CHAPITRE II
Le docteur Martin pressa le bouton de sonnette fixé au milieu d’une plaque de cuivre reluisante et attendit. Il s’écoula une fraction de temps infime entre la sonnerie lointaine du timbre et l’ouverture de la porte.
Le domestique de Rollo, le grand Tom, était un homme d’âge, maigre, servile et cauteleux. Il regarda le docteur avec un sursaut d’étonnement.
— Vous êtes en avance, dit-il, en barrant le passage. On ne peut pas déranger Monsieur à cette heure-ci, ma parole ! Il nous en ferait une vie !
Le docteur Martin grogna :
— Ôtez-vous de là, mon bonhomme, lâcha-t-il avec colère. C’est votre maître qui m’a fait appeler. (Il poussa Long Tom et s’en alla pendre son vieux chapeau mou au portemanteau.) Qu’est-ce qui lui arrive ? Est-il fatigué ?
Long Tom regardait Doc Martin d’un air interrogateur.
— Non, il va bien, lui répondit-il.
Avec une note de malice dans la voix, il ajouta :
— Il va toujours bien. Ça va. S’il vous a fait appeler, vous feriez mieux de monter.
Le docteur grogna :
— C’est bien son genre de me faire venir à cette heure-ci ! Il ne dort donc jamais ? Il n’est pas encore neuf heures et demie, n’est-ce pas ? (Il jeta un regard furieux à l’horloge du hall.) C’est très bien, c’est très bien. Je vais monter. Je présume qu’il est encore couché ?
— Exactement, répondit Long Tom, et il s’occupe à s’en mettre plein la lampe.
Le docteur monta rapidement le grand escalier et suivit le couloir jusqu’à la chambre de Rollo où il frappa. Il trouva Rollo assis dans un lit immense. Son grand corps épais était soutenu par un tas d’oreillers et un grand plateau était installé sur ses genoux. Il jeta un coup d’œil dans la direction du médecin, inclina sa tête chauve en signe de bonjour et montrant une chaise près du lit avec sa fourchette à poisson :
— Asseyez-vous, Doc, lui dit-il. Voulez-vous du café ?
Le docteur s’assit. Il regarda le plateau d’un œil d’envie. Rollo était en train de savourer une grosse tranche de saumon, grillée à point. Du café, des toasts, de la confiture d’orange et des fruits complétaient le menu.
— Non merci, répondit le docteur, qui ajouta avec malice : Je voudrais bien pouvoir manger comme cela. Hélas ! Je ne peux rien toucher avant le déjeuner et encore je n’ai même pas faim.
Rollo versa le café dans sa tasse.
— Vous avez sans doute un ulcère, répondit-il avec indifférence. Mais ne vous en faites pas pour cela. J’ai à vous parler.
Le docteur se pencha. Il était de petite carrure, râblé, avec une grosse tête en poire. Les yeux, enfoncés dans leurs orbites, avaient une vivacité incessante, mais aussi une expression vieillie et amère. Son nez long et étroit évoquait une ascendance aristocratique, alors que ses lèvres minces et son menton carré révélaient une force de caractère peu commune.
Il y avait une quinzaine d’années, le docteur Martin avait une clientèle dans Harley Street ; pris étourdiment d’un élan de compassion, il avait secouru une jeune femme et les choses avaient mal tourné. Et c’est ainsi qu’il se trouvait, à soixante-cinq ans, à la solde de Rollo. Non seulement, il était le médecin du Lys Doré – il était si utile d’avoir sur place un médecin qui ne posait pas de questions – mais il faisait également bénéficier Rollo de ses remarquables connaissances et d’une éducation de tout premier ordre, ce que Rollo n’avait pas eu le temps d’acquérir. Le médecin avait de nombreuses heures de liberté. Il les passait à entretenir ses connaissances et d’autres passe-temps ; il venait de fournir à Rollo une étude extrêmement précieuse sur les divers membres du club. Le docteur Martin avait établi des dossiers complets sur la plupart d’entre eux et Rollo pouvait les consulter chaque fois qu’il avait besoin d’informations particulières les concernant.
Il s’occupait justement du personnel entourant Rollo lui-même et ses dernières découvertes étaient d’un intérêt si vif qu’il avait décidé de ne rien faire connaître à Rollo de son initiative. Il pensait que de tels atouts pourraient favoriser son jeu, au cas où il aurait maille à partir avec Butch ou avec la belle et enivrante Celie. Le docteur Martin avait découvert que Celie et Butch trompaient Rollo et le vieillard ne se sentait pas le courage de mettre le comble à la rage de Rollo en lui dévoilant cette liaison.
Assis au bord de sa chaise et son genou entre ses petites mains osseuses, le docteur Martin se demandait avec inquiétude si Rollo soupçonnait quelque chose, mais il fut vite rassuré par les premiers mots de Rollo :
— Qu’est-ce que vous savez sur le Vaudou, Doc ? lui demanda Rollo, avec un regard gourmand, un gros morceau de saumon au bout de sa fourchette.
Le docteur ne put retenir un geste de surprise, puis il répondit :
— C’est un culte religieux pratiqué par les indigènes des Antilles. Il y a de la sorcellerie là-dedans et d’autres choses du même genre.
Rollo lui jeta un regard d’admiration jalouse.
— Je pensais bien que vous sauriez ; il n’y a pas grand-chose que vous ne sachiez, n’est-ce pas ?
Le docteur haussa impatiemment les épaules. Il avait l’habitude de surprendre Rollo par l’étendue de ses connaissances. Au début, il avait trouvé la chose amusante, mais, maintenant, elle lui était plutôt fastidieuse.
— Et le « zombisme », vous êtes aussi au courant de cela ?
— Résurrection des morts ! repartit vivement le docteur, se demandant avec un peu de gêne où tout cela allait aboutir.
Rollo cligna de l’œil. Il engouffra un nouveau morceau de saumon et se mit à mâcher en fixant le mur en face de lui.
— Résurrection des morts ! répéta-t-il après un temps d’arrêt. Que diable voulez-vous dire ?
— C’est un des rites Vaudou, lui expliqua le docteur, tout en se rejetant au fond de sa chaise et en fermant les yeux. (Il se sentait las et les yeux lui faisaient mal.) Les indigènes croient à ces résurrections, mais, je vous assure, c’est une idiotie ridicule.
— Ne vous souciez pas du ridicule, lui affirma Rollo, tout en pensant aux onze mille livres promises. Que se passe-t-il ? Expliquez-moi cela.
— J’avais autrefois un ami, reprit le docteur, qui avait passé de longues années à Haïti. Il me parlait des zombies. Il m’assura même en avoir vu. Une zombie, ce serait le cadavre d’un homme sans âme que l’on aurait déterré, puis rendu à une vie d’automate au moyen de procédés magiques. C’est un mort qui est ranimé au point d’agir et de se mouvoir comme s’il était en vie.
Le docteur jeta un coup d’œil rapide vers Rollo, dont l’expression ahurie le fit sourire.
— Je vous ai dit que tout cela n’avait pas de sens et était vraiment ridicule.
— Oui, reprit Rollo mal à l’aise. Cela me dépasse. (Il rumina la chose pendant un moment.) Qu’arrive-t-il à ces zombies ? Je veux dire que si nous admettons leur retour à la vie, que font-elles ?
— Les indigènes qui ont le pouvoir de ranimer les cadavres, lui répondit le docteur qui commençait à trouver la conversation amusante, ou pour mieux dire, les indigènes à qui l’on attribue un tel pouvoir, vont à une tombe, déterrent le cadavre avant qu’il ne soit pourri, le galvanisent en un être animé dont ils font ensuite leur esclave. En général, la zombie fait tout le travail sale ou pénible des champs, son gardien se contentant de toucher son salaire. On raconte même, d’après ce que m’en disait mon ami, que l’on a parfois obligé les zombies à commettre des meurtres.
— De quelle façon les rend-on à la vie ? demanda Rollo qui, écartant son assiette, se mit à attaquer les toasts.
Le docteur pinça les lèvres :
— Personne ne peut vous répondre, car c’est un des secrets du Vaudou.
— C’est pourtant une chose qu’il vous faudra me découvrir, lui jeta Rollo qui entassait avec conviction beurre et confiture d’oranges sur son toast.
Il mordit à ce mélange pâteux et le mâcha avec satisfaction. Le docteur eut un petit rire amer :
— Cela est impossible !
Rollo, d’un coup d’œil, comprit qu’il était sincère et se mit à soupirer :
— C’est dommage, mais enfin, puisque vous l’affirmez, je présume que c’est vrai.
— Vous avez une bonne raison pour me poser cette question ? lui demanda le docteur qui ne pouvait plus maîtriser sa curiosité.
— Oui.
Rollo finit son toast et essuya ses doigts épais sur sa serviette.
Il y eut un long silence. Le docteur se laissa aller dans son fauteuil. Il n’était pas pressé. Son instinct l’avertissait que Rollo avait besoin de lui et qu’une bonne somme d’argent en résulterait. Le docteur Martin avait de perpétuels soucis d’argent. Il n’en gagnait jamais assez. Il ignorait complètement ce qu’il en faisait. Il était généreux. Il aimait donner. Il aimait arrêter un vieux trimardeur ou un mendiant et lui faire cadeau d’un gros billet. Il avait plaisir, des jours durant, à évoquer l’expression joyeuse inscrite sur le visage du mendiant.
« Voilà qui ne m’arriverait jamais, se disait-il, si j’en étais réduit à la mendicité. Personne ne se soucierait de me donner jamais un billet de cinq livres ! »
Il se demandait quel était le jeu de Rollo. Quelque chose avait dû se passer la veille. Si Rollo ne voulait pas le lui dire, il faudrait demander à Celie. Elle était sûrement au courant. Elle savait toujours tout. Pendant qu’il réfléchissait, Rollo en faisait autant. Avec regret, il lui fallut bien constater qu’il ne pourrait pas manœuvrer Rester Weidmann tout seul. Il faudrait donc consulter le docteur Martin. À moins que Rollo ne soit disposé à lui raconter toute l’histoire, le docteur ne servirait à rien. Mais, dès qu’il s’apercevra qu’il pourra en tirer quelque profit, le docteur mordra sûrement à l’hameçon !
