30
Joanne est épuisée. La journée a été longue, la soirée encore plus. Mais le cauchemar est terminé et en contemplant son lit immense, elle ne pense qu’au bonheur de poser enfin sa tête sur l’oreiller. Elle s’habitue même à dormir seule. C’est comme n’importe quel espace, se dit-elle en jetant ses affaires sur le fauteuil bleu. On s’y fait sa place.
Traînant ses pieds nus sur l’épaisse moquette, elle entend sa mère la morigéner : « Soulève tes pieds en marchant, voyons ! » Elle entre dans la salle de bains et ouvre les robinets de la baignoire. Elle est courbaturée, ses muscles sont douloureux ; elle a besoin d’un bon bain chaud pour se détendre, pour s’assurer d’une bonne nuit de sommeil.
Elle pense à Eve, à la police, à Alan Crosby. Elle voudrait faire le vide et chasse résolument ces lambeaux d’idées.
En apercevant son corps nu dans la glace, elle ne se détourne pas, au contraire. Elle marche vers son reflet, prend le temps de s’examiner des pieds à la tête. Elle se regarde dans les yeux et se juge à haute voix :
— J’ai plus de quarante ans. Je suis une femme d’un certain âge… adulte…
Elle baisse les yeux sur ses seins, sur son ventre bombé, sur la toison, au-dessous.
— Je suis une femme.
Impulsivement, elle s’assied brusquement sur le tapis de bain, devant la glace, et prend une des poses qu’elle se souvient d’avoir vues dans le magazine de Paul, il y a des mois. Les épaules en arrière, les genoux remontés et bien écartés, elle lance un défi à son reflet.
— Tu as toujours l’air ridicule, dit-elle en riant à son image qui rit avec elle. Nous devrions peut-être poser pour un de ces magazines !
Montrer au monde de vrais seins et de vrais culs, pas de ces imitations trafiquées qu’on essaie de faire passer pour de l’authentique, des aberrations parfaitement rondes qui ne bougent ni ne vieillissent. Rappeler au monde ce qu’étaient les femmes avant que les silicones et la chirurgie essaient de leur faire croire qu’elles peuvent rester éternellement jeunes.
Joanne se relève d’un bond et se penche pour toucher ses orteils, en se regardant entre ses jambes écartées.
— Tiens, bonjour, Joanne Hunter, je vous aurais reconnue n’importe où ! dit-elle et elle se tire la langue. Même chose pour toi, ma vieille.
Elle se redresse à demi et pivote sur les hanches, son torse décrit un cercle presque complet, et elle se félicite.
— Pas mal du tout pour une femme de plus de quarante ans.
Penchée sur la baignoire, elle ferme les robinets. L’eau est très chaude, un peu trop peut-être, pense-t-elle en entrant dans le bain. Elle appuie ses épaules contre la porcelaine blanche et l’eau clapote sous son menton. Des gouttes de sueur se forment sur son front et sa lèvre supérieure. Elle ferme les yeux, étire devant elle ses bras et ses jambes. Je pourrais m’endormir maintenant, se dit-elle. Me laisser simplement aller et sombrer dans le sommeil.
Elle entend un bruit et son corps se crispe aussitôt. Elle décolle ses épaules, se redresse, remonte les genoux vers sa poitrine, tend l’oreille. Mais c’est le silence et, au bout de quelques instants, elle se détend et se rallonge dans son bain. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Le système d’alarme est branché ; l’étrangleur de banlieue a été appréhendé, la police surveille la maison. Le cauchemar est fini. Presque, chuchote une petite voix. Ne ferme pas les yeux. Ne t’endors pas.
Elle ferme les yeux malgré le conseil silencieux, mais il est déjà trop tard. Elle n’est plus seule dans la baignoire. Eve l’y a rejointe ainsi que les deux agents qui étaient là, il y a une éternité, et Alan Crosby, les traits flous derrière un odieux sourire. Ils ne lui laissent aucune place pour se détendre, pour s’étirer. Joanne rouvre les yeux, prend la savonnette et se hâte de se savonner et de se rincer ; elle enjambe le rebord de la baignoire qui est devenue une véritable piscine publique. Il y a trop de monde. Elle a besoin de solitude.
De retour dans sa chambre, Joanne prend un T-shirt dans un tiroir et le passe. Elle se dirige vers son lit lorsque quelque chose la fait changer d’idée, la force à se détourner. Presque contre sa volonté, elle marche sur la pointe des pieds dans le couloir, elle regarde d’abord dans la chambre de Robin, puis dans celle de Lulu, s’assure que les deux pièces sont désertes et pense fugitivement que tout ira mieux quand elles seront de nouveau occupées, la semaine prochaine. Elle se surprend à anticiper avec plaisir le retour de ses filles, la venue de l’année suivante. Sa première année d’adulte à part entière, pense-t-elle.
