Cependant, ce n’était par choix.
Les heures qui suivirent l’explosion dans la montagne n’avaient pas si mal tourné que ça, se disait-elle. Les membres de l’assemblée s’étaient réfugiés chez eux. Elle avait fait de même après que Dazh et sa cohorte partirent ensemble, ergotant sur des histoires de signes et de présages.
Néanmoins, le matin suivant, l’humeur des habitants du village avait changé. Le lointain pic de Cetajan fumait encore, mais il était désormais clair qu’il ne représentait aucun danger pour Tahv ou pour les autres villages situés en aval du bassin. Tout le monde pouvait se promener en sécurité et venir devant la maison d’Adari pour exprimer leur ressenti quant à ses paroles impies et au changement climatique qu’elles avaient provoqué. Les Êtres Célestes écoutaient bel et bien. La preuve en était. Si les Keshiri ne pouvaient pas contraindre Adari Vaal au silence, ils s’assureraient néanmoins que leurs voix portaient davantage que la sienne.
C’était déjà le cas lorsqu’Adari envoya Eulyn et les enfants se réfugier chez son oncle. La foule grandissante, bombardant encore la maison de cailloux, s’était dispersée pour laisser les innocents partir. Mais l’attroupement était resté malgré la pluie qui était tombée l’après-midi, et au coucher du soleil, les Neshtovar eux-mêmes les avaient rejoints, leurs uvaks attachés à bonne distance de la cohue. Le temps qu’Izri Dazh grimpe les marches d’escalier jusqu’à sa porte, Adari avait vu s’allumer à l’extérieur les premières torches.
Il ne lui en fallait pas plus. Les torches pouvaient très bien servir d’éclairage – mais elles pouvaient également servir pour autre chose. Elle avait clairement outrepassé toute protection que la veuve d’un monteur d’uvak pouvait s’offrir. La violence n’était pas le fort des Keshiri, mais leurs sanctions sociales n’étaient pas très variées non plus. Estimant que la foule ne se préparait pas à la bannir, Adari s’était réfugiée dans son jardin, se tournant vers le dernier fragment de son héritage : Nink.
Son départ au-dessus du toit avait surpris la foule tout autant qu’elle. L’uvak était le plus surpris de tous. Son monteur était mort, Nink ne s’attendait pas à pouvoir voler de nouveau. Il était si rare que les uvaks se voient assigner un nouveau monteur que lorsque l’un d’eux perdait son maître, il se voyait immédiatement cloué au sol.
Sentant Adari essayer de se hisser le long de son dos, Nink aurait pu faire ce qu’il voulait, aller où bon lui semblait.
Il prit de l’altitude.
Elle avait passé le reste de la nuit à hurler et à tenter de semer ses poursuivants Neshtovar. La dernière prouesse fut facilitée par l’insistance de Nink à vouloir voler au-dessus de l’océan. Connaissant le passé de l’animal, Adari avait craint pour sa vie. Mais quelque chose chez l’uvak, peut-être de la curiosité, l’empêcha de l’envoyer dans la tombe. Juste avant l’aube, Nink trouva finalement un perchoir sur une montagne qui bordait l’océan. Aussitôt eut-elle posé le pied sur le sol qu’Adari se laissa tomber d’épuisement. Étonnamment, lorsqu’elle se réveilla, l’uvak était toujours là, se nourrissant du peu de feuillage qui se trouvait aux alentours. Nink commençait également à se détacher de sa maison.
Aujourd’hui, deux jours après l’explosion, Adari voyait que son escapade nocturne l’avait amenée près de la source de toutes les angoisses. Les Montagnes Cetajan étaient formées d’une chaîne de goliaths escarpés nés du continent ; une partie proéminente de l’horizon vu depuis l’intérieur, mais aussi inaccessible que le littoral Ouest. Une expédition de chercheurs de roches avait rapporté le peu de connaissances qu’Adari avait de l’endroit ; et pour ça il avait fallu l’aide d’un volontaire Neshtovari disposé à rapporter un échantillon en rentrant de mission. Voyant la montagne se dresser devant ses yeux, Adari fut submergée par l’envie de voir la vérité de près. Si l’explosion n’était pas d’origine volcanique, elle pourrait racheter son nom auprès de la communauté. Et si la montagne s’était subitement transformée en volcan, ça valait également le coup d’aller voir. Quelle était la raison ?
