CHAPITRE PREMIER
Par une agréable soirée d’été, quelques minutes après onze heures, une Rolls noire et nickelée déboucha dans Curzon Street venant de Clarges Street et stoppa à proximité de la ruelle qui mène au Shep-herd Market.
Deux jeunes femmes, portant de somptueuses fourrures, se trouvaient là, allant et venant dans l’ombre ; elles contemplaient la Rolls avec un intérêt que l’on devinait professionnel, mais aussi, peut-être avec cette amertume et cette envie qu’inspire l’étalage d’un luxe indécent.
Curzon Street étant déserte à ce moment-là, les deux jeunes femmes et la Rolls s’y trouvaient seules : une de ces accalmies imprévues qui, sans raison apparente, s’étendent soudainement sur les rues du West-End de Londres.
Les deux jeunes femmes virent le chauffeur, garçon grand et mince, en uniforme, sortir de la voiture, ouvrir la portière arrière et parler à un voyageur qu’elles ne pouvaient distinguer. Puis le chauffeur s’étant reculé examina la rue de tous côtés d’un air désemparé.
— Penses-tu que nous puissions l’intéresser ? demanda la plus grande des deux femmes.
— Ne te fais pas d’illusion, répondit la blonde, avec un rire amer, tout en jouant avec une boucle rebelle qu’elle remit machinalement sous son mignon chapeau. Les types à Rolls, ce n’est pas pour nous, ma petite !
Le chauffeur, ayant aperçu les deux bavardes, s’approcha vivement d’elles.
La plus grande des deux femmes lui cria :
— Hello ! Peut-être vouliez-vous me parler ?
Elle pouvait maintenant l’examiner de près ; la pâleur et la jeunesse de son visage étaient surprenantes. Pourtant, en dépit de son manque de maturité, il y avait dans son regard et dans la raideur de son allure quelque chose d’un peu inquiétant.
Le chauffeur la dévisagea et, comprenant à quel genre de femme il avait affaire, ébaucha un léger mouvement de recul.
— Pouvez-vous me dire où se trouve le club du Lys Doré ? demanda-t-il après un instant d’hésitation.
Il parlait d’une voix douce mais sans timbre.
— Zut alors ! dit la jeune femme que la déconvenue rendait furieuse, ne pouviez-vous pas vous adresser à un agent, au lieu de me faire perdre mon temps ?
— Comment pourrais-je demander à un agent ? Il n’y en a pas par ici, répondit-il (Et ses yeux gris sombre la dévisagèrent sans la moindre bienveillance.) Et puis, il semble bien que vous n’êtes pas tellement occupée ! (Sa bouche mince se fit méprisante.) Si vous ne savez pas où est le club, dites-le, je demanderai à quelqu’un d’autre, voilà tout !
Furieuse, elle lui tourna le dos et lui jeta, pas encore remise de sa déception :
— Alors ! Adressez-vous donc à une autre !
— Pourquoi ne me le demandez-vous pas à moi, puisque je sais où c’est ? lui lança la blonde en se joignant à la conversation.
Le chauffeur tirait sur le revers de son gant noir. Son regard soupçonneux allait d’une femme à l’autre.
— Bien, où est-ce donc alors ? dit-il impatient.
La blonde sourit. Maintenant qu’elle pouvait voir le visage du chauffeur, elle éprouvait, comme sa compagne, une sensation de malaise à le dévisager.
— Seuls les membres du club ont le droit d’y entrer, expliqua-t-elle, jamais vous ne pourrez y pénétrer, c’est tellement strict.
— Ne vous en faites pas pour cela, répliqua le chauffeur, qui continuait à jouer nerveusement avec le revers de son gant, dites-moi seulement où c’est.
— Jamais vous ne le trouverez, même si vous passez la nuit à le chercher, rétorqua la blonde avec un regard de connivence.
Et après un coup d’œil rapide vers sa compagne, elle dit à voix basse :
— Je veux bien vous l’indiquer, mais à une condition, c’est que cela en vaille la peine…
La grande avait entendu.
— Allons donc, May, tu ne sais pas plus que moi où se trouve le club !
Elle était furieuse soudain d’avoir manqué de sens commercial.
— Bien sûr que je le sais ! Est-ce que, par hasard, j’aurais les yeux dans ma poche ? repartit la blonde en secouant la tête. Je sais où le trouver, ce club, et si l’affaire en vaut la peine, je pourrai certainement l’y emmener.
Le chauffeur s’était éloigné et surveillait la rue de tous côtés ; il n’y avait personne en vue à qui il eût pu s’adresser ; il revint à la voiture, reprit la discussion avec celui qui l’occupait.
— Fiche le camp, ma chérie, ne vois-tu pas que tu es de trop ? reprit la femme blonde.
— Elle est bien bonne celle-là, reprit l’autre, amèrement, n’est-ce pas moi qui lui ai parlé la première ! Ne fais pas l’idiote !
La blonde souriait, mais son regard était froid et menaçant.
— Je sais, moi, où c’est, pas toi ! Il a du fric, mais ce n’est pas un client pour toi.
— Oh ! ça va !
Et la grande jeune femme, acceptant son échec avec philosophie, disparut dans l’ombre.
La blonde regarda dans la direction de la Rolls. Un homme de petite taille, vêtu d’un pardessus noir, un feutre mou rabattu sur les yeux, de petites mains gantées de pécari blanc, venait de sortir de la voiture. La lune se reflétait sur ses chaussures, comme dans un miroir, tant elles étaient parfaitement cirées. Il prit la canne d’ébène à pommeau d’or que lui tendait le chauffeur, et traversa la chaussée.
— Vous savez donc où se trouve le club, ma chère ? dit-il en s’arrêtant en face de la blonde.
Elle le regarda avec curiosité. Le chapeau à larges bords cachait le haut de son visage, mais elle pouvait distinguer sa bouche qui était petite. Les lèvres en étaient rouge vif et charnues ; quant à son menton, il semblait se dresser vers elle, tel un doigt accusateur. Elle fit un signe d’assentiment.
— Soyez généreux, je vous y emmènerai, dit-elle.
Puis elle ajouta :
— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
— Quelle petite maligne vous faites ! (Les grosses lèvres rouges souriaient.) Mais ne me faites pas perdre mon temps. Emmenez-moi vite au club et je vous ferai cadeau d’une livre.
— Donne-m’en deux, chéri, riposta-t-elle. J’ai eu une de ces poisses, aujourd’hui !
Rentrant la tête dans ses épaules, il s’appuya lourdement sur sa canne.
— Quelques minutes de marche valent-elles plus d’une livre à votre avis ?
Elle le fixa.
— Ce n’est pas la promenade, mais mon renseignement que vous devez payer.
De nouveau il sourit. Il avait des dents blanches, petites, espiègles comme celles d’un furet.
— C’est bien vrai, vous êtes vraiment intelligente. Mettons deux livres, marché conclu ?
Elle lui fit un clin d’œil et répondit dans un sourire :
— Je savais bien que vous n’étiez pas radin. Entendu ! Ce n’est pas que je n’avais pas confiance, mais on ne prend jamais trop de précautions, nous, les filles.
Il retira son gant, et l’on vit étinceler à son doigt un gros solitaire.
— Connaissez-vous Rollo ? demanda-t-il, en baissant la voix, tout en scrutant son visage.
Elle se raidit et le regarda, soupçonneuse.
— Et si cela se trouvait que je le connaisse ?
— J’aimerais savoir quelque chose sur lui.
La main au diamant disparut à l’intérieur du pardessus et en sortit une liasse épaisse de billets de banque.
La jeune femme blonde en resta bouche bée. « Sûr qu’il y a bien une centaine de livres, dans cette liasse ! » se dit-elle.
— Je paierais pour avoir des renseignements, dit le petit homme (Il jetait des regards furtifs par-dessus son épaule comme s’il craignait la désapprobation de son chauffeur.) Bien entendu, pour des renseignements qui en vaudraient la peine !
Elle aussi scruta la rue du regard ; des gens arrivaient. Non loin de là, brillaient les boutons d’acier d’un agent qui faisait sa ronde solitaire.
— Vous feriez mieux de venir dans mon appartement, dit-elle, ici, pas moyen de parler !
— Non, nous ferons une petite promenade en voiture, fit-il.
Et prenant son bras, il l’entraîna vers la voiture. Le chauffeur leur ouvrit la portière et ils s’installèrent.
La blonde soupira d’aise en se laissant tomber sur le siège capitonné. Elle avait l’impression d’être assise sur un nuage. Le petit homme, qui tenait toujours la liasse de billets dans sa main gauche, prit avec la droite un étui à cigarettes en or, posé à côté de lui sur une petite étagère de noyer.
— Une cigarette ? dit-il en la regardant du coin de l’œil.
Il l’alluma à un appareil qui rougit après qu’il eut tourné un commutateur. Puis, comme elle aspirait la fumée, il commanda au chauffeur :
— Faites un petit tour, mais sans trop vous éloigner.
— Quelle merveille ! s’exclama la blonde, tandis que la voiture démarrait en souplesse le long de la chaussée. Que donnerais-je pour avoir une bagnole comme cela !
Le petit homme grommela :
— Nous avons à parler d’autre chose. Vous connaissez Rollo ?
Elle secoua sa cigarette et la cendre tomba sur le tapis de haute laine qui recouvrait le plancher de la voiture.
— Il n’aime pas qu’on s’occupe de lui. Il faut que je sois prudente.