Les deux hommes se regardèrent.
— Si vous n’avez rien d’autre à me demander, reprit doucement le docteur, je crois que je ferais bien de m’en aller. J’ai pas mal de choses à lire.
Mais il ne fit pas un geste pour se lever.
Rollo soupira. À regret, il décida qu’il fallait mettre le docteur au courant.
— Ne soyez pas si pressé, lui dit-il. On m’a confié une mission. Vous pourrez m’aider à la remplir.
Le docteur Martin sourit.
— Je suis à votre disposition, dit-il en agitant ses petites mains.
— Je sais. (Rollo eut de la peine à dissimuler son mépris.) Cela me coûtera cher, mais vous ferez de votre mieux.
Le docteur Martin ne se sentit pas insulté. De-nouveau, il sourit.
— Il faut bien vivre, ajouta-t-il, ce qui vraiment était assez inutile. Les experts coûtent toujours cher. De quoi s’agit-il ?
Rollo lui raconta la visite de Rester Weidmann, sans toutefois faire allusion aux onze mille livres.
— Butch a-t-il trouvé à qui nous avions affaire ? demanda le docteur.
Rollo hésita.
— Oui, il m’a téléphoné ce matin. C’est Rester Weidmann.
Le docteur Martin eut un halètement.
— Le banquier international ? s’exclama-t-il en se penchant. Il vaut des millions.
— Je sais bien, reprit tristement Rollo. C’est pourquoi il faut que vous m’aidiez. (Pendant une seconde, il regarda fixement le docteur.) Il est fou. Est-ce que vous saviez cela aussi ?
Le docteur fronça les sourcils.
— En êtes-vous bien certain ?
Rollo fit un signe de tête.
— Aucun doute à ce sujet. Il est fou à lier.
Le docteur se leva et se mit à arpenter la grande pièce. Il avait du mal à réprimer son énervement.
— Que voulez-vous que je fasse ? lui jeta-t-il à brûle-pourpoint ?
Rollo se mit à tirer sur sa lèvre inférieure.
— Il faut que nous dénichions quelqu’un au courant des rites Vaudou, c’est la première chose à faire.
Le docteur Martin s’arrêta au pied du lit et s’y appuya.
— Combien y a-t-il pour moi dans cette affaire ? questionna-t-il avec un regard brillant de convoitise. (Rollo réfléchit rapidement. Le docteur était trop malin pour qu’on puisse l’amuser avec une centaine de livres, ou même un peu plus. Il se décida à faire un sacrifice.) Il y a mille livres pour vous.
Le docteur Martin se mit à sourire et répondit :
— Cela ne suffirait pas à m’intéresser. Il y a des chances pour que ce travail soit très difficile. Je suis trop vieux maintenant pour me soucier de bagatelles. Non, je ne m’y intéresserai pas pour si peu.
Soudain, Rollo, pris d’un accès d’impatience rageuse, repoussa le plateau :
— Vous vous intéresserez à ce qu’on vous donnera, pas plus ! jeta-t-il.
Le docteur Martin secoua négativement la tête.
— Vous savez bien que vous ne pouvez pas mener cette affaire-là à bien tout seul. Donc, soyez juste.
Rollo lui jeta un regard furieux, mais le docteur ne broncha pas.
— Le tiers, demanda le docteur. C’est juste. Vous allez en ramasser gros. Plus j’en aurai pour moi, plus je vous en ferai avoir !
Rollo se détendit sur ses oreillers.
— Vous feriez bien d’être prudent, lui répondit-il lentement. Je peux me passer de vous, docteur. Je peux vous renvoyer là où je vous ai trouvé.
— Je ne crois pas, fut la réponse du docteur qui retourna en hésitant, et avec raideur, à son siège. (Il se rassit.) Je vous suis utile, vous pouvez me faire confiance. (Il regarda ses ongles et lui jeta un coup d’œil rapide.) Je suis peut-être le seul à qui vous pouvez faire confiance.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? lui demanda Rollo pris tout à coup de soupçon.
— Je suis vieux, lui répondit le docteur. Cela ne paie pas, la déloyauté, pour des vieux comme moi ! Les jeunes sont différents. Ils ont leur vie à faire.
Rollo se pencha, sa grosse figure congestionnée.
— Que savez-vous ? À quoi faites-vous allusion ?
Le docteur secoua la tête.
— À rien. (Il regarda ailleurs, se demandant s’il n’en avait pas trop dit.) Je vous rappelais seulement que vous pouviez me faire confiance.
— Vous ne pensez pas que je pieux aussi me fier à Butch ?
Le docteur sourit faussement.
— Je ne sais rien de Butch. De plus, je n’ai pas envie d’être renseigné sur son compte.
Rollo le fixa pendant un long moment ; le docteur ne baissa pas les yeux. Rollo se rejeta sur ses oreillers et grogna :
— Faites attention.
On eût dit qu’il pensait tout haut : « Un de ces jours, je crains que vous n’ouvriez votre gueule une fois de trop. »
— Je serai prudent, lui répliqua le docteur, enchanté de sentir Rollo mal à l’aise. Alors, vous êtes d’accord, je touche le tiers ?
— Le quart ! grommela sans grand espoir Rollo.
— Le tiers !
— Que ferez-vous ? lui demanda Rollo, et il haussa ses larges épaules, pour faire voir qu’il était battu.
Le docteur ferma les yeux. Tout cet énervement l’avait fatigué.
— Il va falloir que je lise quelques bouquins, ajout-ta-t-il. Je ne suis pas très documenté sur le Vaudou. Donnez-moi jusqu’à ce soir. J’en saurai plus long.
— Weidmann vient nous voir demain, lui rappela Rollo. Il nous faudra être prêts.
Le docteur se leva.
— Nous le serons, affirma-t-il. Milliardaire et maboul. Quelle charmante mixture ! Cela peut mener à tout. Vous vous en rendez compte, j’espère ?
Rollo grogna.
— Je me demande jusqu’à quel point, lui jeta le docteur en le fixant. Je me demande si votre esprit est assez puissant pour cela. Nous pourrions aller jusqu’au million, vous savez.
Les yeux de Rollo devinrent sombres. De quoi parlait ce vieux fou ? Il était piqué. Tout ce qu’il espérait, lui, c’était un gain de onze mille livres.
— Un million ! répéta-t-il. D’où avez-vous été sortir cela ?
Le docteur respira profondément.
— Je comprends les fous, lui dit-il avec calme. Si vous les manœuvrez comme il faut, vous en tirez ce que vous voulez. Weidmann vaut trois millions minimum, plus peut-être. Si vous savez vous y prendre, nous pouvons le presser comme un citron.
Rollo fixa le docteur, mais laissa cette remarque sans réponse.
— Naturellement, nous devons être prudents, continua le docteur. Weidmann sera bien protégé. Les hommes de loi, des comptables, la police, tous vont chercher à le protéger. Et puis, il y aura Butch, il pourrait être tenté de prendre l’affaire à son compte. C’est qu’il y a gros à gagner.
Rollo serra violemment ses gros poings.
— Mais, pourquoi parlez-vous toujours de Butch ? Cela n’a rien à voir avec lui. Il m’obéit et fait ce que je lui dis de faire.
Le docteur hocha la tête.
— Oui, en ce moment ; surveillez-le en tout cas.
Il se dirigea vers la porte.
— Ne lui en parlez pas. Un million, c’est beaucoup, beaucoup d’argent !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Susan Hedder descendit d’autobus devant « L’homme vert », café situé à « Putney Heath » (Terrains vagues de Putney, dans le genre de la zone ou des fortifs…). Elle jeta un regard sur son bracelet-montre et s’aperçut qu’elle aurait à attendre encore quelques instants avant qu’il ne soit dix heures. Elle se demandait si le chauffeur serait au rendez-vous.
Elle avait été aussi ravie qu’effrayée par son aventure de la nuit précédente. Maintenant que tout s’était bien terminé et qu’elle pouvait raconter ce qui lui était arrivé, elle était satisfaite d’avoir vécu de tels moments.
Ce qui lui paraissait vraiment extraordinaire, dans cette affaire-là, c’était qu’elle n’était même plus malheureuse en pensant à Georges. Mieux encore, lorsqu’elle avait réintégré son studio de Fulham Road, elle n’avait même pas pensé à Georges. Il est vrai que lorsqu’elle s’était couchée, il était plus de deux heures du matin et elle était très fatiguée. Pourtant, elle n’avait pas dormi. Elle avait imaginé qu’une fois seule, la pensée même de Georges la rendrait atrocement malheureuse, mais, en fait, elle n’avait pas du tout pensé à Georges.
L’homme à l’habit noir, la course dans Londres, accroupie sous la couverture dans cette grosse Packard, avec l’inquiétude d’être découverte à tout instant, l’étrange conversation surprise dans l’appartement de Celie, tout ce qui avait suivi enfin, lui apportait une impression de fantastique si intense que Georges en était devenu complètement banal et dépourvu d’intérêt.
Après avoir revécu en pensée toute cette étrange affaire, Susan avait compris combien peu de jeunes filles auraient eu le courage de faire ce qu’elle avait fait. Et mieux encore, elle avait gagné dix livres en quelques heures ! Voilà ce que Georges, malgré toute sa précieuse habileté, n’aurait jamais su accomplir.
