CHAPITRE VI
Caché dans l’ombre d’une porte cochère, Butch avait observé Rollo descendant de sa voiture pour aller chez le docteur Martin.
Butch avait, lui aussi, entendu parler du journal du docteur et il se rendit bientôt compte du danger que pouvait lui faire courir un tel document. Il s’en alla tout de suite chez le docteur. Il était arrivé une minute après Rollo et, maintenant, il était planté là, sous ce porche, la main sur son « Luger » et il essayait de prendre une décision. De toute évidence, la meilleure chose à faire serait de saisir le journal dès que Rollo sortirait avec le cahier. S’il agissait ainsi et que le journal en question ne contienne aucune allusion à Celie et à lui-même, c’en était fait de son boulot avec Rollo. De plus, il y avait des chances pour que Rollo ne lui abandonne pas le journal sans résistance. Il lui faudrait tuer Rollo et, en dépit de l’urgence et du danger qu’il courait, cette pensée le faisait reculer. Une fois Rollo tué, il faudrait descendre Long Tom. Et Long Tom n’était pas un imbécile. Lui aussi avait son pétard ; avant que Butch ait fait l’affaire de Rollo, il y avait de grandes chances pour que Long Tom lui fasse la sienne, à lui Butch. Pendant qu’il monologuait de la sorte, Rollo sortit de la maison et remonta dans sa voiture. Butch fit un bond en avant, mais trop tard ; la grosse bagnole quitta la cour et tourna dans New Bond Street.
Jurant à voix basse, Butch bondit à sa propre voiture qu’il avait garée plus loin et prit Long Tom en filature. Quelques minutes après, il était certain que Rollo allait chez Gilroy. « Mais pourquoi ? » se demandait Butch en stoppant sa voiture dans une petite rue transversale, à quelques mètres de Greek Street. Il courut vite au coin de la rue et arriva juste à temps pour voir l’énorme Rollo disparaître dans Athens Court. Il se dissimula derrière une porte cochère et attendit.
Il ne fallait pas perdre Rollo de vue un seul instant. Il savait que Rollo ne reculerait devant rien pour faire main basse sur l’argent de Weidmann. Trois millions de livres. C’était une somme formidable, inouïe ! Le visage chafouin de Butch grimaçait à la pensée de tout ce qu’il pourrait se payer avec tant d’argent. Sa foi dans la capacité de Rollo était absolue. S’il n’y avait qu’un moyen de retrouver le fric, eh bien ! ce moyen-là, Rollo le découvrirait, sans aucun doute. Rollo en possession de la galette, ma foi, Butch la lui chaufferait tranquillement, et voilà ! Il eut une grimace gênée. Il faudrait prendre des précautions, par exemple. Rollo était dangereux. Si Butch lui laissait la moindre chance, il savait qu’il aurait vite l’occasion de le regretter. Dès qu’il aurait la certitude que Rollo avait l’argent, il faudrait le descendre en vitesse. Il n’avait aucun autre moyen de régler l’affaire : l’enjeu était trop fort.
Mais que faisaient donc Rollo et Gilroy ? Butch longea le mur dans l’ombre pour apercevoir Long Tom sortir de la voiture et allumer une sèche. Donc, Rollo serait là-haut pour un bon moment encore. Long Tom faisait les cent pas auprès de la voiture. Il jetait un coup d’œil chaque fois qu’il passait devant Athens Court, on eût dit qu’il avait hâte de voir Rollo de retour.
Une demi-heure s’écoula avant que Rollo apparaisse au bout de l’impasse. Il parla un instant à Long Tom, puis ils rentrèrent tous les deux dans la voiture.
Encore une fois, Butch retourna en courant à sa voiture et suivit le feu rouge de la voiture de Rollo tout le long de Shaftesbury Avenue, puis dans Piccadilly. Est-ce qu’il irait chez Celie ? se demandait Butch. Ou bien commençait-il à faire la chasse au cadavre de Cornélius ?
Rageusement, il agrippa le volant. Il ne savait pas où trouver Cornélius, mais il avait la certitude que Rollo avait une combine quelconque. Le machiavélisme de Rollo énervait Butch qui savait bien ne jamais être de force avec lui. Il pensait courir son unique chance de s’emparer de la fortune de Weidmann en restant près de Rollo. Si Rollo n’arrivait pas à découvrir le cadavre, personne d’autre ne le trouverait jamais.
Décidément, Rollo n’allait pas voir Celie. La voiture venait de filer devant l’hôtel Berkeley, et continuait maintenant dans Park Lane. Est-ce qu’il tournerait dans Shepherd Market ? Non, la voiture allait toujours, mais elle ralentissait. Butch passa en seconde, et marauda à l’arrière, le pied tout près du frein. La voiture de Rollo tourna dans Hyde Park puis stoppa. Butch eut à prendre une décision rapide. Il alla jusqu’à Park Gates puis s’arrêta quelques centaines de mètres plus loin. Laissant là sa voiture, vite, il revint sur ses pas jusqu’à un endroit où il pouvait surveiller la voiture de Rollo. Personne n’était sorti. Butch pouvait distinguer les silhouettes de Rollo et de Long Tom. Le premier fumait un cigare, dont l’extrémité pourpre brillait dans l’obscurité.
Pendant quelques minutes, Butch observa la voiture, puis, comme ni Rollo ni Long Tom ne bougeaient, il commença à trouver le temps long.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien mijoter là tous deux ? Ils ne se parlaient même pas. Long Tom en effet était effondré derrière le volant, et semblait prêt à s’endormir. Butch se faufila plus près encore. Peut-être attendaient-ils quelqu’un ? Mais qui ? Furieux, il serra les poings. Il ne pouvait pas rester là dans Park Gates, les bras ballants. Un Hic viendrait et commencerait à poser des questions. Il lui faudrait entrer dans le parc et se cacher, afin de pouvoir surveiller Rollo, sans risquer d’être vu.
Il s’assura que Rollo ne regardait pas de son côté puis il se faufila dans le parc, et restant dans les coins obscurs, loin de la voiture en stationnement, il marcha doucement sur le gazon jusqu’à un bouquet d’arbres voisin. Il s’installa sur l’herbe de façon à ne pas être vu de la voiture et attendit.
La nuit était belle, très chaude. La lune, pareille à un disque fauve dans le ciel sans nuage, projetait de lourdes ombres. Au loin, l’horloge de Big Ben sonnait une heure avec les vibrations d’un coup de gong, et Butch, mal à l’aise, trépignait sur place et bâillait.
Combien de temps lui faudrait-il encore poireauter ? se demandait-il avec irritation. C’était bon pour Rollo de rester là, confortablement assis dans sa voiture, mais lui…, que diable pouvait-il bien attendre ?
Cependant, Rollo continuait à fumer son cigare. Il avait ouvert la vitre de la portière et Butch pouvait apercevoir la fumée monter en volutes dans l’air paisible de la nuit. Il pouvait même sentir la forte odeur du tabac qui lui donnait bien envie de fumer lui aussi.
Les minutes passèrent lentement. Soudain, Rollo ouvrit la portière de la voiture et sortit. Il secoua l’amas de cendres blanches de son cigare et regarda en tous sens l’avenue du Parc, éclairée par la lune. Il y avait encore quelques taxis filant à toute allure dans le parc et quelques noctambules dans la rue qui lui faisait suite. La nuit était si belle que Londres n’avait pas envie de s’endormir. Rollo jeta un coup d’œil sur sa montre ; il était une heure et dix minutes. Il n’avait pas la moindre idée du temps qu’il devait passer là à attendre, mais il pressentait vaguement que Gilroy, d’une façon ou d’une autre, s’arrangerait pour lui envoyer l’objet de son attente. Il avait promis que la jeune fille viendrait et Rollo le croyait. De plus, autant lui faire confiance, puisque aucune autre solution ne s’offrait à lui par ailleurs. Si la jeune femme ne venait pas, eh bien, comment diable pourrait-il trouver le cadavre de Cornélius ?
Il s’assit sur le marchepied de la voiture, et commença à lire le journal du docteur. Ce faisant, il sentait monter en lui une envie irrésistible de se venger de Celie. Avec impatience il ferma le livre en s’assurant qu’il ne contenait pas d’autre allusion à Butch ou à Celie et le remit dans sa poche.
Il retira son cigare de ses lèvres charnues, et, pensivement, il en contempla le bout allumé. Oui, ce serait une volupté que d’organiser le châtiment de Celie et de Butch. Il prendrait son temps. Cela en valait la peine. Même si la chose lui prenait une semaine ou plus, eh bien, il aurait la patience voulue. Ce qu’il aurait aimé, naturellement, c’est aller de suite chez Celie et la battre. Ses grosses mains se crispèrent. Il savait bien que s’il se mettait à dérouiller Celie, ce serait sa mort. La méthode serait primitive, dangereuse, mais quelle revanche ! Il haussa ses larges épaules et chassa l’idée de son esprit. Non vraiment, le moyen était par trop primitif, et le plus grave, c’est qu’il était dangereux. Il n’avait pas la moindre envie d’être pendu à cause de ces deux-là. Sa grosse figure se plissa de dégoût. Quelle pensée désagréable ! Un homme de sa taille et de sa corpulence, au bout d’une corde ! Mal à l’aise, il agita les mains. Rien que le soubresaut pourrait rompre la corde, ou, pis encore, lui arracher la tête.
Il se leva et se mit à faire les cent pas. Il avait la sensation vague d’être épié, mais, après avoir soigneusement examiné les alentours sans distinguer personne, il se dit qu’il était victime de son imagination surexcitée.
Long Tom passa la tête par la fenêtre de la voiture.
— C’est-y qu’on va poireauter là encore longtemps ? demanda-t-il en grognant. Ça ferait mon affaire de me pagnoter, pendant une bonne nuit, savez, patron ! Alors, on peut pas rentrer chez nous, non ?
La voix grêle atteignit Butch qui grimaça amèrement. Lui aussi aimerait bien aller roupiller, mais il n’était pas question de lâcher Rollo une seule minute.