— C’est toujours une question d’argent, n’est-ce pas ? répondit-il, tenez, peut-être aurez-vous un peu plus confiance, si vous prenez ceci !
Il lui tendit dix billets. Elle les glissa rapidement dans son porte-monnaie, mais ses yeux restaient rivés à la liasse qui était restée dans sa main.
— Oui, dit-elle, je le connais.
— N’est-ce pas le propriétaire du Lys Doré ?
Elle fit oui de la tête.
— Qu’est-ce que c’est, au juste, que ce club ?
Elle hésita.
— Oh ! vous savez, c’est tout simplement une boîte de nuit. Les gens y vont danser. (Elle observait le bout de sa cigarette tout en se demandant ce qu’elle pourrait dire de plus sans se compromettre.) Il y a là un bon orchestre, ajouta-t-elle. Et c’est tellement cher. Seuls les membres sont admis. Vous n’aurez pas l’autorisation de rentrer si vous n’êtes pas membre du club.
Elle lui jeta un coup d’œil, puis se détourna.
— Ça, je le sais, parce que j’ai moi-même essayé d’y entrer, mais ils ne permettent même pas aux membres de la boîte d’amener leurs invités, poursuivit-elle.
Il était assis à côté d’elle, recroquevillé sur lui-même, les mains croisées sur le pommeau de sa canne.
— Continuez, dit-il, lorsqu’elle se tut.
— Bon, que puis-je vous dire encore ? (De son bras, elle faisait inconsciemment le geste de protéger son sac.) Vous pouvez y manger, mais la note est salée. Rollo doit en ramasser !
Elle dit ces derniers mots plus que lentement, car l’imagination commençait à lui manquer.
— Vous ne m’avez rien dit de spécial et en téléphonant à la boîte, j’aurais pu en apprendre tout autant, rétorqua le petit homme en colère. Savez-vous que je n’ai pas l’habitude de distribuer mon argent comme cela. Il s’y passe bien d’autres choses, en douce, et vous ne m’en avez pas soufflé mot. Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas, répondit-elle, mal à son aise.
Bien sûr, j’ai entendu dire des tas de choses, les gens sont si bavards, mais je ne voudrais tout de même pas causer des ennuis à qui que ce soit.
— Vous ne mettrez personne en cause, répondit le petit homme.
Puis il ajouta malicieusement :
— Savez-vous qu’il me serait facile de reprendre cet argent !
Elle continua gênée :
— Il ne faudrait pas qu’on sache que c’est moi qui vous l’ai dit ; ils ne se gêneraient pas pour me tomber dessus !
— Qui donc n’en ferait pas autant !
Elle hocha la tête :
— Ce n’est pas de cela que je voulais parler ; une femme doit toujours se méfier.
— Soyez rassurée, vous n’avez pas à vous inquiéter.
Avant de se décider, elle demeura immobile un instant, puis soudain, un peu hors d’haleine, elle se mit à débiter :
— On dit que Rollo aide les gens qui ont des ennuis, il leur achète des choses. Il y a des femmes qui se procurent de la drogue chez lui. Enfin, c’est ce qu’on raconte ! Moi, je n’en sais rien. Vraiment, je ne fais que répéter ce que j’ai entendu dire. (Elle tortillait ses mains sur ses genoux.) Il a une bande. Il y a là-dedans un type qui s’appelle Butch et qu’on voit souvent dans la boîte. Il me fait une peur atroce. Il paraît que c’est un tueur. Mais vous savez, pour moi, ce n’est qu’une boîte comme les autres.
— En somme, Rollo est un recéleur et un trafiquant de drogue, c’est cela, hein ? (Elle renifla.) Ou quelque chose dans ce goût-là. Je vois. (Le petit homme appuya ses lèvres rouges et lippues sur le pommeau d’or de sa canne. Il mordillait le métal sans y prendre garde et regardait fixement la vitre.) Je veux absolument voir Rollo.
— Mais je vous ai déjà dit que vous, ne pourrez pas entrer dans la boîte. Ils sont inflexibles.
Le petit homme ne semblait pas avoir entendu. Il appuya sur un bouton placé près de lui :
— Demi-tour ! commanda-t-il dans un microphone minuscule.
La Rolls ralentit, s’arrêta, fit marche arrière et manœuvra pour se retrouver dans la direction qu’elle venait de quitter. Puis en quelques instants, elle fut de nouveau à quelques pas de la ruelle conduisant au Shepherd Market.
— Conduisez-moi jusqu’au club, demanda le petit homme en sortant de la voiture.
Comme la blonde descendait de voiture, le chauffeur lui jeta un regard inquisiteur qui la fit frissonner. Elle sentit que ce regard ne la quittait pas, tandis qu’elle s’éloignait dans l’ombre en compagnie du petit homme ; sans savoir pourquoi, elle se mit à trembler.
Au moment de traverser le square situé au centre du marché, elle lui mit la main sur le bras :
— Dites chéri, vous me les donnerez les deux livres que vous m’avez promises ?
Il commença :
— Je vous ai bien assez donné.
Puis, haussant les épaules :
— Allons, nous n’allons pas nous disputer pour cela.
Et il lui remit deux autres livres.
— Merci, chéri, vous êtes un prince ! De ce côté, tournez comme il faut, attention !
Les réverbères projetaient des ombres légères. Des silhouettes se profilaient sous les porches ; des filles pour la plupart. La lueur rouge des cigarettes indiquait d’autres présences, debout, dans l’obscurité. Quelques hommes flânaient dans la rue, hésitants, soupçonneux.
La blonde et le petit homme traversèrent ensemble le square et enfilèrent une autre ruelle. Il faisait si sombre que le petit homme s’arrêta.
— Est-ce que c’est encore loin ? demanda-t-il, scrutant avec hésitation l’encre de la nuit.
— Au bout de la ruelle, lui répondit la blonde en baissant la voix. J’ai une lampe électrique, ça va, rien à craindre, ne vous énervez pas.
Un rais de lumière trancha dans l’obscurité. Il pouvait enfin distinguer quelque chose. Ils étaient dans le fond d’une ruelle étroite ; devant eux, un grand mur de briques ; à mi-chemin, une porte taillée dans le mur. À la lueur de la lampe, le petit homme vit que la peinture des panneaux était tout écaillée et que le grand marteau de fer était rouillé.
— Vous y voilà, dit la blonde, mais ne m’attrapez pas si vous n’êtes pas reçu.
— Merci, lui répondit le périt homme. Vous pouvez partir maintenant, je vous remercie beaucoup.
— Ça va, ça va !
Elle pensait à la liasse de billets qu’il avait remise dans sa poche.
— Pourquoi ne viendriez-vous pas faire un tour chez moi après, j’habite juste en face, on rigolera ! Je vous donnerai du bon temps.
Le petit homme souleva le marteau et le laissa retomber. La porte vibra sous la violence du choc.
— Zut, répliquât-il sèchement, et maintenant, veux-tu foutre le camp ?
Comme elle descendait la ruelle, elle entendit la porte s’ouvrir, le petit homme en franchissait le seuil et elle vit la porte se refermer derrière lui. Elle resta immobile, à contempler l’entrée à la lueur de sa lampe, surprise et furieuse à la fois de l’avoir vu pénétrer avec tant de facilité. Elle avant tant espéré qu’il ne serait pas admis et que, peut-être, il l’accompagnerait ! Soudain, elle eut conscience d’une présence à son côté. Elle se retourna vivement, le rayon de sa lampe s’agita follement avant de se poser sur le chauffeur debout près d’elle. Il la fixait d’un regard méprisant et dur.
— Vous m’avez fait une de ces peurs ! dit-elle en ricanant nerveusement.
Mais elle avait la chair de poule.
— Éteignez-moi cette lampe, dit-il de sa voix sans timbre et menaçante.
Machinalement, comme ferait un lapin hypnotisé par un serpent, elle obéit et l’obscurité se referma sur elle. Le chauffeur étendit la main et lui saisit le bras.
— Sentez-vous quelque chose ? demanda-t-il. Comme il lui parlait, elle sentit qu’un objet pointu traversait ses vêtements et lui pénétrait la hanche. Elle essaya de se dégager, mais il la retint.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous êtes fou ! jeta-t-elle effrayée, haletante, les genoux tremblants.
— Ça, c’est un couteau. (Il parlait toujours sur le ton banal de la conversation.) Et c’est pointu, je pourrais vous ouvrir une boutonnière dans le ventre. Donne-moi vite ton sac, continua-t-il, et ne bouge pas.
Elle s’apprêtait à crier, lorsque le couteau pénétra plus avant, juste au-dessus de la cuisse. Elle se tint immobile, tremblante, la bouche ouverte, prise d’un haut-le-cœur.
— Espèce de sale vermine ! dit-elle, frémissante de rage et de peur.
— Dix livres pour ça ! Il est vraiment cinglé de jeter son argent par les fenêtres. Je regrette, mais tu n’en verras plus la couleur.
Il enfonça le couteau plus avant, mais dans sa rage elle sentit à peine la douleur aiguë.
— Je garde le fric. J’en ferai meilleur usage que toi.
— Vous ne vous en tirerez pas comme cela, dit-elle, je le lui dirai. Il faudra bien qu’il sorte et, à ce moment-là, je lui raconterai tout, espèce de salaud, va !
Il s’écarta d’elle. Elle sentait le sang tiède couler le long de sa cuisse et de sa jupe, là où le couteau avait fait l’entaille. Elle savait que la blessure était légère, mais l’idée de saigner lui faisait peur et la rendait faible.
