CHAPITRE III
— Ça fait pas cinq minutes qu’il était par là derrière, fit la vieille femme en montrant par la fenêtre la partie boisée des terrains vagues. Un fainéant, c’est bien ça qu’il était, une brute maigre et laide avec un mégot qui lui pendait de la bouche et un galurin su’l devant de sa figure comme si qu’il avait honte d’êt’si moche.
Joe Crawford mit les mains dans ses poches de pantalon et rentra ses épaules.
— Que voulait-il ?
Il savait bien qui était cet homme et rien que d’y penser lui donnait une crampe d’estomac.
La vieille femme renifla.
— Comment que je saurais-t-y ? I’m’dit que c’était pour des assurances, mais j’y ai pas cru. I’voulait savoir qui habitait c’te maison, mais j’y ai dit d’filer et je lui ai claqué la porte au nez. Si vous aviez entendu c’raf-fut qui faisait, grognant et s’causant tout seul. L’est pas allé loin. Sitôt arrivé dans le bois y s’est caché derrière un arbre, mais j’te vous surveillais, mon prince. Si je n’me trompe, l’est encore là pour sûr.
— Ça va, dit Joe, qui serrait les poings. Je verrai ce qu’il veut. Continuez votre boulot. Pas besoin de faire des histoires.
— Histouères ? répéta la vieille femme dont le regard éteint brilla tout à coup d’indignation. Qui donc q’c’est qu’en fait des histouères ?
— Continuez votre boulot, aboya Joe, qui sortit de la cuisine, traversa le grand office, la cour pavée et pénétra dans le jardin.
L’après-midi était clair, brûlant et sans un brin d’air. Ce n’était pas un après-midi qui peut inspirer la crainte, cependant, Joe avait peur au plus profond de l’être, il se sentait le cœur froid et serré. Malgré cela, rien ne l’empêcherait de s’enfoncer dans le bois à la recherche de l’homme à la chemise noire. Il avait décidé qu’il prouverait à cet homme qu’il aurait du mal à arriver à ses fins. Peut-être qu’en agissant ainsi maintenant « ils » laisseraient Rester Weidmann tranquille. Peut-être penseraient-ils que ce qu’ils avaient pu combiner ne vaudrait pas la peine de risquer le coup. Joe ne pensait vraiment pas qu’il pourrait les faire abandonner leur projet, mais il était à bout et voulait au moins s’efforcer de faire quelque chose.
Il descendit le chemin en lacet qui conduisait au bois, les mains dans les poches, la tête basse, conscient du regard ironique que lui jetait la vieille femme debout derrière la fenêtre.
Il se demandait si l’homme à la chemise noire le guettait aussi. Il aurait voulu avoir un fusil, ou un couteau, une canne même. Il se rendait bien compte de son peu de force. Comme il avançait, la fragilité de ses bras, sa poitrine creuse et son manque de muscles l’impressionnaient, alors que jamais il n’y avait prêté attention.
La carrure, l’épaisseur de l’homme à la chemise noire lui apparaissaient. Il se souvenait du cou épais et des mains brunes, énormes et musclées, et il frémissait tout en continuant à marcher sans hâte, sans hésitation, parce qu’il savait qu’il devait continuer et qu’il ne fallait pas laisser croire à cet homme qu’il avait peur.
Il faisait froid dans le bois, tout y était sombre et silencieux.
Joe ne regarda pas en arrière, il savait que personne ne pourrait le voir maintenant de la maison. Il se demandait si la vieille le suivrait. Naturellement elle ne serait d’aucune utilité, mais cela aurait mieux valu que rien. Ce qui l’effrayait, c’était l’obscurité froide et silencieuse, la solitude avec l’homme à la chemise noire. Ses entrailles semblaient ramassées en une boule serrée, comme si on les lui avait arrachées pour les exposer à un vent glacial. Mais il poursuivait sa route, sachant qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Il ne pouvait s’arrêter. Il ne pouvait revenir sur ses pas. S’il le faisait, il se mettrait à courir et alors cet homme à la chemise noire saurait que Kester Weidmann n’avait plus personne pour le protéger et le dirait aux autres.
Donc Joe continuait de marcher sans hâte, les mains enfoncées dans ses poches et les épaules un peu rentrées, comme s’il redoutait une attaque soudaine venant de derrière.
Joe s’attendait bien à rencontrer l’homme, mais pas de cette façon-là. Il s’attendait à le voir lui sauter dessus ou attaquer par derrière, tandis qu’il serait caché par un arbre ou un buisson, alors, ce serait la bagarre. Mais non, les choses se passèrent tout autrement.
Il arrivait à une clairière où le soleil se jouait à travers les arbres. C’était un petit vallon isolé, entouré d’arbres et tapissé d’herbes et de primevères. Au bout du vallon nu, il y avait un grand orme déraciné abattu depuis des années et que l’on n’avait pas pris la peine de retirer. Le vallon était charmant. C’était un endroit que vous auriez choisi pour un pique-nique, une véritable oasis dans le bois silencieux, froid et hostile.
Joe avait parcouru la moitié de la clairière, heureux de ce rayon de soleil inattendu, lorsqu’il s’arrêta.
Butch était assis sur le tronc d’orme, son chapeau sur le nez et une cigarette pendue à ses lèvres minces. Joe le regarda.
— Hello ! lui cria Butch, dont les grosses mains musclées étaient posées sur ses genoux.
Joe ne dit rien.
— Vous me connaissez, n’est-ce pas ? remarqua Butch après un moment de silence.
Joe fit signe que oui ; il enviait la maîtrise imperturbable et glaciale de Butch, ainsi que sa force physique.
Butch prit sa cigarette et en secoua les cendres sur l’herbe.
— Vous n’êtes que deux, n’est-ce pas ? demanda-t-il en regardant Joe par-dessus le rebord de son feutre. Vous et la vieille.
— Cela suffit, répliqua tranquillement Joe.
Butch le regarda d’un œil vague.
— La vieille n’est bonne à rien, lui fit-il remarquer. Que pensez-vous pouvoir faire ?
Joe dansa d’un pied sur l’autre, nerveusement. Il sentait, à travers ses semelles, l’herbe moelleuse foulée sous son pas. Il ne répondit rien.
— À votre place, je les mettrais, continua Butch. Je ficherais le camp pendant qu’il en est encore temps.
— Non, pas moi, répliqua Joe en rentrant les épaules. Si les gens me font des ennuis, je leur rends la monnaie de leur pièce.
Butch écrasa son mégot. Il ne semblait pas avoir prévu une obstination pareille.
— Yeah, finit-il par ajouter, en rejetant son chapeau en arrière. Eh bien ! ce sera votre enterrement.
Joe se cabra.
— Pourquoi ne le laissez-vous pas tranquille ? lâcha-t-il tout de go. Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
— N’y pensez plus, lui conseilla Butch en se levant. Tout ce que vous pourrez dire ne changera rien aux choses, alors pourquoi ne pas être prudent ? Tirez-vous de là pendant que vous êtes encore entier.
Environ huit mètres de gazon les séparaient. Ils étaient là, immobiles dans ce clair soleil, ils se regardaient, leurs ombres étaient sombres et se découpaient avec netteté sur l’herbe.
— Je me débrouillerai bien, laissa échapper Joe de ses lèvres serrées.
Butch louvoya jusqu’à lui, puis s’arrêta lorsqu’il fut tout près. Joe serra ses poings cachés dans les poches de son vêtement et de nouveau il rentra les épaules. Sa bouche était sèche et son cœur battait à grands coups, mais il ne recula pas, et ne quitta pas des yeux le visage froid et troublant de Butch.
— Si j’avais la certitude que vous allez nous enquiquiner, je vous tuerais, lui expliqua Butch placidement.
Joe ne dit rien. Il fixait les yeux sans expression qui le menaçaient et parvint toutefois à cacher sa peur.
— Je suis un tueur, continua Butch à voix basse sur le ton de la conversation. Je n’ai pas descendu de type depuis longtemps. Ça vous démange si vous arrêtez trop. Je pense que j’ai ça dans le sang. Y a pas, cela me soulagerait, mais faut que je sois régulier. J’veux pas vous descendre si je n’ai pas une bonne raison de le faire. Ça c’est votre rayon. Si vous partez, il faudra que j’oublie, pas vrai ?
— Je n’ai pas peur. (Joe mentait.) Je sais que ce ne sera pas facile. Je ferai ce que je pourrai pour vous en empêcher, vous et les autres.
Le doute emplit les yeux sans expression.
— Que pouvez-vous faire ? demanda Butch. Vous essayez d’arrêter un rouleau compresseur parti à fond de train sur une pente.
— On en a déjà empêché, et on en empêchera encore.
Joe répondit avec simplicité, il sentait l’hésitation de Butch et un éclair de triomphe brillait dans son esprit.
— Ce ne sera pas facile. Je voulais vous le dire, moi aussi, je suis régulier.
Butch se contracta.
— Vous, êtes loufoque, dit-il en fronçant ses sourcils noirs. Un gamin comme vous ne peut rien faire.
— Je vous préviens, c’est tout, lui dit Joe.
Il sentait que d’une façon mystérieuse il était parvenu à maîtriser l’homme à la chemise noire. Il savait bien qu’il ne faudrait que peu de temps à Butch pour recouvrer ses esprits. Il serait dangereux et futile d’en dire plus long, aussi fit-il brusquement volte-face, pour s’en aller, il traversa la clairière et s’enfonça dans la forêt obscure.
Il ne se retourna pas, mais il savait que Butch le suivait des yeux fixement, encore plein d’hésitation ; pendant un moment il avait perdu pied.
Joe parcourut le bois posément et revint au grand jardin. Son corps n’était qu’une courbature tant sa peur était grande. Ses mains qui étaient encore serrées avec force étaient brûlantes et humides. Mais cela n’avait pas d’importance. Il avait tenu tête à l’homme à la chemise noire et il lui avait montré que la partie ne serait pas facile à gagner. C’était tout ce qu’il pouvait espérer faire pour le moment.