— Ferme-la, on va peut-être passer la nuit ici, grogna Rollo à l’adresse de Long Tom, sur un ton réprobateur.
— Ah ben, mince alors !
Et Long Tom gémit, tandis qu’il se renfonçait dans son siège. Il ferma les yeux et s’efforça de somnoler.
Son cigare une fois terminé, Rollo se réinstalla dans la voiture. Il se sentait alourdi par la fatigue, mais savait qu’il ne pouvait plus se payer le luxe d’un petit somme. Gilroy avait affirmé qu’elle viendrait et il ne voulait la manquer à aucun prix.
Il était presque deux heures et quart, au moment où Susan fit irruption dans le parc. Butch fut le premier à l’apercevoir, il faillit bondir, mais se contint juste en temps voulu. Rapidement, il observa la voiture de Rollo. Ce dernier avait déjà ouvert la portière, et descendait de voiture. Dans son énervement, il avait flanqué un grand coup de coude à Long Tom qui l’envoyait mentalement à tous les diables.
De leurs points d’observation respectifs, les trois hommes examinaient Susan avec la plus vive attention. Elle marchait d’un pas raide dans le parc, mais, dès qu’elle fut près de la voiture de Rollo, elle s’arrêta net.
Rollo la dévisagea avec insistance. Le clair de lune éclairait ses traits et il pouvait distinguer nettement la fixité des yeux et le manque absolu d’expression. Elle le regardait sans le voir, et après un instant de gêne, il se rendit compte qu’elle ne se doutait pas d’une présence étrangère en face d’elle.
— Regarde-la, murmura-t-il à Long Tom. Elle marche comme une somnambule.
— Par exemple ! s’exclama ce dernier en s’extirpant de la voiture. Pourquoi qu’elle fait ça ?
Rollo ne l’écoutait pas. Tout à coup, il se sentit réveillé : « C’est le Vaudou, pensa-t-il. Vraiment, cela veut dire quelque chose après tout ! » Il comprit alors que là-bas, de son appartement solitaire d’Athens Court, Gilroy avait, par sa seule volonté, obligé cette fille à venir de chez elle jusqu’à l’endroit où il se trouvait, lui Rollo. Cette seule pensée le heurtait et l’énervait à la fois.
— Tais-toi ! fit-il en levant la main.
Ses yeux restèrent rivés sur Susan.
Elle demeura ainsi, pendant quelques instants et puis fit brusquement volte-face et se mit à marcher rapidement d’un pas à la fois raide et furtif dans la direction des portes du parc.
— Viens, laisse la voiture ici. Il ne faut pas la perdre de vue, intima Rollo à Long Tom.
Sans attendre, ce dernier se mit à suivre Susan. Les choses se passaient ainsi que l’avait prédit Gilroy. Il savait maintenant que Susan le menait auprès du cadavre de Cornélius. Il était énervé au point de ne pas agir avec le luxe de précautions dont il avait coutume de s’entourer. Rien ne l’intéressait plus maintenant que la chance qu’il allait bientôt avoir, celle de mettre la main sur une somme de trois millions de livres sterling. Rien au monde ne comptait plus et il en oubliait sa propre sécurité.
Mais Butch, lui, pensait bien autrement ! S’il avait su que Susan allait l’emmener près du cadavre de Cornélius, il aurait peut-être eu plus d’insouciance, mais tout ce qu’il savait, pour le moment, était que cette jeune femme, jusqu’ici mortellement effrayée par Rollo, venait inopinément le retrouver, que tous deux allaient ensemble quelque part… Il présumait, naturellement, que cette promenade nocturne avait quelque rapport avec l’argent de Weidmann, mais il ne se doutait pas le moins du monde que le dénouement était si proche. Avant de quitter sa cachette, il s’assura que personne ne rôdait alentour et ne le voyait partir.
Comme il en avait presque la certitude, il s’arrêta net. Au loin, il pouvait distinguer la silhouette mince de Susan qui se dirigeait vers Constitutional Hill. À quelques mètres encore se trouvait une autre silhouette qui venait de surgir de l’ombre. Butch en eut froid dans le dos. Il avait reconnu la haute silhouette à la belle carrure du sergent détective Adams. Butch s’était fait un devoir de connaître tous les policiers de son district et il pouvait se vanter de pouvoir les repérer à toute heure du jour et de la nuit.
Machinalement, sa main saisit le Luger, mais dès qu’il sentit le canon glacé de l’arme entre ses doigts, il se rendit compte à quel point une telle initiative serait inutile et dangereuse. Furtif comme une ombre, il quitta sa (cachette et fila Adams. Sa réaction immédiate fut d’avertir Rollo que ce flic était à ses trousses, mais comment faire ? Puis il décida que ce serait sans doute une bonne affaire si le Hic coffrait Rollo. Cela lui donnerait à lui Butch une chance de ficher le camp avec le fric. La futilité de son plan lui apparut bientôt. Il ne savait pas où était cet argent et lorsque Rollo le découvrirait, Adams lui aussi saurait où il était. Il pinça les lèvres. Donc, il allait avoir à descendre Rollo et Long Tom et en plus de cela Adams. Voilà toute une affaire qui devenait, non seulement dangereuse, mais presque impossible.
Rollo, pendant ce temps-là, suivait Susan sans se douter de la présence d’Adams. Elle venait de dépasser le palais de Buckingham et elle se dirigeait vers Sloane Square. Les rues étaient maintenant désertes et Rollo et Long Tom ne se souciaient même pas de cacher le fait qu’ils suivaient la jeune fille.
Adams avait tout de suite reconnu Rollo. La vue de sa haute silhouette massive lui avait donné un battement de cœur. Si Rollo avait quelque chose à voir dans cette histoire, et la chose était bien évidente, eh bien, cela semblait promettre à Adams l’affaire qu’il attendait impatiemment.
De temps à autre, Adams se retournait afin d’être certain qu’il n’était pas suivi, mais Butch était expert à ce jeu-là. Il se faufilait dans l’ombre, invisible dans son costume noir et son chapeau noir. Il longeait les murailles, allait d’une entrée de boutique à l’autre en prenant bien soin, lorsqu’il arrivait au coin des rues, de ne pas se montrer.
Et ils allaient toujours ; il semblait à Rollo que Susan continuerait à marcher des journées entières. Son grand corps se courbait et il transpirait à grosses gouttes tandis qu’il se traînait à la poursuite de Susan. Jamais il n’avait tant marché ; aussi le confort de sa voiture lui manquait-il et Long Tom, qui tirait la jambe à son côté, était secrètement réjoui à la vue de son épuisement.
— Ça, pour aimer la marche, ben, elle l’aime, la marche, patron ! Nom de d’nom, à cette vitesse-là, elle sera à Brighton en moins de deux ! murmura-t-il, absolument incapable de se contenir plus longtemps.
Rollo eut un grognement furieux. Si elle marchait jusqu’à Brighton, il la suivrait. S’il devait marcher à quatre pattes et ramper, il le ferait. Est-ce qu’elle ne le menait pas vers les trois millions de livres sterling ?
— Holà ! v’là qu’elle s’arrête encore ! fit Long Tom.
Rollo se rejeta dans l’ombre avec Long Tom à sa suite. À vingt pas de là, Adams se mit rapidement sous une porte cochère, et à dix pas derrière, Butch s’aplatit contre un mur.
Susan avait stoppé. Elle hésita un petit moment et disparut dans l’impasse.
— C’est là.
Rollo s’avança rapidement derrière elle.
Il courut presque jusqu’au bout de l’impasse. Mais lorsqu’il se fut assuré que c’était un cul-de-sac, il se retourna vers Long Tom.
— Va vite chercher la bagnole. En vitesse. Pas un instant à perdre. Je me débrouillerai avec elle, mais il nous faut la bagnole.
Long Tom commença à grogner :
— Ben quoi, faut qu’je marche jusqu’là-bas ? Ça fait rien, v’n’avez pas de cœur, patron. Mes guibolles m’font un mal de chien.
— Obéis, et en vitesse, ordonna Rollo avec, dans ses petits yeux, une lueur de méchanceté.
— On y va.
Et Long Tom revint sur ses pas en suivant le même chemin. Adams le vit bien, mais comme il n’avait pas le temps de se dissimuler, il continua sa marche dans la direction opposée, tête basse et les mains dans les poches. Long Tom ne s’intéressait pas à la police. Il n’avait pas étudié son personnel, à l’instar de Butch, aussi passa-t-il auprès d’Adams sans même lui jeter un coup d’œil.
Butch se rencogna sous une porte cochère en voyant Long Tom se rapprocher. Fallait-il prévenir Long Tom au sujet d’Adams ? Est-ce qu’il allait revenir avec lui et liquider Adams puis aider Rollo ? Il hocha la tête. Il ne pouvait pas faire confiance à Long Tom. C’était un type à Rollo. Si Rollo connaissait sa liaison avec Celie, il supprimerait la part de Butch. Non, il valait encore mieux être débarrassé de Long Tom et puis régler le compte d’Adams et celui de Rollo ensuite.
Long Tom avait dépassé Butch et disparaissait rapidement. Butch jurant entre ses dents, regarda dans la rue. Rollo et Adams avaient disparu. Il se mit à courir et arriva aux abords de l’impasse. Personne. Prudemment, il descendit la ruelle étroite et sombre, puis arriva devant une porte. Il écouta, mais aucun bruit ne lui parvint. Il mit doucement la main sur la poignée de la porte qui s’ouvrit à la poussée. À pas de loup, il se glissa dans la maison faisant passer son revolver de sa poche à sa main. Il écouta encore. Cette fois, il entendit au-dessus de sa tête un bruit de pas lourds. Rollo était en haut. Mais où était passé Adams ? Il écouta, n’entendit rien et se glissa plus loin, dans le couloir. Derrière lui, la porte d’entrée se ferma doucement.