En passant devant l’escalier, elle décide de vérifier une dernière fois le système d’alarme. Elle se souvient de l’avoir branché lors du départ des agents, mais depuis quelque temps, sa mémoire lui joue des tours et elle veut en être assurée.
Quelques secondes plus tard, dans le vestibule, elle voit briller le voyant vert : tout est branché, elle ne risque rien.
En passant dans la salle à manger, elle regarde par la fenêtre et elle est rassurée quand elle voit passer une voiture de police qui ralentit devant la maison. Elle agite la main, pour faire signe aux agents, mais la pièce est obscure et ils ne doivent pas la voir. Malgré tout, elle se sent mieux de les savoir là.
Elle est fatiguée, si fatiguée qu’il y a comme un martèlement dans sa tête. A peine est-elle entre les draps qu’elle ferme les yeux. Ne ferme pas les yeux, prévient la petite voix. Ne t’endors pas !
— Va-t’en, lui dit-elle impatiemment en regardant le jeune Kevin McCarthy embrasser pour la dernière fois la belle Dana Wynter.
Joanne dort déjà quand sa tête retombe sur l’oreiller.
Elle joue aux cartes avec son grand-père.
Il gagne, ce qui ne la surprend pas. Ce qui l’étonné, c’est le nombre de personnes réunies dans cette chambre de la maison de santé de Baycrest, pour les regarder jouer. Au début, leurs figures sont indistinctes, elles se confondent, croquis impressionnistes réduits à un simple contour ; les traits sont mal définis, ce ne sont que de vagues taches de couleur et de lumière. Joanne les examine, les traits familiers se mélangent, se combinent, disparaissent. Les yeux de sa mère sous les cheveux roux flamboyants d’Eve. Les bras de Lulu accrochés aux épaules de Robin, le grand rire sonore de son père sortant de la bouche de Paul.
— Allez-vous-en, leur dit-elle silencieusement. Je ne peux pas me concentrer si vous me tournez autour, tout le temps. Ne bougez pas ou allez-vous-en ! Mais le singulier public s’incruste, les cartes s’évanouissent. Elle est à présent dans une cabine insonorisée ; son grand-père, un vieil animateur de jeux, lui pose une question. Elle participe à un jeu télévisé, comprend-elle ; elle carre ses épaules et rentre son ventre pour la caméra. Si elle répond bien aux questions, lui dit quelqu’un, elle gagnera un petit pain au lait géant. Mais la sono est mauvaise, dans la cabine, les phrases commencent clairement mais finissent en borborygmes.
— Comment peut-on répondre à une question si l’on ne l’entend pas ? demande-t-elle en saisissant des bribes d’encouragements criés par le public.
— Nous te soutenons, énonce clairement sa mère, mais elle n’entend pas les mots. Elle hoche la tête, elle s’inquiète. Joanne ne veut pas décevoir sa mère, elle a été sage, elle a bien étudié. Tous ses amis sont là et elle ne veut pas les décevoir.
— Tu ne peux pas nous faire ça, lui dit nettement son père, puis" le son est coupé. Nous t’aimons, articule-t-il en silence.
— Nous devrions partir, maintenant, dit Eve. Te laisser te concentrer.
— Je t’aime, lui dit Paul.
— J’ai besoin de vous, lui rappelle Ron Gold.
Ils sont enfin partis. Elle est seule. Il y a un craquement menaçant, dans la cabine, comme si elle venait d’être électrocutée. L’air crépite autour d’elle.
— Es-tu… ta question ? demande son grand-père d’une voix cassée qui s’éloigne et revient.
— Je n’entends pas. Joanne gesticule mais il ne la voit pas, ou alors il fait exprès de l’ignorer.
— Voilà… question, dit la voix.
— Je ne t’entends pas. Je n’ai pas saisi…
— La date… commencement de… ?
— Pardon ? Je ne t’entends pas. Des mots m’échappent. Je ne connais pas la question.
Joanne est prise de panique, elle sait que sa cabine de verre est devenue une prison sans air. Elle veut sortir mais elle doit d’abord répondre correctement à la question, avant d’être délivrée. Frénétiquement, elle interroge les visages qui l’entourent, mais il n’y a là que des inconnus dont les figures se fondent, dont les corps sont inséparables des murs contre lesquels ils s’adossent. Le souffle coupé, elle s’aperçoit qu’elle est dans une salle pleine d’Alan Crosby.