Il alla au grand garage, monta l’escalier et entra dans son petit studio. Une fois de plus il avait la conviction qu’il continuerait. Il les arrêterait s’il pouvait. Mais s’ils allaient s’attaquer à lui avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit ? Cela pourrait bien arriver. Butch, remis de son étonnement, serait bien capable de lui tomber dessus sans crier gare. Il ne pouvait se permettre de courir des risques. S’il était assassiné, qui donc protégerait Rester Weidmann ? La vieille femme était inutile. La police ? Il hocha la tête. Ils ne croiraient pas avant qu’il soit trop tard. Et pour comble ils mettraient Kester Weidmann dans un asile de fous. Il en était bien sûr. Il ne voulait pas que cela arrive. Le petit homme n’était pas bien dangereux et il se sentait heureux, dans sa tristesse même, auprès du corps de son frère. Il ne vivrait pas longtemps s’ils l’enfermaient.
Il s’assit et se passa les mains dans ses longs cheveux en désordre. Est-ce que cette jeune fille servirait à quelque chose ? Susan lui plaisait. C’était une fille bien. Elle avait de l’estomac. Mais ferait-elle quelque chose s’il n’était pas là pour la diriger ? Il se souvint de la manière dont elle avait suivi l’homme à la chemise noire dans Londres. Elle n’était pas sotte. Il donna un coup de poing sur le bras du fauteuil ; elle était la seule en qui il pût avoir confiance. Fresby, lui, ne servirait à rien. Il ne pouvait s’y fier. Mais il pourrait se fier à Susan.
Il se leva brusquement, traversa la pièce, ouvrit un petit placard. Il en retira un coffret d’acier de quinze centimètres carrés. Il le posa sur la table avec de l’encre, une plume et du papier. Une longue clé effilée lui permit d’ouvrir le coffret. Ce dernier était bourré de billets d’une livre. Il savait exactement combien il y en avait. Cornélius les lui avait donnés pour une cause ou pour une autre et il les avait mis de côté en vue d’une période difficile. Il pensait que trois cents livres seraient bien utiles. Il était bien certain que Susan ferait ce qu’il lui demanderait s’il lui donnait tout cet argent.
Il s’assit devant la table et écrivit pendant quelques instants. Puis il reposa sa plume, réunit les feuilles de papier et les relut. Satisfait, il plia le tout et le fourra dans une enveloppe. Il y écrivit le nom de Susan et scella. Il déposa l’enveloppe sous les billets, puis referma le coffret.
Il réfléchit encore pendant quelques minutes. Il n’y avait rien d’autre à faire maintenant. Si quelque chose lui arrivait, il espérait que Susan prendrait sa place. C’était beaucoup lui demander, mais peut-être que les trois cents livres la paieraient de sa peine. Il espérait qu’il pourrait lui dire ce qu’il y aurait à faire, mais il était trop tôt encore pour savoir ce qu’ils préparaient.
Il saisit une autre feuille de papier et adressa un petit mot à Susan. Il écrivit :
Conservez cette clé jusqu’à réception d’une petite boîte en acier. Peut-être ne la recevrez-vous pas, mais si on vous la remet, cette clé vous permettra de l’ouvrir.
J. C.
Il mit note et clé dans une autre enveloppe, cacheta et timbra, puis ramassant le coffret, il quitta la pièce.
Il était six heures passées lorsqu’il arriva à la gare d’Earl’s Court. Il savait que Fresby serait au bar du « Duke’sHead » ; on l’y trouvait toujours à cette heure-là. C’était son premier arrêt après avoir quitté le bureau à Rupert Court, avant de rentrer dans son intérieur sordide aux abords d’Earl’s Court Road.
Fresby lui jeta un regard apeuré. Il était assis dans un coin sur une banquette recouverte de peluche. Un demi de brune était placé devant lui sur une table couverte de verres sales et vidés.
Joe s’assit près de lui.
— Hello, Jack, lui dit-il en regardant Fresby avec un mépris évident. Je pensais bien que vous seriez ici.
Fresby, dont l’esprit était tenu en éveil par la peur, tripotait l’anse de sa chope.
— Hello Joe, lui dit-il faiblement. C’est gentil, cette visite. Vous avez bonne mine.
Joe savait que Fresby avait peur de lui. C’était assez amusant en somme. Joe, lui, avait peur de l’homme à la chemise noire et Fresby avait peur de Joe. Il se demandait si Fresby, lui, aurait peur de l’homme à la chemise noire. Il lui semblait que non. Fresby n’avait peur de Joe que parce qu’il savait ce que Joe avait fait. Fresby n’était pas un lâche, mais il n’avait pas envie d’aller en prison ou de faire savoir à quiconque le genre d’homme qu’il était réellement. Joe comprenait bien cela et ne lui en voulait pas. Mais à lui-même il se reprochait d’avoir peur de Butch.
— Voilà un petit travail pour vous, lui dit-il en posant le coffret d’acier entre les mains de Fresby. Je veux que vous gardiez ceci chez vous. (Il fixa Fresby une grande minute.) Si vous le perdez, vous serez aussitôt entouré de flics comme le miel est entouré de guêpes.
Fresby frémit.
— Je ne le perdrai pas, lui dit-il. Je le mettrai dans mon coffre, au bureau. Personne ne pourra y toucher.
Joe hocha la tête.
— C’est justement l’endroit où ils le chercheront, dit-il. Vous ferez bien de trouver une meilleure place que celle-là.
— Ils ? qui « ils » ?
— Ne vous en faites pas pour les « ils ». Mettez-moi cela dans un endroit sûr ou bien j’avertis les flics en ce qui vous concerne.
Fresby saisit la boîte.
— Qu’est-ce qu’il y a dedans ? Ce n’est rien de dangereux, dites ? J’ai pas envie d’avoir des histoires.
Joe renifla avec mépris.
— Vous ne pourriez pas avoir plus d’histoires que vous en avez déjà, fut sa réponse cruelle. Ne vous faites pas de bile. Il n’y a rien de dangereux là-dedans, mais il y a bien des gens qui aimeraient avoir le coffret.
Fresby hocha la tête. Il ne savait pas de quoi il s’agissait, mais il pensait que s’il questionnait encore Joe, ce dernier se mettrait en colère et il craignait de voir Joe dans cet état.
— Je m’en occuperai, promit-il. Vous me connaissez, Joe. Je ferais bien des choses pour vous.
— Vous voulez dire que vous êtes obligé de faire tout ce qu’on vous demande ? (Et Joe rentra les épaules.) Ça va, Jack, vous gardez cela en lieu sûr. Puis écoutez-moi bien.
Il approcha tellement son visage blanc et mince qu’il touchait presque celui de Fresby.
— Tous les matins à dix heures et demie je vous téléphonerai. Si je ne vous téléphone pas, vous devrez tout de suite aller au 155 A de Fulham Road et remettre cette boîte à Miss Hedder. Vous me comprenez ?
Fresby prit son demi. Il but un peu et essuya sa moustache d’un revers de main, puis remit le verre sur la table.
— Vous vous attendez à ce qu’il vous arrive quelque chose ? demanda-t-il calmement.
Son regard chargé d’espoir glaça le sang de Joe dans ses veines.
— Peut-être, fut la calme réponse de Joe. Mais ne croyez pas que vous pourrez m’en faire voir. Ce coffret va chez Mlle Hedder si je n’ai pas téléphoné, compris ?
Fresby esquissa un sourire glacial.
— Je ferai ce que vous demandez, dit-il. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Qui vous cherche ?
Joe, les narines pincées, lui rétorqua :
— Ne vous souciez pas de savoir qui est après moi. Il faut tirer cela au clair. Si je ne téléphone pas à dix heures et demie demain, que ferez-vous ?
— J’irai au 155 A de Fulham Road et porterai cette boîte à Mlle Hedder, fut la réponse rapide de Fresby, et sur son visage passa de nouveau un petit sourire.
— Pourquoi devrez-vous agir comme cela ?
Fresby tripota son verre de bière.
— Peut-être quelqu’un vous aura-t-il supprimé, dans ce cas vous désirez que la jeune fille ait ce coffret ?
Joe s’inclina.
— Ne vous y fiez pas, dit-il. Je puis vous mettre à l’épreuve. Je puis bien vous téléphoner tous les jours pendant un mois et après, décider de ne plus le faire. Si vous ne donnez pas ce coffret, que ferai-je ?
Fresby fut tout décontenancé. Il n’avait pas pensé qu’il pourrait y avoir là un piège.
— Je présume que vous irez prévenir les Hics, fut sa réponse rageuse.
— C’est précisément ce que je ferai. (Et Joe se leva.) Vous comprenez maintenant pourquoi il serait dangereux de me rouler !
Fresby le regarda, hébété.
— Oui, oui. (Et il contenait sa rage à grand’peine.) Mais qui vous a dit que j’allais vous rouler ? Je ne ferai pas une chose pareille !
— Non, vous ne la referiez pas, en tout cas, répondit tranquillement Joe.
Et il quitta le bar.
Fresby le suivit du regard, l’œil fixe, le visage convulsé de haine et de crainte. Puis il reprit sa chope de bière et but longuement. Il fit une grimace : il lui semblait que la bière avait tourné et perdu tout son goût.
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Derrière le bureau de la réception, dans le hall d’entrée du Lys Doré se tenait Clem Marsh, dont les mains épaisses et molles s’activaient à compter les tickets des invités de la veille. Il y en avait peu. Rollo ne donnait qu’aux membres de confiance le droit d’amener des invités au club et de plus il faisait payer vingt et un shillings de droit d’entrée par personne.