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Jack Fresby rentra chez lui et mit son melon au porte-manteau. Il bâilla et alla jusqu’à son petit salon. Il était tout courbatu par l’effort qu’il avait fourni en transportant cette énorme malle. Après la fuite de Susan, il était revenu et avait transformé Cornélius à souhait. Besogne macabre, pour sûr, mais s’il voulait faire une bonne opération, point besoin de laisser quiconque découvrir le cadavre avant que lui, Fresby, ne soit disposé à négocier l’affaire à sa guise.
Il alla dans la cuisine mettre la bouilloire à chauffer. La petite maison était tranquille. À part la femme de ménage qui venait tous les jours, personne ne fréquentait Fresby. Cela faisait plus de cinq ans qu’il vivait seul ; il s’était habitué à s’occuper de tout lui-même. Il n’était pas d’un naturel sociable. Heureusement pour lui, la maison voisine était sans locataire et de l’autre côté il y avait des terrains vagues en lotissement. La seule compagnie qu’eût Fresby était celle d’un chat roux maigre qui venait justement de sauter par la fenêtre ouverte et qui commençait à faire la navette entre ses jambes.
— Te voilà, dit Fresby en le regardant affectueusement. Je t’ai apporté quelque chose de bon. Un morceau de poisson. C’est ça qui fera ton affaire, pas vrai ?
Le chat eut un miaulement rauque et s’étira de tout son long corps maigre jusqu’à atteindre la hauteur de la table de cuisine. Machinalement, Fresby lui gratta la tête et prit dans un placard un petit paquet dans du papier journal. Il donna au chat son poisson et se rinça les doigts sous le robinet. Ce faisant, il réfléchissait au sujet de Rollo. Que faire ? Contacter Rollo et lui dire qu’il savait où se trouvait le cadavre ? C’était la solution directe. Il faudrait que Rollo paie cher le renseignement. Alors, il aurait voulu savoir quel prix Rollo attachait à ce cadavre. Mettons une centaine de livres, ou bien même, deux mille, peut-être ! Il hocha la tête. Non, c’était trop fort. Allons, dans les cinq cents. Un chiffre raisonnable, quoi !
Il s’essuya les mains tandis que le chat déchiquetait son poisson avec une volupté évidente. Allons, il ferait bien de ne pas perdre trop de temps. Il fallait voir Rollo cette nuit même. Il fit la grimace car il se sentait très fatigué. Cela ne lui disait rien d’aller jusqu’au Shepherd Market. Il n’avait qu’à téléphoner. Mais oui, c’était la meilleure solution. Il se ferait une tasse de thé, puis irait jusqu’à la cabine téléphonique au coin de sa rue.
Tandis que l’eau se mettait à bouillir, il ramassa une tasse et une soucoupe et se mit à faire du thé. Il apporta le tout dans le petit salon et s’effondra dans le grand fauteuil. Les ressorts gémirent sous son poids, mais à vrai dire, ce soir, il n’avait cure de l’usure progressive de son mobilier. Avec cinq cents livres, il pourrait quitter le pays. C’était son plus cher désir, depuis l’affreuse nuit où il avait traîné le cadavre de Véra Small jusqu’à la cave, où il l’avait enterrée. Il se mit à siroter son thé. Pas la peine de penser à cela, se disait-il. Cela ne servait à rien. Il valait mieux penser à autre chose. Il évoqua Susan et ses grosses mains flasques s’engourdirent. Penser qu’elle avait été seule avec lui dans cette maison vide. Quelle folie d’avoir raté une si belle occasion. Personne ne l’aurait entendue crier. Il aurait pu lui arriver n’importe quoi, elle n’aurait jamais osé se plaindre, surtout maintenant, avec ce qu’il savait de Cornélius. Mais qu’est-ce qui lui prenait donc ? Il y a un an ou deux, il n’aurait pas hésité une seconde. Sans doute l’histoire de Véra Small l’avait démonté.
Jamais il n’avait pensé à la tuer. Pourquoi la petite sotte était-elle devenue si prude tout à coup ? Il posa sa tasse sur la table et mâchonna sa moustache. « Quelle em… se, pensa-t-il, furieux, elle a gâché mon existence. » Si elle ne s’était pas débattue de cette façon, il ne lui aurait fait aucun mal. Il ferma les yeux. Tout compte fait, quelle étrange expérience ! Il avait accompli là une chose dépassant les sensations antérieures. Il se souvenait de l’expression de ses yeux tandis qu’il prenait sa gorge à deux mains. Aujourd’hui encore, il rêvait de ses yeux gris vert émergeant de l’obscurité pour venir le fixer. Il n’aurait jamais cru trouver chez un être humain une terreur pareille à celle des grands yeux de Véra. Au moment où il avait commencé de serrer, il se souvenait de la façon dont elle avait ramené ses genoux au menton. Il se rappelait aussi la façon dont elle avait ouvert la bouche et dont sa langue affreusement épaisse avait surgi, pareille à une tête de serpent entre les petites dents blanches.
Il se leva brusquement. Il se répéta avec gêne qu’il valait mieux ne plus évoquer ces choses. Vraiment, cela ne servait à rien. S’il revenait encore là-dessus, il aurait envie de recommencer. Oui, il fallait bien se l’avouer. Il brûlait d’envie de remettre cela. Son désir en était si violent que la sueur perlait sur son front ridé et que l’air s’échappait de sa poitrine avec un bruit de feuilles agitées.
Mais il se raidit soudain. Que se passait-il ? Il écouta, et entendit un coup léger frappé à sa porte d’entrée. Il jeta un coup d’œil au réveil de pacotille placé sur la cheminée. Il était près de minuit et demie. Qui pouvait bien venir chez lui ? se demandait-il en fronçant les sourcils. Personne, à part le laitier, le marchand de journaux et la femme de ménage, n’avait jamais franchi le seuil de sa porte. Il attendit. Peut-être que le visiteur se rendrait compte de son erreur et partirait. Mais un deuxième coup résonna, plus fort, et plus impatient que le premier. Tout en grommelant, Fresby alla jusqu’au petit vestibule et ouvrit la porte d’entrée.
— Êtes-vous seul ici ? lui demanda Celie, avançant en pleine lumière.
Fresby la regarda éberlué.
Avec un trois-quarts blanc, une jupe montante de cloqué bleu nuit et un turban noir et blanc, elle vous coupait le souffle.
— Tiens, fit-il, sentant que sa voix devenait rauque. Vous vouliez me voir, moi ?
Elle le regardait mais ses grands yeux avaient une expression gênée, aux aguets.
— Oui, vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
Il fit un signe d’assentiment.
— Vous êtes bien mademoiselle Celie ?
— Est-ce que je puis entrer ?
Il s’effaça pour la laisser passer, et chancela en respirant son parfum.
— Ici, indiqua-t-il en s’efforçant de parler posément.
Que lui voulait-elle ? Que pourrait bien penser Rollo, s’il apprenait qu’elle était venue ici ? Ou était-ce lui qui l’avait envoyée ?
Celie était maintenant adossée à la cheminée, dans la petite pièce délabrée.
Fresby indiqua de la main le vieux fauteuil.
— Voulez-vous vous asseoir ? demanda-t-il avec gêne. Je m’excuse de cette atmosphère sordide, vous n’y êtes sûrement pas habituée, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que vous savez sur la fille Hedder ? fit brusquement Celie, sans prêter la moindre attention à son offre de s’asseoir.
Fresby loucha. Il ne s’était pas préparé à une question aussi directe. Il bafouilla.
— Butch m’a demandé la même chose ! (Et pour gagner du temps, il versa une autre tasse de thé.) En voulez-vous une tasse ? Je ne pense pas. Les cocktails vous conviendraient mieux, n’est-ce pas ? Mais je ne possède pas ce genre de boisson.
Le regard de Celie s’assombrit.
— Je ne veux rien. Vous n’avez pas répondu à ma question, reprit-elle d’un ton sec.
Fresby revenait de son ahurissement. Il s’apercevait tout à coup à quel point la pièce était devenue sympathique depuis que Celie était là. L’aspect sordide, les tentures fanées, le tapis usé semblaient avoir retrouvé quelque fraîcheur, depuis l’arrivée de la créature chatoyante qui se tenait en face de lui. Bien sûr, c’était une métisse, mais quelle silhouette magnifique ! Il n’avait jamais rien vu de pareil. Ses vêtements, (et de nouveau, sa respiration devint semblable au bruissement des feuilles) ses bas nylon, la forme des mains dans leurs gants mousquetaire dernier cri, tout en elle attisait le désir.
— Pourquoi y répondre ? fit-il en lui faisant la moue.
Il ne pensait plus à son thé. Il le laissa sur la table et se rapprocha d’elle.
— Je suis las, si vous le voulez bien, je vais m’asseoir.
Il n’attendit pas la permission d’ailleurs, et se jeta dans le fauteuil, puis leva les yeux vers elle.
— Je n’ai pas beaucoup de temps, continua Celie consciente de son vague désir. Il vaudrait mieux que vous répondiez à ma question.
— Est-ce que Butch ne vous en a pas parlé ?
Et Fresby s’efforçait d’avoir l’air indifférent. Était-ce une menace ?
— J’ai dit à Butch tout ce que je savais sur cette fille.
— Non, c’est faux, vous feriez bien mieux de me dire la vérité !
Elle le fixa longtemps, puis continua :
— Vous ne le regretterez pas, d’ailleurs.
Fresby rongeait sa moustache. Il avait du mal à rassembler ses esprits. Comme elle avait de jolis pieds et que ses jambes étaient longues ! Cela l’énervait. Il suivait les formes de ses cuisses dessinées par la jupe collante. Combien les femmes plates comme des planches à pain lui déplaisaient ! Mais, qu’est-ce qu’elle disait donc ? Il dégagea son esprit du bourbier où il s’enlisait. « Je n’aurai pas à le regretter. » Alors, cela voulait dire qu’elle paierait le renseignement.
— Je ne comprends pas, répondit-il, son esprit revenant aux réalités.