— Pas de chance que tu le voies à la sortie.
Une lourde poigne gantée surgit de l’obscurité et s’abattit sur sa mâchoire.
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Rollo, à qui on ne connaissait pas d’autre nom, était un géant âgé d’environ cinquante ans. Il mesurait près de deux mètres. Il portait devant lui une bedaine grasse et flasque comme un œuf mollet ; ses bras comme ses jambes ressemblaient à des entonnoirs suspendus la pointe en bas. Les yeux rapetissés, envahis par des bourrelets de graisse, étaient tour à tour affables, malins, vicieux et lubriques. Une petite moustache cosmétiquée ornait sa lèvre supérieure et ses mains énormes et grasses, telles des araignées décolorées, ne restaient pas une minute en repos.
Personne ne savait au juste ce que faisait Rollo, si ce n’est qu’il dirigeait la boîte du « Lys Doré », dont il était le propriétaire. On le soupçonnait d’être mêlé à toutes les affaires louches du milieu. D’aucuns affirmaient qu’il avait sous sa coupe tous les bordels de Shepherd Market ; d’autres, qu’il faisait le trafic des autos volées ou encore qu’il était le plus gros recéleur de marchandises volées du pays.
D’autres suggéraient d’un air connaisseur que ses revenus provenaient d’un trafic de drogues très fructueux alors que certains murmuraient le mot « crime ». Mais personne, en réalité, n’était au courant.
Le Lys Doré était le club le plus fermé de Londres. Il comptait six cents membres qui avaient tous un point commun : ils vivaient de leurs escroqueries. Il y en avait certes de plus malhonnêtes que les autres, mais aucun, si riche et si influent qu’il fût, ne pouvait se vanter d’avoir jamais été un honnête homme.
On trouvait là un roi de l’acier, un maquereau, une tapette ou une grue de la haute, si tant est que pareille chose existe.
Entre ces différents stades de la dégradation humaine, les membres du club se répartissaient en voleurs d’autos, aigrefins, courtiers véreux, femmes du monde kleptomanes, maîtres-chanteurs professionnels, trafiquants de drogue et autres scélérats de même acabit. Sur tout ce joli monde, la suprématie de Rollo était incontestée.
Le club du Lys Doré se composait d’une pièce décorée dont un balcon faisait le tour. C’était là le poste d’observation préféré de Rollo. Quelques favoris seulement y étaient admis.
Presque tous les soirs, après minuit, on pouvait le voir, debout, ses mains poilues et blafardes appuyées sur le rebord du balcon, contemplant danseurs et soupeurs de ses petits yeux brillants, émoustillés par l’intérêt du spectacle.
Rollo en avait toujours imposé ; sur sa tête en poire, entièrement chauve et luisante comme une boule de billard, il portait un fez rouge à la turque. Son corps était revêtu d’un frac noir, d’un gilet de même couleur bordé de blanc. Une cravate « Ascot » de satin noir cachait un cou épais, un pantalon gris à raies recouvrait ses jambes énormes et des souliers vernis ornaient ses pieds plats.
En entrant dans la grande salle, le regard se portait automatiquement vers le balcon ; vous saviez alors si Rollo désirait vous parler. Si tel était son désir, il faisait un signe du doigt et disparaissait dans son bureau.
Vous ne montiez pas tout de suite. Point n’était besoin de faire savoir à tout le monde que Rollo voulait vous parler. En général, son signe voulait dire qu’il avait une affaire en train, et qu’il valait mieux garder la chose secrète. Non, vous alliez d’abord vous installer au grand bar à l’extrémité de la pièce, vous commandiez un whisky, vous preniez le temps de parler au barman en buvant, vous regardiez les garçons grecs servir les mets dispendieux.
Après avoir flâné du côté gauche de la salle, entre les tables et le minuscule dancing, vous vous arrêtiez un instant pour écouter l’orchestre de jazz, quatre musiciens de tout premier choix, et, peut-être, alors, tombiez-vous en contemplation devant la surprenante technique du batteur nègre.
Enfin, avec la plus parfaite désinvolture, vous passiez derrière un rideau de velours noir qui cachait l’escalier conduisant au balcon. Butch, en général, se tenait là, montant la garde devant l’escalier.
Grand et mince, le visage blafard, habillé de noir, coiffé d’un chapeau mou de feutre noir, cet être-là portait une chemise noire et une cravate de soie blanche généralement ornée d’un fer à cheval rouge et or.
Butch se tenait habituellement le long du mur, et se curait les dents avec une plume d’oie, suivant la meilleure tradition des gangsters de cinéma. Vous lui faisiez un signe de tête, il n’y prêtait aucune attention, et vous n’aviez alors qu’à poursuivre votre chemin, sachant que si Rollo n’avait pas désiré vous voir, Butch se serait planté devant vous et, de son doux accent américain, froid et menaçant, vous aurait intimé l’ordre de retourner au restaurant.
Le bureau de Rollo était splendide : boiseries de chêne, éclairage indirect, lourdes carpettes persanes, grand bureau recouvert d’une plaque de verre, décorations riches, fauteuils confortables en cuir vert, et divans énormes.
Rollo se tenait en général derrière son bureau, un gros cigare entre ses larges dents jaunes, avec, sur le visage, une expression somnolente.
Vous ne voyiez jamais le moindre papier sur son bureau. Il y était assis, mains croisées sur le buvard vert, et vous considérait fixement comme si vous étiez la dernière personne à laquelle il s’attendît. Celie se tenait debout près de la cheminée. Elle parlait rarement et ses grands yeux noirs, qui ne laissaient rien passer de sa pensée, ne quittaient pas votre visage tant que vous étiez dans la pièce.
Celie était créole et ressemblait à s’y méprendre à une pâle statue de bronze. De grands yeux noirs et maussades, un menton court et large, des pommettes en forme de tête de cobra, une bouche rappelant un fruit rouge entaillé. Sa silhouette était insolente tant elle était grande ; de face, sa minceur était incroyable ; de profil, on pouvait croire que cette ligne de femme était l’œuvre d’un caricaturiste lascif.
Un turban rouge vif cachait sa chevelure d’ébène crépue ; jamais personne ne l’avait vue tête nue ; il faut dire que Celie avait honte de son origine antillaise. Ses robes du soir, aux tons toujours violents, étaient faites de façon à faire valoir tous les détails provocants de son corps.
Celie troublait tous les hommes par une sensualité débordante. Elle était la maîtresse de Rollo.
Là, dans cette pièce, vous traitiez vos affaires, vous faisiez des plans, vous tombiez d’accord sur les questions de finances. Rollo demeurait à son bureau tandis que Celie, derrière lui, vous épiait.
Ce que vous ignoriez, c’est qu’après votre départ, Rollo jetait un coup d’œil par-dessus son épaule et levait les sourcils. Celie décidait alors si oui ou non il pouvait vous faire confiance. Elle possédait le don machiavélique de lire dans la pensée des hommes ; plus d’une fois elle avait mis Rollo en garde.
Ce n’était pas chose facile que de faire marcher Rollo. En fait, les quelques fous qui s’y étaient essayé avaient immanquablement perdu la partie. Un ou deux d’entre eux avaient été repêchés dans les bas-fonds de la Tamise, par la police fluviale, alors que d’autres, moins dangereux, avaient été menés en hâte à l’hôpital de Charing Cross, le crâne ouvert.
Il était des plus malsain de contrecarrer Rollo, et, une fois la chose établie, personne, ou presque, n’essaya de s’y risquer.
Donc ce soir-là, Rollo était assis devant son bureau, un cigare fiché entre les dents, et, dans l’œil, une loupe d’horloger. Il était en train d’examiner un joyau massif. Des diamants, des émeraudes et des rubis scintillaient dans la lumière crue du bureau, tandis qu’une broche tournait entre ses doigts.
Celie regardait par-dessus son épaule. Elle haletait, et l’on pouvait voir dans ses yeux, en même temps qu’un intérêt passionné, une flamme de convoitise qu’elle s’efforçait de dominer.
Rollo retira la loupe et grogna. Il reposa la broche sur un petit carré de velours noir et se réinstalla plus confortablement dans son fauteuil. Le dos du siège craqua.
— Gomez doit travailler là-dessus tout de suite, dit-il, il est nécessaire que le bibelot ait quitté le pays avant demain matin.
— J’aimerais tant l’avoir ! dit Celie sans le quitter des yeux. Pourquoi l’abîmer ? Nous n’avons pas besoin d’argent. Il me plairait tant comme cela.
— Tu es vraiment idiote parfois, lui répondit Rollo, tout en ouvrant un tiroir d’où il sortit une petite boîte en carton. Si on te surprenait avec cette broche, tu ne prendrais pas moins de cinq ans de taule. (Il la laissa tomber dans la boîte et la plaça ensuite sous l’enveloppe.) Et puis, nous avons toujours besoin d’argent.
Une ampoule s’éclaira soudain sur le bureau.
— Voici quelqu’un dans l’escalier, dit-il en mordant ses lèvres épaisses.
Calmement, il ouvrit le tiroir du bas, y glissa la boîte qui disparut. Celie soupira ; elle venait de voir la broche pour la dernière fois.
Le tiroir du bureau communiquait, en effet, directement avec le sous-sol. En une seconde, la boîte serait dans la cave où travaillait Gomez.
On frappa à la porte et Butch entra. Rollo lui dit :
— Qu’y a-t-il ?
— Il y a un type qui vous demande, répondit Butch, dont le regard alla vers Celie, puis se fixa de nouveau sur Rollo. Je ne l’ai jamais vu. Il n’appartient pas au club.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il ne l’a pas dit.