La cabine de verre n’est pas une prison, comprend-elle avec une détresse soudaine en la regardant disparaître. C’était ce qui la gardait en vie. Maintenant, elle est seule et sans protection, dans une salle pleine d’assassins.
— Quelle est la date du commencement de la guerre des Boers ? Demandent les voix collectives et les corps se rapprochent.
— Je ne sais pas, gémit Joanne.
— Mais si, tu le sais, insistent les voix. Tu n’as qu’à demander à Lulu. Elle nous a dit qu’elle ne l’oublierait jamais. De quoi parlez-vous donc ? Linda…
— Nous étions là quand tu l’as dit à ton grand-père. Linda… Nous connaissons la combinaison de ton système d’alarme. Linda…
La voix d’Eve tranche soudain parmi les autres.
— Je meurs, Joanne, crie-t-elle. Aide moi !
— J’arrive ! hurle Joanne en repoussant le cercle étouffant des Alan Crosby, ses clefs serrées dans sa main. Elle s’arrête un instant pour appuyer sur les boutons de son système d’alarme, avant de sortir en courant.
— Quelle est la date du commencement de la guerre des Boers ? J’ai branché le système d’alarme. Linda…
— Je l’ai branché avant de partir mais il ne l’était plus quand je suis revenue. Linda…
— Je l’ai branché. Quelqu’un l’a débranché. Il est dans la maison. Il y a toujours été.
Joanne s’assied tout à coup dans son lit, les yeux grands ouverts de terreur.
— Linda…
La voix emplit la chambre.
— Linda…
Les yeux de Joanne se tournent vers l’interphone, sur le mur. Elle ne dort pas. Elle est bien réveillée. La voix qu’elle entend ne fait pas partie de son rêve. Elle est réelle. Elle fait partie de son cauchemar. Elle est bien réelle.
Alan Crosby est dans la maison.
— Réveillez-vous, Linda, chantonne la voix enfantine. Je viens vous chercher.
Joanne se met à trembler violemment. Elle a la nausée. Où est-il ? De quelle pièce lui parle-t-il ? Où peut-elle se cacher ? Comment peut-elle s’enfuir ?
Pourquoi n’a-t-elle pas fait installer les fameux boutons de panique ? Elle s’en veut à mort. Karen Palmer lui a bien dit de faire installer des boutons de panique.
— Linda… Je sais que vous êtes réveillée, maintenant. Je le sens. Je sens votre peur. J’arrive.
Ça n’aurait rien changé, pense-t-elle. Il aurait trouvé un moyen de passer outre, tout comme il a trouvé le moyen d’entrer ce soir. Il a dû prendre les clefs dans son sac et les remettre en place après les avoir fait reproduire. Elles ont disparu après une visite à son grand-père, elles ont reparu après une autre de ces visites. Pourquoi n’a-t-elle pas fait le rapprochement ?
— Prête ou non, Linda… j’arrive !
Il joue avec elle. Un jeu d’enfant stupide. Un jeu mortel. Cache-cache. Le chat et la souris.
Joanne regarde autour d’elle, affolée, alors qu’un silence total l’environne. La voix a disparu. La maison est absolument silencieuse à part le bruit léger de sa propre respiration. Il est là, quelque part dans la maison, il se déplace, il vient la chercher.
Tu vas rester là à l’attendre dans ton lit ? demande une petite voix furieuse. Remue-toi !
Joanne reste pétrifiée sous les couvertures. Remue-toi, espèce d’idiote !
Elle saute à terre. Où dois-je aller ? implore-t-elle, les jambes flageolantes. Maintenant que je suis levée, que dois-je faire ?
Elle saute sur son téléphone, coince le combiné entre son oreille et son épaule et s’efforce de former le numéro. Mais ses doigts se bloquent dans les petits cercles de plastique et elle doit recommencer. Les yeux rivés sur la porte, elle tâtonne sur les trois chiffres qui la mettront en communication avec la police.
— Vous avez demandé police secours, lui apprend bientôt un enregistrement familier. Toutes nos lignes sont présentement occupées…
Joanne entend un autre déclic, une voix différente au bout du fil.
— Je peux vous aider, Linda ? demande la voix, moins humaine que l’enregistrement.
Joanne raccroche et retient son souffle, trop terrifiée pour bouger.
Elle peut s’enfermer dans la salle de bains, pense-t-elle, mais elle y renonce immédiatement. Comme son sosie imaginaire dans la cabine de verre, elle serait prise au piège. Une épingle à cheveux suffirait pour ouvrir la porte, et il n’y a rien, dans la salle de bains, pour se défendre. Paul a emporté son rasoir.