— Dites-moi ce que vous savez sur cette fille, et vous aurez cent livres. Mais dépêchez-vous, surtout.
Fresby réfléchit. Cent livres, c’était la somme promise par Butch. Enfin, un prix de base, alors, on pouvait marchander.
— Avec cinq cents livres, cela irait mieux, fit-il.
Et il enfonça profondément ses mains dans ses poches. Il avait une envie folle de les sortir et de la palper.
Elle s’esclaffa.
— Ne faites pas l’idiot !
Il y avait doute et colère dans sa voix.
— Vous aurez cent livres, un point c’est tout. Alors, décidez-vous tout de suite, cela vaudra mieux.
— Non, cinq cents.
Il était heureux à la pensée de se quereller avec elle. Il ne pouvait plus imaginer la pièce sans elle. Elle eut un mouvement d’impatience et l’ourlet de sa jupe lui frôla le genou.
Son corps mince et musclé réagit avec la violence d’une pile électrique.
— Est-ce que vous savez où est le cadavre ? ajouta-t-elle après un silence.
Il se raidit. Il ne put réprimer ce mouvement qui le trahit plus sûrement que des paroles.
— Donc, vous le savez. Idiot ! Vous perdez un temps précieux. Dites-moi où il est, et je vous donne cent livres.
La voix de Celie était de plus en plus dure. Elle ouvrit son sac et en tira quatre minces billets blancs.
— Regardez, je les ai là.
Il croisa les jambes.
— Nous sommes loin du compte. Rollo m’en donnerait mille. Alors !
Celie se détourna pour qu’il ne pût pas lire la déconvenue furieuse peinte sur son visage.
À tout instant, Rollo pouvait, d’une façon ou d’une autre, découvrir le cadavre. Ce n’était pas le moment de marchander. En admettant qu’elle donne à Fresby la moitié de l’énorme somme, cela vaudrait encore mieux que de laisser Rollo mettre le grappin sur le tout. On pourrait même combiner un petit accident qui arriverait à Fresby une fois qu’il lui aurait montré où se trouvait l’argent. Si encore Butch se trouvait là ! Ils auraient pu obliger Fresby à se mettre à table avec des moyens autres que la corruption. Elle se retourna vers Fresby.
— Il y a de l’argent caché sur le cadavre, dit-elle, en serrant les poings. Alors, vous comprenez ? Si on le découvre pendant que nous discutons le coup, vous le regretterez amèrement.
Les yeux de Fresby clignotèrent. Voilà donc pourquoi Rollo était si pressé de trouver Cornélius. Et dire qu’il avait passé tout ce temps à couler de la cire sur le visage du cadavre sans qu’il lui vienne une minute l’idée de fouiller le corps.
— De l’argent ? Combien d’argent ?
Celie hésita. Comme il l’apprendrait tôt ou tard, elle ferait aussi bien de le lui dire.
— Trois millions de livres.
Fresby se roula en boule dans son fauteuil. L’énormité de la somme l’ahurissait.
— Non, mais vous en êtes certaine !
— Oui, absolument. Et ne restez pas là figé à me regarder. Si vous savez où est le cadavre, nous devons faire vite. Rollo va peut-être le découvrir.
Fresby se dit qu’il avait peu de chance, mais ne fit pas part de cette opinion à Celie.
— Si vous m’emmenez à l’endroit où vous l’avez caché, je partagerai la somme avec vous, ajouta Celie après un moment de silence.
Des projets naissaient déjà dans l’esprit fertile de Fresby. Trois millions de livres ! Une somme inouïe, affolante… Partager avec elle ? Mais pourquoi ? Il savait où était le cadavre, lui, pas elle. Tout ce qu’il avait à faire était bien simple : aller chez Ted Whitby, ramasser l’argent et quitter Londres ! En quelques jours, il aurait quitté le pays. Celie le surveillait du coin de l’œil, elle se sentait mal à l’aise. Elle savait combien il était dangereux de lui parler de l’argent, mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ?
— À quoi pensez-vous ? lui demanda-t-elle sèchement.
Il la regarda. Il pensait à Véra Small, la langue pendante et les yeux gris vert exorbités par la frayeur. Ses mains se crispèrent dans ses poches.
— J’ai trop travaillé, murmura-t-il doucement. Je suis las, cette histoire m’a impressionné.
— Vous perdez du temps, nous ferions mieux d’y aller, lui intima Celie brusquement.
Fresby fit un signe d’assentiment. À la dérobée, il observait Celie. Elle allait lui donner plus de mal que Véra Small. Son beau corps mince donnait une impression de grande vigueur. La seule pensée de lutter avec elle faisait galoper le sang dans les veines. Il se dressa et repoussa le fauteuil.
— Ça va. Ce n’est pas loin.
Il ne savait quelle solution adopter : agir maintenant ou quand ils seraient chez Whitby ? Décidément, il valait mieux en finir tout de suite. Ça pourrait être plus compliqué dans cette cave pleine de figurines de cire. Au moins, ici, il avait plus de place. Il jeta un regard circulaire. La table le gênait. Il fallait la pousser, mais en évitant de lui donner l’éveil. Il fallait la saisir à la gorge. Une fois qu’il la tiendrait ainsi, elle n’en aurait pas pour longtemps.
— Je vais changer de chaussures, excusez-moi, fit-il d’un air bonasse. J’ai mal aux pieds. J’en ai pour une minute !
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, il était près de la porte. En y allant, il buta volontairement contre la table.
— Pourquoi diable ne la laisse-t-elle pas à sa place ? murmura t-il comme en se parlant à lui-même.
Il mit la table le long du mur et sortit, refermant la porte derrière lui. Celie regarda le vide laissé par la table qu’il venait de déplacer. Pourquoi l’avait-il mise là ? L’inquiétude aiguisait son esprit. Avait-il comploté quelque chose ? Après quelques minutes d’attente, elle sortit un revolver de son sac. C’était un engin minuscule, un véritable joujou à poignée de nacre, et si petit qu’il était facile à dissimuler dans le creux de la main. Tandis qu’elle allait vers la porte, elle l’entendit marcher et revint vite s’adosser devant la cheminée. Il rentra, ferma la porte. Il avait le sang au visage, les yeux brillants et humides. Il ne la regarda pas en face, mais du coin de l’œil.
Le malaise de Celie augmentait. Elle pensait qu’il allait faire un mauvais coup. Elle ne comprenait pas encore le danger qui la menaçait. Elle pensait tout simplement qu’il combinait un moyen de la laisser là et de retourner seul auprès du cadavre de Cornélius.
— Voilà, je crois que nous sommes prêts. Alors, nous partons ?
Il avait la voix pâteuse, on eût dit qu’il mâchait quelque chose. Il fallait lui faire quitter la cheminée. À la façon dont Véra Small s’était débattue, il savait qu’il faudrait lui saisir la gorge par derrière et lui enfoncer le genou dans les côtes.
— Oui. Où allons-nous ?
Et Celie suivait tous ses mouvements d’un air soupçonneux.
— Pas loin.
Il était debout près d’elle et elle pouvait sentir la chaleur de son corps.
Comme elle traversait la pièce, elle eut tout à coup la vision de ce qu’il allait faire. Pendant la fraction de seconde où son cerveau refusa de fonctionner, il avait refermé ses mains, autour de sa gorge. Elle sentait son genou cagneux pénétrer ses côtes, et elle ne pouvait plus retrouver le souffle. Toutefois, Celie ne perdit pas la tête. Elle comprenait qu’elle avait bien peu de chances de s’en tirer, mais qu’il y en avait peut-être une ! La force de Fresby était terrible. Il semblait qu’un anneau d’acier avait été passé autour de son cou et qu’avec des tenailles, on le serrait de plus en plus fort. Il fallut environ soixante secondes pour lui faire perdre connaissance. Inutile de se débattre, tant qu’il la tenait de cette manière. Inutile, et même cela risquerait de lui faire perdre un temps précieux. Elle adopta la seule solution possible. Elle se laissa aller complètement et Fresby, qui ne put la maintenir, perdit l’équilibre. Ils s’effondrèrent tous deux. Là encore, l’étau ne se desserra pas. Celie sentit que sa bouche s’ouvrait. Il lui semblait que sa langue devenait très épaisse. Le sang bourdonnait à ses oreilles.
Tout en se parlant à lui-même, Fresby s’étala sur le corps de Celie. Il avait mal aux doigts, tant la pression qu’il exerçait était forte, et il était vaguement déçu du peu de résistance qu’elle offrait. Il ne se sentait pas stimulé comme avec l’autre. Il ne pouvait même pas lire la terreur dans les yeux de Celie. Tout ce qu’il distinguait, c’était la nuque et les épaules minces et droites qui demeuraient immobiles.
Puis, brusquement une forte explosion et des émanations de cordite l’aveuglèrent.
Le bruit inattendu l’effraya. Il ne savait pas le moins du monde ce dont il s’agissait et d’où venait ce bruit. Il relâcha son étreinte et alors le corps de Celie se réveilla. Elle se retourna et le frappa de ses doigts pareils à des crochets. Comme ses grands ongles griffaient son visage, il entendit une deuxième fois l’étrange explosion. Quelque chose avait brutalement frappé son corps et il grogna de fureur, croyant qu’elle lui avait décoché un coup de pied. Celie était toujours maintenue à terre par le poids de son corps, elle tira encore, mais l’arme s’enraya. Pantelante, elle cherchait à tirer une fois de plus, tandis que Fresby la fixait d’un air hébété. Puis il regarda, vit l’arme et comprit. Il la lui arracha aussitôt et, la tenant par le canon, il la frappa. Celie pencha la tête de côté, mais le canon de son arme lui porta un coup fatal. Elle se sentit chavirer et avant d’avoir pu mettre sa tête à l’abri, il lui décochait un second coup. L’idée traversa son esprit qu’on l’assassinait. Il ne pouvait rien faire de plus. Elle pensa à Gilroy. Elle pouvait le voir très distinctement, la regardant de ses grands yeux étonnés. Puis, derrière lui, Doc Martin. Son visage était éclairé d’un rire sarcastique.