— Moi, je ne veux pas le voir.
Butch hocha la tête.
— Il a remis cela.
Et, sortant une enveloppe de sa poche :
— Il a déclaré qu’il vous donnait ceci.
Rollo haussa les sourcils. Il prit l’enveloppe, jeta un coup d’œil à Celie, puis ouvrant l’enveloppe, il en tira un billet de banque.
Un silence se fit soudain dans la pièce. On entendit l’écho assourdi de l’orchestre de danse qui s’élevait du restaurant.
Rollo déplia le billet et le mit à plat sur le buvard.
— Cent livres.
Butch et Celie avancèrent la tête, se penchèrent en avant.
— Cent livres, répéta Rollo. (Il recula son fauteuil et prit l’enveloppe dont il examina l’intérieur.) Ça, c’est gentil comme carte de visite.
Il palpa le billet du bout des doigts.
— Qui est ce type ?
Butch haussa les épaules.
— Un petit mec, bien fringué, qui a l’air plein aux as !
Rollo prit le billet, le regarda en transparence et grogna :
— Je vais le recevoir. Mais j’aurais aimé en savoir plus long sur son compte. Si je sonne deux fois, tu le suivras et tu trouveras qui il est.
Butch fit oui de la tête et sortit.
— Cent livres, dit doucement Celie qui reprit sa place près de la cheminée. Je me demande ce qu’il veut.
Rollo haussa ses larges épaules.
— Nous verrons bien.
Et pliant le billet, il le glissa dans la poche de son gilet. Ils étaient immobiles, les yeux fixés sur la porte.
Butch revint. Il s’effaça et le petit homme qui était venu en Rolls enleva son chapeau.
Rollo le considérait avec un intérêt qu’il cachait avec soin. Le petit homme traversa la pièce.
— Je m’appelle Dupont, dit-il, je désirais vous voir.
Rollo se leva :
— Vous vous présentez d’une manière coûteuse, monsieur Dupont, asseyez-vous donc.
Butch jeta un coup d’œil à Rollo et sortit. La porte se referma silencieusement.
Rollo se réinstalla pesamment dans son fauteuil. Le petit homme s’assit. Il regardait Celie et ses yeux enfoncés dans leur orbite brillaient.
— Peut-être pourrions-nous rester seuls ? demanda-t-il à Rollo.
— Mais nous sommes seuls, monsieur Dupont, fut la réponse.
Il y eut un long silence. Celie resta là comme une pâle statue de bronze, les yeux rivés sur M. Dupont.
— Vous désirez me voir. Pourquoi ? dit enfin Rollo.
M. Dupont croisa les mains sur le pommeau de sa canne.
— J’ai entendu parler de vous, dit-il. (Ses yeux fixaient toujours Celie.) Vous pourriez peut-être me rendre service.
— Je n’ai pas l’habitude de rendre service aux gens, déclara franchement Rollo, j’ai d’autres occupations !
— Mais je suis prêt à acheter votre aide. (Rollo tendit les mains.)
— Ça, c’est autre chose !
Il se fit encore un long silence. M. Dupont mordillait le pommeau de sa canne, ne voulant pas s’engager, gêné par la présence de Celie dont le regard troublant l’impressionnait.
— Je crois qu’il vaudrait mieux que nous fussions seuls.
— Ce n’est pas Celie qui peut vous gêner, remarqua Rollo, elle m’est précieuse. (Il sourit.) Elle ne sait pas l’anglais.
Certes, M. Dupont ne fut pas dupe, mais ne valait-il pas mieux ne pas être trop exigeant ?
— Très bien. (Et il posa sa canne à terre à côté de lui.) Ce que je veux vous dire, naturellement, doit rester entre nous.
— Bien sûr.
M. Dupont regarda ses ongles un moment, puis :
— Je m’intéresse au Vaudou, dit-il.
— Vous vous intéressez à quoi ? lui répondit Rollo en se penchant vers lui, les mains étalées sur son buvard vert.
M. Dupont ne le regarda pas.
— Le culte du Vaudou, répéta-t-il, d’une voix basse, contenue.
Le visage de Rollo devint gris et s’empourpra. Ses petits yeux étaient remplis de colère, mais il était encore prudent. Un instinct l’avertissait que ce billet de cent livres n’était que le premier d’une nombreuse série. Si ce drôle de petit homme voulait se payer sa tête, ma foi, il le pouvait, mais cela lui coûterait certainement très cher.
— Je ne comprends pas, dit-il doucement.
— Je désire connaître quelqu’un au courant du rite Vaudou, ajouta M. Dupont qui tortillait ses gants. Sans doute en connaissez-vous ? Je paierai naturellement ce qu’il faudra pour avoir des renseignements.
Rollo n’avait qu’une très vague idée de ce qu’était le Vaudou. Il ne savait pas non plus si, dans son extraordinaire entourage, quelqu’un avait des notions sur la question ; mais enfin n’y avait-il pas de l’argent à gagner ? Cela ne le disposait pas à négliger pareille affaire.
— Bien peu de choses me sont inconnues, dit-il en regardant M. Dupont avec un sourire encourageant. Mais avant de m’engager, peut-être aurez-vous la bonté de me donner plus de détails ?
— Je ne crois pas que la chose soit nécessaire répondit M. Dupont, avec quelque sécheresse. Ou vous connaissez quelqu’un au courant des cérémonies rituelles du Vaudou, ou bien vous ne connaissez personne. Si vous connaissez quelqu’un, dites-le-moi et je paierai, sinon, vous et moi perdons notre temps.
— Ce n’est pas un culte reconnu et encouragé dans ce pays, rétorqua Rollo qui hésitait, peu sûr de lui. Il me faudrait savoir la raison de votre désir. (Il haussa les épaules en manière d’excuse.) Il faut agir avec prudence !
— Allons, mettons un millier de livres et plus de questions, lui signifia M. Dupont qui le regardait fixement.
Rollo eut bien du mal à dominer son étonnement, il y réussit toutefois.
— Ça c’est une grosse somme, dit-il, peut-être alors pourrai-je vous rendre service !
— Très bien, donnez-moi le nom et l’adresse de cette personne et je vous remettrai l’argent. Rien de plus simple.
Mentalement, Rollo était d’accord sur le point que ce serait bien simple si, lui, avait le nom et l’adresse de la personne en question. Malheureusement, ce n’était pas le cas. La situation exigeait quelques manœuvres dilatoires.
— Il y a un type, commença-t-il, en pesant chacun de ses mots avec soin, qui est au courant du Vaudou. Il a obtenu des résultats extraordinaires, répéta-t-il pour se donner de l’assurance. Je le connais bien. Au fait, je bavardais avec lui hier encore. N’est-ce pas, ma cocotte ?
Celie demeura muette.
— Quels résultats ? demanda immédiatement M. Dupont, vous voulez parler de matérialisation ?
Voilà qui dépassait les connaissances de Rollo et même ses facultés d’imagination. Il agita les mains d’une manière désinvolte et dit :
— Je ne crois pas que ce monsieur aimerait voir discuter de ses secrets, mais je pourrais le persuader de vous aider ; c’est bien là l’homme que vous cherchez, j’en suis convaincu.
— Comment s’appelle-t-il ?
M. Dupont se pencha et ses gants, glissant de ses petits genoux cagneux, tombèrent à terre. Il ne s’en aperçut pas.
— Il faut d’abord que je lui parle, peut-être ne voudra-t-il pas que je révèle son identité, vous comprenez ?
M. Dupont se rassit. Le désappointement se peignit sur son mince visage de gnome.
— Oui, reprit-il, après un moment de réflexion, c’est juste. (Il se leva.) Vous vous entendrez avec lui, et je reviendrai vous voir.
Rollo le fixa d’un regard interrogateur.
— Mais vous ne m’avez seulement pas dit ce qu’il doit faire pour vous ?
— Dites-lui que je voudrais assister aux cérémonies rituelles. Cela aurait lieu dans le plus grand secret. Mais il faut qu’il y ait du « zombisme », insistez sur ce point. Il comprendra. Je paierai très largement.
Rollo fouilla dans sa poche, en tira un crayon et écrivit « zombisme » sur son buvard. C’était un mot qu’il n’avait jamais entendu et il ne pouvait même pas en deviner le sens.
— Combien donneriez-vous ? À combien s’élèverait cette somme ? demanda-t-il. Excusez ma curiosité, mais c’est qu’une somme importante pour certains n’est qu’une petite somme pour d’autres.
De nouveau, M. Dupont fit un signe de tête affirmatif :
— Dix mille livres, dit-il dans une contraction de ses lèvres rouges et lippues. Mais, pour tant d’argent, il faudrait une pleine réussite !
Les yeux de Rollo prirent une expression respectueuse. Décidément, ce petit homme vaudrait la peine d’être cultivé.
— Jeudi, même heure ? dit-il en se levant, mille livres pour vous, pour nous présenter, dix mille livres pour lui, pour le travail ?
Rollo lui opposa un visage de marbre :
— C’est convenu.
M. Dupont lui tendit la main :
— Puis-je ravoir ma carte de visite ? dit-il doucement, je ne l’ai utilisée que pour obtenir l’autorisation de rentrer.
Il n’y eut pas la moindre hésitation chez Rollo. Il sortit de sa poche le billet plié et le tendit au petit homme. Cela lui coûtait autant que si l’on avait arraché une de ses grandes dents jaunes, mais, instinctivement, Rollo savait que le jeu en valait la chandelle. Si le petit bonhomme perdait confiance en lui, jamais il ne le reverrait, et Rollo désirait beaucoup le revoir.