Ou les savants avaient-ils tort concernant la formation de la chaîne montagneuse ? Le monteur d’uvak avait-il commis une erreur en ramenant cet échantillon ?
C’était fort probable.
La colère d’Adari grandit en même que Nink prenait de l’altitude, survolant tranquillement la chaîne afin d’effectuer une approche depuis l’océan. Qu’est-ce que ce serait poétique, se dit Adari, si l’unique projet que les savants avaient confié à un Neshtovar s’avérait issu d’une fausse information.
Les échantillons des Montagnes Cetajan seraient insignifiants, pensa-t-elle. Cet idiot de Neshtovar nous a probablement rapporté des cailloux qu’il a trouvés dans son jardin !
Elle frémit, et pas seulement à cause de l’air frais. Pourquoi devrait-elle pâtir pour leur…
C’est alors que la source de la colonne de fumée se dévoila. Adari manqua d’ailleurs de tomber de l’uvak. Elle s’était à moitié attendue à trouver une caldera ouverte, fumant comme les volcans cracheurs de fumée qu’elle avait vue au sud du continent. Au lieu de ça, une gigantesque carapace brillante gisait dans une échancrure située sur le versant de la montagne qui bordait la mer. C’était bien le mot qui lui traversa l’esprit, même si l’échelle était complètement fausse : ses bords tranchants et plissés ressemblaient aux vieux conques qu’elle avait vu en revenant du fond océanique. Mais cette carapace était de la taille du Cercle Eternel !
Et elle laissait échapper de la fumée – et non de la vapeur – par plusieurs fissures. D’immenses fentes qui creusaient l’arrière de la structure indiquaient qu’elle s’était écrasée en suivant une trajectoire inclinée. Les feux qui brûlaient à l’intérieur étaient désormais à moitié éteints, mais elle pouvait déduire à partir des marques de fonte qu’ils avaient été bien plus grands que ça. L’explosion qui avait donné naissance aux volutes de fumée visibles depuis l’intérieur des terres avait dû survenir au moment de l’atterrissage, se dit-elle.
Atterrissage ?
Avant qu’Adari n’ait pu approfondir sa réflexion, elle capta un mouvement du regard. L’une des ouvertures pratiquées dans la carapace cracha quelque chose, quelque chose qui heurta le gravier et qui disparut dans une avalanche de poussières. Elle força l’uvak à se rapprocher davantage. Un éclat de lumière pourpre apparut dans le petit nuage de poussières ; et à son extrémité…
… un homme.
L’homme leva les yeux vers elle. Son visage était pâle, d’une peau plus claire que celle des Keshiri. Et dans sa main gauche se trouvait un faisceau de lumière rouge étincelante semblable en taille à la canne d’Izri.
Était-ce dans sa main ? Ou cela faisait-il partie de sa main ?
Adari se mit à paniquer, et Nink aussi, prenant de l’altitude pour ne pas prendre de risques. Un courant ascendant violent mais néanmoins apprécié les tira brutalement vers la mer.
Adari secoua la tête et ferma les yeux tandis que Nink trouvait un courant d’air plus doux. Qu’avait-elle vu ? Une chose était sûre : ça avait la forme d’un homme. Des cheveux d’une couleur plus sombre que n’importe quel Keshiri ; mais cette lumière rouge.
Que pouvait être cette lumière ?
Et il y avait également autre chose dans la montagne, quelque chose qu’elle avait vu du coin de l’œil. La carapace était-elle une sorte de nid ?
Elle déglutit bruyamment, la gorge asséchée par le vent et la montée en altitude. C’était bien trop macabre. Des retours d’échantillons, des enquêtes Neshtovar ; aucune de ses inquiétudes du passé ne faisait le poids contre le spectacle auquel elle avait assisté. Ouvrant les yeux, elle força Nink à faire une boucle avant d’effectuer une approche parallèle à la plage. La carapace géante était perchée au bord d’une falaise à pic, en hauteur. Cette fois, elle s’approcherait depuis le bas, effectuant une montée prudente pour pouvoir obtenir un meilleur point de vue sur ce qui se passait près de la structure en flammes.
Adari réalisa bientôt que son plan, bien que raisonnable, était totalement inadapté à un monteur novice. Nink résista, montant jusqu’au sommet en suivant une trajectoire en spirales. La silhouette d’avant était là, sans la lumière rouge vif. Mais l’homme tenait autre chose.