Fresby, lui, savait qu’elle l’avait frappé. Il sentait dans son ventre une brûlure intolérable et sa chemise de laine était humide. Il frappa encore une fois Celie et le canon de l’arme brisa son arcade sourcilière. Elle cessa de se débattre, mais il continua de lui frapper le front avec le canon du revolver. Puis il entendit un cri, une main s’empara de son poignet et il se sentit tiré en arrière.
Comme c’était bizarre, cette fatigue et cette faiblesse ! Il ne voyait plus rien. Le sang coulait des blessures que Celie avait faites à son visage et lui inondait les yeux. Il roula sur le côté et demeura immobile. La douleur qui lui tenaillait le ventre le forçait à rester en chien de fusil.
Il eut l’impression que des heures avaient passé avant que des mains ne le palpent.
— Attention, elle a tiré sur moi, fit-il nerveusement.
Des mains le mirent sur le dos. Un mouchoir épongea son front. Il ouvrit les yeux et vit un regard jeune et angoissé abrité par un casque de policier.
— Vous arrivez un peu tard. (Et il sentait le sang affluer à sa bouche.) J’ai essayé de lui faire son affaire, mais elle avait une arme.
— Elle est morte, remarqua brièvement l’agent tandis qu’il ouvrait le gilet de Fresby et regardait avec dégoût la grande tâche de sang sur sa chemise.
— C’est elle, allez chercher une ambulance. Je ne vais pas mourir, dites ?
Le policier en avait bien l’impression, mais il ne répondit pas. Il s’assura que Fresby ne pouvait pas faire un mouvement, puis il se leva.
— Je ne vais pas tarder. Vous n’avez pas le téléphone, ici, n’est-ce pas ?
— Il est au bout de la rue, mais ne partez pas tout de suite, je veux faire une déclaration.
— Il vaut mieux que je m’en aille, lui répondit l’agent indécis.
Il était jeune et ce genre de chose ne lui était jamais arrivé.
— Écrivez cela !
La voix de Fresby se fit plus nette.
— Le cadavre de Weidmann est dans l’atelier de Ted Whitby au 24 A, Lennox Street. Il y a trois millions de livres sur le cadavre. Rollo est sur la piste.
L’agent avait entendu parler de Rollo. Il nota les faits sur son calepin et fut ahuri de voir que sa main tremblait. Toutefois ce que Fresby lui avait dicté n’avait pas de sens pour lui ! Il pensait que Fresby avait le délire.
— Je ne vais pas être long, répéta-t-il.
— Dites-leur d’aller chez Whitby, insista Fresby.
Il ne pouvait supporter l’idée que Rollo pourrait obtenir ce que lui, Fresby, laissait échapper. Trois millions de livres, ça fait beaucoup d’argent.
Le policier regarda Celie et se sentit un peu écœuré. Il tira sa jupe. Ses cuisses café au lait lui paraissaient indécentes.
Fresby ferma les yeux. Il avait froid.
— Vite, demanda-t-il.
Il entendit l’agent quitter la pièce, puis quelques instants après courir jusqu’au bas de la rue. Il demeura immobile ; il sentait le sang qui suintait le long de ses vêtements. Alors, Celie était morte. C’était déjà quelque chose, mais quel désappointement ! Peut-être qu’il allait mourir lui aussi. Cette pensée ne le troubla pas le moins du monde. À vrai dire, il serait heureux d’échapper à cette douleur lancinante. Comme le policier arrivait à la cabine téléphonique, la mâchoire de Fresby retomba, et sa tête se rejeta en arrière.
Le chat roux arriva dans la pièce sanglante quelques instants plus tard. Il s’approcha du visage tuméfié de Celie et renifla avec délicatesse. Puis il alla jusqu’à Fresby. Après un moment d’hésitation, il s’assit sur la poitrine de ce dernier et se mit à ronronner.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le sergent-détective Adams regarda Rollo monter l’escalier à pas lents et circonspects. Adams attendit avant de bouger que Rollo eût pris le tournant de l’escalier. Il n’avait pas très envie de suivre Rollo. Il savait que si Rollo décidait d’avoir recours à la violence, il n’aurait pas grand-chance contre la force de la brute. Toutefois, il n’avait pas le temps de téléphoner pour demander du secours. Il fallait qu’il se débrouille tout seul. Il aurait bien voulu être armé. Si même il avait eu une matraque, il aurait pu s’en tirer plus facilement ; il n’avait rien du tout. Contre Rollo, ses poings ne lui inspiraient guère confiance.
Comme il arrivait au bas de l’escalier, un son le fit arrêter net. Une femme venait de tousser. Il écouta. La toux reprit et il pensa qu’elle provenait du couloir, assez loin des escaliers.
« Ce doit être cette fille Hedder. » Elle n’était peut-être pas montée au premier. Comme elle lui paraissait plus intéressante que Rollo, il tourna le dos à l’escalier et se glissa le long du couloir, jusqu’à la porte de la cave.
Comme il restait là aux aguets, il entendit un bruit de va et vient dans l’escalier et, en même temps, les pas lourds de Rollo au-dessus de sa tête. Prudemment, il commença à descendre l’escalier de la cave. Il pouvait y avoir une lumière. Il se glissa furtivement, marche après marche, jusqu’au moment où il put jeter un coup d’œil dans la cave.
Pendant quelques secondes, il regarda autour de lui cette pièce sinistre et même effrayante, trop surpris pour faire le moindre geste. Au premier coup d’œil, il lui avait semblé que la pièce était pleine de gens bizarres, affreux à voir, mais, une fois revenu de sa surprise, il comprit que c’étaient des mannequins de cire.
Toutefois, Adams se sentit faiblir en examinant cette sinistre collection ; leurs visages étranges brillaient sous l’éclairage indirect.
Susan Hedder était debout au milieu de la pièce. Elle demeurait immobile, mais Adams pouvait distinguer son souffle haletant et le regard affolé de ses yeux hagards.
Des craquements et des bruits de pas pesants dans l’escalier l’avertirent que Rollo, n’ayant rien trouvé d’intéressant au premier, venait, lui aussi, visiter la cave. Adams jeta un regard circulaire puis alla silencieusement se tapir dans un des coins les plus sombres auprès de trois figurines de cire derrière lesquelles il prit place. Son chapeau bien rabattu sur les yeux, les mains enfoncées dans les poches de son pardessus, il attendit. Il était tout à fait certain que si Rollo ne lui mettait pas sa lampe électrique sous le nez, chose assez improbable, il ne pourrait que le prendre pour un modèle de cire comme les autres.
Susan recommença à bouger. Très lentement, elle traversa la pièce et s’approcha d’un groupe de personnages en cire à l’extrémité opposée à celle où Adams s’était réfugié.
Pendant qu’elle marchait, Rollo arriva en bas de l’escalier et y resta pour l’observer. La pièce impressionna vivement Rollo. De même qu’Adams, il lui fallut un moment avant de comprendre que les personnages qui semblaient le regarder fixement n’étaient que des mannequins. Il reporta toute son attention sur Susan.
Elle se tenait devant un petit homme, assis sur une chaise. La figure de cire avait un reflet rose dans cet éclairage indirect et Rollo pensa qu’il avait l’air plus affreux encore que les autres. Susan leva la main et toucha le bras du petit homme. Puis soudain, elle recula et poussa un cri d’effroi. Adams et Rollo tressaillirent tous deux. Elle se tourna, son regard était redevenu normal et aperçut Rollo.
— Non, non !… hurla-t-elle en reculant. Partez ! Laissez-moi sortir d’ici !
Rollo vint rapidement près d’elle.
— N’ayez pas peur, dit-il. (Sa large figure en forme de lune brillait de sueur.) Tout va très bien.
Elle porta les deux mains à sa bouche, ses yeux se révulsèrent et elle s’effondra.
Adams eut grand-peine à se contenir, il aurait voulu s’élancer et venir à son aide. Mais il savait qu’il était encore trop tôt pour révéler sa présence.
Il voulait connaître d’abord les intentions de Rollo.
Ce dernier, respirant à grand’peine, s’était agenouillé auprès de Susan ; il l’étendit sur le dos. Après un examen rapide, il s’assura qu’elle n’était qu’évanouie et avec un grognement d’impatience, il se releva. Il contempla le petit homme sur sa chaise avec le plus vif intérêt.
Susan l’avait désigné de façon très nette. Serait-ce Cornélius ? La cire répandue sur le visage semblait fraîche. Elle avait un ton plus vif que celle des autres modèles de cire. Rollo s’avança et lui mit sa torche électrique sous le nez. Il en était sûr maintenant. Il pouvait le reconnaître à ses yeux. Le petit personnage avait un aspect si macabre, que, malgré ses nerfs d’acier, Rollo en eut la chair de poule.
Il regarda autour de lui dans la pièce. Il avait l’impression d’être observé. Ses yeux cherchaient parmi les silhouettes immobiles qui l’entouraient. Leur aspect était menaçant, car elles semblaient étrangement humaines ; inutile de perdre son sang-froid, maintenant qu’il était si près du but, se dit-il avec colère.
Il reprit son calme et revint à Cornélius, puis avec une grimace de dégoût, il ouvrit rapidement le veston du petit homme.
Butch était tout près de Rollo, caché derrière un groupe de mannequins. Il surveillait Rollo et, de temps à autre, jetait un coup d’œil dans la direction d’Adams, caché à l’autre bout de la pièce. Il avait vu Adams entrer et savait où il s’était caché. Il était sûr de n’avoir pas été repéré par Adams. Le boulot n’allait pas être commode. D’abord, il faudrait descendre Rollo puis bondir à l’autre bout de la pièce rejoindre Adams. Il n’avait pas de veine, car Adams était très près de l’escalier. Pour se sauver, il faudrait que Butch traverse la pièce ; à ce moment-là, Adams lui sauterait dessus. La meilleure combine serait de descendre Rollo et ensuite l’ampoule électrique. Il y avait de grandes chances qu’Adams ne soit pas armé. Ces flics britanniques ne portaient jamais d’armes, paraît-il, mais il ne pouvait pas se payer le luxe de courir le risque d’être descendu par Adams.