M. Dupont se dirigea vers la porte, l’ouvrit et partit. Ils l’entendirent marcher dans le couloir qui conduisait au restaurant.
— Il est fou, dit Celie. T’as vu ses yeux ? Il est complètement maboul !
Rollo lui répondit en haussant les épaules : – Moi aussi, j’ai pensé qu’il était loufoque, mais il est riche.
Il appuya de son large pouce sur la sonnerie placée sur son bureau et sonna deux fois.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Susan Hedder descendit l’avenue Shaftesbury et s’arrêta au coin de Denman Street, tandis qu’un taxi se faufilait dans la file des voitures allant vers Leicester Square.
Un homme murmura dans l’ombre :
— Hello, ma petite, est-ce que nous allons tous les deux au même endroit ?
Suzan n’y prit pas garde, et lorsque les signaux passèrent du vert au rouge, elle traversa la rue dans la direction de Piccadilly. Elle avait entendu huit fois la même réflexion au cours de l’heure qui venait de s’écouler, c’était bien sa faute aussi. Il fallait qu’elle s’arrête de marcher ainsi au hasard. Il faudrait absolument rester à la maison.
La maison ? Elle évoqua la petite chambre-salon au dernier étage d’une vieille maison de la rue de Fulhan. Ça ne pouvait pas s’appeler « la maison ». Jusqu’à ce soir, pour elle, ce n’était qu’un endroit où elle gardait ses affaires et où elle dormait, mais aujourd’hui, c’était bien tout ce qu’elle avait au monde.
Le foyer qu’elle avait imaginé et qui lui semblait, il y a quelques heures encore, si réel, s’était évanoui dès l’arrivée de la lettre. Mais elle ne voulait plus y penser, à cette lettre ! Elle aurait tout le temps d’y réfléchir plus tard. Elle pourrait même la lire et y penser tous les soirs jusqu’à la fin de sa vie, à cette lettre. Ce soir, non, elle n’y penserait pas.
Mais elle ne pouvait plus errer ainsi dans les rues. Il se faisait tard. De plus, il y avait bien deux heures qu’elle marchait et ses jambes lui faisaient bien mal. Elle savait que si elle retournait dans son « meublé », loin des scintillements des lumières, du bruit de la circulation, du grouillement de la foule, aussitôt, elle se remettrait à penser. Cette nuit, la solitude lui serait insupportable, et c’était bien cela qui l’attendait, si elle retournait dans sa chambre.
Elle savait qu’il lui faudrait bien s’y décider un moment ou l’autre, mais elle voulait aussi longtemps qu’il lui serait possible retarder l’échéance !
Elle était lasse. L’homme qui lui avait parlé la suivait à peu de distance. Il avait une démarche traînante, on aurait dit qu’une de ses jambes était plus courte que l’autre. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’il la suivait. Elle n’en avait pas peur. Il y avait encore un grand nombre de passants autour d’eux, mais, cependant, elle trouvait assommant de sentir ce traînard continuellement derrière elle, et odieux de penser qu’il la prenait pour une fille de trottoir.
Elle suivit la pente douce qui mène du Monico à Glanhouse Street. Ça, bien entendu, c’était une gaffe, puisque la rue en question était noire, et servait de rendez-vous pour la retape.
L’homme restant tout près d’elle, elle pressa le pas, contrariée par le fait qu’elle avait abandonné délibérément la sécurité de Piccadilly.
Un bar, à quelques mètres d’elle, en haut de la rue, lui offrait une solution. Sans s’arrêter, elle entra et claqua la porte à la tête du type. Elle ne se retourna pas, mais elle pouvait sentir son coup d’œil frustré qui lui vrillait le dos.
Une atmosphère lourde et étouffante régnait dans le café. Il y avait bon nombre de consommateurs et chaque table était prise. Gênée, elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Elle sentait que la plupart des occupants la fixaient, soit par curiosité, soit par vague intérêt. Elle s’assit à la hâte ; la table était occupée, mais son vis-à-vis ne fit pas attention à elle. Cet homme lisait l’Evening News et tenait son journal déplié de telle façon qu’il lui était impossible de le voir : il n’y avait, en face d’elle, que le journal et les deux mains, aux gants mousquetaires noirs, qui le tenaient ouvert.
Une serveuse lui dit froidement :
— Nous allons fermer.
Susan la regarda, et prit soudain conscience de son épuisement. L’éclairage violent et la chaleur lourde de cette pièce semblaient vouloir absorber le peu de force qui lui restait. Ses mollets lui faisaient mal et son corps semblait prêt à se dissoudre dans un océan de lassitude.
— Oh ! je pensais… J’aurais aimé une tasse de café, dit-elle.
La serveuse à qui elle s’adressait semblait impitoyable.
— Nous fermons, répéta cette dernière inexorablement.
Susan pensa : « Je dois me reposer un moment ; non, je ne peux pas retourner dans la rue, tout au moins pendant quelques instants. Ce type sera là, prêt à me suivre. » Mais elle vit que les gens la regardaient et elle eut peur de la serveuse qui semblait fatiguée et mauvaise. Elle pensa, toute désemparée : « Elle va faire une scène si je ne pars pas. » Aussi reprit-elle son sac qu’elle avait posé sur le marbre de la table, en face d’elle, et recula sa chaise.
— Vous ne fermerez pas avant une vingtaine de minutes, dit une voix douce et sans timbre. Donnez-lui un café.
Susan et la serveuse regardèrent ensemble l’homme assis devant cette table. Il avait baissé son journal et regardait la serveuse de ses yeux gris et lugubres. La serveuse ouvrit la bouche ; elle allait répéter que le café fermait, puis changea d’avis.
Quelque chose, dans le visage pâle et la mine de cet homme, lui causa une sensation de malaise. Elle ne pouvait en définir la raison, si ce n’est peut-être que sa volonté était plus forte que la sienne. Elle avait l’impression que si elle ne servait pas le café, il continuerait à le lui réclamer sans arrêt jusqu’à ce qu’elle l’apportât et qu’il était capable de rester toute la nuit.
Elle se dirigea vers le comptoir, tira le café du percolateur et revint. Elle flanqua tasse et soucoupe devant Susan et resta penchée au-dessus d’elle en griffonnant la note. Puis elle partit.
Pendant ce temps-là, son journal encore ouvert, mais baissé, l’homme la surveillait. Après son départ, il serra les lèvres, grommela et se replongea dans son journal.
Susan demeura assise devant le café clair et fumant ; elle avait l’impression que tout le monde la dévisageait et elle hésitait à remercier l’homme qui venait de lui rendre service. De toute évidence, il ne lui portait aucun intérêt puisqu’il ne l’avait pas regardée une seule fois.
Pendant qu’il surveillait la serveuse, Susan l’avait observé. Il portait un costume de chauffeur, bien coupé, coûteux et élégant. La casquette à bord dur était rabattue sur les yeux ; elle pouvait néanmoins distinguer assez nettement le visage. Il était jeune, elle lui donnait vingt et un ans. Les traits étaient fins et réguliers. Il avait un teint clair. Les sourcils noirs surprenaient, tant ils contrastaient avec la blancheur de la peau. Les yeux gris, sous de longs cils recourbés, attirèrent son attention. C’étaient des yeux durs, qui paraissaient sûrs de leur expérience. Ils lui firent peur.
Elle remuait son café, et aurait aimé qu’il abaissât son journal. Il aurait été si facile de le remercier tout de suite et puis de l’oublier. En quelque sorte, l’obstacle dressé par le journal rendait les choses non seulement difficiles, mais aussi, fait étrange, quelque peu mystérieuses.
Elle décida de ne rien dire du tout. Elle ouvrit son sac et en sortit une lettre. Cette écriture encore enfantine et contournée, elle la regardait en songeant à toutes les autres lettres qu’elle avait reçues. Elle n’en éprouva aucune joie. Alors que toutes les autres lettres étaient si amoureuses, elle se dit avec tristesse que celle-là serait la dernière qu’elle recevrait jamais de lui.
Il s’était efforcé d’être bon et de la laisser tomber gentiment, mais il avait seulement réussi à être faux et guindé. Naturellement, elle savait bien qu’il aimait sa mère, mais alors pourquoi n’y avait-il pas pensé plut tôt ?
J’ai compris que cela ne serait pas chic pour maman, lui avait-il écrit, la question, c’est d’attendre le moment où je gagnerai plus, et cela peut durer longtemps. Ce ne serait pas bien de vous demander d’attendre tout ce temps-là.
C’est alors qu’elle ne put plus continuer à lire ; soudain, l’écriture s’était brouillée ; soigneusement, elle plia la lettre et la mit dans son sac ; une larme roulant de sa joue venait de tomber dans son café. Elle se tamponna les yeux avec son mouchoir et jeta un coup d’œil autour d’elle pour voir si quelqu’un la surveillait. Sans doute, maintenant qu’elle était servie, avait-elle cessé d’attirer l’attention des autres clients. Elle se mordit la lèvre et glissa son petit mouchoir dans le poignet de sa manche. « Inutile de pleurnicher », se dit-elle. Avec le temps, elle reprendrait le dessus. Le fait d’être plaquée ainsi, alors qu’elle avait échafaudé tous ses plans pour l’avenir, l’humiliait profondément ; de plus, n’avait-elle pas donné congé à son patron ! Avec quelle joie elle avait quitté le bureau sombre de Ladenhall Street, et aménagé son intérieur.