En tout cas, elle avait fait ce qu’on lui avait demandé et cela fortifiait sa confiance en elle. Elle avait montré la plus grande probité. Qui sait ! Elle avait peut-être été trop consciencieuse. Après tout, le chauffeur lui avait offert les dix livres pour filer l’homme à la chemise noire. Qu’y avait-il de mal dans tout cela ?
Cependant, elle était encore un peu gênée en pensant à cet argent, et elle avait repris les dix livres de son sac, décidée à les redonner au chauffeur s’il n’était pas entièrement satisfait de son enquête.
— Vous avez bien trouvé votre chemin ?
La voix douce et monocorde interrompit ses réflexions.
Elle se retourna vivement. Son cœur fit un léger bond et se mit à battre plus vite. Elle eut de la peine à le reconnaître. Sans son uniforme, il paraissait plus jeune encore. Sans son regard froid et sombre, elle n’aurait pu voir en lui qu’un homme assez ordinaire, peut-être un étudiant sans intérêt, mais certainement pas un homme dont elle eût pu prendre peur.
Mais ce regard l’impressionnait. Il était glacial, hostile, cynique et amer.
— Hello ! répondit-elle d’une petite voix, soudain effrayée. Je me demandais si vous alliez venir.
Il jeta un coup d’œil rapide sur la route, puis vers la « zone ». Son visage blanc et maigre était terriblement soupçonneux.
— Venez avec moi. Nous allons marcher.
Et, à travers les terrains vagues, il partit à grandes enjambées rythmées. Elle avait bien de la peine à le suivre, ses hauts talons – car elle avait mis ses chaussures et sa robe habillées – n’étant guère propice à la marche dans un terrain couvert d’herbes drues.
Pendant quelques instants, elle fit l’effort nécessaire pour le suivre, mais bientôt, rouge de fatigue et de colère, elle s’arrêta. Il regarda par-dessus son épaule avec impatience.
— Allons, venez, nous pouvons être vus de la route.
— Je ne peux pas marcher aussi vite, reprit-elle. Il faut absolument que vous ralentissiez.
Ayant jeté un coup d’œil sur ses petits pieds finement chaussés, il fit une grimace :
— Bon, venez.
Et, impatient de poursuivre son chemin :
— Vous êtes bien sotte de porter de tels souliers.
Susan sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle détourna la tête.
— Je ne tiens pas à votre compagnie, lui jeta-t-elle par-dessus l’épaule. Et si vous devez être aussi peu agréable, eh bien ! je rentrerai chez moi.
Le chauffeur serra les poings. Il lutta quelques instants contre les paroles acerbes qui lui montaient aux lèvres.
— C’est bon, vous n’avez pas besoin de monter sur vos grands chevaux !
Elle eut un moment d’hésitation, puis se mit à marcher à son pas. Ils continuèrent en silence en direction de la partie boisée de la zone.
Une fois hors du terrain vague et hors de vue de la route, cachés qu’ils étaient par des buissons de genêts et des arbres, il lui montra du doigt un siège de bois rustique dans une petite clairière.
— Nous pouvons parler ici.
Et il s’assit.
Susan prit place à côté de lui sans toutefois trop s’approcher.
— Qu’est-il arrivé ? lui demanda-t-il soudain. L’avez-vous suivi ?
— Oui. (Après une hésitation, Susan reprit courage et continua.) Mais je veux que vous me disiez d’abord qui vous êtes. J’ai été sotte hier au soir. Je n’aurais pas dû agir ainsi. Il aurait pu m’arriver… des… des ennuis.
Elle ouvrit son sac et en tira la liasse de billets.
— Voici, dit-elle avec fermeté. Reprenez-les. Je n’en veux pas. Je n’aurais jamais dû accepter cet argent.
Il la fixa. Ses yeux, surpris, étaient devenus vagues.
— Allons, reprenez cela, insista-t-elle, comme il restait silencieux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama-t-il avec brusquerie. Vous n’avez donc pas envie de gagner de l’argent ?
— Là n’est pas la question, reprit-elle. Bien sûr que j’en ai envie, mais pas de cette façon-là.
— De quelle manière alors ? Que voulez-vous dire ?
Elle se sentit rougir, et lui mit les billets dans la main. Il ne fit pas un mouvement pour les prendre et ils tombèrent sur le sable.
— C’est là, lui montra-t-elle. Vous les avez laissés tomber.
— Alors, vous n’avez pas filé cet homme ? (Les yeux étaient devenus de glace). Vous aviez peur, mais, alors, pourquoi êtes-vous venue ici ? Pour rendre l’argent ?
Elle était presque en colère.
— Mais oui, je l’ai suivi, mais je veux d’abord savoir qui vous êtes, vous. Je ne vous dirai rien avant de savoir. Je n’aime pas du tout cette histoire. Et le type non plus, je ne l’aime pas.
Il la regardait pensivement et elle fut prise de peur pendant quelques instants. Les alentours étaient déserts. L’entendrait-on si elle appelait au secours ? Il y avait quelque chose dans cet homme qui l’avertissait qu’il était mauvais, n’était-ce que sa façon de se tenir, son regard sombre, le rictus de sa bouche amère.
Comme elle se demandait si elle ne ferait pas mieux de s’enfuir en courant, il redevint soudain normal.
— Tout cela est évident, dit-il. Il faudra bien que je vous mette au courant un jour ou l’autre. (Il se baissa pour ramasser les dix livres.) Voici, reprenez-les ; d’ailleurs, cet argent n’est pas à moi.
Elle fit non de la tête.
— Pas avant d’avoir prouvé que je l’ai gagné, répéta-t-elle avec obstination.
Il lui jeta un coup d’œil, haussa les épaules et fourra les billets dans sa poche. « Je ne les reverrai jamais, se dit Susan avec regret, mais, de toute façon, je n’aurais pas été satisfaite de les avoir. »
— Je m’appelle Joe Crawford, déclara le chauffeur, en la fixant avec une expression d’amertume et de lourdeur répandue sur le visage. Je travaille pour Kester Weidmann. Il est riche. Vous n’avez pas idée de sa fortune. Mais je lui préférais son frère. Autrefois le frère m’a rendu un grand service.
Il se retourna vers Susan et lui dit d’une voix presque agressive :
— Si l’on me rend un service, je ne l’oublie pas.
Susan s’écarta de lui.
— Quel genre de service ? demanda-t-elle pour dire quelque chose.
Il réfléchit ; il la fixait, mais ne la voyait pas.
— Alors que je tirais le diable par la queue, je fis la connaissance de Cornélius, son frère. Il m’emmena chez lui et persuada son frère de me garder. Ils m’apprirent à conduire une auto et depuis ce moment-là, je suis son chauffeur. On ne peut imaginer que des types aussi importants puissent prendre le temps d’être bons, mais cependant ils l’ont été. Cornélius a toujours été gentil pour moi.
— Est-ce qu’il n’est plus là ? demanda Susan.
— Il est mort. (L’amertume disparut de son regard pour faire place à de la tristesse.) Il est mort depuis six semaines. Il a pris froid. C’est idiot de mourir d’un coup de froid, mais il n’était pas fort.
Susan jouait nerveusement avec ses doigts posés sur ses genoux. Elle avait l’impression qu’elle était aussi loin de la solution du mystère que lorsqu’il avait commencé à parler.
— Kester ne semble pas capable de vivre sans Cornélius. Ils s’aimaient beaucoup tous les deux.
Susan demeura silencieuse.
— Cela lui a troublé l’esprit, continua Joe dans un murmure étouffé. (Il lui jeta un coup d’œil rapide, puis détourna son regard.) Vous n’auriez pas pensé qu’une chose pareille soit possible, n’est-ce pas ? Mais c’est bien ce qui est arrivé.
— Est-il vraiment mal ? demanda Susan dont l’attention était éveillée par la douleur concentrée qui se lisait dans les yeux de son interlocuteur.
Joe reprit :
— Je ne comprends rien à ces choses-là. Tout ce que je sais, moi, c’est qu’il a l’esprit troublé. Il agit toujours de même. C’est-à-dire qu’il est affable, tranquille, qu’il mange bien, mais il ne sort plus du tout. C’était la première fois qu’il prenait la voiture hier, depuis la mort de son frère. Mais pourquoi est-il allé au Shepherd Market ?
Susan fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas, expliquez-vous. Je vous en prie.
Il lui raconta alors la visite de Kester au Shepherd Market et au Lys Doré.
— Mais pourquoi veut-il aller dans ce club ? Qui est ce Rollo dont il parlait ? Vous voyez ce que je veux dire, cela m’inquiète.
— Mais pourquoi seriez-vous inquiet ? lui demanda Susan. Je veux dire ce ne sont pas vos affaires après tout, n’est-ce pas ?
Joe la regarda.
— Mais si. Ils m’ont rendu service et maintenant c’est à moi de payer ma dette. M. Weidmann n’est pas normal. Il ne sait pas ce qu’il fait. Il est riche. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point il est riche. Il faut que je le protège.
Susan éprouva une assez vive admiration pour la grandeur qui caractérisait cette gratitude.
— Mais vous ne savez pas s’il se passe quelque chose de mal, lui fit-elle remarquer. Il se peut que tout soit normal.
— Pas possible, s’ils savent à quel point il est riche.
— Ils, mais quels « Ils » ?
— Rollo, quel qu’il soit, et l’homme à la chemise noire.
Susan se mordit les lèvres.
— C’est vrai, je l’avais oublié.
— Vous savez quelque chose, n’est-ce pas ?
Joe fit une contorsion pour lui faire vis-à-vis.
— Vous avez trouvé quelque chose.
— Je suis allée me mettre à l’arrière de la voiture, comme vous me l’aviez dit. J’étais à peine cachée sous la couverture que l’homme à la chemise noire se mit au volant et démarra. Nous avons roulé un long moment. J’avais trop peur pour voir où nous allions.