Dans l’obscurité et le désordre, il pourrait se glisser à travers la pièce, et, au cas où Adams essaierait de l’arrêter, il lui en donnerait pour son argent.
De nouveau, il regarda Rollo.
Rollo transpirait à grosses gouttes. Il avait horreur de tripoter Cornélius. Seule, la pensée de l’argent à gagner lui en donnait l’énergie. Il déboutonna le veston de Cornélius. La ceinture était bien là. C’était une large ceinture, avec deux poches de cuir, bourrées à craquer. Ses doigts tremblaient lorsqu’il défit la boucle et essaya de dégager la ceinture. Mais elle ne se détachait pas du cadavre de Cornélius. Jurant à voix basse, Rollo donna un coup sec et si brutal que Cornélius s’effondra sur le sol. Rollo fit un pas en arrière et essaya de retrouver rapidement son souffle. Il regarda autour de lui avec gêne et se pencha vite sur le cadavre en dégageant la ceinture.
Butch, saisi tout à coup de terreur superstitieuse, tâtonna pour trouver son arme. Il la dégagea de la poche et la tint le long de son corps.
Rollo possédait enfin la ceinture. Sa grosse figure brillait de joie triomphante. Il ouvrit fiévreusement une de ses poches. Weidmann n’avait pas menti. La ceinture était bourrée de valeurs en paquets serrés. Ce fut la plus belle heure de la vie de Rollo.
Butch leva son arme.
Adams vit le mouvement. Il eut si peur qu’il en resta coi. Il lui avait semblé voir tout à coup un modèle de cire s’animer et il était effrayé au point qu’il pouvait seulement fixer le personnage ; son cœur battait à grands coups.
Rollo, lui aussi, avait vu le mouvement ; il laissa tomber la ceinture et se détourna ; de terreur, il ne pouvait plus respirer.
Pendant une fraction de seconde, Rollo et Butch se regardèrent, puis Butch fit une grimace. Ensuite, il tira, et le bruit de la détonation fit écho dans la cave silencieuse. Le coup frappa Rollo en plein front, et floc !
Rollo ferma les yeux, puis il chancela dans la direction de Butch et enfin s’écrasa par terre, replié sur lui-même comme un éléphant qu’on vient d’abattre.
Presque simultanément, Butch se saisit de la ceinture et visa l’ampoule électrique.
La cave fut alors plongée dans l’obscurité. Adams avait décidé d’agir. Bien qu’il fût désarmé et eût les nerfs à fleur de peau, il n’hésita pas un instant. Il savait qu’une seule solution s’offrait à Butch : fuir par l’escalier, et, sans tenir compte du danger qu’il courait, il fit un bond à travers la pièce pour arriver aux marches avant lui. Chemin faisant il bouscula un des modèles, que, pendant une seconde, il crut être Butch, puis il comprit qu’il s’agissait seulement d’un des personnages de cire et eut un vif soupir de satisfaction.
Butch l’entendit traverser la pièce et ricana.
— Vous feriez mieux de les mettre, vous, le flic ! hurla-t-il. (Il se mit à ramper, les oreilles aux aguets.) Pas moyen de m’arrêter !
— C’est pourtant ce que je vais essayer de faire.
Et Adams avait l’air plus sûr de lui-même qu’il ne l’était en réalité.
— Il n’y a pas que vous qui êtes armé.
Mais Butch méprisant :
— Ne m’la bourre pas, va ! Je sais bien que vous, les cognes, vous n’embarquez pas vot’bazar. T’es prévenu : Fous le camp de là ou j’te démolis.
Adams marchait à tâtons dans l’obscurité, tandis que Butch parlait. Ses mains palpèrent une silhouette et il l’approcha de lui. Il espérait qu’elle serait assez épaisse pour arrêter un pruneau.
— Il vaudrait mieux abandonner, Butch, je vous connais. Vous ne pouvez absolument pas échapper.
Butch leva son arme et tira.
Adams sentit la balle s’écraser dans le mannequin qu’il faillit laisser tomber. Vraiment le tir de Butch était un peu trop précis, pensa-t-il et il s’allongea doucement par terre. Il pouvait entendre Butch ramper vers lui, il leva le bras, saisit la poupée de cire qu’il jeta brutalement dans la direction de Butch. Il s’en fallut de peu que le mannequin ne s’effondrât sur Butch qui se dressa debout et recula en jurant comme un Polonais. Il tira au hasard, et la balle fit sauter des plâtras du plafond.
Le reflet de l’arme permit de déceler sa position. Il était si près d’Adams que ce dernier fit un bond en avant et lui tomba dessus.
Dès que Butch sentit les mains du détective sur lui, il devint fou furieux. Non, personne ne l’empêcherait de sortir de cette maison et de filer avec la galette. Il laissa tomber la ceinture, et laboura le visage d’Adams avec ses ongles.
Adams avait déjà pris part à bon nombre de mêlées pendant sa carrière de policier et il avait appris à quoi on pouvait s’attendre avec un homme comme Butch. Dès qu’il sentit les ongles de Butch s’enfoncer dans sa figure, il donna un coup de bélier avec sa tête dans la poitrine de Butch, puis la dégagea brusquement, et attrapa Butch sous le menton. Le choc les assomma tous deux pendant quelques secondes et tandis qu’ils reprenaient leurs esprits, leurs bras s’agrippèrent et ils roulèrent ensemble à travers la pièce.
Adams fut le premier à se remettre et il décocha un coup droit sur la pommette de Butch. Ce dernier revint à lui sous le coup et il répondit par deux directs dans le corps d’Adams. Pendant plusieurs minutes, ils se battirent avec rage, échangeant les punchs sans se faire grand mal. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient donner de force à leurs coups. Adams savait bien que Butch essayait d’atteindre sa gorge. À chaque fois qu’il y réussissait, Adams arrivait à lui décocher un punch et à faire dévier la main qui cherchait à l’étrangler.
— Ne soyez pas si bête, haleta Adams, tandis qu’il saisissait les poignets de Butch et les retenait un instant. Vous ne pourrez pas échapper d’ici et vous ne ferez qu’aggraver votre cas.
Butch se libéra d’un soubresaut et de toute la force qui lui restait il retourna Adams sur le dos. Il s’agrippa à sa gorge et en même temps lui enfonça son genou dans la poitrine. Il put entendre l’haleine d’Adams s’exhaler brusquement et, avec un rictus sauvage, il resserra son étreinte.
Adams ne pouvait plus respirer. Il se trémoussait, donnait force coups de pied, mais ne pouvait desserrer l’étau des mains de Butch. La cave sombre fut soudain illuminée de myriades de petites lueurs vives. D’un air las, détaché, il comprit que ses chances de survivre étaient minces. Il se débattit faiblement, s’accrochant aux poignets de Butch, mais sans parvenir à se dégager de la poigne qu’il l’étranglait.
— Tiens, voilà pour toi, le flic ! haleta Butch, étreignant de toute sa force la gorge de son adversaire.
Mais soudain il relâcha sa prise et se raidit.
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? demandait une voix en haut de l’escalier. Tu as de la lumière, Jim ?
Butch abandonnant la gorge d’Adams, fut sur pied au moment précis où la lumière d’une forte lampe électrique sillonnait la cave. Il aperçut son arme, tombée près de lui, et s’en saisit, en reculant jusqu’au mur du fond. À ce moment, il reçut la lumière de la torche en pleine figure et une voix l’interpella.
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans ?
Il put voir le contour d’un casque d’agent de police et sans réfléchir, il leva son arme et le coup partit. La lampe électrique s’éteignit et, au bruit de pas qui suivit, il présuma que l’agent avait promptement battu en retraite. S’il ne sortait pas en moins de deux, il serait coffré, pensa-t-il fiévreusement. Où avait-il laissé tomber la ceinture ? Il ne pouvait pas partir sans elle. Il pesta contre l’obscurité et se mettant à quatre pattes commença à tâter le sol.
— Eh, vous, là-bas, par terre, hurla une voix. Bas les armes et haut les mains.
Butch continua à ramper, sentant la sueur couler le long de son visage. Son cœur se glaça. Il fallait à tout prix qu’il la retrouve, cette ceinture. Quelle idiotie d’avoir tiré sur l’ampoule électrique ! Ses mains palpaient le plancher en gestes circulaires et frénétiques. Il toucha le visage d’Adams et se rejeta en arrière avec un juron d’effroi. Il ne pouvait plus retrouver l’endroit où il était lorsque Adams l’avait attaqué.
À quoi bon ! Il lui fallait de la lumière. Dans quelques minutes les flics seraient là. Ce ne serait pas les cognes, mais la brigade spéciale, avec ses armes !
— C’est bon, le flic ! appela-t-il. Je vais les mettre. Donnez-moi du jus, pas moyen de voir où est l’escalier.
— Jetez votre arme, cria d’en haut l’agent-qui ne se montra pas. Et au travers de la pièce encore, je veux l’entendre tomber.
Butch sortit de sa poche son étui à cigarettes en or massif et jeta au hasard dans la nuit. Il rebondit en tombant et, quelques instants après, la lumière d’une torche éclairait de nouveau la cave.
Fiévreusement, Butch regarda autour de lui. Adams était étendu tout près, Susan en boule, la tête sur un bras, était allongée quelques mètres plus loin. La fameuse ceinture était à côté d’elle. En moins d’une seconde, Butch avait repéré tout cela. Il bondit vers la ceinture, qu’il saisit, fit volte-face et courut à l’escalier. La torche était braquée sur lui.
— Bas les armes, clama l’agent, d’une voix inquiète.
Butch tira à bout portant, la torche tomba des mains de l’agent, tandis qu’il s’effondrait.