Marsh était un jeune homme gras, dodu même, aux cheveux frisés, bien luisants, au teint presque olivâtre et à la bouche humide et sensuelle. Il était vêtu avec recherche de vêtements coûteux, son plastron était d’une blancheur immaculée et sa cravate grise et blanche, le dernier mot de la mode. Une montre-bracelet en platine, offerte par Margaret, ornait son poignet gras, et de la poche de son gilet dépassait un étui à cigarettes en or massif, offert par May. Ces deux jeunes femmes l’entretenaient. Il n’avait jamais compris au juste les raisons qui les poussaient à lui donner le plus clair de leurs gains, acquis à faire le trottoir, mais comme elles en avaient l’air très heureuses et ne semblaient voir aucun inconvénient à partager ses faveurs, il ne se faisait pas scrupule d’accepter tous ces dons. Les deux filles étaient effrayées à la pensée qu’elles pourraient le perdre au profit de quelque femme du monde cliente du club. Si jamais il avait besoin d’argent, il lui suffisait d’insinuer à Margaret ou à May qu’on lui avait fait des avances pour que l’une ou l’autre et parfois même les deux soient généreuses à souhait.
Tandis que ses doigts comptaient les billets d’invitation, il avait l’esprit ailleurs. Il pensait à Fresby. Qui était cette Susan Hedder ? Pourquoi voulait-elle travailler au club ?
Il se mit à grommeler en agitant ses billets.
« Alors il faudra que je la paie de ma poche. Rollo ne voudra jamais que je prenne du personnel supplémentaire. Quel poison que cette vipère de Fresby ! »
Il fallait en passer par là car Fresby était bien capable de le faire chanter. Il n’aurait qu’à parler de Joan à Margaret et à May pour que le scandale éclate ! C’est précisément le tour de salaud que lui jouerait Fresby. Comment avait-il pu découvrir l’existence de Joan ? Marsh n’en avait pas la moindre idée ; il avait rencontré la petite deux mois auparavant. Elle faisait la retape dans Old Burlington Street. Elle semblait gentille et pas encore bien au courant du métier. Il l’avait installée dans un appartement de Conduit Street. Avant, elle habitait dans un taudis de Pollen Street, maintenant elle était dans un endroit rupin. Elle y ferait ses affaires. Bien sûr, il s’attendait à ce que cela lui rapporte à lui aussi. Elle trouvait tout naturel d’ailleurs de lui donner quinze livres par semaine. Il n’avait pas besoin de la voir plus d’une fois par semaine et si Fresby la bouclait, Margaret et May n’entendraient jamais parler d’elle. Et voilà que maintenant si la Susan Hedder n’avait pas de travail, Fresby allait découvrir le pot aux roses. Et alors Margaret le refilerait aux flics. Si elle était furieuse celle-là, quelle sale petite garce ! May n’était pas aussi rosse, mais elle pourrait bien le devenir.
Marsh soupira. « Allons, se dit-il, après tout, cela ne me coûtera pas plus de trois livres par semaine et j’aurai plus de temps à moi. »
Il mit un caoutchouc autour des tickets et les rangea dans le tiroir. Un coup d’œil à la pendule placée au-dessus de l’entrée du restaurant lui apprit qu’il lui faudrait encore attendre vingt minutes l’ouverture du bar qui faisait face au club. Il avait besoin d’un bon demi de « Guinness ». Cet ultimatum de Fresby l’avait troublé et il avait passé une mauvaise nuit.
Le portier, en bras de chemise et un balai à la main, entrouvrit la porte et passant la tête lui annonça « une jeune dame qui demande après vous, m’sieur Marsh. » Il y ajouta un clin d’œil significatif.
Marsh renifla.
— C’est bon, faites-la entrer, répondit-il sèchement. Et n’ayez pas cet air idiot.
Le portier s’effaça.
— Vous y voilà ma belle, dit-il à Susan Hedder. C’est Sa Majesté que vous voyez là-bas. J’ai ma livrée de fantaisie, aujourd’hui.
Susan traversa le hall sur la moquette lie-de-vin, elle regarda Marsh pour qui elle éprouva une répulsion immédiate.
— Bonjour, lui dit-elle d’une voix timide. Je… Je suis Miss Hedder.
Marsh se mordit les lèvres.
— Oh ! vraiment. Hum, oui, je vous attendais. M. Fresby vous avait recommandée à moi, n’est-ce pas ?
— Oui, M. Fresby pensait que vous auriez peut-être une place à me donner.
— Enfin, oui, la chose est possible, reprit Marsh avec hésitation tandis qu’il pensait que Susan était gentille à voir.
Il la déshabillait du coin de l’œil et, la comparant à Margaret et à May, se disait qu’elle les semait loin derrière elle. Tout à coup, il lui vint à l’idée que Susan pourrait être une excellente source de revenus. Il se demanda si elle était du métier. Elle n’en avait pas l’air, mais aujourd’hui on ne savait jamais ! Et puis si elle n’en était pas, pourquoi diable demanderait-elle à travailler au club du Lys Doré ? La pensée de toutes les chances qui s’offraient à lui le rasséréna. Bien en main, voilà une gamine qui pourrait faire de l’or et cela voulait dire que lui ferait de meilleures affaires encore.
— Mais vous savez, reprit-il avec un sourire engageant sur son visage bouffi, le salaire ne sera pas fameux, toutefois les heures sont commodes. Vous n’avez pas besoin d’arriver avant sept heures du soir et vous pouvez partir à minuit. Trois livres, cela vous ira ?
— Oh ! oui, répondit vivement Susan (et Marsh étonné comprit qu’il aurait pu l’avoir à moins). Oui, cela fera très bien mon affaire, mais quel sera mon travail ?
— Ôtez votre chapeau et votre manteau miss, miss comment… Hedder, je crois ? Faites comme chez vous. Tenez, passez-les moi.
Il quitta le bureau de réception et prit les affaires de Susan.
— Nous allons pendre cela dans ce placard. C’est là que je mets mes affaires. Maintenant, si vous voulez bien venir près de moi, il y a tout juste place pour deux. Je vous montrerai ce que vous aurez à faire.
Susan n’avait guère envie de se rapprocher de ce gros individu dont la mine ne lui inspirait guère confiance, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Elle passa derrière le comptoir où Marsh la suivit.
— Voyons, qu’avez-vous fait déjà ? lui demanda Marsh en allumant une cigarette.
— J’étais sténodactylo, répondit Susan en se collant au mur, pour donner toute la place possible à son interlocuteur.
— Vraiment ? Je présume que vous recherchez quelque chose de plus passionnant, eh ! eh ! La vie d’une boîte de nuit, c’est idéal pour rigoler un peu. Marsh lui jeta un coup d’œil vicieux.) Je parie que vous aimez ça, vous, rigoler en douce, pas vrai ?
— Oui, mais d’une façon raisonnable. (Susan sentait la cuisse grasse de Marsh la frôler.) Je suis venue ici parce que j’avais besoin de trouver une situation. Vous comprenez, mon bureau a fait faillite et à l’époque où nous vivons, le travail ne court pas les rues.
— Non, sans doute. Mais une jolie fille comme vous n’a pas besoin de s’en faire, lui répondit Marsh en souriant. C’est comme ça que Jack Fresby a pensé à moi pour trouver du boulot, alors ?
— M. Fresby est-un vieil ami à moi.
Et Susan ponctua tous ces mots.
Marsh, qui allait caresser la jambe de Susan, retira vivement sa main.
— Oh ! un vieil ami ? Eh bien ! un vieil ami ? Hum, voilà qui est charmant. Une belle nature, ce Jack ! Lui et moi, nous sommes aussi de vieux copains.
Susan se rendit compte de la terreur évidente que Fresby inspirait à Marsh.
— J’en suis tellement heureuse. C’est agréable d’avoir des amis communs. M. Fresby et moi nous nous voyons très souvent d’ailleurs, ajouta-t-elle ravie de sentir la gêne de Marsh.
Marsh lui fit immédiatement de la place.
— Bon, vous lui direz qu’ici vous serez très heureuse, ma chère. Je ferai l’impossible pour vous faciliter les choses. Et surtout vous le lui direz, n’est-ce pas ? (Il s’éclaircit la voix.) Voyons un peu maintenant ce que vous désirez faire. Voici le téléphone. Oui, cela, je pense que vous vous en tirerez très bien. Il faut quelqu’un pour répondre et ce sera pour moi un réel soulagement. Il faut répondre comme ceci : « Bonjour, ici le « Lys Doré », voilà qui vaut mieux que de crier « Allô ». Cela donne de l’allure au club, n’est-ce pas ?
Susan fut de cet avis.
— Rollo aime que cette maison ait de l’allure. Cela compte pour beaucoup dans sa réussite.
— Qui est-ce, Rollo ? demanda Susan, qui avait hâte de commencer son enquête.
Marsh renifla.
— C’est le propriétaire du club. Je ne crois pas que vous aurez jamais l’occasion de le voir. Il ne rentre jamais par ici.
Doc Martin fit son entrée au moment où il prononçait ces paroles.
— Bonjour, lui dit Marsh en grommelant.
— Comment va ? reprit le docteur jetant un regard surpris vers Susan. Ah ! ça, c’est trop fort, mais qui donc avons-nous là ?
— Miss Hedder, la nouvelle réceptionniste.
— Bon Dieu ! Nous prenons de l’importance.
Il sourit à Susan.
— Comment allez-vous ? Méfiez-vous de ce jeune homme. On ne peut se fier à lui que lorsqu’il a les mains dans ses poches.
Susan rougit et murmura de façon inintelligible tandis que Marsh lançait au docteur un regard furieux.
— Pas besoin de faire des remarques grossières, lui jeta-t-il d’un ton de reproche. Aviez-vous besoin de quelque chose ?
Le pouce levé vers le plafond, le docteur répondit dans une grimace :
— Rollo a une réunion. C’est vraiment pas de chance, mais vous n’êtes pas des nôtres, la séance est réservée à l’élite !
