CHAPITRE UN

— Hérétique !

— Moi aussi je suis contente de vous voir, Mère, dit Adari. Les enfants ont-ils été sages ?

La porte ne s’était pas entièrement refermée lorsqu’Eulyn déposa le cadet dans les bras d’Adari. L’aîné d’Adari surgit dans la pièce, s’accrochant à elle. Assaillie par quatre bras violets, Adari chancela jusqu’au mur, cherchant un endroit où elle pourrait déposer ses provisions. Les sacs en toile tombèrent sur le plancher en bois dans un bruit sourd.

— Hérétique ! D’après ton oncle, c’est comme ça qu’ils t’appellent, dit Eulyn. Il était là, ainsi que le voisin, Wertram, le tailleur. Et sa femme, également, et elle ne sort jamais de chez elle ! Huit personnes sont passées me voir aujourd’hui.

— Dans ce cas, je ne te conseille pas de regarder par la fenêtre, dit Adari. D’autres m’ont suivi jusqu’ici.

Eulyn repoussa l’aîné dégingandé d’un mouvement brusque de la jambe et tenta de sauver ses cheveux argentés que le cadet était en train de mordiller. Les femmes Keshiri ne portaient pas de cheveux courts, mais dans le cas d’Adari, c’était une carapace. En ce qui concernait son benjamin, ses cheveux ne seraient jamais assez longs.

— Est-ce que le civet est prêt ?

— Le civet ?

Eulyn retint son petit-fils d’un coup sec, et vit Adari se précipiter dans la cuisine. Eulyn était tellement contrariée que sa peau devint violette, presque comme celle de sa fille.

— Tu ne penses qu’au dîner ! Tu ne réalises donc pas ce qui se passe ici ?

— Je rentre du travail et c’est donc l’heure du dîner.

— Oh je t’en prie ! Toi ? Travailler ? Je sais très bien où tu vas !

Adari baissa les yeux vers le pot en argile rempli de viande et de légumes bouillis et poussa un soupir. Bien sûr que sa mère savait où elle avait passé sa journée. Tout le monde le savait. Adari Vaal, collectionneuse de roches et veuve d’un vaillant monteur d’uvak sur lequel beaucoup d’espoirs s’étaient reposés. Adari Vaal, ennemi du bien et de l’ordre, mère absente, et mauvais exemple pour les autres. Aujourd’hui, elle était allée témoigner devant le Neshtovar pour la troisième fois. Tout s’était passé aussi bien que les deux premières fois.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

— Ils jettent des cailloux sur la maison, dit Adari, revenant avec un bol fumant qu’elle posa sur la table. Reculant de quelques pas, elle ouvrit la porte de devant en grand et vit plusieurs projectiles rebondir sur le seuil. Elle referma la porte sans tarder. Une pierre située sous la crèche attira son regard. Elle tendit son bras musclé et écorché pour la ramasser.

— En voilà une jolie, dit-elle. Elle ne vient pas du coin.

Apparemment, Adari attirait l’attention des gens aux quatre coins de la planète. Elle devrait jeter un œil aux alentours, un de ces jours. Pourquoi monter des expéditions lorsqu’on avait tout un voisinage prêt à vous offrir des échantillons gratuitement ?

Adari s’agenouilla et rangea sa trouvaille dans son sac qui était déjà rempli de pierres de toutes les formes et de toutes les couleurs. Au-dessus, le fracas des cailloux devint plus lourd. Le cadet se mit à pleurer. Horrifiée, Eulyn écarquilla davantage ses grands yeux noirs.

— Tu entends, Adari ? demanda-t-elle. Ils s’attaquent au toit maintenant !

— En fait, c’est le tonnerre.

— Et c’est bien la preuve de ce que j’avance ! Les Êtres Célestes t’ont abandonné.

— Non, Mère, c’est bien la preuve qu’ils me protègent, dit Adari, mangeant debout. S’il pleut, la foule ne pourra pas mettre le feu à la maison.

Il y avait peu de chances que ça arrive. La veuve d’un Neshtovari bénéficiait d’une protection, et il était donc peu probable qu’elle meure dans une émeute. Cependant, aucune loi n’empêchait les gens de faire de sa vie un enfer, et étant donné qu’elle avait commis un crime à l’encontre des Neshtovar eux-mêmes, aucune autorité les en empêcherait. En fait, les petites démonstrations comme celle-ci étaient bénéfiques pour l’ordre public.