Butch lui jeta un coup de pied pour se frayer un passage et parvint en haut de l’escalier. Il hésita un moment, il titubait le long du couloir étroit vers la porte d’entrée. Comme il tâtonnait, la porte s’ouvrit tout à coup et deux agents coiffés de casquettes placés firent irruption dans le couloir. On voyait des armes briller dans leurs mains. Avant que Butch ait pu lever la sienne, l’un d’eux avait tiré sur lui. Il entendit la balle s’écraser dans la boiserie à quelques centimètres de son bras. Il sauta en arrière, trébucha sur l’agent qu’il avait blessé et tomba à la renverse dans les escaliers.
— Prends garde, Ham ! hurla un des agents. C’est Mick Egan !
— Tu peux en être sûr, répondit aigrement Ham qui avançait avec précaution vers le haut de l’escalier. Il a descendu Jim, ce salaud !
— En tout cas, son compte est bon. Fais attention à l’escalier pendant que je sors Jim d’ici.
Butch se relevait péniblement, le coup avait été dur. Il entendit des allées et venues en haut de l’escalier, vite il saisit son arme et tira. La réponse fut immédiate et deux balles s’écrasèrent dans le mur juste au-dessus de sa tête. Il s’aplatit, ruisselant de sueur. Les cochons, ils visaient juste ! Il écouta, la bouche tordue par la peur et la rage, brandissant son arme. Pas de doute, il était fait comme un rat. Rollo lui avait toujours dit que ces salauds de flics anglais étaient plus vaches que la dynamite. Il saisit la ceinture. Trois millions de livres, et voilà qu’il n’en tirerait pas un sou ! En tout cas, avant d’être pris, il était décidé à leur en faire voir ; d’ailleurs, ils ne l’attraperaient pas vivant !
Ouvrant son pardessus, il se mit la ceinture autour de la taille. « Allons-y ! Prêt maintenant. » Il avait encore une toute petite chance. Un coup heureux pourrait déblayer le terrain, mais il pensait bien que maintenant les abords de la maison étaient gardés. De toute façon, inutile de rester là. Il allait les monter, ces marches, et en avant le feu d’artifice ! S’ils le tuaient, après tout, cela vaudrait encore mieux qu’une attente de six semaines avant de gigoter au bout de la corde !
Tout à coup, une lumière clignota puis un paquet de journaux en flammes fut lancé dans la cave. Des flammes dansèrent dans l’obscurité et un coup partit du haut de l’escalier.
— Pas un mouvement, Egan, lui intima une voix. Sans quoi je vous expédie au diable !
D’où venait cette arme ? Butch se préparait à se réfugier dans l’ombre. Mais il recula.
Il vit, dressée en face de lui, tenant à la main son revolver à lui, Susan Hedder livide, avec des yeux exorbités par la terreur.
— Ne bougez pas ou je tire ! criait-elle d’une voix d’hystérique.
Butch mit haut les mains.
— Ne me mettez pas ça sous le nez, espèce de folle, ça va partir ! bafouilla-t-il en reculant.
— Que personne ne bouge, fit une voix en haut de l’escalier, et, un instant plus tard, on eût dit que les agents fourmillaient dans la cave.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le bureau du sergent-détective Adams était petit, chichement meublé, et sans le moindre confort. Les murs bleuâtres donnaient à la pièce un aspect froid et menaçant. Susan Hedder, assise au bord d’une chaise inconfortable, le comparait à une cellule de geôle.
— Désolé de vous faire attendre, miss Hedder, lui dit-il avec un sourire engageant. Ce bureau n’est pas l’endroit rêvé pour recevoir une jeune femme.
Il s’assit derrière la table délabrée et lui offrit une cigarette. Susan refusa avec nervosité.
— Allons, lui conseilla Adams avec une grimace, vous n’avez pas besoin d’avoir peur. Bien sûr, vous avez agi un peu à la légère, mais sans votre intervention, nous aurions dû faire une enquête longue et coûteuse. Heureusement que Butch s’est mis à table au sujet de Crawford, je n’ai donc pas été obligé de dire au patron que vous aviez omis de nous signaler son assassinat. Vraiment, vous n’avez pas été bien inspirée, savez-vous ?
Susan se tordit les mains qu’elle tenait sur ses genoux et garda le silence.
— Mais pourquoi diable avez-vous eu l’idée de vous mêler à cette histoire ? lui demanda Adams au bout d’un moment.
— Je ne sais pas. C’est à cause de Joe surtout. J’ai eu pitié de lui, et il avait un tel désir de venir en aide à M. Weidmann. Je… Je… J’étais vraiment… Je n’ai pu m’en empêcher.
— Enfin, nous étions sur la piste de Rollo depuis quelque temps déjà. Mais il était bien trop malin, pour se laisser prendre. Grâce à vous, le compte de sa bande a pu être réglé.
Susan secoua la tête et protesta :
— Vraiment, je n’y suis pour rien.
— Indirectement, si. De toute façon, je vous en suis reconnaissant. Si je ne vous avais pas suivie, une énorme somme d’argent aurait été détournée.
— Je ne peux encore comprendre pourquoi je suis retournée dans cette cave.
— C’est quelque chose qui m’échappe !
Et Adams fronça les sourcils.
— On aurait dit que vous étiez somnambule. Butch a affirmé que Gilroy avait eu recours à un rite Vaudou, mais je ne peux pas croire une histoire de fous comme celle-là. D’ailleurs, quand nous avons rendu visite à Gilroy, nous avons appris qu’il était parti. Il s’est faufilé en France et nous venons d’apprendre qu’il est en route pour les Antilles. Nous ne pouvons pas agir contre lui, car il ne semble en rien mêlé à cette histoire.
Susan s’énervait.
— Qu’est-il arrivé à M. Weidmann ? finit-elle par demander.
— C’est à son sujet que je vous ai priée de venir ici. Il désire vous voir.
— Me voir ? Pourquoi ?
Adams hocha la tête.
— Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai ma voiture. Si vous désirez le voir, nous pouvons y aller tout de suite.
Susan hésita.
— Où est-il ?
— Bien, vous savez, il n’est pas en très bonne santé. Nous avons dû le faire soigner. Il est dans une maison de repos.
— C’est bien cela que Joe prévoyait et redoutait.
— Oui, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Il est relativement heureux. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup apprécié le traitement de Rollo et je pense qu’il est heureux d’avoir quelqu’un pour le soigner. Nous ne pouvions pas le laisser en liberté sans aucune surveillance. Il n’a pas de famille et il est fabuleusement riche. La direction de sa banque a pris ses affaires personnelles en main ; il semble bien plus calme.
Adams se leva.
— Alors, nous partons ?
— Je me demande ce qu’il me veut. (Susan se leva à son tour.) Mais je crois que je ne peux pas vraiment refuser de le voir. Ce ne serait pas correct, n’est-ce pas ?
Adams la regarda et sourit. Elle lui plaisait. Il aimait ce visage candide et jeune, cette chevelure et ces yeux mi-étonnés, mi-apeurés.
— Il n’y a absolument rien à craindre. Et puis, je serai là, si vous avez besoin de moi.
Susan eut un sourire elle aussi.
— Après toutes les péripéties de ces derniers jours, il me semble ridicule d’être nerveuse à la pensée de revoir le pauvre vieux bonhomme, n’est-ce pas ? Mais j’ai une appréhension. (Elle enfila ses gants.) Entendu, je suis prête.
Comme ils filaient à belle allure dans la voiture bleu sombre de la police, Adams s’efforçait de redonner confiance à Susan :
— Maintenant que toutes ces grandes émotions sont terminées, qu’allez-vous devenir ?
Susan hocha la tête. Elle avoua :
— Je n’en ai pas la moindre idée. Il va me falloir trouver du travail. Et ce qu’il me semblera monotone après tant d’émotions !
Adams se mit à rire :
— Mais, il ne faut pas vous imaginer que ces choses-là arrivent tous les jours. Il y a plus de cinq ans que je suis dans la police, et c’est ma première affaire criminelle !
Susan fit une petite moue.
— C’est peut-être parce que vous ne recherchez pas les émotions violentes. Si j’avais eu de la fortune personnelle et que je sois indépendante, je crois que j’aurais passé mon temps à rechercher l’inédit. J’ai eu beau avoir le trac pendant que j’y étais, après coup, j’ai trouvé cela épatant.
— Non, il n’est pas question que vous alliez vous fourrer dans un autre guêpier de ce genre. Le pauvre Cedric était aux cent coups. Je suis certain qu’il ne résisterait pas à une seconde exhibition de ce genre.
— Il me reste encore un peu de l’argent que m’a donné Joe ; lorsqu’il sera dépensé, il faudra vraiment que je me préoccupe d’une autre situation, ajouta Susan après un silence.
— Vous n’avez pas de famille ?
Elle hocha négativement la tête.
— Personne, c’est-à-dire, j’ai encore une tante, mais elle n’approuve pas ma façon de vivre.
Adams la scruta du regard.
— Alors, vous vous marierez sans doute. Vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas un ami de cœur !
Susan éclata de rire.
— Je n’en ai pas. Les hommes me tapent sur les nerfs, ils sont tellement autoritaires.
— Mais, je suis bien sûr que vous avez besoin de quelqu’un auprès de vous.
— Non, ce n’est pas indispensable. Je puis très bien me débrouiller toute seule. Peut-être un jour, plus tard. En tout cas, pas en ce moment.
Avant qu’Adams ait pu trouver une réponse à faire, la voiture ralentit, tourna dans une grande allée, et s’arrêta enfin devant une grande bâtisse délabrée.
— Nous sommes arrivés, dit-il en ouvrant la portière. Voulez-vous que je vous accompagne ? Ou bien que je reste ici à vous attendre ?
— Je peux me débrouiller, merci bien, répondit-elle se souvenant de l’attitude indépendante qu’elle venait d’adopter.
— Vous avez peur que je devienne trop autoritaire ? lui demanda Adams avec une grimace.
— Je ne vous en donnerai pas l’occasion, fit Susan avec dignité.