Il fit un clin d’œil à Susan et, sifflotant doucement, grimpa l’escalier conduisant au bureau de Rollo.
Marsh le suivit des yeux ; il se mordait les lèvres de rage.
— Allez, voilà un personnage dont vous n’avez pas à vous préoccuper, lui dit-il, méprisant. J’aimerais savoir quel est son boulot chez nous. Il s’appelle Doc. Je ne vois pas en quoi un docteur est utile ici d’ailleurs ? La nourriture n’est pas mauvaise à ce point-là !
Susan eut un rire de politesse tandis que son esprit était occupé à rechercher les raisons pour lesquelles Rollo avait convoqué à une réunion ses acolytes, se demandant si la cause en était Rester Weidmann et si elle pourrait inventer une raison lui permettant d’aller au premier.
— Bien… a… alors, voilà, miss Hedder. Que pourrais-je encore vous donner à faire ? (Marsh jetait un vague coup d’œil dans son petit bureau.) À vrai dire, le travail n’est pas foulant. Vous n’avez ce poste que parce que je veux faire une gentillesse à Jack Fresby et… enfin que vous êtes une jolie fille et que j’ai un faible pour les blondes. (Il lui jeta un regard vicieux.) Vous pourriez aussi veiller à ce que les membres du club paient la note de leurs invités. Il faudra être maligne pour savoir qui ils sont. J’espère que votre mémoire est bonne.
— Oh ! oui, répondit avec certitude Susan. Je me rappelle très bien les physionomies.
Elle s’arrêta court, se sentant pétrifiée.
Butch venait d’entrer et la fixait de son regard vide. Marsh leva les yeux, sourit vaguement et ouvrit vite un registre qu’il plaça devant Susan.
— Dans ce registre, (Et il s’activa.) nous inscrivons…
Il s’arrêta net car Butch venait de s’accouder sur le bureau. Il regardait toujours Susan fixement, et cette dernière complètement affolée trouva moyen de ne pas broncher devant ce regard de pierre.
— Voici miss Hedder, notre nouvelle réceptionniste.
Marsh avait la voix soudain bien rauque.
Butch rabattait son chapeau sur son nez.
— Vous ? Je vous ai déjà vue quelque part !
— Oh ? fit Susan froidement.
Et elle détourna les yeux, consciente de ses battements de cœur.
— Qui vous a dit que nous avions besoin d’une nouvelle réceptionniste ? demanda Butch en fixant Marsh.
— C’est un arrangement personnel.
Et Marsh s’efforçait en vain d’avoir l’air dégagé.
— Miss Hedder cherchait du boulot et j’avais besoin de liberté. Si cela me plaît à moi de la payer, après tout cela ne regarde que moi !
Butch se tourna encore vers Susan.
— J’y suis, maintenant, dit-il avec un regard soupçonneux.
— Et moi aussi, ajouta vivement Susan. Je me souviens de cette chemise. Je vous ai vu dans un petit café de Glasshouse Street la semaine dernière. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Ses mains étaient agrippées l’une à l’autre, dans son dos, mais en tout cas elle trouva moyen de parler avec toute l’aisance voulue.
Butch continua à l’examiner attentivement, toutefois le soupçon avait disparu de son regard.
— Yah… c’est ça, oui…
Il grommela et se retourna.
Susan et Marsh surveillaient sa montée vers l’étage. Tant qu’il n’eut pas disparu, ils ne bronchèrent ni l’un ni l’autre. Puis Marsh :
— Bah ! Je me demande pourquoi Rollo emploie une frappe comme cette brute-là. Un de ces jours, il va donner une mauvaise réputation au club, ça, vous, pouvez en être sûre !
Susan, qui se complimentait dans son for intérieur d’avoir détourné les soupçons de Butch, demanda qui il était.
— On l’appelle Butch, nous, ici. (Et Marsh regardait encore l’escalier avec gêne.) Son véritable nom est Mick Egan. Il paraît que c’était un gangster de Chicago.
Susan respira longuement. Elle se sentait glacée de terreur et énervée tout à la fois. Pas étonnant, pensait-elle, que Butch lui ait rappelé Humphrey Bogart. Il avait tout ce qu’il fallait pour incarner le type du gangster américain.
Ne vous trouvez pas sur son chemin, lui conseilla Marsh. Il ne fait confiance à personne et pourrait faire du vilain. Vous comprenez (et il éclata, pris soudain d’un accès d’inquiétude.) je ne sais pas ce que Rollo dira quand il saura que vous travaillez pour moi ; il pourrait vous renvoyer.
Susan se raidit.
— Dans ce cas, répondit-elle avec froideur, je ferais mieux de voir M. Fresby. J’avais compris qu’il s’agissait d’un emploi stable.
Marsh lui tapota le bras.
— Allons, ne vous énervez pas, lui dit-il promptement. Ce que je vous en disais, bien sûr, c’est que Rollo pourrait y trouver à redire. Mais non, il n’en fera rien. Je finirai par le persuader. J’ai toujours le dernier mot.
— Je l’espère bien. (Et Susan eut l’impression qu’elle pourrait faire à peu près tout ce qu’elle voudrait de Marsh tant qu’elle se servirait de Fresby pour le menacer.) Et puis voulez-vous me laisser un peu plus de place ? Je n’aime pas être étouffée.
L’expression de Marsh, pendant quelques instants, fut horrible à voir, mais il la modifia presque aussitôt. Il fit un pas vers le comptoir et lui laissa le petit bureau.
— C’est bon, miss Hedder, dit-il avec un sourire engageant. Je ne pense pas que vous ayez besoin de rester ici plus longtemps. Voilà quelles seront vos heures de service : sept heures du soir à minuit. Je vous verrai ce soir ?
La porte cochère s’ouvrit et Celie entra. Elle traversa le hall comme un bolide et monta l’escalier sans jeter un coup d’œil d’un côté ou de l’autre. Elle portait un turban de soie ivoire, un manteau de satin noir brillant et un lourd collier d’or autour du cou.
Marsh la suivit des yeux avec admiration.
— Qui est-ce ? demanda Susan, qui, malgré elle, se sentait impressionnée.
— C’est Mlle Celie, répondit Marsh. Elle en a une allure, hein ! (Il soupira.) La môme à Rollo.
Et dans un clin d’œil :
— Noire, mais avec un de ces piquants !
Avant que Susan ait pu trouver une réponse cinglante, Gilroy fit son entrée. Il était au milieu du hall lorsqu’il aperçut Susan, alors il s’arrêta net. Il la regarda intensément, curieusement, puis continua son chemin vers le premier étage et fut bientôt hors de vue.
— Eh bien ! Il a trouvé que vous étiez un beau brin de fille. (Et Marsh eut un sourire mielleux.) Décidément, vous aurez vu tout le monde ce matin. (Il contempla pensivement l’escalier.) Je me demande vraiment ce qui peut bien se passer là-haut.
— Qui était-ce donc ?
Et Susan se demandait, elle aussi, le pourquoi de cette réunion.
— C’est Gilroy, le drummer de l’orchestre. Moi, je n’aime pas beaucoup les nègres, mais celui-là est un bon bougre, répondit Marsh sans prêter attention.
Il était évident que la réunion de Rollo l’intéressait plus que Susan. (« Il faut de toute façon, pensait-elle, que je monte au premier étage. »
— Avant de partir, monsieur Marsh, dit-elle, d’un air qui voulait être prude, pourrais-je… enfin… où pourrais-je me refaire une beauté ?
Marsh lui fit en louchant :
— Mais bien sûr, la toilette est au premier étage, à droite. Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est écrit sur la porte.
Susan sourit.
— Merci, j’y vais avant de remettre mon chapeau et mon manteau.
À ce moment, le téléphone sonna et Marsh se précipita vers l’appareil. Susan, profitant de l’occasion, se glissa au premier étage. L’escalier menait en demi-cercle au palier. À mi-chemin se trouvaient les toilettes, mais Susan ne s’y arrêta pas. Elle continua jusqu’au moment où elle se trouva dans un long corridor. Le tapis très épais étouffait ses pas. Elle courut le long du couloir, s’arrêtant à toutes les portes rencontrées, écoutant, puis allant plus loin. À l’extrémité du couloir, une porte était ornée d’un écriteau où se lisait en lettres dorées : Défense d’entrer. Elle se pencha pour écouter, la tête presque appuyée aux panneaux. Des voix se faisaient entendre distinctement.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans la grande maison solitaire de Wimbledon Common, dans l’une des nombreuses pièces vides, le téléphone se mit à sonner.
Sarah, la vieille femme de charge, qui épluchait des pommes de terre dans la cuisine sombre, regarda dans la direction de Joe.
— M’d’mande qui qu’c’est ? dit-elle en faisant un mouvement de tête vers le plafond. Vous frez ben d’aller voir. J’aime pas c’t’affaire. Des tas d’vilains bruits dans vot oreille que ça fait !
Joe était déjà près de la porte. Il courut dans l’escalier étroit et tournant qui menait au vestibule et entra dans le grand boudoir qui donnait sur le jardin devant la maison. Le mobilier était recouvert de housses blanches. Les lourds rideaux brochés étaient tirés. L’atmosphère de cette pièce était pleine de solitude angoissante.
Il prit l’écouteur.
— Allô ? demanda-t-il d’assez mauvaise grâce, car il s’attendait à un faux numéro.
Susan parlait d’une voix haletante et anxieuse.
— M. Crawford est-il là, s’il vous plaît ?
Joe s’assit sur le bras d’un fauteuil.
— Oui, dit-il reconnaissant son interlocutrice. Ici Joe.
— J’ai obtenu l’emploi au Lys Doré, lui lança Susan après un arrêt de quelques secondes.
Elle s’attendait à en être un peu complimentée.