Adari jeta un œil au jardin. Aucun jet de pierre à signaler. Simplement l’uvak, faisant ce qu’il avait fait toute l’année : occuper la quasi-totalité de l’espace et emplir l’air d’une odeur fétide. Ses yeux émeraude et reptilien s’ouvrirent suffisamment longtemps pour que la créature lui adresse un regard hostile. Ses ailes à la peau tannée s’agitèrent, ratissant les parois de l’enclos. La bête ne craignait pas la pluie, mais le bruit en provenance de la rue perturbait son sommeil royal.

Les uvaks sans monteurs étaient paresseux et agressifs, mais Nink n’avait jamais apprécié son ancien cavalier. C’était la chose qu’Adari méprisait le plus, mais il faisait partie de la maison. Dans un certain sens, la maison lui appartenait.

En des temps plus reculés, lorsqu’un Neshtovari – un monteur d’uvak – mourait, la communauté massacrait également la famille du défunt. Cette pratique avait cessé d’exister au moment où les Neshtovar avaient permis de rejeter la tradition d’une manière pratique. Les uvaks étaient précieux, capricieux, et attachés à leurs monteurs ; la plupart du temps, les confier aux familles des monteurs décédés était la seule chose qui les empêchait de devenir fous et qui leur permettait d’intégrer le marché de la reproduction. Sans oublier l’effet qu’ils avaient eu sur la reproduction Neshtovar, pensa Adari d’un air rêveur. Par le passé, lorsque la mort était dans le tableau, les monteurs perdaient toute vie sociale. Mais depuis, tout avait changé, et les monteurs d’uvaks étaient devenus des reproducteurs prisés dans la société Keshiri.

Adari n’avait pas cherché Zhari Vaal. Ce qui l’intéressait, c’était les roches ; Zhari leur ressemblait sur un point : le manque de conversation. En l’espace de neuf ans, il lui avait donné des enfants stupides, une description qui lui semblait moins sévère que charitable. Elle les aimait beaucoup, mais ils ne semblaient pas être plus gentils ou plus intelligents que leur père. La bêtise était héréditaire. Elle, trop stupide pour s’être enfuie ; lui, eh bien, c’était Zhari Vaal. Le « jeune monteur au cœur vaillant des Neshtovar sur lesquels tant d’espoirs reposaient » – c’était ce qui avait été dit lors des funérailles – avait maltraité Nink bien trop souvent. Par un beau matin, la bête avait emmené Zhari loin au-dessus de l’océan et l’avait fait tomber sans manières. Adari était persuadée d’avoir vu une étincelle de satisfaction dans les yeux verts et luisants de la créature lorsqu’elle était rentrée à la maison. Elle ne s’était jamais entendue avec Nink auparavant, mais au moins, aujourd’hui, elle faisait preuve de respect à son égard. Lorsqu’il s’agissait de Zhari, l’uvak en savait bien plus qu’elle.

Elle savait que la faute ne lui revenait pas entièrement. La querelle avait été provoquée par des années de lobbying de la part d’Eulyn, qui cherchait à élever sa famille dans la société Keshiri. Seuls les hommes devenaient des monteurs, mais la propriété Keshiri était transmise par héritage. Aujourd’hui, l’uvak et la maison en bois appartenaient à Adari et à sa mère, alors que leurs voisins vivaient encore dans des huttes faites de pousses d’hejarbo. Eulyn en étaient ravie et Adari était contente de laisser ses enfants à Eulyn. Adari avait fait son devoir ; les Keshiri avaient progressé grâce à une autre génération. Elle pouvait maintenant se concentrer sur quelque chose d’important.

Encore fallait-il qu’ils la laissent faire.

— Je dois repartir, dit-elle, empêchant son plus jeune fils de saccager la table. L’audience de l’après-midi avait duré longtemps, et une session du soir était susceptible d’avoir lieu – un événement sans précédent.

— Je savais que tu ferais quelque chose dans ce genre, dit Eulyn, son regard perçant celui de sa fille. J’ai toujours dit que creuser la terre ne t’apporterait rien de bon. Et maintenant tu te disputes avec les Neshtovar ! Pourquoi faut-il toujours que tu aies raison ?

— Je ne sais pas, Mère. Mais c’est une chose avec laquelle je vais devoir vivre, dit Adari, tendant le bambin à sa mère.

Sa tunique était tâchée, mais elle n’avait pas le temps de se changer.

— Arrange-toi pour que Tona et Finn dorment cette nuit. Je reviens plus tard.

Elle ouvrit doucement la porte et découvrit que la pluie avait dispersé la foule. Sur Kesh, le confort supplantait la conviction. Mais les pierres, qui se comptaient par douzaines, étaient toujours répandues sur le perron. Si les audiences s’éternisaient, elle n’aurait plus besoin de faire des recherches sur le terrain durant la saison – tout ce dont elle avait besoin serait sur le pas de sa porte.