Maintenant, elle était sans foyer et sans travail. La situation était tout à fait tragique. De nouveau, elle fut consciente de la présence du chauffeur. Il la regardait. Assis, adossé au mur, il tenait son journal afin qu’elle puisse le voir.
— Cela ne vous servira à rien de pleurer, dit-il dans un mouvement de lèvres imperceptible, cela n’a jamais servi à rien.
Elle sentit le rouge lui monter au visage et, pendant quelques instants affreux, elle eut l’impression qu’elle ne pourrait s’empêcher de fondre en larmes.
— Vous êtes sans volonté, continua le chauffeur dont les yeux gris et mornes ne la quittaient pas. Je suppose que vous chialez à propos d’un homme. Ne continuez pas, cela ne vous servira absolument à rien.
— Voulez-vous vous occuper de vos affaires ! dit-elle soudain furieuse.
Et elle détourna la tête afin de ne plus avoir à le regarder.
— Voilà qui va mieux, fut la réponse. Voilà qui prouve que vous êtes une femme pleine de cran. Mais, surtout, ne me dites pas ce qui va mal. Je ne veux pas le savoir.
— Ne me parlez pas, s’il vous plaît, dit-elle, oubliant ses larmes et ses propres malheurs.
— Je voudrais que vous m’aidiez, répondit-il, c’est pour une chose grave.
Elle se retourna afin de le voir :
— Je me demande si vous savez à qui vous parlez, commença-t-elle les yeux brillants de colère.
Il fit un mouvement de tête impatient.
— Laissez-moi parler, dit-il, vous avez raison. Je connais les femmes. Vous êtes une femme comme il faut. Vous avez eu un coup dur, mais c’est sans importance, vous vous en remettrez.
Elle ramassa son sac.
— Je m’en vais, dit-elle, je n’ai pas l’habitude de laisser les étrangers m’adresser la parole.
— C’est bien moi qui vous ai obtenu ce café, n’est-ce pas ? répondit-il en la fixant. Est-ce que vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi en échange ?
Elle sentit le regard perçant de ses yeux, et, du même coup, la puissance de sa volonté. Elle se trouva faible tout à coup.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Bien, fermez-la et laissez-moi le temps de m’expliquer. Il y a un homme assis à la table de gauche au fond de la salle. Il porte une chemise noire et une cravate blanche. Y est-il toujours ?
Elle regarda par-dessus son épaule.
Il y avait un homme assis à la table de gauche au bout de la salle. Il portait, en effet, une chemise noire et une cravate blanche. Il avait rejeté son feutre noir en arrière ; vaguement, il lui rappelait Humphrey Bogart. Il regardait de son côté d’un air détaché et indifférent.
— En effet, répondit-elle, se demandant tout ce que cela voulait dire.
Le chauffeur se mordit les lèvres.
— Il me file, lui confia-t-il après un moment d’hésitation. Si jamais vous prenez quelqu’un en filature ne portez pas de vêtements qui tirent l’œil. Il y a une demi-heure que cette cravate a attiré mon attention. Depuis ce moment-là, elle ne m’a pas lâché.
— Je n’ai rien à voir là-dedans, fut la répartie ahurie de Susan.
Elle but son café et ouvrit son sac.
— Vous pourriez avoir quelque chose à y voir, lui répondit le chauffeur. Il vient de vous arriver un coup dur, c’est une façon de l’oublier. Je désire savoir qui est cet homme. Voulez-vous le prendre en filature pour moi ?
Elle était ahurie au point de ne pouvoir lui répondre ; elle ne put que le dévisager.
— Cela vous changera un peu les idées, continua le chauffeur. Il ne se méfiera pas de vous. D’ailleurs, cela en vaudra la peine. (Il prit une mince liasse de billets d’une livre et les jeta sur la table.) Dix livres, ajouta-t-il, c’est de l’argent facile à gagner.
Elle se recula.
— Je crois que vous êtes fou, lui répondit-elle, prise d’un intérêt soudain. Il ne me viendrait pas à l’idée de faire une chose pareille.
— Mais si ! fut sa réponse. (Et il regarda son journal. Une moue passa sur son visage mince et blanc.) Je ne me trompe pas, il y a un instant, vous pensiez vous jeter à l’eau. Maintenant, vous avez presque oublié pourquoi vous chialiez tout à l’heure. Voilà pour vous une excellente façon de passer la nuit.
Elle objecta à regret :
— Mais je n’ai jamais filé personne !
— C’est bien simple, continua-t-il, tout en faisant semblant de se plonger dans la lecture de son journal. Il a une voiture, c’est une grosse Packard verte numéro XLA-3578. Il l’a laissée en haut de la rue. Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous faufiler dans le fond de la bagnole et de vous emmitoufler dans la couverture. Il y a une couverture sur le siège du fond, je l’ai vue. Il suivra ma voiture et reviendra ensuite à Shepherd Market, du moins je présume que c’est là qu’il ira, mais je tiens à m’en assurer. Cela vous donnera l’occasion de passer la nuit dehors !
— Non, répondit Susan, je ne vais pas faire cela, il pourrait me trouver, alors qu’est-ce qu’il m’arriverait ? Et puis, il a une tête qui ne me revient pas.
— À moi non plus, repartit le chauffeur, mais il ne vous trouvera pas. Il ne lui viendra même pas à l’idée de regarder. Est-ce que vous ne vous en rendez pas compte ! Vous feriez mieux de vous décider, vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit.
— Non, dit-elle, c’est trop idiot.
Il la regarda.
— C’est passionnant, lui dit-il avec simplicité. Vous semblez n’avoir jamais rien fait de passionnant ; vous êtes le genre de fille qui en a besoin.
« Je n’ai jamais pensé à cela, se dit Susan, dont le cœur battait à grands coups, mais, ce soir, j’ai besoin que quelque chose advienne à tout prix. Cela vaudrait mieux que de retourner dans sa chambre. »
— Qui est-ce ? demanda-t-elle. Qui êtes-vous ? Pourquoi vous suit-il ?
Le chauffeur agita son journal avec impatience.
— Ne vous occupez pas de tout cela dit-il. Lorsque vous l’aurez suivi, nous nous reverrons et parlerons de cela. En ce moment, il n’y a pas de temps à perdre.
— Mais je ne vais pas le filer, dit Susan d’une voix faible.
— Dix livres ! (La voix du chauffeur se fit pressante.) Je vous engage, c’est un contrat que je passe avec vous. Mettez-vous dans l’idée que vous êtes un détective.
Elle eut le fou rire. Vraiment, c’était idiot !
— Si vous croyez que j’ai l’air d’un détective !
— C’est pour cela que vous êtes tout indiquée, lui dit-il. Personne ne se méfiera de vous. (Il poussa les billets de banque plus avant sur la table et dissimula aux yeux des autres consommateurs cette manœuvre à l’aide de son journal.) Ne faites pas l’idiote, vous pouvez prendre l’argent, il vous sera utile. Imaginez-vous que c’est un travail comme un autre !
Bien sûr qu’elle allait pouvoir utiliser cet argent. Les situations ne couraient pas les rues. Dix livres lui rendraient service.
Elle jeta un coup d’œil dans la direction de l’homme à la chemise noire. Il allumait une cigarette et ne regardait pas de leur côté. Il avait l’air d’une brute et ressemblait désagréablement à un gangster américain. Elle tressaillit et devint tout à coup trop excitée. Elle se demandait ce qu’aurait dit Georges s’il avait su ce qu’elle allait faire. Le pauvre Georges qui avait horreur de descendre Fulman Street dans le noir ! Elle aurait voulu que Georges et sa mère soient là dans ce café ! La pensée même de leur stupéfaction horrifiée emporta sa décision.
— C’est entendu, dit-elle.
Elle finissait à peine ces mots qu’elle se prit à les regretter.
Le chauffeur la regarda.
— Vous pourriez me dire cela, prendre l’argent et rentrer chez vous, n’est-ce pas ?
Elle le regarda en face.
— Oui, naturellement.
Il la considéra pendant un certain temps.
— Mais non, vous ne ferez pas cela. Il est des femmes qui ne se feraient pas de scrupules, mais pas vous. Je connais les femmes, vous êtes du type honnête.
Elle en fut toute flattée, bien qu’elle se rendît compte qu’elle aurait dû en être offensée.
— Entendu, reprit-il, vous me reverrez demain. Rendez-vous devant le « Green Man » à Putney Hill. Dix heures. Cela vous va-t-il ?
Elle allait lui dire qu’elle devait se chercher du travail le lendemain, mais elle s’arrêta à temps. Elle pourrait faire cela dans l’après-midi, décida-t-elle.
— C’est entendu !
— Une Packard verte, XLA-3578. En haut de la rue. Je vous donne trois minutes d’avance et je suivrai le mouvement. Lui me suivra.
Elle ramassa les billets qu’elle glissa dans son sac. « Je ne peux imaginer que cela soit vrai, pensait-elle. J’espère que je ne vais pas faire l’idiote. Pourvu que cela se passe bien ! » Elle se leva et vint au comptoir. La serveuse prit ses trois pennies et jeta les trois pièces dans la caisse. Elle ferma le tiroir de la caisse comme pour dire : « Bon débarras ! »
Susan regarda par-dessus son épaule. Le chauffeur était de nouveau dissimulé par son Evening News. L’homme en chemise noire bâillait et regardait le plafond d’un air irrité. Rien ne faisait soupçonner qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire.