— Je sais bien, aboya Joe. J’ai dit à Fresby de vous y faire rentrer. Il fait ce que je lui commande. Bon ! Qu’est-il arrivé ?
— Ils attendent M. Weidmann ce soir, ajouta Susan déconfite. Il y avait réunion dans le bureau de Rollo. Ils y étaient tous et j’ai pu me débrouiller pour monter à l’étage et écouter.
— Qui, tous ? Pourquoi ne commencez-vous pas par le commencement ?
— J’essaie de vous le dire… (Susan était furieuse de le voir prendre les choses avec un tel calme.) Il y avait un petit homme appelé docteur Martin, il a parlé presque tout le temps. Puis une jeune femme qu’on appelle Mlle Celie. C’est une négresse ou une créole. Je ne sais pas au juste, mais elle est très brune et d’un chic formidable.
Joe à l’appareil avait des grognements d’impatience.
— Je m’en fiche. Qui était là encore ?
— Il y avait un nègre, Gilroy. C’est le chef d’orchestre. Puis l’homme à la chemise noire. Il m’a reconnue. D’abord j’ai eu peur qu’il ne me démasque ou qu’il ait des soupçons, mais je l’ai fait marcher.
Le visage de Joe se crispa. Elle l’avait fait marcher ! Est-ce qu’elle mentait ? Il se rappelait la terreur que lui inspirait à lui l’homme à la chemise noire.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Il ne voulait pas la croire.
Elle lui raconta, non sans fierté, ce qui s’était passé.
Joe ne pouvait pas se résigner à la complimenter.
— Peut-être a-t-il fait semblant ? Peut-être ne l’avez-vous pas fait marcher du tout.
Et il ajouta avec dédain :
— Sans doute il attend le moment de vous prendre au piège.
Le silence qui suivit fut si long qu’il se demanda s’il ne l’avait pas dégoûtée.
— Allô, êtes-vous toujours là ?
— Oui. (Et il comprit au son de sa voix qu’il l’avait blessée.) Je pensais que vous seriez satisfait. Mais pas du tout. Vous êtes odieux.
— C’est bon, ajouta-t-il rapidement. Je suis désolé. Seulement je m’inquiétais. Vous vous êtes bien débrouillée, vous vous en êtes même très bien tirée.
— À vrai dire, cela m’a été assez désagréable. J’avais affreusement peur. Je me répète tout le temps que je ne devrais pas faire cela. Ils sont effrayants, tous, et surtout Butch Egan. C’est lui l’homme à la chemise noire.
— Oui, vous ferez bien d’être prudente. (Puis il répéta :) vous vous en sortez très bien. Vous avez le type de l’emploi. Je le sais, allez ! Vous avez du cran.
— Après tout, c’est pour cela que vous me payez, n’est-ce pas ? dit-elle, comme si elle voulait se convaincre elle-même. Toutefois, je ne peux pas perdre de temps. Ils attendaient M. Weidmann cette nuit. Je n’ai pas pu comprendre de quoi il s’agissait. Cela avait rapport au Vaudou.
— À quoi ?
Et Joe prit un air ahuri.
— Au Vaudou. Est-ce que ce n’est pas une sorte de sorcellerie ? Le docteur Martin donnait des ordres à Gilroy. Je n’ai pas pu tout entendre. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour écouter, mais le mot zombie a été répété plusieurs fois. Je ne sais pas ce que cela veut dire, et vous ?
— Non, mais je vais me renseigner.
Et Joe était assez surpris car cela le dépassait tout à fait.
— Le docteur a dit que cela coûterait très cher. Il parlait de quelque chose comme un million de livres. Ils discutaient de la façon de le partager entre eux tous. Ils ne semblaient pas d’accord à ce sujet, mais je n’ai pas pu rester à l’écoute plus longtemps. Il y avait cinq bonnes minutes que j’étais à l’étage et le type de la réception m’attendait. Mais enfin j’ai bien trouvé quelque chose, n’est-ce pas ? Je n’ai pas perdu de temps ?
— Mais non, nous avons une piste à suivre maintenant. Vous avez dit zombie ? Il faut que je trouve ce que c’est. Est-ce que vous irez ce soir ?
— Oui, je travaille de sept heures à minuit. Je vais essayer d’en savoir plus long. Ils ont dit que M. Weidmann serait là vers les onze heures.
— En tout cas, il n’y sera pas. (Et Joe avait l’air décidé.) Je mettrai la voiture en panne. Je m’arrangerai pour l’empêcher d’y aller. Il faut que je l’éloigné de cette bande. Laissez-moi faire.
— Bien. (Et Susan sembla soulagée.) C’est une sale bande, j’en suis certaine, mais il faudra que nous fassions bien attention. Un million, comme galette cela représente quelque chose, hein ? Ils semblaient tous pressés de l’avoir à eux.
— Écoutez. (Et Joe s’interrompit.) Je vous ai envoyé une clé. Gardez-la bien. Si jamais il m’arrivait quelque chose, on vous donnera un coffret en acier. C’est la clé du coffret en question.
— Qu’est-ce qui pourrait vous arriver ? (Et Susan avait l’air affolée.) Que voulez-vous dire ?
— J’aime bien être prêt à tout. Je pourrais me faire écraser. Tout peut arriver.
Il essaya de ne pas dramatiser ses craintes, mais ne put s’empêcher de dire :
— L’homme à la chemise noire pourrait agir. Je ne dis pas qu’il le fera mais enfin, cela n’est pas impossible, on ne sait jamais.
Susan était folle de terreur.
— Vous ne croyez pas que nous devrions prévenir la police, supplia-t-elle. C’est pour cela qu’ils sont là… pour nous protéger.
— Non, jeta-t-il avec insistance. Quoi qu’il advienne, vous ne devez pas avoir recours à la police. Je vous ai dit pourquoi. Ils l’enfermeraient. Il vaudrait encore mieux que ces bandits prennent tout son argent et qu’il ne soit pas enfermé. (Il crispait sa main sur l’écouteur.) Il faut que vous me le promettiez. Quoi qu’il arrive, vous ne vous adresserez pas à la police !
— Je ne peux pas vous faire une promesse pareille, répondit-elle avec sincérité. Je veux dire…
— Il faut me le promettre à tout prix. (Et sa voix se fit pressante.) Ils ne voudront pas vous croire et ils l’enfermeront. Jurez-le-moi.
— C’est bon, je vous le promets, toutefois, je ne suis pas sûre de pouvoir continuer… reprit Susan d’une voix faible.
— Mais si. Je vous connais. Vous avez du cran, sur-veillez-les. Je l’empêcherai, lui, d’aller au club. Tenez-moi au courant, fit Joe tout d’une traite.
— Je vous téléphonerai demain. Je ne crois pas qu’il soit prudent de nous rencontrer. Il serait possible qu’ils me surveillent. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.
— Oui, c’est vrai, vous voilà adroite maintenant. Et écoutez-moi bien : si quelque chose m’arrivait, Fresby vous aiderait. Il a fait quelque chose d’abominable et je suis le seul à le savoir. Je vous ai expliqué tout cela dans une lettre. Vous la trouverez dans le coffret. Vous n’aurez qu’à lui faire peur et il fera ce que vous voudrez. Fresby est régulier. Vous pourriez en avoir besoin.
— Mais qu’est-ce que vous voulez dire ? D’abord, qu’a-t-il à se reprocher ?
— Ne vous en faites pas. (Joe devint prudent tout à coup.) S’il m’arrive quelque chose, vous le saurez. Maintenant, j’ai à faire, surveillez-les. Vous vous débrouillez épatamment. Continuez et vous verrez que tout ira bien. Il faut que je m’en aille. Au revoir.
Et avant qu’elle ait posé d’autres questions, il avait raccroché.
Il alla aussitôt à la bibliothèque, prit un exemplaire du dictionnaire Webster et y chercha le mot zombie. Il lut : La puissance ou la qualité surnaturelle qui peut, dit-on, pénétrer dans un cadavre et le ranimer.
Pendant quelques minutes, il resta là, assis. Il fixait des yeux la définition, comprenant enfin ce que la bande se proposait de faire.
Il se leva ensuite lentement, rangea le dictionnaire et alla dans l’entrée. Il prit le grand escalier qui conduisait à l’étage supérieur et enfila un long couloir sombre menant à la chambre de Kester Weidmann.
À la porte il eut un moment d’hésitation. C’était la première fois qu’il venait chez Kester Weidmann sans y avoir été appelé et il se demandait comment il allait être reçu. Il frappa à la porte et l’ouvrit.
— Qui est là ? demanda Weidmann intrigué.
La pièce était sombre. La seule lumière était celle que projetait sur le buvard blanc une lampe de bureau avec un abat-jour en forme de cône. Bien qu’on fût au début de l’après-midi, les rideaux étaient tirés. Une âcre odeur de renfermé était répandue dans la pièce.
Joe essaya de pénétrer l’obscurité. Il pouvait distinguer Rester Weidmann à son bureau. Un tas de papiers étaient dispersés devant lui, et il avait à portée de sa main de gros registres.
— Que désirez-vous ? questionna assez aigrement Kester. Je ne vous ai pas fait appeler, n’est-ce pas ?
— C’est à cause de la voiture, monsieur, il y a quelque chose qui ne va pas dans la magnéto. J’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir au cas où vous en auriez besoin.
Kester pinça les lèvres et croisa les mains sur le buvard.
— Oh ! Quand sera-t-elle réparée ?
— Cela prendra une semaine, répliqua Joe qui s’habituait peu à peu à l’obscurité. Cela signifie qu’il faudra régler la magnéto et ce n’est pas chose facile.
Soudain, il eut conscience d’une autre présence dans la pièce. Il y avait quelqu’un en même temps que Kester lui-même.