— Il me suivait. M. Weidmann était allé écrire une lettre à son club. Je l’y ai retrouvé et l’ai ramené à la maison. La Packard était derrière nous et a suivi de près tout le temps, lui dit Joe.
— C’est cela, lui reprit Susan. Vous pouvez imaginer ce que j’éprouvais, je ne savais pas où nous allions.
— Qu’est-il arrivé ?
— Au bout d’un moment, la voiture a ralenti et stoppé. Je l’ai entendu abaisser la vitre de la portière et parler à quelqu’un. Je pense que ce devait être une femme qui promenait un chien. La chemise noire lui a demandé : « Est-ce que M. Grantham habite ici ? » et la femme a répondu : « Non, c’est la maison de » Kester Weidmann, le banquier international ».
— Espèce de garce qui met son nez partout ! s’exclama Joe avec colère. Elle a dit cela alors ? Pourquoi les gens s’occupent-ils de ce qui ne les regarde pas !
— Toujours est-il que c’est ce qu’elle a dit, ajouta vivement Susan. Et la chemise noire a repris : « Kester » Weidmann ? Bien sûr je me suis fichu dedans » ou quelque chose de ce genre qui a fait rire la femme : « Si j’avais tant d’argent, je me paierais un » collier de diamants. Il vaut des millions, ce type-là », a-t-elle ajouté. La chemise noire s’est mise à rire, lui a souhaité bonne nuit et nous sommes repartis.
Nous avons roulé un bon moment, puis nous avons stoppé. J’avais encore trop peur pour voir où nous allions. Il a klaxonné deux fois, c’était comme un signal, puis il est rentré dans un garage. Je l’ai entendu sortir de la voiture et je suis restée seule dans le noir.
Joe était vibrant et l’écoutait avec intérêt.
— Vous vous êtes assez bien débrouillée, lui dit-il. Je ne pensais pas que vous vous en sortiriez aussi facilement.
Susan rougit.
Ce n’était pas grand-chose. (Mais elle avait conscience de mentir.) Je me suis contentée de rester cachée dans le fond de la voiture. Pour en revenir à cet appartement, c’était un appartement des « Mews ». Il est situé à Bruton Place, derrière Bruton Street, au numéro 146.
Elle continua à expliquer à Joe tout ce qu’elle avait entendu dire dans l’appartement.
— Ensuite, ils ont semblé vouloir se quereller, termina-t-elle en rougissant. Il l’a battue et ils se sont bagarrés. Tout cela était assez Vilain, et je n’ai plus écouté. Un moment après, il est descendu. C’est à peine si j’ai eu le temps de me cacher au fond de la voiture. Il est allé ensuite aux « Market Mews », à Shepherd Market. Il est descendu de voiture, a ouvert un autre garage et il est rentré. C’est un garage avec appartement au-dessus. Au numéro 79. Pendant qu’il allumait, je suis sortie doucement de la voiture et me suis cachée dans le noir. Il a garé sa voiture, puis a fermé le garage, un moment après j’ai vu une fenêtre s’éclairer à l’étage. Je ne suis pas restée et je suis rentrée chez moi.
Elle s’arrêta, un peu hors d’haleine, désireuse de savoir si elle avait bien agi. Joe la fixa, les yeux remplis de franche admiration.
— Je savais que vous feriez l’affaire dès que je vous ai aperçue, lui dit-il. Je savais que vous seriez épatante, et vous êtes épatante.
Susan se sentit joyeuse, tout à coup.
— C’est bon, dit-elle, je n’aimerais pas recommencer, mais maintenant que c’est fini…
Joe ne l’écoutait plus. Il regardait fixement devant lui, sans expression tant sa pensée se concentrait.
— Vous n’avez pas vu la femme ?
Elle secoua négativement la tête.
— Il l’a appelée « Celie », mais je ne l’ai pas vue.
— Il y aura beaucoup à faire, ajouta-t-il. Il me faut absolument de l’aide. Si vous voulez bien, je puis vous payer.
Il ressortit les dix billets de sa poche et les pressa dans la main de Susan.
— Vous les avez bien gagnés. Mettez-les dans votre sac et bouclez-la.
Elle savait qu’elle les avait gagnés, mais elle avait voulu le lui faire dire. Elle mit l’argent dans son sac et le referma d’un coup sec.
— Ils m’ont fait des cadeaux, expliqua-t-il. M. Weidmann n’hésite pas à me donner un billet de cinq livres de temps en temps. J’ai fait des économies. Je ne veux pas de cet argent. Vous pouvez l’avoir, si vous voulez bien m’aider.
Elle se sentit de nouveau troublée et gênée.
— Seulement si je le gagne, dit-elle avec empressement. Je suis sans travail, autrement je n’accepterais pas d’argent de vous, non, pas du tout. Je n’en ai pas besoin de beaucoup. Je peux vivre avec trois livres par semaine. Cette somme va me suffire pendant trois semaines.
Elle prit son sac avec nervosité.
— Si je prenais un détective privé, lui dit Joe avec sérieux, il me coûterait bien une centaine de livres. Je vous en donnerai cinq par semaine. Je puis me permettre cela.
Il s’arrêta, puis ajouta :
— J’espère que vous les gagnerez bien.
Susan pensa en elle-même : « Il faut que tu sois tout à fait folle pour faire une chose pareille. Tu ne feras que t’attirer des ennuis. Tu vas faire une gaffe affreuse et stupide qui gâchera tout. Oublie tout cela et laisse-le donc se débrouiller tout seul pour veiller sur son maître. » Mais elle savait bien qu’au fond d’elle-même sa décision était prise.
— Mais que puis-je faire de plus ? demanda-t-elle les yeux agrandis par l’intérêt. Si vous pouvez me dire ce que je dois faire, j’essaierai.
Joe se frotta le nez de la paume de sa main.
— Je voudrais avoir quelqu’un dans le club, dit-il (Et il la regarda timidement.) Est-ce que vous aimeriez cela ?
Elle fut tout de suite effrayée.
— Dans le club, reprit-elle, mais je ne crois pas…
— Vous pourriez très bien, répondit-il d’une voix sans réplique. Vous avez bien dit que vous ne pourriez pas filer la chemise noire et vous l’avez fait. Vous pouvez encore faire cela.
— Mais comment y entrer, dans ce club ? Je veux dire qu’ils ne m’accepteront pas. Non, vous m’en demandez trop.
— Pas du tout, dit-il, ils ont peut-être besoin de personnel. Même si vous étiez engagée à la cuisine, ce serait déjà quelque chose. Débrouillez-vous. Demandez à quelqu’un. Si vous essayez vraiment et si vous voulez y parvenir, pour sûr que vous y arriverez.
Susan hocha la tête.
— Ce n’est pas la peine de me parler comme cela, lui répondit-elle impatiemment. Si vous voulez me faire entrer dans ce club, vous devez m’y aider, vous. Je ne peux pas obtenir cela toute seule.
Il la regarda encore avec admiration. Elle se l’imaginait redisant : « Vous avez le type qu’il faut. Je me suis rendu compte de cela tout de suite, dès que je vous ai vue. » Elle était rouge et énervée, mais toutefois elle le regarda avec calme.
— Soyez donc raisonnable, ajouta-t-elle. Je ferai tout mon possible, mais il faut que vous m’aidiez.
Il prit son calepin.
— Où puis-je vous trouver ? demanda-t-il brusquement. Avez-vous le téléphone ?
Elle lui donna son adresse et son numéro de téléphone.
— C’est bon, dit-il, je verrai ce que je peux faire. Laissez-moi me débrouiller. Si vous êtes sortie, je laisserai un message.
Il se leva.
— Il faut que je rentre. Ils vont se demander ce que je suis devenu.
Elle se leva aussi. Les prés resplendissaient au soleil et la journée semblait pleine de promesses.
— Quand pensez-vous avoir du nouveau ? demanda-t-elle, car elle ne voulait pas qu’il parte sans elle.
Il hocha la tête.
— Bientôt, lui dit-il. Je n’oublierai pas.
Il la regarda et comprit son inquiétude de le voir partir. Il eut un mouvement d’impatience.
« Toutes les femmes sont les mêmes, pensa-t-il. Elles s’accrochent. » Mais elle valait mieux que bien d’autres. Elle avait du cran. Elle ne disait pas une chose alors qu’elle en faisait une autre. Il sentait qu’il pouvait compter sur elle.
Il lui fit un signe sans grand enthousiasme, moitié geste, moitié signe des doigts, puis il traversa hâtivement le pré.
Bien qu’elle le regardât s’éloigner jusqu’au moment où il disparut à l’horizon, il ne se retourna pas une seule fois.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quelques minutes après onze heures du matin, Celie descendait New Bond Street, de son pas souple et rapide, trop plongée dans ses pensées pour faire attention aux regards admirateurs qu’on lui décochait, tandis qu’elle se faufilait sur la chaussée étroite et encombrée.
Peut-être Celie était-elle un peu trop savamment habillée et fardée pour cette heure de la matinée. Elle avait une robe rouge vif, qui s’arrêtait au genou, mais dont le col était montant et la jupe en forme. Des bas couleur acier bruni et des escarpins vernis à talons hauts faisaient valoir jambes et pieds à merveille. Un turban blanc bordé de rouge cachait ses oreilles, et elle avait sous le bras un grand sac de cuir rouge et blanc.
Elle arrêta un taxi à Burlington Street et donna au chauffeur qui la regardait avec admiration une adresse dans le Soho.
— Athens Court ? répéta-t-il d’un air vague, c’est du nouveau pour moi, madame.
— À mi-chemin de Greek Street, sur la gauche, lui indiqua Celie avec impatience tandis qu’elle entrait dans le taxi en claquant la portière.
Le chauffeur rencontra le regard d’un flic qui passait. Il secoua la tête dans la direction de l’intérieur de la voiture, leva le pouce et fit un clin d’œil. Le flic eut un hochement de tête et un coup d’œil approbateur. Il pensait lui aussi que Celie était une belle fille.