Son seul espoir est de sortir de la maison.
Elle regarde par la fenêtre de sa chambre. Elle est au deuxième étage. Même si elle réussit à sauter, elle risque de se blesser grièvement dans sa chute, et il n’aurait plus alors qu’à la trouver et à l’achever.
Il faut qu’elle sorte. La police continue peut-être ses rondes. Elle se tourne vers la pendule. Plus de deux heures du matin. Les agents sont-ils encore là, dehors ? Elle doit sortir.
Où est Alan Crosby ? Dans quelle pièce l’attend-il ? Est-il toujours près du téléphone dans la cuisine ou est-il monté subrepticement ?
Elle retient sa respiration, guette le moindre son, mais n’entend rien. Elle regarde fébrilement de tous côtés. Que peut-elle utiliser pour se défendre ? Un cintre ? Un soulier ? Ses yeux reviennent vers le téléphone. Pourquoi pas ? se dit-elle en arrachant le fil du mur et en le brandissant devant elle, comme un fouet.
Lentement, elle va vers la porte de sa chambre.
Elle scrute l’obscurité du couloir mais ne voit rien. Se cache-t-il dans la chambre de Lulu ? Dans celle de Robin ? Était-il là, sous le lit, quand elle y a jeté un coup d’œil tout à l’heure ? L’a-t-il observée avec un plaisir morbide pendant qu’elle dormait ? Son cœur remonte dans sa gorge, l’étouffé, son estomac se révulse. Joanne se force à sortir de la chambre. Si seulement elle pouvait arriver jusqu’à l’escalier !
Ses pieds nus glissent sur le tapis, lentement, vers la première marche. Va-t-il la laisser descendre ?
Prudemment, son pied s’y pose. Elle descend. Elle est en bas. Il suffit d’arriver jusqu’à la porte de devant…
Elle voit le mouvement avant de percevoir le bruit, elle entend un cri perçant et crie à son tour ; des mains se tendent vers sa gorge. En pleine panique, elle laisse tomber le téléphone qu’elle a pris pour se défendre, un autre cri monte, de douleur cette fois ; le mot « merde ! » échappe à Alan Crosby, ses mains s’éloignent, tout se passe si vite qu’elle est presque à la porte avant de se rendre compte qu’elle lui a lâché le téléphone sur les pieds ; les cris du garçon se mêlent à ses propres hurlements de terreur.
Elle est dehors et la sirène d’alarme lance son appel strident dans tout le quartier.
Eve la regarde à l’une des fenêtres de sa chambre.
— Eve ! Glapit-elle. (Elle court sur la pelouse vers la maison voisine, mais Eve disparaît.) Ouvre-moi !
Elle s’arrête un instant entre les deux maisons, attendant qu’Eve ouvre sa porte. Tournant la tête, elle voit Alan Crosby lui sourire, dans la lumière de son perron. Il tient quelque chose à la main. Elle distingue le scintillement d’une longue lame argentée.
Remue-toi ! Ordonne la petite voix en elle et elle obéit instantanément, ses pieds nus frappent les dalles de l’allée entre les deux maisons, en direction de son jardin.
Et maintenant ? Gémit-elle en silence, en contemplant le grand trou bétonné. Ma tombe, pense-t-elle. Et elle court vers les trois marches basses pour descendre dans la piscine vide.
Il n’y a pas de lune et seulement quelques étoiles. Il ne la verra pas. Il ne verra pas la fosse. Il tombera dedans et se rompra les os !
Allons donc ! se dit-elle aussitôt en entendant les battements de son cœur contre ses côtes. Comme s’il n’avait pas examiné avec soin chaque centimètre carré de son jardin. Elle tâtonne contre la paroi de la piscine, elle se glisse vers le grand bain, tandis que la sirène continue de hurler dans la nuit. Où est la police ? Si seulement elle pouvait échapper à ce garçon jusqu’à l’arrivée de police secours !
Peut-être est-il déjà parti. Le bruit de la sirène l’a chassé. Elle ne risque plus rien.
Elle l’entend. Il est là, au-dessus d’elle, il suit le bord du bassin. Peut-il la voir ? L’a-t-il déjà vue ?
Joanne baisse la tête, s’efforce de respirer sans bruit. Elle sent la rugosité du béton contre ses jambes nues. Comment est-elle habillée ? Elle baisse les yeux, porte ses mains vers le renflement de ses seins, les grandes lettres blanches lui sautent aux yeux, comme imprimées en trois dimensions : J’AI PASSÉ LA NUIT AVEC BURT REYNOLDS… proclament-elles fièrement. Bon Dieu ! se dit-elle en plaquant ses mains sur l’inscription pour ne plus la voir. Entre tous les T-shirts, pourquoi faut-il qu’elle ait choisi celui-là ?