Quelqu’un, en effet, était assis dans le grand fauteuil, tournant le dos à Joe et faisant face à Kester. Joe pouvait distinguer le crâne et voir les contours d’un bras et d’une main sur le rebord du fauteuil. Une horreur subite le saisit, il lui sembla qu’il avait étendu la main dans l’ombre et touché un reptile.
— Une semaine, répétait Kester, en le fixant, c’est très gênant. Avez-vous entendu, Cornélius ? Joe a dit que la voiture serait inutilisable pendant une semaine.
Joe fit un pas en arrière. Cornélius ? Il contemplait la forme assise dans le fauteuil. Mais Cornélius était mort.
— Nous avons besoin de la voiture ce soir, dit brutalement Rester dont le regard allait de la forme assise dans le fauteuil à Joe. Nous sortons tous les deux.
Joe grinça des dents.
— Vous ne pouvez pas avoir la voiture, jeta-t-il.
Et, incapable de se contenir, plus longtemps, il ajouta :
— Qui est-ce ? Qui est assis là, dans cette chaise ?
Kester sourit. Les petits yeux d’aliéné clignotaient.
— Comment, Joe ? Vous avez oublié Cornélius ? Joe ne vous reconnaît pas, continua-t-il en s’adressant au personnage immobile dans le fauteuil. Venez par ici, Joe, et voyez vous-même.
Joe hocha la tête.
— Non, M. Cornélius est mort, je ne vois pas de qui vous voulez parler.
Kester se leva lentement.
— Nous allons bientôt y mettre bon ordre, dit-il en se dirigeant vers Joe, avec un petit sourire malicieux. Avant peu, Cornélius sera de nouveau sur pied. (Avant que Joe ait pu s’échapper, son bras était pris dans un étau qui lui fit perdre le souffle.) Allons, Joe, c’est mon petit secret à moi, cela. Nous devons le partager tous les deux. Vous êtes de la famille maintenant, Joe ; Cornélius et moi n’avons pas de secrets que vous ne puissiez partager. Seulement il ne faut rien dire à personne.
Lentement, comme hypnotisé, Joe se dirigea vers le devant du fauteuil. Laissant aller son bras une minute, Kester fit osciller la lampe.
— Est-ce qu’il n’a pas l’air en bonne santé ? mur-mura-t-il.
Joe, saisi d’une terreur abjecte, contemplait le cadavre de Cornélius.
Cornélius le fixait de ses yeux vitreux et sans regard.
Sa bouche, ouverte à demi, montrait sa petite langue étrangement rose et ses dents décolorées. Il portait un costume de ville gris ; sa fine chaîne de montre en platine barrait sa petite poitrine rétrécie. Son étui à cigarettes, que Joe avait toujours admiré, pointait hors de la poche de son gilet. Un mouchoir blanc pendait hors de la manche de son veston. N’eût été l’horrible immobilité de son attitude, les yeux sans regard, la mâchoire retombée, vous n’auriez pu deviner que Cornélius était mort depuis six semaines.
Joe, tout à coup, eut un haut-le-cœur. Il avait envie de vomir et une sueur froide couvrit son visage. Il recula, un mouchoir devant sa bouche et son nez, essayant de ne plus sentir l’odeur faible, mais écœurante des parfums de l’embaumeur !
— Bientôt, reprit Rester en souriant au cadavre de son frère, je te verrai sur pied. C’est le mieux que je puisse faire, Cornélius.
Le dessin de sa bouche prit une forme plus minable encore.
— Ils t’appelleront une « zombie », Cornélius, mais cela vaut mieux, tu sais, que d’être dans cette terre froide et humide si loin de moi.
L’atmosphère macabre de la pièce, la conversation décousue et insensée de Rester, l’odeur âcre, le visage livide de Cornélius, composaient un horrible cauchemar menaçant vraiment la raison de Joe.
Il se retourna et s’enfuit pour ne s’arrêter que dans sa propre chambre, bien en ordre, dont il claqua la porte qu’il ferma à clé par la suite.
Il fallut un moment avant que ses nerfs à bout lui permettent de penser clairement, de nouveau. Il était allongé sur son lit, la sensation d’horreur glaciale ne l’abandonnait pas encore, et il fixait le plafond. En fin de compte, se dit-il, ils étaient arrivés à convaincre Rester qu’ils pourraient faire revivre Cornélius. En échange Rester leur paierait un million de livres. Bien sûr, ils ne parviendraient jamais à ressusciter Cornélius, mais Rester, qui n’était pas dans son état normal, était convaincu de leur bonne foi. Ils continueraient à faire cracher son argent à Rester et lui continuerait à les payer jusqu’à ce qu’il soit ruiné.
Joe serra les poings. Il allait les empêcher, lui. Rester d’abord ne pourrait pas aller au rendez-vous de ce soir. À partir d’aujourd’hui il allait falloir essayer de l’empêcher de sortir. Il faudrait aussi être certain qu’ils ne viendraient pas le voir ici. Tout cela allait être bien difficile, mais d’une façon ou d’une autre, il faudrait en venir à bout.
Il resta longtemps dans sa chambre ; combattant sa peur de l’homme à la chemise noire, il prépara un plan mais sans grand espoir, sachant qu’ils étaient bien plus forts que lui et qu’ils feraient n’importe quoi pour gagner un million de livres.
Il se fit ensuite une tartine beurrée et une tasse de thé, s’assit près de la fenêtre et mangea son frugal souper. Il était sept heures à peine. Susan devait commencer son travail au club. Peut-être découvrirait-elle quelque chose. Il se pourrait qu’elle lui téléphone plus tard pour lui faire savoir comment ils auraient pris l’absence de Rester au rendez-vous. Il avait tout le temps avant qu’elle pût le faire. Il aurait bien voulu avoir le téléphone dans sa chambre.
Un peu après dix heures, il décida de voir ce que Rester était en train de faire. La vieille femme de charge devait être partie. Elle habitait Wimbledon et quittait toujours la maison à neuf heures trente précises. Rester devait être seul maintenant, dans la grande demeure. Il serait peut-être bon d’essayer de le convaincre qu’il était impossible de ressusciter Cornélius. Avec beaucoup de patience et de tact, il pourrait le persuader de les laisser tranquilles.
Comme il allait prendre la théière, il s’arrêta net, et son cœur se mit à battre la chamade. Quelqu’un se glissait le long de l’escalier conduisant à sa chambre. Il pouvait entendre l’escalier craquer sous les pas et le son plus faible encore d’une main frôlant le mur, en tâtonnant pour trouver le chemin dans l’obscurité. Il demeura figé, la main au-dessus de la théière, les yeux fixés sur la porte. Pendant quelques instants, il resta ainsi, jusqu’au moment où il eut la certitude qu’une personne écoutait debout derrière sa porte.
La porte grinça. Il demeura immobile encore, incapable d’agir, s’attendant à voir la porte s’ouvrir et l’homme à la chemise noire entrer, mais il ne se produisit rien.
Soudain, les pas s’éloignèrent. Cette fois, il n’y avait aucun souci de prudence. Ils claquaient bruyamment dans l’escalier. Joe pris de panique cria :
— Qui est là ?
Puis il entendit la Rolls-Royce démarrer et il se précipita vers la porte, elle s’ouvrait à l’extérieur, et comme il en tournait la poignée, afin de l’ouvrir toute grande, elle se bloqua. Il la bourra de coups de pied furieux car il entendait la voiture s’éloigner dans l’allée. Quelqu’un avait glissé un coin sous la porte et il savait que plus il poussait plus il la bloquait.
Il tourna d’un bond et se précipita vers la fenêtre à temps pour voir Rester au volant de la Rolls. Ce fut comme un éclair, car la grosse voiture disparut à l’instant même au tournant de l’allée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Butch contemplait Celie avec, sur le visage, une expression dure et les yeux pleins de doute. Il savait que Rester Weidmann avait été au club et les avait tous rencontrés, sauf lui. On ne l’avait pas invité. Dès que Celie avait quitté le club, il l’avait suivie en voiture, décidé à être mis au courant.
— Allons, dit-il, tirons cela au clair. Ne reste pas figée là comme une putain de momie ! Je ne m’en irai pas tant que tu n’auras pas vidé ton sac, alors tu ferais mieux d’y aller !
Celie se roulait nonchalamment sur le lit. Une cigarette pendait à ses lèvres rouges et lippues et un de ses pieds frappait le plancher avec impatience. Son visage était maussade, ses yeux rêveurs.
— Cela n’a rien à voir avec moi, dit-elle, comme si elle avait peur de parler. Le docteur s’occupe de l’affaire. Si tu as besoin de savoir, eh bien ! le frère de Weidmann est mort, et Weidmann désire le ressusciter. Il est maboul et il croit dur comme fer que le docteur peut tenir sa promesse.
Butch se passait la main dans sa chevelure très courte.
— Vas-y. (Et il réprimait difficilement sa rage.) Qu’est-ce qui est décidé pour le fric ?
Celie leva vivement la tête.
— Il n’y a rien eu au sujet du fric.
— Mon œil ! Pas la peine d’essayer de me faire marcher. C’est bien la première chose dont s’occuperait Rollo. Allons, ne me raconte pas d’histoire ! Qu’est-ce qui lui prend ? Est-ce que vous imaginez tous que vous allez faire ce boulot sans moi ?
— Tu te fais toujours des idées, lui dit Celie avec impatience. Je passe mon temps à te répéter qu’il n’y a rien pour nous dans c’t’affaire-là. C’est Rollo et le docteur qui s’en occupent.
— Et le moko, pourquoi en est-il ?
— Gilroy ?
— Tu sais bien de qui je veux parler.
Les yeux de Butch lançaient des éclairs.
— Il paraît qu’il va faire le truc du Vaudou.
Butch alluma une cigarette.
— Bon Dieu ! Je voudrais bien comprendre tout ce que cela signifie, dit-il avec colère. Ce type, Weidmann, est cinglé, n’est-ce pas ?
Celie prit son air ennuyé.