Elle ouvrit la porte et se trouva dans la rue. « Tu ferais mieux de rentrer chez toi, se dit-elle. Tu ne sais pas qui sont ces gens-là. Dans quelques instants, tu regretteras d’avoir eu affaire à eux. Il est encore temps de rembourser l’argent. Il est encore temps de prendre le 14, devant Simpson’s. » Mais elle n’hésita qu’un instant, et, le cœur battant, elle remonta la rue à la recherche de la Packard verte.
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Butch, dont le vrai nom était Mick Egan, conduisait sa voiture le long de la Tamise, ses larges mains musclées posées à plat sur le volant ; une cigarette pendait mollement à sa lèvre mince.
Il décréta que la soirée n’avait pas été mauvaise. Un coup d’œil à la pendulette du tableau de bord lui apprit qu’il n’était qu’un peu plus de minuit et demie. Encore le temps de s’occuper de ses affaires à lui, se dit-il. Il avait trouvé moyen de faire le grand signe à Celie. Elle savait ce que cela voulait dire. Elle trouverait le moyen de plaquer son vieux condor et d’être à son appartement des « Mews » avant son arrivée à lui. Il rejeta son chapeau en arrière et se mit à marmonner. Celie était vraiment à la hauteur. Elle avait la tête sur les épaules, et une belle paire de fesses par-dessus le marché ! C’est bizarre, il ne l’avait jamais considéré comme une mulâtresse. Très bizarre, étant donné qu’il détestait les nègres, comme cette espèce de mec Gilroy, le batteur du jazz du Lys Doré. Les lèvres de Butch se crispèrent. Là-bas, aux États-Unis, il l’aurait emmené faire une balade à sens unique ! Ici, cela ne valait pas le coup d’inviter les types à se promener. Ces flics, avec leurs drôles de casques, c’était de la dynamite, lui avait-on affirmé. En tout cas, tel était l’avis de Rollo, et Rollo n’était pas homme à avoir facilement les foies. Mais si vous descendiez un mec dans ce pays-ci, on vous pendait. Il hocha la tête. Quel patelin !
Oui, Gilroy, quelque chose dans ce négro le troublait. Il ne pouvait préciser ce qui le gênait en lui ; ce qui est certain, c’est qu’il n’aurait jamais voulu se présenter à lui de dos. Comme autrefois il n’avait jamais voulu se présenter de dos au Baron de la Bière Mulligan. Il lança son mégot par la portière. Autrefois ! Les choses avaient bien changé. La vie était monotone, mais enfin elle était calme.
Il fit la grimace en se rappelant sa fuite éperdue jusqu’aux docks de New-York. Il avait bien failli être fait à la toute dernière minute. L’embêtant c’est qu’ils ne l’oublieraient jamais et s’il retournait là-bas aujourd’hui, ils seraient après lui comme s’il n’avait pas quitté le pays depuis deux ans bientôt. Non, il n’allait pas faire le ballot. Il se débrouillait au poil ici.
De temps en temps, bien sûr, il avait la démangeaison du « déclic », mais à cela, il ne pouvait rien. Là-bas, de l’autre côté de la mare aux harengs, il avait tué un bon nombre de types du gang « Mulligan ». Il ne savait pas combien il en avait descendu. Mais, avec regret, il avait conclu, au bout de quelques jours passés à Londres, que s’il voulait rester en bonne santé, il ferait bien d’oublier ce genre de sport. Ce n’était pas chose facile, certes ! Parfois, le besoin d’avoir un type au bout de son revolver le démangeait. C’était une sensation unique, elle dominait toutes les autres, même celles que lui donnait une femme. Voir le mec flancher, sentir le rigolo vous sauter dans la main, voir le regard de terreur et de surprise sur le visage du type qui s’effondrait, ça, voilà qui valait le jus ! Ça vous secouait drôlement, il était un fin connaisseur et il avait essayé de tout, au moins une fois, quelquefois plus d’une fois.
Tant qu’il resterait ici, il lui faudrait bien se contenter de Celie, lorsqu’il voudrait éprouver des sensations. Sa liaison avec elle lui donnait deux sortes de frissons. Le premier, c’était Celie elle-même qui le lui procurait : la posséder, c’était avoir affaire à une tigresse. Elle était très capable de vous enfoncer ses ongles dans le cou si le cœur lui en disait. Et puis, il y avait Rollo ! Rollo qui se vantait d’être un dieu pour Celie ; il croyait être son univers, et qui mieux est, le seul homme de sa vie. Ça, c’était vraiment drôle ! Butch, lui, ne se vantait pas d’être le seul homme de la vie de Celie. Il est était bien trop malin pour cela. Il savait comment se passaient les choses, mais ne parlait jamais et ne posait pas de questions. Certains soirs qu’il lui faisait le grand signe, elle se contentait de le regarder sans comprendre, ses yeux noirs sans expression, pareils à des joyaux humides. « Elle s’envoie un autre type », pensait-il en grimaçant. Ce qu’elle en accumulait sur la tête de ce Rollo ! Oui, il jouissait à la seule idée de cocufier Rollo. C’était un type dangereux. Butch l’admirait parce qu’il était différent de Legs Diammes, d’Al Capone et de Bugs Morgan. Lui, au moins, ne se foutait pas en rage, il ne commandait pas de massacre, et il n’était pas pris de folie furieuse. Non, il était seulement dangereux à la façon d’un serpent, d’un mamba noir. Il vous restait là, tranquillement assis, un air paisible sur son visage épais et vous laissait penser qu’il aurait eu bien trop le trac d’entreprendre quoi que ce fût. Puis, tout à coup, quelques jours plus tard, peut-être même quelques semaines plus tard, il frappait. Vous en entendiez parler indirectement. Un type avec qui vous preniez un verre dans un bar vous disait tout à fait par hasard : « N’avez-vous pas entendu parler de Johnny Gee ? » ou de Bill Adams, ou de Bushy Miller, ou de n’importe quel autre. Et vous cherchiez à vous souvenir si, par hasard, Johnny Gee, ou tel autre, n’avait pas eu maille à partir avec Rollo deux semaines auparavant, et alors vous faisiez la grimace. « Le pauvre type a eu une hémorragie subite, le médico a affirmé qu’on aurait dit qu’il avait mangé du verre. Il s’est éteint comme une chandelle ! »
Oui, Rollo était un as pour vous mettre de la poudre de verre dans votre boustifaille. Vous ne saviez jamais où vous en étiez exactement avec Rollo. Jouer avec Celie, dans ces conditions, c’était vraiment plus que s’essayer à un petit roman d’amour. Quelque chose comme jouer avec un mamba noir. Mais cela plaisait à Butch. Il adorait l’excitation, les rendez-vous secrets, le danger. Rollo n’allait-il pas leur tomber dessus, juste au moment où ils allaient remettre cela ? Il en éprouvait un frisson extraordinaire.
Il ralentit près de la gare de Victoria et accéléra de nouveau, dès qu’il eut dépassé les autobus qui quittaient la gare pour leur dernier voyage de la nuit. Il continua à accélérer à Grosvenor Place, passa par Constitution Hill et arriva à Piccadilly.
Il alluma une autre cigarette en frottant son allumette contre l’ongle de son pouce, et, tout en aspirant une gorgée de fumée, il pensa à Gilroy. Il était bien d’accord pour reconnaître que le nègre était un joueur de jazz épatant. Il agrippa tout à coup son volant, à tel point que ses jointures devinrent d’un blanc éclatant. Si jamais il voyait ce « moki » tourner autour de Celie, alors, oui, il ferait un beau raffut. Cela vaudrait la peine de risquer sa chance avec les flics pour avoir le plaisir de sentir Gilroy à la pointe de son Luger.
Il ne voulait même pas s’avouer à lui-même que c’était bien la seule chose qui l’ait jamais préoccupé. Il n’avait cure des Blancs qui s’amusaient avec Celie, du moment qu’elle ne lui en parlait pas, mais à la seule pensée du nègre, il voyait rouge !
En traversant Clarges Street, il jeta un coup d’œil au tableau de bord : il était minuit quarante-huit ! « Cela va bien comme cela », se dit-il soudain en hochant la tête, au tournant de Berkeley Street. Il accéléra et la grosse Packard fonça dans la rue. Puis il freina et pénétra doucement dans Bruton Place. Il parcourut encore quelques mètres le long des « Mews » (Ce sont d’anciennes écuries et dépendances transformées en maisons d’habitation.) sombres et stoppa.
Il se pencha à la portière pour voir l’appartement au-dessus du garage. Une lueur était visible, le rideau n’étant pas bien tiré ; il grogna de plaisir. Elle était là. Mais il ne descendit pas tout de suite. Il y avait lieu d’observer les règles de leur jeu, qui étaient pour lui une source d’excitation et d’amusement. Il appuya légèrement sur le klaxon, s’arrêta, puis appuya de nouveau. La note sourde du klaxon se traduisit seulement par un son faible et haletant, mais qui avait suffi à Celie. Il lui était maintenant si familier.
De nouveau, il se pencha à la portière et attendit. Les rideaux furent ouverts et refermés. Il savait par là qu’elle était seule. Il fit une grimace et descendit. Tandis qu’il ouvrait les deux portes du garage, il se souvint du jour où les rideaux n’avaient pas été tirés. Cela n’était arrivé qu’une seule fois, mais prouvait à quel point ils devaient être prudents. Le soir en question, Rollo avait voulu revenir avec Celie. Bien entendu, s’ils n’avaient pas depuis des semaines convenu de ce signal des rideaux, Butch les aurait dérangés. Et que de mal pour expliquer cette charmante méprise ! Il revint à la Packard et la mit dans l’énorme garage, éteignit les feux et coupa le contact. Puis il sortit de la voiture, referma les portes du garage de l’intérieur et tourna le commutateur placé auprès de la porte qui conduisait à l’appartement.