— C’est bien, je vais attendre ici. Au cas où vous auriez besoin de moi, vous n’aurez qu’à jeter quelque chose par la fenêtre.
Susan monta les marches du perron et sonna. Un homme svelte, d’un certain âge, ouvrit la porte.
— En effet, lui dit-il, lorsque Susan l’eut informé de son identité. Nous espérions votre visite. M. Weidmann est vraiment bien aujourd’hui, et il attend votre arrivée avec impatience.
Il se présenta à son tour : « Le docteur Edgely », puis l’emmena le long d’un couloir et d’un petit escalier.
— Il ne faut surtout pas énerver M. Weidmann, lui conseilla le docteur Edgely en ouvrant une porte située dans un deuxième couloir. Il a besoin du repos le plus absolu, après quoi, il lui sera peut-être possible de revenir chez lui. (Il conduisit Susan devant une porte et après avoir frappé discrètement, il ouvrit.) Mlle Hedder vient nous faire une visite, cher monsieur Weidmann. (Il parlait sur ce ton dégagé, mais sonnant faux pourtant, que les médecins ont l’habitude d’adopter avec leurs malades.) Je lui disais qu’il ne faut pas vous énerver, et d’ailleurs, il ne faut pas la retenir trop longtemps.
Rester Weidmann était assis devant un grand feu, une couverture sur les genoux et un livre à la main. Susan trouva qu’il faisait une chaleur étouffante dans la pièce.
— Ne me cassez pas la tête avec votre caquet, fit Weidmann d’un air désagréable en réponse à Edgely. Qu’elle entre, cette jeune femme, et vous, sortez donc !
Susan avança nerveusement au milieu de la pièce.
— Asseyez-vous.
Edgely lui avança une chaise.
— Voilà. Maintenant, nous pouvons bavarder gentiment.
Weidmann le renvoya de la main.
— Mais, allez-vous-en donc ! supplia-t-il. Je n’ai pas envie de bavarder gentiment et encore moins de vous voir là au milieu. Je vous vois bien assez comme cela déjà !
Edgely eut un regard en coin vers Susan pour lui donner l’éveil, puis il se retira. Après son départ, Weidmann se tourna sur sa chaise et regarda pensivement Susan. Il la fixa si longtemps qu’elle se sentit non seulement gênée, mais un peu inquiète.
— Alors, vous êtes Susan Hedder, remarqua-t-il enfin. Excusez-moi de vous avoir regardée ainsi, mais il paraît que vous êtes une jeune femme extraordinaire.
— Mon Dieu, je n’en ai pas l’impression.
— Voyons, mais vous avez l’air bien jeune. Quel âge avez-vous ? Peut-être suis-je trop indiscret ?
— J’aurai vingt-deux ans en octobre prochain.
— Oui, je vois.
Et Weidmann se laissa aller dans son fauteuil. Il regarda le feu pendant quelques instants, puis, levant les yeux, il continua :
— Ils sont en train de me persuader que je n’ai plus mon bon sens. Naturellement, c’est une ineptie. J’ai autant de bon sens que ce vieux fou de toubib, bien qu’il n’en ait pas beaucoup lui-même, je vous assure. Mais si cela leur chante de me garder ici, je m’en fiche. La vérité, ma chère enfant, c’est que je vieillis ! Il m’est impossible de continuer à diriger mon affaire. Savez-vous pourquoi ? Parce que mon pauvre frère n’est plus là. Ensemble, nous pouvions faire n’importe quoi. Mais seul, je me trouve très diminué, hélas ! Après tout, j’ai retrouvé mon argent, la maison ici est confortable, et je suis fatigué de m’occuper de moi-même, alors pourquoi ne pas les laisser faire quand ils veulent que je reste là ?
Susan découvrit subitement qu’elle n’avait pas peur du petit homme. Il n’avait pas l’air fou, bien sûr, et elle lui trouvait un air charmant avec cette attitude affectueuse et paternelle.
— Parlez-moi de Joe. Voilà pourquoi je vous ai demandé de venir me voir. Je veux que vous me racontiez votre histoire. Dites-moi tout.
Susan hésita.
— Je… Je ne peux pas rester bien longtemps. (Elle tortillait ses gants sur ses genoux.) Quelqu’un m’attend dehors.
Weidmann fit claquer ses doigts.
— Ne vous inquiétez pas pour lui. C’est du policier que vous voulez parler ? Ne vous faites pas de souci pour les policiers qui attendent. C’est leur métier d’abord, ils n’ont rien de mieux à faire !
Donc, Susan lui raconta sa rencontre avec Joe, comment elle avait filé Butch et ce qui était arrivé par la suite. Elle lui raconta tout, même le transport du cadavre de Cornélius chez Whitby.
Weidmann restait assis dans son fauteuil, les yeux fermés. Quand elle eut terminé son récit, qui dura plus d’une demi-heure, il hocha la tête.
— Quelle histoire extraordinaire ! Le policier, voyons, comment s’appelle-t-il donc ? Adams, m’avait raconté grosso modo ce qui s’était passé ; toujours est-il que, sans vous, je perdais toute ma fortune ! C’est cela qui m’aurait rendu furieux, par exemple ! J’ai mis beaucoup de temps à l’acquérir, vous savez ! Je tenais à vous remercier. (Il secoua tristement la tête.) Et ce pauvre Joe, jamais je ne l’oublierai.
Susan, gênée, s’agitait sur sa chaise.
— Oh ! Mais ce n’était pas grand-chose, vous savez !… Je… Je me suis passionnée pour cette affaire. Naturellement, j’avais une peur atroce, mais voyez-vous, maintenant, eh bien, je n’ai plus rien ! Cela va être bien ennuyeux vous savez, monsieur Weidmann !
Il eut un regard pénétrant.
— Mais non, lui affirma-t-il. Bien entendu, ne vous jetez pas dans les bras de n’importe qui. Une jeune femme, avec votre courage et votre esprit de décision peut aller loin, si elle est déterminée à se débrouiller toute seule. Vous avez essayé de m’aider, c’est à moi d’en faire autant aujourd’hui. (Il sortit de sa poche une enveloppe à grand format et la mit sur la couverture qui protégeait ses jambes.)
J’ai discuté avec mes fondés de pouvoir. Ils pensent que je suis cinglé, eux aussi, mais je suis arrivé à les convaincre de me laisser de l’argent pour vous. Je désire que vous l’acceptiez. Ne faites pas la fière. On peut se procurer bien du plaisir avec de l’argent. Vous ne serez jeune qu’une fois et c’est maintenant qu’il faut profiter de la vie. (Il jeta l’enveloppe sur les genoux de Susan.) Ne l’ouvrez pas maintenant. Ce n’est pas grand’chose, mais cela vous achètera bien un peu de liberté, tout au moins pendant une année ou deux.
— Oh, mais je ne saurais. (Susan rougissait.) Vous comprenez, Joe m’a payée pour vous rendre service et il me reste encore un peu de son argent.
— Allons, pas d’objections. Prenez-le comme un salaire, si cela vous fait plaisir. J’entends revenir ce vieux fou de toubib. Allons, donnez-vous du bon temps et ne manquez pas les occasions.
Le docteur Edgely entra.
— Je crois qu’il serait temps que nous fassions un petit somme, fit-il avec un sourire stupide. Après, nous serons frais comme la rose pour notre bon petit dîner.
— Est-ce que vous avez jamais entendu pareilles sornettes ? demanda Weidmann en haussant les épaules et avec un sourire pour Susan. Enfin, je présume qu’il faut lui passer son caprice, au pauvre type.
Susan se leva.
— Merci, monsieur Weidmann… commença-t-elle.
Il leva la main.
— Allez vite, mon enfant. Si vous avez besoin d’aide, revenez me voir. Sinon, restez où vous êtes. Ce n’est pas un endroit convenable pour une jolie fille comme vous.
Alors, tout à coup, et sans aucun avertissement, son sourire disparut, et son expression s’altéra. On eût dit qu’un volet s’était fermé derrière ses yeux, les rendant vides et sans expression.
— Emmenez donc cette femme. Qui est-ce d’abord ? Que fait-elle ici ? cria-t-il sur un ton aigre et querelleur. Je veux voir Cornélius. Dites-lui de venir ici tout de suite. Il faut que nous discutions les affaires des aciéries du Progrès.
Susan fut renvoyée de la pièce avec douceur, mais avec fermeté, par Edgely qui referma la porte à clé.
— Vous voyez comment il est, lui dit-il en hochant la tête. Il a des crises. Pendant des jours entiers, il est tout à fait normal. Puis quelque chose arrive et il se met à réclamer son frère. C’est bien triste et je crains qu’il ne mette bien du temps à recouvrer son équilibre.
Susan, bouleversée autant qu’effrayée, ne sut que répondre.
— Mais, est-il heureux au moins ? finit-elle par demander en arrivant en haut de l’escalier.
— Oh ! oui, ne vous inquiétez pas à son sujet, lui assura Edgely. (Il lui tendit la main.) Vous pourrez vous retrouver ? Il faut que j’aille lui parler.
Dans le hall, Susan s’arrêta pour examiner l’enveloppe remise par Weidmann. Après un instant d’hésitation, elle l’ouvrit et en retira un bout de papier rose. C’était un chèque à son nom, signé par les administrateurs de la banque Weidmann, pour une somme de cinq mille livres sterling. Elle resta là un instant, à regarder fixement le chèque ; sa tête tournait. Il devait être bon, se dit-elle. Weidmann le lui avait donné et les administrateurs l’avaient signé.
Le bruit impatient d’un klaxon de la police la fit sursauter. Vite, elle glissa le chèque dans son porte-monnaie. La voilà indépendante. Elle pouvait même songer à monter une affaire… Elle pouvait ouvrir un bureau, acheter un petit magasin, ou même encore, foncier une agence de renseignements.
Le klaxon se faisait plus impatient encore ; elle ouvrit rapidement la porte et descendit en courant rejoindre la voiture d’Adams.
FIN