— Oui. Nous faisons gober à Weidmann que nous pouvons ressusciter le frère en usant de la sorcellerie, pas vrai ? Et pour cela, il va les lâcher et comment !
Tout à coup, Celie se tint sur la réserve. Il lui fallait être prudente. Si Butch en savait trop, il pourrait l’obliger, elle, à lui donner sa part tu gâteau.
— Je ne sais pas ce qu’il va payer, dit-elle, étirant ses longues jambes et allongeant le cou afin d’admirer ses petits pieds bien soignés. C’est bon, ne t’en fais pas pour la galette. La question, c’est que nous avons promis de ressusciter le frère. Pour l’amour du ciel, combien de temps vas-tu la ramener ? Oui ! Oui ! Maintenant tu es content ? Et puis, d’où tires-tu ce « nous » ? Je ne m’en occupe pas, ni toi. C’est le docteur, Gilroy et Rollo qui s’en chargent !
Butch haussa les épaules.
— Je m’en occuperai, et comment ! lorsqu’on réglera les comptes. Weidmann vaut une masse de pèze. Il pourrait perdre deux millions sans être encore pauvre pour cela.
— Si tu crois cela, tu croiras n’importe quoi.
Et Celie prit une cigarette dans la boîte d’ébène posée sur sa table de nuit. Elle l’alluma, s’emplit les poumons de fumée qu’elle rejeta en une longue volute vers le plafond.
— Tu ferais mieux de t’ôter cette idée-là de la tête. Ça, c’est l’affaire de Rollo. S’il veut te donner quelque chose, il le fera. Sinon, tu n’auras rien.
Butch sourit.
— Tu me ferais croire que tu n’as pas envie que nous ayons quelque chose.
Sa voix était dangereusement calme.
Elle leva les yeux et regarda la ligne mince de cette bouche cruelle, les petits yeux qui ressemblaient à des morceaux de verre, et elle comprit qu’il serait malavisé de l’énerver plus longtemps.
— Écoute-moi, Mickey. (Elle s’accouda.) Tu sais bien que je veux filer, dès que le moment sera favorable. Mais ce n’est pas le moment. Nous devons attendre. Nous ne pouvons pas courir de risques.
— Ça va, ferme-la ! répondit méchamment Butch. Tu es en train de me laisser tomber. Je le sais. Ça se sent d’une lieue. Eh bien ! tu n’y arriveras pas. Je te liquiderai avant. Tu m’entends bien ?
Elle lui sourit.
— Ne parle pas comme un fou, Mickey. Je ne vais pas te laisser tomber.
Les yeux perdirent leur expression glaciale, il grimaça.
— Cela me ferait jouir de te supprimer, mon chou, sais-tu ? Je te casserais le dos, là, avec mon genou. Il te faudrait encore une semaine pour décaniller.
Le sourire de Celie se figea.
— Nous voilà fixés.
— Voui, mais ne t’en fais pas pour cela. (Il jeta son mégot dans la cheminée et se gratta la tête.) Peut-être que je trouverai un moyen de nous embaucher dans c’t’afïaire-là. Moi aussi j’ai des idées, de temps à autre.
— Oh ! ça va ! n’en parlons plus, lui dit Celie en se levant tout à coup. Va-t’en Mike, je suis fatiguée.
Il l’attira vers lui, palpant son dos mince et ferme, à travers la soie du peignoir.
— Tu es toujours fatiguée quand je viens, n’est-ce pas ? Bon, ça ne fait rien, je peux attendre.
Il se laissa repousser et ajouta tout à coup :
— Weidmann garde le corps de son frère chez lui ?
Celie se raidit soudain.
— Je n’en sais rien, pourquoi ?
Butch fit une grimace.
— Je crois que j’ai une idée. Écoute, suppose que j’aille là-bas et que je vole le cadavre. Ni Rollo, ni Weidmann ne pourront commencer leur petit travail, hein ? Et peut-être que Weidmann paierait bien pour ravoir le corps.
Les yeux de Celie étaient grands ouverts maintenant.
— Tu es loufoque, haleta-t-elle. Tu ne peux pas faire une chose pareille.
— Et pourquoi pas ? (Butch grimaçait en la regardant.) C’est facile comme bonjour. Tout ce que j’aurais à faire ce serait d’aller là-bas une nuit, de prendre le cadavre et de le cacher quelque part. Peut-être qu’on en tirera un million !
Celie se détourna afin qu’il ne vît pas son inquiétude. Si l’idiot agissait ainsi, tous les plans seraient bouleversés.
— Tu ne peux pas en remontrer à Rollo, lui jeta-t-elle par-dessus son épaule. Ne fais pas l’imbécile, Mike. C’est une idée ridicule.
— C’est une trouvaille, lui fit Butch enthousiaste. Et tu le sais bien ! Mais cela ne te convient pas de jouer le jeu. Ça va, mon chou, je m’en tirerai sans toi.
Elle se retourna d’un bond.
— Essaie un peu !
Et sa voix se fit menaçante.
Le visage de Butch devint horrible à voir. Comme il levait la main pour la frapper, la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre. Tous deux s’immobilisèrent, leur rage s’apaisa du coup. Butch abaissa lentement sa main et tourna la tête.
— Rollo ? murmura-t-il, la main instinctivement placée dans la poche revolver.
Celie hocha la tête :
— Il a une clé, murmura-t-elle. La porte est verrouillée, mais nous l’aurions entendu essayer d’ouvrir.
Butch se détendit légèrement.
— Tu attendais quelqu’un ?
Celie de nouveau hocha la tête.
— Bon, laisse donc sonner, fut la réponse brutale de Butch. Ils s’en fatigueront vite.
La sonnerie retentit de nouveau. Cette fois, le coup était prolongé, impatient. Ils se regardaient tous deux, gênés.
— Merde ! fit Butch.
Et il se tourna vers la porte, hésitant, puis s’assit sur le lit. Il commença à mâchonner sa lèvre inférieure, les sourcils froncés et la tête de côté, écoutant toujours.
— Ils savent que je suis là, murmura Celie, qui fit tomber la cendre de sa cigarette. Ils peuvent voir la lumière filtrer à travers les rideaux.
La sonnerie était continue.
— Je ne peux pas y tenir, ajouta-t-elle au bout d’un moment. Je vais voir qui c’est. La sonnerie me rend folle.
Butch tira de sa poche un petit revolver automatique.
— Méfie-toi, et ne laisse pas rentrer n’importe qui.
Et dans un mince sourire sans joie, il montrait ses dents.
— Je ne vais laisser rentrer personne, aboya Celie. Je ne vais même pas déverrouiller la porte.
Butch jeta un coup d’œil vers la grande armoire à glace dans le coin de la pièce.
— Je peux toujours me faufiler là-dedans, mais ne laisse rentrer personne, à moins que tu ne puisses pas faire autrement.
La sonnerie marchait toujours, et Celie, après une exclamation d’impatience et d’énervement, serra son peignoir autour d’elle et courut au rez-de-chaussée. Elle mit la chaîne en travers de la porte avant de l’ouvrir, puis elle regarda par la fente étroite et vit la silhouette estompée d’un homme qui se tenait dans l’ombre :
— Qui est là ?
— Alors vous prenez votre bain, Celie, ou bien c’est un amoureux qui vous retient, lui demanda le docteur Martin.
— Vous, docteur ! (Et du coup, sa crainte s’évanouit pour faire place au soupçon. Elle haïssait le docteur, sachant qu’elle était seule avec lui à jouir de la confiance de Rollo.) Qu’est-ce que cela veut dire, votre visite à pareille heure ?
Le docteur s’appuya contre le mur.
— Je voudrais vous parler, ma belle.
— Ce n’est pas maintenant que je vais vous parler, fit Celie d’une voix aigre. Je ne suis pas habillée.
— Je pourrais encore le tolérer, lui rétorqua le docteur avec un gloussement exaspérant. Je pourrais toujours fermer les yeux. Vous devez avoir l’air d’un petit chat maigre, à poil, Celie.
Celie haleta.
— Fichez le camp, vieux salaud ! À qui croyez-vous donc parler ?
— Mon Dieu, mon Dieu, soupira le docteur. Je ne veux pas être désagréable. Celie, laisse-moi entrer, sois bonne fille.
— Non, tu ne rentreras pas. Veux-tu ficher le camp !
— Si je m’en vais, tu t’en repentiras.
Et il y avait une menace dans la réponse du docteur.
Celie vit rouge.
— Comment, tu oses me menacer. (Et elle rejeta la chaîne, ouvrant la porte toute grande.) Pour qui te prends-tu, espèce de médecin marron ! Fiche le camp, ou je le dis à Rollo.
Le docteur Martin tira galamment son chapeau et fit une révérence moqueuse.
— J’aime voir une femme de caractère, même si on l’a passée au café.
Et dans une large grimace :
— Allons, décide-toi. Ou bien je rentre, ou je vais tout de suite trouver Rollo et je lui annonce que Butch est ton amant. À ta guise, mais décide-toi. Cet air humide est mauvais pour ma poitrine.
Celie se figea. Comment savait-il que Butch était son amant ? Est ce qu’il bluffait ? Elle se mordit les lèvres quand elle réalisa tout ce que cela pouvait signifier. Si Rollo connaissait sa liaison avec Butch, il la jetterait dehors. Elle en était bien certaine ; dans ce cas, elle n’aurait pas sa part de la galette de Weidmann.
— Mais quoi, docteur, dit-elle, en essayant d’avoir l’air ahuri. Qu’est-ce que vous racontez-là ? Butch mon amant ? Vous êtes devenu loufoque ?
Le docteur avança et la poussa de l’épaule pour se frayer un chemin.
— Montons là-haut, mon petit canard, et nous causerons gentiment de tout cela.