Un objet fila à toute allure près d’Adari, fendant l’air à une telle vitesse que Nink prit peur et rétracta ses ailes. Adari glissa pour de vrai cette fois-ci, dégringolant en arrière. Luttant pour trouver une prise, elle attrapa la patte griffue de l’uvak avec une main et enroula aussitôt son bras autour.
— Nink !
Elle leva les yeux, mais Nink était déjà en mouvement, s’éloignant de la crête et des événements étranges qui s’y déroulaient aussi vite que ses ailes le lui permettaient. Se balançant, elle réalisa que Nink retournait à leur précédent perchoir, plus loin dans la montagne. De toute évidence, il avait eu son lot de surprise pour la journée.
Et elle aussi. Mais au moins, elle commençait à s’y faire.
Du moins, c’était ce qu’elle croyait.
Peu avant que le soleil disparaisse derrière l’océan à l’Ouest, Adari regarda les dernières volutes de fumée disparaître du sommet des montagnes. Elle ne pensait pas que Nink accepterait de retourner là-bas alors que sa réserve d’eau se tarissait. Son stock de betteraves brekka sèche était déjà épuisé. Elle était partie de chez elle dans une telle précipitation qu’elle n’avait pas eu le temps de remplir son sac de provisions comme elle le faisait avant chaque expédition.
Désormais, assise sur une corniche et observant le coucher de soleil, elle dessina un continent invisible sur l’un de ses genoux, se demandant quelle distance elle devrait parcourir dans les airs pour rejoindre la première colonie qui n’avait pas entendu parler de sa situation désespérée. Les Neshtovar n’étaient pas seulement des garants de la paix et des législateurs, ils étaient le système de communication qui permettait à tous les villages de Kesh de former un monde uni. Les monteurs de circuit auraient déjà passé l’information aux anciens des autres villages. Elle s’était enfuie, mais pour elle la liberté n’était pas une délivrance.
Délivrance.
Le mot lui vint par le vent. Ce n’était même pas un mot ; elle ne l’avait jamais entendu auparavant. C’était une combinaison mélodique et étrange de syllabes qui n’avait aucun sens à son oreille. Et pourtant, son esprit le reconnaissait comme un concept familier : délivrance.
De manière instinctive, elle tourna son regard vers le pic mystérieux qui se noyait dans l’obscurité. Des lumières clignotaient dans les ténèbres, au pied de l’énorme montagne. Des feux ; mais pas les feux incontrôlés qu’elle avait vus au sommet de la montagne. Ces feux avaient été allumés.
Adari se releva, faisant tomber sa gourde par-dessus le rebord. Les Neshtovar ! Ils l’avaient suivi jusqu’ici, et ils avaient établi un camp ! Et au lever du soleil, ils la trouveraient ! Ils ne voudraient même pas savoir ce qu’elle avait vu au-dessus de la montagne, pas alors qu’elle avait aggravé son crime en osant voler sur le dos d’un uvak.
Une brise balayait la mer depuis la montagne. Fraîche, apaisante. Le mot se répéta :
Délivrance.
Un autre sentiment suivit, à la fois complexe et vigoureux :
Nous t’appartenons, tout comme tu nous appartiens.
Des larmes noires coulèrent le long des joues d’Adari, et elle s’approcha de l’uvak endormi. Le vent se leva de nouveau.
Viens à nous.
Elle avait eu tort de venir ici. Le ciel l’avait encouragé, mais aux yeux d’Adari, ça ne ressemblait à aucune délivrance.
Une odeur fétide la força à plisser le nez. Le ravin était sombre, mais il était clair que quelque chose d’horrible avait été brûlé là. Même les puits de soufre du sud ne sentaient pas aussi mauvais. Elle se tourna vers Nink, qui, de toute évidence, n’avait pas envie d’aller plus loin.
Tu es un animal sage.
Les feux en activité étaient droit-devant, visibles à travers les arbres qui couvraient le flanc de la falaise. L’air caressa sa peau tandis qu’elle grimpait sur le dos de Nink. Quelle que soit la chose qu’ils étaient en train de faire brûler, ce n’était pas ce qui se trouvait dans le ravin.