Peut-être devait-elle faire de ses offenses aux Êtres Célestes une tradition annuelle.

— Nous parlions des pierres de feu, rappela Adari au chef des Neshtovar.

— Vous parliez, dit Izri Dazh. Je n’accepte pas de tel terme.

Le vieux monteur et haut conseiller arpentait péniblement le Cercle Eternel, une place sur laquelle une gigantesque colonne servait de cadran solaire géant. Adari parcourut les alentours du regard. Une autre belle soirée dans un endroit où tous les soirs se ressemblaient. C’était chaque jour la même chose à l’intérieur des terres : une après-midi marquée par une brève averse, puis une brise fraîche qui soufflait toute la nuit. Mais maintenant, la moitié du village avait renoncé à ses véritables distractions pour regarder un homme chauve au visage exsangue harceler une jeune femme.

— Il n’y a pas de pierres de feu, dit-il, faisant un geste en direction des roches cramoisies qui étaient posées sur un piédestal situé à côté de la colonne centrale.

— Les pierres que tu vois ici sont tout à fait normales sur Kesh. Les versants de colline en sont recouverts.

Adari toussa.

— T’as quelque chose à dire ?

— Il ne vaudrait mieux pas.

Adari observa la clairière de sable puis parcourut la foule du regard. À quoi bon ? Personne ne l’écouterait. Pourquoi vouloir empirer les choses…

Elle lança un autre regard vers Izri. Ce monstre était l’homme qui avait fait l’éloge de Zhari. Et puis pour qui est-ce qu’il se prenait ? Quel intérêt avaient les Neshtovar à dire à tout le monde quoi penser simplement pour convaincre un groupe d’animaux paresseux de leur servir de moyen de transport de temps à autres ?

Très bien, pensa-t-elle en se levant. Voilà deux pierres qu’on ne jettera pas sur ma maison.

Elle saisit l’une des pierres posées sur le piédestal.

— En fait, si. Les savants de Kesh ont collecté des roches aux quatre coins de ce continent. Tout ce que nous trouvons, nous le répertorions. Nous le comparons. Cette roche vient du pied de la Cime Sessal, sur la côte sud.

La foule se mit à murmurer. Tout le monde connaissait la cime fumante de Sessal, grondant et bouillonnant à la lisière de la civilisation. Il fallait être fou pour aller chercher des roches là-bas !

— La Cime a créé cette roche à partir des flammes. Et ceci, dit Adari en ramassant l’autre roche, a été trouvé à l’extérieur du village, enseveli sous le lit de la rivière.

Les roches étaient identiques.

— Or, les montagnes entourant notre plateau ne sont pas des volcans – elles ne crachent pas de fumée – du moins, pour le moment. Mais le fait que cette roche soit présente ici-même suggère que les montagnes ont jadis été des volcans. En fait, tout ce continent pourrait bien être la création de ces anciens volcans.

— Hérétique !

— Est-ce que ma mère est là ?

Adari tendit son cou pour balayer la foule du regard. Quelqu’un ricanait.

Izri lui ôta les roches des mains et arpenta le périmètre de la foule.

— Tu dis que ces roches proviennent… du sous-sol, dit-il, crachant ses mots. Et qu’elles ont créé ce que Kesh est aujourd’hui.

— D’hier à aujourd’hui. Les volcans cracheurs de feu ont toujours donné naissance à la terre.

— Mais tu sais que Kesh est la création des Êtres Célestes, dit Izri, pointant sa cane dans sa direction. Kesh est parfaite !

Elle le savait ; chaque enfant le savait. Les Êtres Célestes étaient des êtres supérieurs vivant dans les cieux ; sur Kesh, c’était la chose qui se rapprochait le plus des dieux. En fait, il y avait bien quelque chose de plus proche : les Neshtovar, les fils autoproclamés des Êtres Célestes ; c’aurait très bien pu être eux les Êtres Célestes, pour ce que le peuple de Kesh en savait. La foi Keshiri était verticale ; plus haut signifiait plus puissant. Ceux qui étaient élevés dans la société étaient vénérés. C’était le groupe de monteurs d’uvak d’Izri qui, il y a bien longtemps, avait rapporté des hauts pics océaniques la sagesse de la grande bataille de la création. Chevauchant d’imposants uvaks en cristal, les Êtres Célestes avaient livré bataille dans les étoiles pour combattre l’Autre Côté. La bataille dura une éternité. Malgré les blessures qu’il avait infligées aux Êtres Célestes, l’Autre Côté fut vaincu. Des gouttes de sang des Êtres Célestes se déversèrent dans les océans noirs tumultueux, formant la terre qui donna naissance au peuple Keshiri.