Rapidement, mue par la crainte autant que par la rage, elle se retourna et courut au premier. Butch eut juste le temps de se glisser dans l’armoire et de tirer les rideaux des portes vitrées avant l’arrivée du docteur dans la pièce. Il jeta un coup d’œil circulaire dans la petite pièce et fit un signe de tête approbateur.
— Très jolie, ma chérie, dit-il en se frottant les mains. Cela ressemble assez à la chambre d’une putain que j’allais voir quand j’étais garçon, mais je suis bien certain que, comme elle, vous trouvez tout cela d’un goût excellent. (Il regarda en l’air.) Bon Dieu de bon Dieu ! Des étoiles peintes au plafond ! Quelle vulgarité et quelle extravagance !
Celie fit un effort pour dominer ses nerfs.
— Allons docteur, raconte ta petite histoire et fiche le camp !
Le docteur s’assit dans le seul fauteuil de la pièce, tournant le dos à l’armoire à glace. Celie se tenait près de la cheminée, les bras croisés et le pied sur le pare-feu en métal chromé.
Une fois le docteur installé, Butch tira un des rideaux quelques centimètres, afin de pouvoir distinguer ce qui se passait. Il rencontra le regard de Celie et fit une grimace.
— La réunion était intéressante, n’est-ce pas ? fit remarquer le docteur, en serrant les doigts et en souriant à Celie. Bien organisée, voilà une affaire qui devrait nous rapporter très gros.
Celie ne répondit rien. Son regard était froid, calculateur, et l’anxiété faisait battre sourdement son cœur.
— Malheureusement, bien que la perspective de l’argent soit agréable à envisager, cela ne m’aide pas ; pour dire vrai, j’ai besoin de fonds tout de suite.
Le docteur poursuivit en faisant une moue d’excuse :
— Même si cette magnifique crapulerie, préparée pour notre ami M. Weidmann, réussissait, je ne crois pas que je verrais la couleur de son argent avant des semaines. Voilà, je ne peux pas attendre, j’ai un certain nombre d’obligations à remplir, et je ne peux pas décevoir mes créanciers. (Il lui jeta un coup d’œil significatif et baissa la tête.) Je me demande si tu es assez intelligente pour voir où je veux en venir.
Celie respira profondément.
— Je pense bien, dit-elle. (Et son visage était durci par la rage et l’inquiétude.) Vous êtes fatigué d’être un charlatan et vous voulez maintenant passer à la délation.
Doc eut un sourire rayonnant.
— Quelle satisfaction que de parler à une personne qui pige vite (Et il allongea ses petites jambes maigres). C’est ça, et rien de plus. Tu ne veux pas que Rollo sache que tu le cocufies. J’ai besoin d’un peu d’argent. Nous n’avons plus qu’à nous entendre sur les conditions. Voyons, tu vas ramasser environ vingt mille livres. C’est ce que Rollo t’a promis, n’est-ce pas ?
Celie eut un geste d’avertissement, puis se laissa aller ; ses yeux étincelaient de rage. Elle aurait dû se méfier et deviner que le petit salaud viderait son sac. Et voilà maintenant que Butch, qui ne perdait pas une parole, saurait qu’elle lui avait menti. Elle n’osait pas regarder l’armoire à glace, mais elle sentait les yeux perçants de Butch la traverser comme une vrille.
— Eh bien ! si Rollo apprend que vous lui en faites porter, je ne pense pas, et même, je suis tout à fait certain que tu ne mettras jamais tes jolies pattes sur un billet de ce fric, lui affirma aimablement le docteur.
— Butch n’est rien pour moi. (La voix de Celie s’étranglait.) Vous n’avez aucune preuve et c’est votre parole contre la mienne.
— Allons, allons, allons, lui reprocha le docteur en la menaçant du doigt. Cela ne fait pas du tout l’affaire. J’ai des preuves, je sais même que Butch corne deux fois pour te faire savoir qu’il est arrivé. Pas la peine de parler contre moi, va, ma fleur de cannelle. Rollo me croira à tous les coups.
Celie restait plantée là avec sa haine. Elle savait qu’il avait raison. Elle serra les poings, dans sa rage impuissante, et jeta un rapide coup d’œil vers Butch pour savoir quoi faire. Un instant, ils se regardèrent fixement, puis Butch ouvrit la porte du placard et s’avança à pas feutrés dans la pièce.
— Et alors Doc ?
Le docteur se tortilla sur sa chaise. Ses yeux sortirent de leurs orbites et son visage devint blême.
Butch tourna autour de la chaise d’un air négligent, puis se plaça devant Celie. Ses yeux avaient une lueur extraordinaire et sa bouche était ouverte comme s’il avait du mal à respirer. Les mains courtes et velues étaient calmes.
Celie le regarda, effrayée, se demandant ce qu’il allait faire. Jamais elle ne l’avait vu comme cela et elle eut tout à coup le pressentiment atroce d’un désastre imminent. Elle posa la main sur son bras, mais il s’écarta aussitôt en grognant de rage.
— Eh bien ! Docteur ?
Le docteur haleta et ses petites mains s’accrochèrent à sa gorge. Il se trémoussait dans son fauteuil, fixant Butch comme un lapin en face d’un furet.
— Vous avez toutes les preuves maintenant, n’est-ce pas, docteur ?
Et Butch fouilla dans sa poche pour y trouver une cigarette qu’il alluma sans cesser de regarder le docteur en face.
— Je blaguais un petit peu.
Et le docteur prononça ces mots en bredouillant ; il semblait baver.
— Bien sûr. (Et Butch rejeta de ses narines pincées une longue volute de fumée.) Vous ne donneriez pas Celie, n’est-ce pas ? Non, un homme comme vous ne ferait pas cela, avec son éducation… !
— C’est vrai. (Et le docteur fit un misérable effort pour sourire.) Je ne ferai pas une chose pareille. Je la faisais marcher, c’est tout.
Butch fit un signe de tête approbateur.
— Vous avez un fameux sens de l’humour. (Il se retourna tout à coup vers Celie.) Le docteur et moi avons à parler. Tu ferais mieux d’aller faire couler ton bain.
— Mon bain ? répéta-t-elle, en s’écartant avec crainte.
Le docteur se leva avec effort.
— Je m’en vais. (Sa frayeur était affreuse à voir.) Il ne faut pas que je vous dérange. Je vais me sauver.
Butch le regardait. D’une voix douce, il lui intima :
— Assieds-toi.
Le docteur sentit ses jambes lui manquer et d’une masse il s’affala dans le fauteuil. Après, il plongea la tête dans ses mains et se mit à gémir. Butch repoussa brutalement Celie vers la porte. La lueur de ses yeux l’écœurait légèrement.
— Allons, va plus vite que cela faire couler ton bain, et qu’il ne soit pas trop chaud ! Allons va, j’ai à parler au toubib.
Elle quitta la pièce et un instant plus tard, les deux hommes entendirent l’eau jaillir des robinets.
— Alors, toubib. (Et Butch se vautrait contre la cheminée.) T’as parlé au mauvais moment, pour une fois. Qu’est-ce qui te prend, fatigué de vivre ?
Le docteur respira en tremblant. Il n’avait pas le courage de parler. Butch retira la cigarette de sa bouche et la jeta dans l’âtre.
— La prochaine fois que t’essaieras de faire le malin, dit-il tranquillement, fais bien attention de t’adresser à un mec de ta force.
Très lentement, le docteur leva la tête et regarda fixement Butch d’un œil hébété :
— La prochaine fois, répéta-t-il, puis l’espoir se fit jour sur son visage. Vous voulez dire que je peux m’en aller ?
La bouche de son interlocuteur se tordit.
— Non, mais tu ne voudrais pas que je me fasse pendre pour tes beaux yeux, sale petit morveux ? (Et il se penchait, les yeux luisants comme des brasiers.) Ils pendent les assassins ici. Fous le camp ! Et si tu ouvres la gueule, je te suivrai. C’est compris ? Je risquerai la corde, si tu parles.
Le docteur se redressa.
— Je ne lui dirai pas, bafouilla-t-il, hystérique de joie. Je ne faisais que blaguer un peu. Allons, ça va, Butch. Je n’en parlerai jamais.
— Allons, fous le camp, espèce de singe au sang de navet. Tu me fais vomir !
Le docteur ouvrit maladroitement la porte et trébucha dans le couloir. Il s’arrêta un instant en voyant Celie figée près de la porte de la salle de bains, la main sur la figure et les yeux exorbités par la terreur. Il alla ensuite vers le haut de l’escalier. Soudain, un cri étouffé de Celie l’arrêta net. Il tourna la tête et eut une vision brève et significative de Butch le suivant à pas de loup, tenant à pleines mains une couverture. Il eut un bref hurlement d’horreur et essaya de se jeter du haut des marches, mais trop tard ! La couverture l’enveloppa et il fut rejeté en arrière.
— Au revoir, docteur. (Et Butch s’agenouilla sur le tas qui s’agitait.) Voilà une promenade à sens unique pour toi. On t’a trouvé noyé, docteur, et personne ne t’apportera des fleurs.
Il serra plus étroitement la couverture, puis ramassa le paquet impuissant et gigotant qu’il porta dans ses bras. Celie était à l’entrée de la salle de bains, le visage livide.
— Non, hurla-t-elle. Tu es fou ! Il ne faut pas ! Non ! Non ! Non !
— Fous le camp, toi, putain de négresse !
Et Butch n’éleva même pas la voix, mais lui flanqua un coup de pied bien placé qui l’étendit à terre.
Il entra dans la salle de bains, et se penchant au-dessus de la baignoire, il pressa fortement le paquet sur sa poitrine, et Celie entendit ces paroles prononcées calmement, sur le ton banal de la conversation :
— Si tu prends bien la chose, docteur, tu auras vite passé.
Puis ce fut un grand coup de pied dans la porte de la salle de bains, et Celie, en vain, essaya de ne pas entendre le bruit de chute et d’éclaboussement qui suivit.