Athens Court était situé au bout d’une ruelle étroite qui menait à Greek Street. Le chauffeur s’arrêta à l’entrée de la ruelle et regarda par-dessus son épaule.
— Pas moyen d’aller plus loin, madame, lui dit-il en contemplant les genoux de Celie.
Elle sortit de la voiture, lui jeta une pièce dans la main et se dirigea rapidement vers le bas de la ruelle. Le chauffeur se pencha hors du taxi pour lui lancer un dernier coup d’œil. Il soupira. « Allons ! pensa-t-il, ce n’est pas étonnant qu’on écrive des pièces comme Cargaison blanche. »
Au bout de la ruelle, une cour fermée était entourée sur trois côtés de grands bâtiments lépreux. Celie traversa la cour et pénétra dans le bâtiment central. À l’intérieur, l’entrée était sombre et sentait les relents de cuisine, la fumée et la sueur. Un ascenseur vieux modèle, de ceux que l’on fait fonctionner en tirant une corde, descendit.
Serrant les narines de dégoût, Celie monta dans l’ascenseur, ferma la porte grillagée et tira la corde. Lentement, avec hésitation entre les paliers, l’ascenseur s’éleva comme s’il craignait à chaque instant d’être séparé de son câble et d’aller s’écraser dans le bas de sa cage ; il s’arrêta avec un craquement final au dernier étage. La porte qui lui faisait vis-à-vis resplendissait sous une couche de peinture rouge sombre. Le heurtoir de cuivre et la boîte aux lettres brillaient au soleil qui traversait le vasistas placé juste au-dessus. Une petite plaque de cuivre était fixée au centre de la porte. On y lisait peint avec soin en lettres noires, un seul nom : Gilroy.
Celie ôta ses gants, ouvrit son sac et regarda dans la grande glace fixée en travers du fermoir. Elle se regarda intensément pendant plusieurs secondes avant d’être persuadée qu’elle était vraiment à son avantage.
Elle tendit alors la main vers le bouton de sonnette. Elle eut encore un moment d’hésitation. Elle haussa finalement avec impatience ses épaules étroites et agita le cordon de sonnette d’un mouvement sec. Elle attendit plusieurs minutes. Elle tapait nerveusement du pied ; ses sourcils finement dessinés au crayon étaient froncés et ses belles dents blanches mordillaient nerveusement sa lèvre inférieure.
Gilroy finalement ouvrit la porte. C’était un grand nègre à la carrure épaisse et au large visage sensible.
Les yeux injectés de sang étaient rêveurs et tristes. Il portait un pyjama blanc et une robe de chambre bon marché en tissu noir relevé par un biais et une cordelière blanche.
Le nègre courba ses larges épaules à la vue de Celie, mais il ne dit mot.
— Étonné de me voir ? dit-elle.
Il éclaircit sa voix avant de lui répondre :
— Cela vous surprendrait-il si je venais vous voir ?
Celie sourit :
— Ce genre de miracle n’arrive que dans mes rêves.
Une toute petite grimace, un froncement des lèvres épaisses, dénotèrent combien il était sensible au manque de tact. Il tira la porte à lui pour empêcher Celie d’entrer.
— Il ne faut pas venir ici, lui dit-il, cela ne donnera rien de bon, quelqu’un pourrait vous rencontrer.
Elle hocha la tête.
— Cela ne fait rien. (Puis, comme il lui barrait toujours le chemin.) Alors, vous ne me laissez pas entrer ?
Ses yeux roulaient nerveusement dans leurs orbites, allant de Celie à l’escalier et à l’ascenseur.
— Nous n’avons rien à nous dire.
Elle avança d’un pas et posa sa petite main brune sur sa poitrine. Il regarda ses ongles écarlates, et lui céda avec regret. Il recula dans la petite entrée et elle le suivit, fermant la porte du pied et ne le quittant pas des yeux.
— Il vaudrait mieux que vous partiez, reprit-il de sa voix douce et triste. À quoi bon venir !
Elle passa devant lui pour aller dans le studio. C’était une vaste pièce surplombant la grisaille du West-End.
Une partie de la salle était occupée par un grand piano à queue. Devant une vaste cheminée vide était placé un divan recouvert de coussins aux couleurs chatoyantes. Les murs étaient garnis de livres et, dans un angle de la pièce, était disposée une série de tom-toms indigènes anciens.
Gilroy alla vers le piano et s’y accouda. Il jouait avec la cordelière de sa robe de chambre et fixait le tapis en fronçant les sourcils.
— Vous êtes le seul à me traiter de cette façon, lui dit Celie, qui regardait par la fenêtre, son dos mince raidi par la colère nerveuse.
— Tous les hommes de couleur vous traiteraient de même, répliqua Gilroy. C’est inutile, vous n’êtes plus des nôtres.
Celie se retourna.
— Vous répétez toujours cela, lui dit-elle. Pourquoi ? Ne suis-je pas de la même couleur que vous ? Ne le suis-je pas ? Ne le suis-je pas ?
Il s’assit au piano.
— Vous ne pensez pas à ma race autrement que… (Il haussa les épaules.) Mais nous avons déjà discuté cela. Que voulez-vous ?
Celie hésita. Puis elle maîtrisa son irritation grandissante.
— Je me sentais seule. Je voulais vous voir.
Il commença à jouer en sourdine. Les longs doigts effilés semblaient caresser la mélodie et la faire surgir des touches d’ivoire.
— Ne me dites pas de mensonges. Pourquoi êtes-vous toujours effrayée par la vérité ?
Elle se retourna vers la fenêtre.
— Mais j’avais vraiment envie de vous voir.
— Vous auriez pu me voir cette nuit. (Son visage se détendait alors qu’il écoutait ce qu’il était en train de jouer.) Dites-moi ce que vous voulez que je fasse. Est-ce que rien ne vous échappe jamais ?
Elle traversa la pièce et s’assit sur la grande banquette à son côté. Il continua à jouer comme s’il espérait que le son de la musique agirait en tiers et empêcherait la conversation de devenir trop intime.
— Oui, il est des choses que je sais, dit-il en regardant obstinément les murs en face de lui. Vous désirez que je fasse quelque chose, mais avant de parler, songez bien à ce que cela pourrait vouloir dire.
Elle appuya contre lui son corps mince. Son corps était avide de cet homme. Pour elle, il personnifiait Haïti. Dans quelques années, Rollo, Butch et tous les autres seraient fatigués d’elle, elle le savait bien. Que lui arriverait-il alors ? À moins que Gilroy ou un autre de sa race ne veuille d’elle, jamais elle ne pourrait retourner à Haïti, et bien des fois Celie rêvait de revenir dans son pays natal.
— Qu’est-ce que cela voudra dire ? demanda-telle après un long silence.
— Rien de bon, fut la réponse. (Et soudain il fit glisser ses mains du clavier.) Laissez cela tranquille.
Elle se leva et alla vers une table basse où se trouvaient une boîte à cigarettes, un grand briquet, une bouteille de whisky, des verres et de l’eau glacée. Elle alluma une cigarette et se versa à boire. Elle s’assit par terre et croisa ses longues jambes fuselées. La jupe remonta de quelques centimètres au-dessus des genoux.
— Vous ne tenez donc pas du tout à moi ? demanda-t-elle.
— Pourquoi y tiendrais-je ? répliqua-t-il en lui jetant un coup d’œil.
Mais son regard était vide et ses yeux pareils à des billes de verre. Elle regarda fixement son whisky, tenant son verre en transparence, tandis qu’elle mâchonnait sa lèvre inférieure, son esprit aux abois, pareil à une souris effrayée cherchant à sortir du piège.
— Vous m’aimiez, autrefois, dit-elle pensant que le passé lui permettrait de le ramener à elle. L’avez-vous oublié ? Ces jours et ces nuits ont perdu tout intérêt pour vous ?
Il recommença à jouer.
— C’est pour vous qu’ils n’avaient pas de sens, lui rappela-t-il. Vous pensiez avoir trouvé mieux.
— Tout le monde se trompe, dit-elle, tâchant de se maîtriser, mais ses nerfs s’agitaient dans tout son être comme de petits vers glacés. Je me suis trompée. Est-ce que nous ne pouvons pas recommencer ?
— Il n’y a pas moyen de changer nos destinées, répondit-il brusquement. À une époque vous auriez pu faire ce que vous désirez maintenant, mais vous vous êtes éloignée du genre de vie qui vous aurait permis cela.
Il se leva tout à coup.
— Vous devez vous en aller maintenant. Vous n’auriez jamais dû venir ici.
Elle le regarda avec désespoir.
— Je ne peux même pas demander votre aide.
Il hocha la tête.
— Parce que vous savez que vous allez me demander quelque chose de mal. Mais cela arrivera sans que vous me le demandiez. (Il serra ses larges poings.) Et je le ferai.
Celie posa le verre de whisky sur le guéridon.
— Que voulez-vous dire ? remarqua-t-elle gênée.
— Si Rollo me demande de le faire, je le ferai, dit Gilroy en se dirigeant vers la fenêtre et restant là, debout, les jambes écartées et les mains dans les poches de sa robe de chambre. Mais ce sera notre fin à tous. (Il rentra ses épaules.) Et ça, ce sera une bonne chose.
La terreur superstitieuse longtemps endormie, affaiblie par une existence dure et cynique, se réveilla chez Celie.
— S’il vous demande quoi ? dit-elle en serrant les poings.
— Est-ce que vous hésiterez jamais, vous tous, à faire quelque chose, lorsqu’il y a de l’argent à gagner ? lui demanda-t-il sans se retourner. Éloignez-vous de tous ces gens, Celie. Je vous ai prévenue, et je ne vous le dirai pas une autre fois.