Dans la clairière qui s’étendait plus bas, Adari les vit enfin : une multitude de gens. Un attroupement aussi grand que lors de son audience finale. La seule différence était que ces gens étaient ressemblés autour de plusieurs feux de camp. Elle repensa aux Neshtovar qui devaient être en train de la guetter. Si c’était le cas, alors une arrivée à pied serait probablement plus appropriée. Elle tendit l’oreille pour distinguer leurs voix tout en s’approchant du campement sur ses propres jambes. Elle reconnut une voix, mais les mots étaient imperceptibles. Elle s’approcha davantage…
… et décolla entièrement du sol, fonçant vers un arbre. S’agitant dans tous les sens, Adari entra en collision avec l’arbre, s’effondrant à ses pieds, le souffle coupé. Des silhouettes se précipitèrent vers elle depuis l’obscurité. Se relevant péniblement, elle les vit ; leurs corps illuminés non pas par des feux, mais par des tiges d’énergie rougeâtre émanant de leurs mains, tout comme celui qu’elle avait vu précédemment. Elle trébucha sur une racine.
— Non !
Elle ne heurta pas le sol. Une force invisible la transporta à travers le dédale de silhouettes et la déposa violemment devant le feu de camp central. Se relevant de nouveau, dos aux flammes, elle observa l’avancée des spectres. C’était des gens, mais ils étaient différents d’elle. Ils n’étaient pas violet de peau, mais beige, marrons, rouges, et plus encore ; de toutes les couleurs qu’ils n’étaient pas censés être. Et certains visages n’étaient pas du tout comme le sien. De petits tentacules pendouillaient de certaines mâchoires rouges. Une silhouette large et lépreuse, deux fois plus grosse que les autres et avec un arrière-train aussi gros que celui de Nink, se tenait derrière eux, poussant des grognements gutturaux.
Adari hurla ; mais ils n’écoutaient pas. Ils étaient maintenant tout autour d’elle : hommes, femmes, et monstres, hurlant dans un langage inintelligible. Elle plaqua ses mains contre ses oreilles. Ça n’aida pas. Les paroles passaient au travers de ses mains. Elles creusaient son esprit.
Les coups d’épingle mentaux devinrent des coups de couteaux. Adari se mit à tituber. Les étrangers se jetèrent sur elle physiquement et mentalement ; poussant, éraflant, et fouillant. Des tas d’images traversèrent son esprit ; des images de ses fils, de sa maison, de son peuple ; de tout ce qu’était Adari, tout ce qu’était Kesh. Elle voyait encore leurs lèvres bouger mais la cacophonie résonnait dans sa tête. Des paroles, des paroles sans la moindre signification…
… qui, d’une certaine manière, commencèrent à se relier à des impressions familières. Tout comme celles qu’elle avait entendues dans la brise, les voix étaient étrangères, mais elle pouvait sentir les sons se mélanger pour former des pensées rationnelles.
Tu es là.
Il en existe d’autres. Il en existe d’autres.
Conduis-les ici.
Emmène-nous là-bas !
Conduis-les ici !
Adari se tourna – où est-ce que c’était tout Kesh qui venait de tourner ? Au-dessus d’elle, le groupe s’écarta comme pour laisser passer l’un d’entre eux. C’était une femme. D’une peau plus foncée que celles des autres, elle tenait dans ses bras un bébé qu’elle avait fermement enroulé dans un linge rouge. Mère, se dit Adari. Un signe d’espoir. De clémence.
Conduis-les ici ! Conduis-les ici ! Conduis-les ici !
Adari cria, se défendant contre les griffes invisibles qui l’entaillaient. Les autres se retenaient. Ce qui n’était pas le cas de la femme. Adari chancela. Elle crut voir les ailes nervurées de Nink, battant l’air pour s’envoler loin d’ici.
Une main surgissant de nulle part vint se poser sur l’épaule de la mère, l’empêchant de s’approcher davantage. Le vacarme dans l’esprit d’Adari s’évanouit. Elle leva les yeux et vit. Zhari Vaal ?
Non, réalisa-t-elle, tandis qu’elle concentrait son regard malgré les larmes. Une autre de ces silhouettes étrangement vêtues, mais trapues, comme son défunt mari. Elle avait jadis imaginé Zhari gisant au fond de l’océan, ayant perdu le riche éclat mauve de sa peau. Cet homme était plus pâle, mais sa tignasse de cheveux bruns et ses yeux rouges lui donnaient un air assuré et convaincant. Elle l’avait déjà vu, dans la montagne. Elle l’avait déjà entendu, dans le vent.
— Korsin, dit-il, communicant à la fois par l’esprit et la parole, d’une voix qui était aussi douce que celle de son grand-père.
Il se pointa lui-même du doigt.
— On m’appelle Korsin.
Les ténèbres la submergèrent.