Adari s’émerveillait devant la biologie de cette race gigantesque au sang sablonneux – mais les Neshtovar avait une notion de la chose bien particulière : les quelques cartes du continent Keshiri étaient si crasseuses qu’on aurait dit que l’un des enfants d’Adari avait renversé quelque chose dessus. De longues péninsules s’étendaient dans toutes les directions depuis un amas de plateaux, formant suffisamment de littoraux et de fjords gigantesques – et souvent impraticables – pour que les Keshiri puissent s’adonner à la pêche. En amont des nombreuses rivières qui s’entrecroisaient sur les plateaux, des fermiers rapportaient davantage de récoltes en cultivant les sols riches. Le peuple Keshiri était à la fois vaste et bien nourri.

En ce qui concernait l’Autre Côté, Adari pensait que les Neshtovar ignoraient une faille. La phrase qui disait « Celui qui osait s’opposer aux Êtres Célestes » signifiait la mort, le feu, la rébellion – peu importait l’ordre – lorsqu’il ne prenait pas forme mortelle selon les besoins du conteur. L’Autre Côté se situait « en-dessous, » – un autre élément présent dans le message de la croyance verticale. Et c’était là tout ce qu’il y avait à dire. Étant donnée la dévotion des anciens à l’égard des Êtres Célestes, Adari était surprise qu’ils n’aient pas déjà jeté l’interdit sur la personne ou la chose qu’était l’Autre Côté. Mais alors, s’ils l’avaient fait, ils auraient trouvé un nom plus approprié.

Ce qui n’empêchait pas Izri de l’invoquer à plusieurs reprises tandis qu’il pestait contre elle.

— Tes paroles glorifient l’Autre Côté, Adari Vaal. C’est la raison pour laquelle tu es là. Tu es là pour prêcher.

— Pour enseigner !

— … pour cracher vos mensonges à vos acolytes à propos de la Grande Bataille !

— Mes acolytes ? Ce sont des élèves !

Elle scruta la foule à la recherche de visages familiers. Ses élèves avaient filés à l’anglaise la veille du jour où les choses avaient tourné au vinaigre, mais certains parents étaient là.

— Vous, Ori Garran ! Vous avez envoyé votre fils chez les savants parce qu’il était incapable de travailler au moulin. Et Wertram, votre fille. Vous tous ici, à Tahv, croyez-vous vraiment que le village va tomber dans un précipice parce que j’ai parlé de roches à vos enfants ?

— Cela pourrait très bien arriver !

Izri saisit sa canne près de la colonne et l’agita.

— Cette terre est une partie des Êtres Célestes. Penses-tu vraiment qu’ils ne t’entendent pas ? Quand le sol tremble, quand les volcans crachent le feu… c’est un acte de sympathie en accord avec leurs souhaits. Qui étaient qu’on les honore, et que l’on voue une haine absolue envers l’Autre Côté !

Encore la même rengaine.

— Je sais que c’est ce que vous croyez, dit Adari d’une voix calme. Je ne prétends pas savoir quelles sont les forces qui font tourner ce monde.

— C’est évident !

— … mais si de simples remarques désobligeantes suffisaient à faire trembler le monde, Kesh serait victime de séismes à chaque fois qu’un mari et sa femme se querelle !

Elle prit une profonde inspiration.

— Il est certain que les Êtres Célestes ont des affaires plus importantes à régler que d’arbitrer nos petits désaccords. Je sais que c’est le cas.

Le silence. Adari regarda autour d’elle. Les regards noirs qui s’étaient tournés vers elle à son arrivée s’étaient tous détournés. Cette fois, elle avait gagné quelques partisans. Peut-être pas assez pour conserver son travail, mais suffisamment pour qu’elle continue de collecter.

Toutes les têtes se tournèrent en direction de l’Ouest, vers les Montagnes Cetajan. Dépassant de la surface de l’océan, la chaîne de montagnes offrait au village de Tahv certains de ses plus beaux couchers de soleil. Mais aujourd’hui, c’était des flammes qui jaillissaient du pic montagneux lui-même. Une colonne de cendres ardentes s’élevait du sommet.

Ça n’avait aucun sens. Adari aida Izri à se relever.

— C’est… c’est un pic de granite, dit-elle au-dessus du vacarme. Il n’est pas volcanique !

— Il l’est maintenant !