Elle se leva.
— Vous parlez de façon mystérieuse, lui dit-elle, essayant de lutter contre la crainte qui l’envahissait. Vous êtes d’humeur singulière aujourd’hui. Peut-être que demain…
— Je vais vous faire voir quelque chose, dit-il soudain.
Et il alla vers un placard, l’ouvrit et en tira deux minuscules poupées d’une dizaine de centimètres de hauteur. L’une, sans aucun doute, représentait Celie ; elle portait une robe de soie rouge et un turban blanc ; l’autre, vêtue d’une robe de soie bleue avait, collés sur sa tête de bois grossièrement sculptée, des bouts de soie jaune. Celie, les yeux écarquillés et interrogateurs, regarda successivement les poupées, puis Gilroy.
— Regardez, lui dit-il.
Et saisissant les poupées, il les jeta d’une main sur le divan. De nouveau, elles tombèrent ensemble, la poupée blanche sur la poupée noire. À quatre reprises, il-ramassa les deux petites poupées et les jeta sur le divan. À quatre reprises la poupée blanche tomba sur la noire.
— Voyez-vous ? lui dit-il avec un regard mélancolique. C’est toujours ainsi.
— Vous voulez m’effrayer, dit-elle en pressant ses mains contre ses lèvres, d’un rouge éclatant.
— Essayez vous-même ! dit-il en lui jetant les poupées.
Elle se refusa, pendant quelques minutes, à tenter une nouvelle expérience, puis, les yeux soudain pleins de rage, elle s’empara violemment des poupées et les jeta à travers la pièce. Elles allèrent heurter le mur, rebondirent sur le tapis et s’immobilisèrent, la poupée blanche sur la noire. Celie haleta. Son visage avait une teinte de vieil ivoire.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle.
— Rien de bon, répondit-il en allant ramasser les poupées à l’autre bout de la pièce. C’est votre destinée.
Et il dirigea vers elle la poupée blanche à la ridicule petite robe bleue et aux fils de soie collés sur la tête.
— Qui est-ce ? questionna Celie, en reculant toute frissonnante.
Il hocha la tête. Elle avança d’un pas ; la colère et la peur la défiguraient.
— Vous essayez de me faire peur… commença-t-elle.
Un bref coup de sonnette l’interrompit.
— Qui est là ? demanda-t-elle en jetant un regard anxieux et intense au travers de la pièce.
Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien.
Ils demeurèrent immobiles, aux aguets. De nouveau la sonnette retentit.
— Vous feriez mieux de rentrer là, conseilla-t-il en montrant sa chambre.
— Ne répondez pas, lui dit Celie en pensant à Butch, si quelqu’un me trouvait ici.
Gilroy sourit.
— Vous auriez dû penser à cela plus tôt, jeta-t-il avec indifférence.
Elle vit qu’il était absolument décidé à ouvrir ; elle se précipita dans la chambre. Gilroy attendit qu’elle eût refermé la porte. Il traversa l’entrée, et trouva Doc Martin dans le couloir.
— J’ai à vous parler, dit le docteur en avançant dans le hall.
— Je vous attendais, lui répondit Gilroy en le rejoignant dans le studio, après avoir refermé la porte.
Le docteur renifla. L’émanation très légère du parfum subtil de Celie ne laissait aucun doute sur son origine. Le docteur lança son regard perçant sur Gilroy, qui, face à lui, avait conservé tout son calme.
« N’y a-t-il donc aucune limite aux ardeurs amoureuses de Celie ? » se demanda le docteur, tout en installant sa petite personne osseuse au plus profond d’un fauteuil.
— Ne trouvez-vous pas qu’il y a suffisamment longtemps que vous faites du jazz ? commença-t-il. (Et il joignit les extrémités de ses doigts. Puis il fronça les sourcils.) Mais que me disiez-vous ? Pourquoi donc m’attendiez-vous ?
Gilroy, de nouveau, s’assit devant le piano.
— Ne vous inquiétez pas de cela, dit-il. Continuez. Vous pensez vraiment que j’ai ainsi fait suffisamment de jazz ?
Le docteur le fixa.
— Vous êtes un drôle de type, lui déclara-t-il, franchement surpris. Mais n’est-ce pas que vous êtes de mon avis ?
Gilroy haussa les épaules :
— C’est possible !
— Je puis vous fournir l’occasion de vous procurer l’argent, continua le docteur, après un temps d’arrêt. Il y a un bonhomme qui veut savoir ce que c’est que le Vaudou. Il paiera la forte somme. Vous pouvez être utile.
Gilroy s’amusait avec le porte-musique, le mettant en place et le pliant ensuite.
— Vaudou ? Qu’est-ce qui vous fait penser que je connais cela ?
Le docteur haussa les épaules.
— Je ne sais pas. J’ai lu quelque chose à ce sujet. C’est tout simplement une superstition primitive. Vous êtes intelligent. Vous pouvez prétendre que vous êtes un expert en Vaudou. C’est tout ce qu’il nous faut jusqu’à ce que nous ramassions le fric. Pour vous, cela fera un millier de livres.
Gilroy ferma les yeux.
— Mais que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il.
— C’est bien simple, répondit le docteur. Je puis vous l’indiquer. Nous fabriquerons quelques tours de passe-passe tout en lui faisant croire que vous êtes un expert en la matière. Et, lorsqu’il aura payé, nous nous défilerons. Nous discuterons des détails ce soir, avec Rollo. Je voulais seulement m’assurer que votre bonne volonté nous était acquise.
Gilroy hocha la tête.
— Si la chose est aussi simple que cela… Bien sûr ! Mais en êtes-vous vraiment certain ?
— Naturellement, il faut que nous sachions exactement ce qu’il veut que nous fassions. Mais je crois que la chose sera facile. Cet homme-là n’a pas son bon sens.
— Vous ne croyez pas aux rites Vaudou ? demanda Gilroy d’un ton très banal.
Le docteur s’esclaffa.
— Ne faites pas l’idiot, dit-il. Et vous-même ?
— On y croit dans mon pays, répliqua-t-il. Mais, bien sûr, nous ne sommes que des nègres ignorants.
Gilroy se leva.
— Alors, nous reparlerons de cela avec Rollo ? Ce soir ?
Le docteur le regard.
— Je pensais qu’il aurait pu y avoir des difficultés… dit-il comme s’il pensait tout haut. Vous nous aiderez, n’est-ce pas ?
Gilroy fit un signe d’assentiment.
— Je ferai ce que vous me demanderez, répondit-il, si c’est la raison de votre question.
Le docteur se leva.
— Mille livres, ce n’est pas à dédaigner, dit-il en suivant Gilroy jusqu’à la porte. J’aurai tout combiné pour ce soir.
Gilroy ouvrit la porte.
— J’en suis bien sûr, dit-il. À ce soir donc.
Le docteur s’arrêta au milieu du couloir.
— À votre place, je n’emploierais plus ce parfum, dit-il, les gens pourraient se méprendre.
Gilroy haussa les épaules.
— Je n’ai pas à me soucier des gens, affirma-t-il, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Et il claqua la porte à la figure du docteur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le 155 de Fulham Road était une grande maison accolée à une autre et séparée de la rue par un mur bas et un grand escalier aux marches blanches qui conduisait à la porte d’entrée. Cette maison appartenait à Cedric Smythequi, depuis bien des années, avait abandonné l’une des plus célèbres troupes théâtrales du pays pour adopter une autre brillante carrière dans la location des meublés.
Cedric Smythe dirigeait son affaire lui-même, et sans l’aide de qui que ce soit. Il y avait bien une femme de ménage qui trois fois par semaine faisait le gros du travail, mais Cedric s’occupait de tout le reste. Il avait six pensionnaires au mois. SusanHedder était l’une d’elles et il estimait qu’il manquait de chance quand il n’avait pas au moins deux ou trois clients de passage, des « gens d’une nuit » comme il les appelait.
En dehors de Susan et des pensionnaires de passage qui, pour la plupart étaient des « girls » travaillant une semaine ou deux au Fulham Empire, la clientèle était d’un certain âge et d’habitudes rangées. Il y avait là un directeur de banque, deux instituteurs des écoles municipales du comté de Londres, une employée au rayon de modes chez Peter Jones, et enfin un quelconque professeur qui passait le plus clair de son temps à la bibliothèque du British Muséum.
Bien qu’il portât un égal intérêt à tous ses pensionnaires, Cedric avait particulièrement distingué Susan. Il la trouvait agréable et sensée ; comme elle était, en outre, jeune et polie, et toute seule, il considérait qu’il devait lui consacrer un intérêt plus particulier. Il la grondait si, dès son arrivée, elle ne changeait pas ses chaussures mouillées, il lui préparait une boisson chaude avant qu’elle ne se couchât, et lui recommandait de ne pas veiller trop tard. Son idylle avec Georges le passionnait et Susan était loin de se douter que Cedric connaissait l’existence de son Georges. Elle le trouvait certes un peu bizarre, mais peu dangereux ; au fond, ses gentillesses et son empressement la touchaient.
Cedric, qui allait sur ses quarante-cinq ans et commençait à prendre de l’embonpoint, menait une existence solitaire. Ses amis du théâtre lui manquaient beaucoup et aussi les soirées bruyantes et ces beuveries qui se prolongeaient chaque semaine fort avant dans la nuit, pour fêter le succès des premières des pièces montées par la troupe. À part une expédition hâtive dans les boutiques chaque matin, il demeurait cloué chez lui. La tenue de la maison ne l’occupait pas moins de neuf heures par jour sans discontinuer.