Tout en sifflotant, il grimpa l’escalier, presque vertical conduisant à la petite entrée lambrissée de chêne et dont la moquette ivoire lui était aussi douce à fouler qu’une prairie moelleuse au printemps.
Sur un socle d’ébène richement sculpté, se dressait une statue de bronze représentant une femme dans une posture obscène. Elle choquait toujours le regard de Butch, et, à maintes reprises, il avait demandé à Celie de s’en séparer. Mais elle s’y refusait, sous le prétexte qu’elle la trouvait drôle. Il accrocha son chapeau à la statue et passa dans la pièce du devant dont Celie avait fait sa chambre à coucher. Celie était couchée en travers du lit. Elle portait un pyjama de satin feu et, au poignet, un lourd bracelet d’or ; aux pieds, des sandales dorées. La tête était recouverte d’une espèce de petit bonnet de bain de soie blanche. Sur n’importe quelle autre femme, cette coiffure eût semblé ridicule, mais sur Celie, elle était ravissante.
Butch lui jeta son coup d’œil inquisiteur. La nuit qu’il allait passer dépendait entièrement de son humeur. Il constata que ce soir elle était d’humeur absente, une humeur qui lui paraissait la pire de toutes ! Que de mal il lui faudrait se donner pour l’exciter, et Butch était si paresseux !
— Salut ! lui dit-il en s’asseyant sur le lit. T’as pu filer sans difficultés ?
Celie fit la moue.
— Oh ! Il a fait des histoires, comme d’habitude, il a horreur que je le quitte une minute !
— Comme je le comprends ! dit Butch en s’accoudant. T’es épatante ce soir.
Celie eut un geste d’énervement.
— Qu’est-ce qui s’est passé ce soir ?
— J’ai suivi le type. Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Qui est-ce ?
Butch sortit un paquet de « Camails », en tira deux qu’il tassa sur le dessus-de-lit en velours crème, remit le paquet dans sa poche et en offrit une à Celie. Après avoir allumé les cigarettes, il déclara :
— C’est Rester Weidmann, le milliardaire.
Les yeux de Celie s’entr’ouvrirent.
— T’es sûr ?
Butch fit un signe d’assentiment.
— Rollo sera enchanté.
— Mais pourquoi ? Que demandait-il ? Mais de quelle combine s’agit-il ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Elle se retourna sur le dos et fixa le plafond. Il était décoré d’étoiles argentées sur un fond bleu nuit. Celie était atteinte de claustrophobie et elle aimait à s’imaginer qu’elle regardait le ciel lorsqu’elle était couchée.
— C’est un fou, lui dit-il. Complètement cinglé. Je m’en suis rendu compte en regardant ses yeux.
Butch se pencha pour lui toucher l’épaule, mais elle repoussa sa main. Il fit une grimace et haussa les épaules.
— À quoi penses-tu, Celie ?
— À Rester Weidmann, répondit-elle doucement.
— Dégoise-moi cela, veux-tu ? lui dit-il un peu vivement. Qu’est-ce qui se mijote ? Que voulait Weidmann de Rollo ?
Elle sourit avec discrétion.
— Pourquoi ne le demandes-tu pas à Rollo ?
Il se rapprocha et, lui saisissant le bras, l’attira vers lui avec brutalité.
— Je te le demande à toi.
Une petite griffe noire comme l’ébène allait s’abattre sur son visage, comme un éclair, mais il avait prévu le coup. Il lui saisit le poignet et le retint, en lui faisant une grimace.
— Pas de ça, mon petit ange en sucre, lui dit-il, tu sais bien qu’il ne fait pas bon s’attaquer à moi.
— Laisse-moi tranquille.
Il la regarda de haut et lut dans ses yeux une expression sauvage et méprisante, puis, comme elle étirait ses lèvres, pareille à un chat hérissé de colère, il remarqua ses dents blanches et bien plantées.
— C’que tu es piquée, dit-il en se dégageant. (Il se leva.) Pourquoi diable toujours se chamailler ? Est-ce qu’on n’est pas assez emmiellés sans faire les sauvages, nous deux ? (Il alla s’accouder sur le marbre de la cheminée, fixant son visage marqué et dur dans la glace.) Pourquoi te fâches-tu d’abord ?
Elle se retourna de nouveau sur le dos, se frottant le bras qu’il avait saisi.
— J’suis pas fâchée.
Il se fit la grimace dans le miroir.
— Ça colle, t’es pas fâchée, dit-il en se retournant. Allons, lâche-moi ça. Ne fais pas de simagrées. Qu’est-ce qu’il voulait, Weidmann ?
— Il est maboul, je te dis. Quelque chose à propos du Vaudou. Je n’y ai pas fait bien attention.
D’un bond, il fut sur elle. Il lui saisit les deux poignets et immobilisa ses bras sur le dessus-de-lit en velours côtelé.
— Tu parles que tu n’y as pas fait attention. (Et son visage devint froid et menaçant.) Tu ne rates jamais rien, toi. Qu’est-ce que vous mijotez ? Vous essayez de faire le coup tous les deux ?
Elle lui rendit son regard fixe et n’essaya même pas de se dégager.
— Allons, ne sois pas aussi soupçonneux, dit-elle en souriant. Je te dis qu’il est maboul. Cela ne m’intéresse pas, moi, les gens toqués.
— Eh bien ! moi, si, cela m’intéresse. (Et il la maintenait toujours sur son lit.) Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment as-tu appelé cela ?
Elle fit une petite grimace :
— Le Vaudou.
— Ce n’est pas un mot, c’est un bruit, qu’est-ce que cela veut bien vouloir dire ?
— Il s’agit d’occultisme.
C’était elle maintenant qui se moquait de lui.
— Occultisme ? (Son front se plissa.) Qu’est-ce que c’est ?
— Tu ne sais donc rien ?
— T’en fais pas pour cela. Explique-moi.
— C’est ce qui est surnaturel.
Butch la laissa libre et s’éloigna. Son visage exprimait le dégoût.
— Si vous me faites marcher ! commença-t-il.
Elle se dressa sur son lit et bâilla.
— Il voulait que Rollo lui déniche quelqu’un au courant des rites du Vaudou.
— Alors Rollo l’a envoyé se faire foutre ?
Elle hocha la tête.
— Rollo est malin. Il va organiser quelque chose. Il y a onze mille livres à gagner dans la combine.
Butch avala sa salive.
— Ça c’est beaucoup de fric, dit-il. Il faut que cela l’intéresse drôlement, cette histoire de Vaudou.
Celie se leva et se dirigea vers la coiffeuse.
— Et comment ! remarqua-t-elle doucement. Moi aussi.
— Quelque chose pour nous deux dans tout cela ?
— Onze mille livres !
— Je veux dire, pour nous, toi et moi.
Elle pinça les lèvres.
— Je ne sais pas.
— Alors, vous feriez mieux de commencer à réfléchir. C’est à une occase de ce genre que nous pensons depuis quelque temps, n’est-ce pas ?
Elle se poudra le visage et se retourna.
— Ça, ce n’est pas ce qu’il nous faut.
— Non, vrai ?
Elle fit un signe de tête.
— Rollo pourra s’en tirer, mais pas toi !
Butch réfléchit un moment.
— Oui j’imagine que c’est vrai. Peut-être que nous pourrons nous faufiler dans la combine une fois que Rollo aura démarré l’affaire. Onze mille livres, c’est bon à ramasser.
Elle se sourit furtivement à elle-même.
— Il nous faudra attendre quelque temps, dit-elle.
Et elle se reprit à bâiller. Il la regardait avec insistance.
— Tu veux me faire croire que t’es fatiguée ?
Elle fit un signe d’assentiment.
— Je suis très fatiguée.
Il se rapprocha d’elle, mais elle fit un geste pour l’arrêter.
— Non, pas ce soir, lui dit-elle.
— T’as l’air préoccupée, reprit-il en la fixant avec intensité. Tu ne serais pas en train de me faire marcher, dis donc ?
Ses yeux perdirent toute expression.
— Ne sois pas si méfiant.
Un sourire impitoyable releva le coin de ses lèvres.
— J’en ai vu de toutes les couleurs avec cette Celie, répondit-il à voix basse. Mais je ne me plains pas. Je veux que tu saches que je sais que tu as des amants et que je m’en fiche. Mais, lorsque ce sera le moment de plaquer Rollo, tu viendras avec moi. Nous sommes tous deux dans cette histoire, et vraiment ce ne serait pas de chance si tu essayais de faire quelque chose en dessous.
Il se passa l’index sur l’aile du nez.
— Ce ne serait vraiment pas de chance pour toi, dit-il un peu à la légère.
— Bonne nuit, Mickey, répondit Celie, immobile mais en le suivant du regard. Et ne sois pas méfiant !
Butch fit une grimace.
— Je m’en irai bientôt.
Susan Hedder, accroupie au bas de l’escalier, entendit le bruit que fait une main large ouverte en s’abattant sur de la chair. Puis ce fut le choc sourd d’un corps qui tombe lourdement à terre. Enfin, des cris à demi sauvages ; elle se boucha les oreilles pour ne pas entendre.