Je ne peux pas croire que je me soucie de ma tenue ! Les réflexions de Karen Palmer lui reviennent. A quoi pensent les gens quand ils affrontent une mort certaine ? Je n’ai jamais eu de pensées bien profondes, dit-elle à l’image de Karen, pour s’excuser. Je ne peux pas me transformer en Kant ou en Hegel sous prétexte qu’il ne me reste que quelques minutes à vivre…
— Linda ?
La voix s’insinue dans l’obscurité comme un serpent dans l’herbe. Il est quelque part, au-dessus d’elle, de l’autre côté de l’endroit où elle se blottit. Est-ce qu’il la regarde ? Il est possible qu’il ne l’ait pas vue. Peut-être espère-t-il que le son de sa voix va l’effrayer et la faire se trahir. Il est essentiel de ne pas bouger.
— Linda ? Appelle encore la voix, bien plus près. Où sont ces foutus policiers ? Pourquoi ne sont-ils pas là ? A quoi bon un système d’alarme si personne n’y fait attention quand il se déclenche ?
La pauvre folle qui criait au loup, pense-t-elle en se rappelant toutes les fausses alertes. Où sont les agents Whitaker et Statler ? Ils disaient qu’ils allaient surveiller la maison. Mais c’était il y a des heures. Il est plus de deux heures du matin. Ils doivent être au lit, à présent, endormis depuis longtemps.
Un léger mouvement se fait au-dessus de sa tête et elle comprend une fraction de seconde trop tard que c’est une main qui descend vers elle. Instantanément, ses cheveux sont saisis, la force de son assaillant la soulève. Elle se tord le cou et voit étinceler un couteau dans la nuit. Un glapissement horrifié s’échappe de ses poumons tandis que le couteau s’abat et lui tranche les cheveux.
— Les cow-boys et les Indiens ! s’écrie joyeusement le garçon alors que Joanne retombe et s’affale de l’autre côté de la courbe du boomerang, au fond du grand bain.
— Lâchez-moi ! crie-t-elle en levant les yeux vers lui.
— Je n’en ai pas fini avec vous, réplique-t-il en riant, attendant de voir de quel côté elle va bondir.
— La police va arriver…
— J’ai tout mon temps, déclare-t-il avec assurance.
— Je vous en prie…
— Vous avez raison. Je ne devrais pas être trop confiant. Je devrais commencer tout de suite à vous faire passer ce bon moment que je vous ai promis…
Joanne se glisse contre la paroi de la piscine, vers le petit bain. Il avance en même temps qu’elle.
— C’est ça. Venez donc dans les bras de papa ! Joanne voit avec horreur Alan Crosby sauter dans le petit bain, devant elle.
Affolée, elle se précipite vers les marches ; ses orteils heurtent quelque chose par terre qui ricoche douloureusement contre ses tibias et lui fait perdre l’équilibre. Elle trébuche et se sent tomber, tente de se retenir ; ses doigts se referment sur les cordes de sa raquette de tennis alors qu’elle tend les mains pour amortir sa chute. Miraculeusement, elle conserve son équilibre, ramasse la raquette et s’élance sur les marches. Des mains hostiles jaillissent et agrippent son T-shirt.
Elle se débat pour échapper à l’étreinte furieuse du garçon, mais il tient bon et la tire vers lui comme un gros poisson au bout d’une ligne. Elle entend le déclic menaçant du couteau à cran d’arrêt.
— Vous m’avez promis un bon moment, dit-elle tout à coup, et sa véhémence la surprend. Eh bien, je ne passe pas du tout un bon moment !
Mais qu’est-elle en train de dire ? se demande Joanne. Les mains qui la retiennent l’abandonnent et elle profite d’un instant d’hésitation de la part de son agresseur pour s’arracher à son étreinte.
Elle veut courir mais il est sur ses talons. Elle le sent dans son dos ; elle entend siffler l’arme. La lame lacère le dos de son T-shirt, Joanne revoit la série de clichés en noir et blanc des victimes de l’étrangleur.
— Non ! hurle-t-elle, sa main gauche rejoignant la droite sur le manche de la raquette.
Elle s’observe et pivote, presque au ralenti, fléchit les genoux, un pied fermement planté derrière elle et, en partant du sol, elle balance la raquette de toutes ses forces, en suivant le coup.