Il n’est donc pas surprenant que les allées et venues de ses pensionnaires aient fini par constituer son unique distraction. Aucune des affaires privées des cinq habitués d’un certain âge n’ayant présenté d’intérêt, Cedric s’était rejeté sur la vie privée de Susan. Il eut bientôt fait de découvrir qu’elle était amoureuse. Ah ! cette jeunesse amoureuse, elle avait toujours été pour Cedric un phénomène d’une rare beauté et une grande source d’inspiration. Et naturellement il déplorait la discrétion de Susan sur ses affaires de cœur. Rien n’aurait été plus doux que de recevoir ses confidences tout en partageant avec elle un bon thé bien fort. Pour Cedric, cela aurait représenté le summum de la volupté. Un bon thé bien fort et un bavardage confortable lui donnaient plus de plaisir que toute autre chose. Mais Susan était vraiment bien décourageante ; en dépit de ses ouvertures dépourvues de tout artifice et de ses efforts pour la faire bavarder, elle se refusait obstinément à tomber dans le piège.
Cependant, la curiosité de Cedric devait finalement prendre le dessus. Connaissant depuis longtemps l’écriture tarabiscotée de Georges, et bien qu’il fût très conscient de sa culpabilité, mais bientôt tout à fait sûr de lui-même, il avait intercepté les lettres de Susan. Il les ouvrait à la vapeur dans le domaine privé qu’était sa cuisine, et il demeurait ainsi au courant du roman de Susan.
Intercepter cette correspondance, c’était vraiment chose toute simple et très sûre. Susan quittait la maison un quart d’heure environ avant l’arrivée du facteur. Cedric avait donc tout le temps d’ouvrir les lettres, de les lire, de les recacheter, et de les déposer sur le meuble du vestibule où Susan les trouvait à son retour du bureau.
La dernière lettre de Georges porta un coup terrible à Cedric. Il la relut trois fois avant de comprendre qu’il n’aurait plus de lettres à ouvrir à la vapeur et plus de roman pour le réjouir et égayer sa morne vie routinière. Il resta assis devant le feu toute la matinée, la lettre à la main, se demandant ce qu’il devait faire. Il aurait aimé bien sûr, prévenir doucement Susan, mais il savait que la chose était hors de question. Il espérait que cette fois peut-être elle se confierait à lui et il répéta un petit discours bien gentil et réconfortant qui l’émut au point de lui faire venir les larmes aux yeux et une boule dans la gorge.
Lorsque, finalement, il entendit la porte d’entrée s’ouvrir et reconnut le pas nerveux de Susan, il ouvrit silencieusement la porte de la cuisine et la regarda ramasser la lettre. Il secoua tristement la tête et la suivit des yeux, tandis qu’elle montait l’escalier. Quelle émotion pour ce pauvre agneau ! pensait-il et il se dit qu’il devait faire quelque chose pour elle ; il fit chauffer du lait et mit la bouilloire sur le feu afin d’avoir une bouillote toute prête.
La perspective de pouvoir lui venir en aide ravissait Cedric, et quelle ne fut pas sa désolation lorsqu’au moment précis où il versait le lait chaud dans un verre, il entendit Susan descendre l’escalier quatre à quatre et, un instant plus tard, claquer la porte d’entrée !
Cela, c’était le comble. Cedric était si malheureux qu’il se coucha tout de suite, but le lait et prit pour lui la bouillotte, mais en dépit de ce réconfort, il ne parvint pas à s’endormir. Lorsqu’il entendit rentrer Susan, il alluma et demeura figé d’horreur en regardant sa montre : deux heures vingt du matin !
Mais la situation ne fit qu’empirer. Au lieu de quitter la maison à l’heure habituelle, Susan ne se leva qu’à neuf heures du matin et ne quitta sa chambre qu’à dix heures vingt.
Cedric se fit un devoir de se trouver dans le vestibule au moment où elle descendait. Il la scruta du regard, s’attendant à la trouver avec un visage blafard, des yeux rougis de larmes, mais il n’en fut rien, Susan paraissait radieuse. Ses yeux brillaient, ses joues étaient colorées, elle alla même jusqu’à lui sourire avec bonheur en passant légèrement devant lui alors qu’elle se dirigeait vers la porte d’entrée. Il fut ahuri au point de ne rien trouver à lui dire avant qu’elle ne parte.
Le facteur ajouta quelque chose au mystère en lui apportant une lettre de la Cité, destinée à Susan ; elle contenait ses cartes d’assurances sociales et d’employée, ainsi qu’une note sèche faisant remarquer son oubli de les réclamer au caissier lorsqu’elle avait donné congé !
Cedric n’éprouva aucun remords à ouvrir cette lettre-là à la vapeur, et il en resta sidéré. Que faisait donc la pauvre fille ? se répétait-il sans arrêt. Pourquoi avait-elle quitté son travail ? Où avait-elle été la nuit dernière ? Et, c’est assurément ce qui l’intriguait le plus, pourquoi semblait-elle si énervée et si heureuse ce matin même ?
Il essaya de résoudre ces problèmes toute la matinée et il en était toujours préoccupé après le déjeuner lorsqu’un bref coup de sonnette le fit sursauter au point de lui faire perdre la tête.
Il posa la poêle qu’il était en train de nettoyer, s’essuya les mains, jeta son tablier et, gravissant l’escalier du sous-sol à la hâte, gagna le vestibule.
Un jeune homme, vêtu d’un complet de sport rapé, avec un pantalon mal repassé attendait sur le seuil. « Il essaie de vendre quelque chose » se dit avec mauvaise humeur Cedric, et il se préparait à lui jeter : « Rien aujourd’hui, merci bien » et à claquer la porte, lorsqu’il rencontra soudain le regard du jeune homme.
Et c’est alors que Cedric resta bouche bée, au lieu de fermer la porte au nez de son interlocuteur.
— C’est bien ici qu’habite miss Hedder ? demanda le jeune homme d’une voix rêche, mais étrangement correcte.
— Oui, répondit Cedric, mais elle n’est pas là en ce moment.
Cette déclaration ne parut pas surprendre le jeune homme. Il prit une enveloppe froissée dans sa poche et la jeta à Cedric.
— Donnez-lui ceci dès qu’elle sera rentrée, ordonna-t-il.
Cedric prit l’enveloppe comme s’il redoutait d’en être mordu et commença à fermer la porte. Le jeune homme le regardait d’un air méprisant.
— Et ne l’ouvrez pas à la vapeur, reprit-il d’un air menaçant. Je sais bien ce que vous faites, espèce de gros bonhomme qui fourrez votre nez partout !
Il descendit les marches et continua son chemin dans la rue, laissant Cedric bouche bée, se sentant pris de remords et de fureur.
« En voilà une idée ! haleta Cedric en claquant la porte cochère. Eh bien, vraiment ! Je veux dire que si les jeunes d’aujourd’hui se permettent de vous parler comme cela… ! Jamais je n’ai entendu chose pareille ! »
Il retourna dans sa cuisine, et, tenant toujours l’enveloppe à la main, il se laissa tomber sur une chaise.
Quand il fut suffisamment remis pour mettre la bouilloire sur le feu et se préparer une tasse de thé, il examina l’enveloppe d’un regard curieux. Il hésita un moment avant de se décider. C’était son devoir de se mettre au courant de ce qui se passait, décréta-t-il. Qui était ce jeune homme à l’air désespéré ? Qu’avait-il à faire avec Susan ? Que voulait dire toute cette histoire ?
Il prit son temps pour ouvrir l’enveloppe, en ayant le plus grand soin de ne pas la déchirer. Ses doigts tremblèrent lorsqu’il sortit le bout de papier et lut le message :
Allez à l’Agence Fresby, 24 C Rupert Court, W. C. 2. Il vous fera entrer. J. C.
Cedric remit la note et recolla l’enveloppe avec le plus grand soin. Il en savait aussi peu qu’auparavant et cela l’excédait. Il mit l’enveloppe sur la table du vestibule, revint à la cuisine et fit le thé. Tandis qu’il s’en versait une tasse, il entendit la porte s’ouvrir et reconnut le pas vif et léger de Susan.
« Juste à temps, pensa-t-il en lui-même. Vraiment, il faut que je sois plus prudent. Qu’aurait-elle pensé, si elle était arrivé cinq minutes plus tôt ? »
Il alla dans le vestibule où il trouva Susan en train de lire le message.
— Vous voilà, dit-il. Vous êtes là de bonne heure aujourd’hui.
Susan jeta un coup d’œil rapide, s’inclina et ramassa le reste de son courrier.
— Hum, fit-elle.
Puis se souvenant de ses bonnes manières habituelles, elle continua :
— Oui. Quelle belle journée aujourd’hui, n’est-ce pas, monsieur Smythe !
Cedric remarqua la façon dégagée avec laquelle elle se dirigeait vers l’escalier.
— Je viens de faire une bonne tasse de thé, mademoiselle, dit-il. Venez donc la boire. Allons, venez, je ne me laisserai pas refuser cela !
— Comme c’est aimable, à vous, monsieur Smythe, cependant, je suis pressée, lui répondit Susan avec un sourire. Merci tout de même. (Et elle bondit dans l’escalier avant que Cedric puisse l’arrêter.)
Une fois dans sa chambre, Susan, assise sur le bord de son lit, lut et relut la note de Joe. Cela devait signifier qu’il lui fallait se rendre à l’Agence Fresby.
— Ils me trouveront un emploi au club du Lys Doré, pensa-t-elle, tout émue.
Elle rangea la lettre dans son sac. Ce faisant, elle repensait à l’homme à la chemise noire et à la voix étrange et passionnante à la fois de la femme de l’appartement de Mews. Devait-elle y aller ? se disait-elle ou bien devait-elle oublier tout ce qui concernait Kester Weidmann, son frère mort et Joe ? Non, elle ne pouvait pas faire cela maintenant qu’elle savait tant de choses sur leur compte. De plus, il y avait bien peu de jeunes filles à même de faire un travail aussi passionnant que celui-là. Après tout, elle ne dépendait plus que d’elle-même désormais et c’était quelque chose, cela.
Elle se leva et se regarda dans la grande glace.
Susan était belle fille, elle était blonde avec des yeux bleus et un teint parfait. Elle avait des fossettes lorsqu’elle souriait et ses dents étaient petites, régulières et bien blanches.
Elle décida qu’elle était trop bien habillée pour une visite à l’agence Fresby ; aussi décida-t-elle de mettre une simple robe bleu foncé, un petit chapeau noir et des souliers de daim bleu marine très usagés. Puis elle fut d’un bond dans l’escalier et dehors avant que Cedric se soit rendu compte de son départ.
L’Agence Fresby était dissimulée dans une petite cour sale qui conduisait à Rupert Street, à Piccadilly. C’était au troisième étage, mais sans ascenseur. Susan monta l’escalier, le cœur battant.
Au premier, il y avait un bureau de pari mutuel, et en passant devant la porte elle entendit sonner les téléphones et un groupe d’hommes discuter avec des voix rudes et vulgaires. Les bureaux du deuxième étage étaient vides et comme elle montait les marches menant au troisième étage, elle remarqua leur saleté, et la poussière accumulée sur la rampe. Elle poussa une porte sur laquelle était indiqué : « Renseignements », mais la pièce était vide. Elle était petite, meublée d’un bureau et d’une chaise. Sur le bureau un annuaire du téléphone voisinait avec un vase contenant des fleurs fanées et une soucoupe remplie de mégots. Une odeur de saleté et de renfermé était répandue dans la pièce. Elle attendit quelques instants, puis continua son exploration en essayant d’ouvrir une autre porte.
Un homme maigre d’un certain âge qui portait un complet brun mal ajusté la regarda d’un air soupçonneux. Il était assis devant un bureau avec devant lui une tasse de thé et un petit pain aux raisins sur une feuille de papier. Il mâchait lentement et des miettes ornaient sa moustache tombante tachée de nicotine.
— Excusez-moi, lui dit Susan d’une voix menue. Je croyais qu’il n’y avait personne.
L’individu maigre grommela :
— Pas la peine de compter sur du thé, dit-il en émiettant son petit pain aux raisins de ses doigts sales et pleins d’encre. Je n’ai pas d’autre tasse. Je me demande pourquoi les gens arrivent ici à l’heure du thé.
Susan retint un fou rire ; il y avait dans la dignité et l’air compassé de cet homme quelque chose de tragi-comique. Son col était un peu élimé et sa chemise manquait de fraîcheur. Les miettes de sa moustache le rendaient ridicule et cependant il arrivait à conserver une sorte de dignité triste qui choquait dans cette petite salle délabrée et malpropre.
— Je ne désire pas prendre le thé. Merci.
Et Susan avança au milieu de la pièce.
— Je… Je désire trouver du travail.
Se mouillant les doigts avec soin, il fit une boule des miettes de pain et porta soigneusement le tout à sa bouche. Il mâchonna pendant un moment et ensuite la regarda d’un œil perçant.
— Du travail ? aboya-t-il. Quel travail ?
— Je voudrais trouver un emploi au club du Lys Doré, lui répondit Susan en se demandant si elle s’adressait bien à l’endroit indiqué.
Cet homme, qui devait être M. Fresby, ne paraissait pas avoir des emplois à distribuer. Il avait bien l’air d’avoir besoin d’en trouver pour lui-même.
— Oh ! remarqua Fresby dans un grognement. (Il remuait la cuiller dans sa tasse et regardait par la fenêtre les toits des maisons voisines.) Ça, c’est tout à fait une autre histoire, ajouta-t-il après un silence.
— Vraiment ? lui demanda Susan, qui appuyait son poids d’une jambe sur l’autre. (Elle était un peu lasse de se tenir debout et regardait la chaise avec insistance.) Puis-je m’asseoir ?
M. Fresby fit une grimace des lèvres.
— Oui, je pense, répondit-il à regret. Mais pas la peine de compter sur une tasse de thé.
Il sembla se souvenir d’avoir déjà fait cette remarque car il ajouta avec humour :
— Il ne vaut pas le coup d’être bu, de toute façon.
Susan prit un siège.
— Peut-être ne comprenez-vous pas ? reprit-elle patiemment. Euh ! M. Crawford m’a dit de venir vous voir.
— Je sais.
Et M. Fresby la regarda.
Elle se rendit compte de la façon très bizarre dont il la regardait et en ressentit un léger coup au cœur. Ses yeux pâles et embrumés semblaient la déshabiller et soudain, elle se mit à rougir, embarrassée et furieuse.
— Si vous n’avez rien pour moi, lui dit-elle, avec acidité, alors, je ne vous ferai pas perdre votre temps !
M. Fresby sirotait son thé.
— Qui vous a dit que je n’avais rien pour vous ? répondit-il. Pas besoin d’être désagréable.
Susan ne dit rien. Elle lui jeta un regard hostile et attendit. Le thé semblait réconforter un peu M. Fresby. Il commença à se dégeler et ce faisant, il se départit de sa raideur, si bien qu’au lieu d’être assis bien droit sur sa chaise, il s’y enfonça et son visage maigre sembla se fondre soudain.
— En voilà une belle référence, jeta-t-il tout à coup. Imaginez cela, m’envoyer une jolie jeune femme comme vous ?
— Qui est-ce ? demanda Susan, qui n’aimait pas du tout l’air de laisser-aller de M. Fresby.
— Le jeune Joe, lui répondit-il en prenant sa moustache dans sa lèvre inférieure, et en suçant avec délice les miettes et gouttes de thé qui s’y trouvaient. C’est un démon. Comment avez-vous fait sa connaissance ?
— Je préfère ne pas discuter de cela, fut la réponse glaciale de Susan.
Le téléphone sonna. Fresby lui jeta un regard soupçonneux, puis saisit l’écouteur et dit :
— Allô ?
Son interlocuteur avait une voix masculine, assourdie, et Susan eut l’impression que c’était la voix de Joe. Elle jeta un coup d’œil à Fresby et s’aperçut qu’il avait tout à coup l’air vieux et très las.
— Oui, dit-il. C’est très bien. Oh ! Oui, je comprends. Non, ne vous en faites pas ; allons, vous me connaissez bien. Oui, vous savez bien ce que je veux dire. Non… Non… Mais non, bien sûr.
Il écouta un instant encore et raccrocha le récepteur.
— C’était Joe, dit-il à voix basse, (et Susan vit des gouttes de sueur perler à son front.) C’est un démon. Méfiez-vous de lui. Il pensait que je ne serais pas poli avec vous. Il a tort, n’est-ce pas, mademoiselle ? Je n’ai rien dit qui vous choque ?
Son désir subit de plaire était aussi pathétique que son formalisme du début.
— Non, tout est très bien ainsi.
— Vous lui direz ? ajouta-t-il en se penchant. Il ne me croira pas, moi. Il est soupçonneux, vous savez, et il pourrait me faire avoir des ennuis.
— Oui, je le lui dirai, promit Susan qui n’y comprenait rien. Mais ne pensez-vous pas que nous pourrions revenir à notre affaire ? Je suis assez pressée.
— Bien sûr, répondit Fresby. (Il la regarda intensément.) Vous êtes bien certaine que vous ne voulez pas prendre une tasse de thé ? Je pourrais vous laver cette tasse. Vous comprenez, ce n’est pas comme si j’avais de nombreux visiteurs, dans ce cas, j’aurais une autre tasse… Je pensais que vous étiez une des filles… Je vois que je me suis trompé. Je suis désolé. Je vous ai semblé incorrect ?
— Une des filles ? répéta Susan d’un air absent.
— Oui, oui, je leur trouve des chambres quelquefois. Autrefois, on faisait de l’argent à ce jeu-là, mais aujourd’hui elles ont besoin d’appartements. Je ne peux pas procurer des appartements, il y a tellement de grosses agences pour leur en fournir. Ils gagnent du fric. Chaque fois qu’ils trouvent un appartement pour une fille, ils gagnent jusqu’à quarante livres. Vous imaginez cela ? Quarante livres !… Et par-dessus le marché, la gonzesse leur donne un pourboire.
Il hocha la tête tristement et eut un sourire larmoyant et malheureux.
Susan n’avait pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire, mais avait hâte de sortir de ce petit bureau sordide.
— Y a-t-il un emploi, au club du Lys Doré ? lui demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
— Non, pas en ce moment. Mais on en trouvera un. Je vais arranger la chose. Allez voir là-bas demain matin. Demandez M. Marsh. Je le connais. C’est un maquereau. Je lui parlerai ce soir. (Pensivement, il caressait sa moustache.) On attrape six mois de taule à faire le maquereau dans ce pays. Il vous trouvera du travail. Que pouvez-vous faire ? Une réceptionniste ?
Susan fit un signe d’acquiescement.
— Je présume que cela ira, fut sa réponse un peu découragée.
Elle n’avait pas envie le moins du monde d’avoir affaire à M. Fresby ou au club du Lys Doré.
Le nez de M. Fresby eut un frémissement :
— Oui, je présume, mais vous aurez besoin de faire attention. (Un éclair de lucre passa dans ses yeux une fois encore et elle en fut gênée.) Une jolie fille comme vous, ils vous courront après si vous ne faites pas bien attention.
Susan se leva.
— C’est bien Mlle Hedder, n’est-ce pas ? (Et il fixait ses jambes.) Je lui dirai. Allez-y demain matin vers dix heures. Demandez M. Marsh. Il vous trouvera ce qu’il vous faut.
— Merci.
Et elle se dirigea rapidement vers la porte. Elle ne regarda pas en arrière, mais cependant, elle sentait qu’il était là, derrière elle, comme une bête sauvage, prête à bondir, et, prise d’une panique soudaine, elle descendit à toutes jambes l’escalier de pierre sans même regarder où elle allait.