8
— C’est peut-être une coïncidence.
Eve se répétait la phrase autant pour se convaincre elle-même que pour apaiser son amie. Elles étaient assises dans le salon de Joanne et attendaient l’arrivée de Paul.
— Tu répètes ça sans arrêt, dit Joanne, mais tu le crois ?
— Je ne sais pas.
— Tu devrais de nouveau essayer de contacter Brian.
— J’ai déjà laissé deux messages.
— Alors, je vais essayer d’appeler quelqu’un d’autre.
— Vas-y !
Eve la suivit dans la cuisine.
— Et si tu attendais l’arrivée de Paul ?
— Un vendredi après-midi, avec la circulation ? Nous risquons d’attendre longtemps !
Joanne décrocha le combiné et le coinça contre son cou.
— Il ne paraissait pas très content à l’idée d’avoir à conduire jusqu’ici ; il a promis à Lulu de la prendre pour le week-end. Il devait venir demain.
— Tant pis. Un cinglé menace la mère de ses enfants, le moins qu’il puisse faire est d’arriver en vitesse pour l’aider.
Eve fit un geste du menton vers le combiné.
— Tu comptes le tenir longtemps comme ça, ou tu as l’intention de t’en servir ?
— Je ne connais pas le numéro.
Eve prit le carnet de téléphone de Joanne qui traînait sur le comptoir.
— Je te l’écris sur un papier.
Joanne composa le numéro, fit une erreur, recommença, se trompa une seconde fois ; tout était à refaire.
— Passe-moi ça, dit Eve.
Elle prit l’appareil et fit le numéro en un rien de temps.
— Pendant que j’y suis, je pourrais peut-être parler à ta place. On dirait que tu vas t’évanouir.
Joanne s’affaissa sur une chaise sans aucun souvenir d’avoir traversé la pièce. Eve lui souriait pour la rassurer et lui signifier que tout se passerait bien : elle prenait les choses en main.
— Allô ! Mon nom est Joanne Hunter. J’aimerais parler à quelqu’un qui puisse m’aider. J’ai reçu des menaces par téléphone. Merci.
Elle repoussa les cheveux qui retombaient devant ses yeux et fit une grimace dans la direction de Joanne qui la contemplait, admirative.
— Allô. Oui, je suis Joanne Hunter. J’habite 163, Laurel Drive et je voudrais vous signaler des appels téléphoniques menaçants que j’ai reçus récemment. Qui est à l’appareil ?
Joanne s’appuya au dossier de sa chaise. Elle n’aurait jamais pensé à demander le nom de son interlocuteur.
— Sergent Ein, répéta Eve.
Elle inscrivit le nom sur un papier.
— Oui, récemment.
Elle interrogea Joanne du regard, quêtant des précisions. Celle-ci lui souffla.
— Il m’a parlé pour la première fois samedi dernier, mais j’ai des appels bizarres depuis plus d’une semaine déjà.
— Je suis toujours là. J’ai des appels bizarres depuis plus d’une semaine déjà. Un homme… (Joanne fit un geste pour indiquer son incertitude. Eve corrigea.)… Enfin, je pense qu’il s’agit d’un homme, m’a appelée à des heures indues : très tôt le matin, à l’aube, en pleine nuit, et dimanche dernier, il m’a menacée. Oui, menacée. Qu’a-t-il dit exactement ? Joanne murmura.
— Il a dit que j’étais la prochaine.
— Dimanche dernier, quand il m’a appelée, il m’a dit de regarder la page treize du New York Times. (Joanne approuva d’un signe de tête.) Je l’ai fait et j’y ai vu un article sur la femme assassinée à Saddle Rock. C’est tout près d’ici. Il a rappelé un peu plus tard en disant que je serais la prochaine.
Il y eut une pause.
— Oui, c’est tout ce qu’il m’a dit. Non, il n’a pas dit qu’il allait me tuer… mais, aujourd’hui, j’ai trouvé une page de journal sur mon pare-brise. C’était la page treize du New York Times de dimanche dernier. Celle qu’il m’avait dit de regarder. Cette personne me suit et s’il s’agit du meurtrier de l’autre femme, j’ai peur… Je sais. Je ne doute pas que vous recevez des tonnes d’appels. Je comprends, mais… Non, je n’aimerais pas faire ça. Ne pouvez-vous rien faire d’autre ?
Il y eut un long silence.
— Je comprends. Merci. (Elle raccrocha d’un air dégoûté et dit, sarcastique.) Les plus fins limiers de New York !
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Exactement ce à quoi je m’attendais.
— C’est-à-dire ?
— A m’entendre dire que : « Vous êtes la prochaine victime » n’est pas précisément la pire des menaces, que la police, ces derniers temps, a été submergée d’appels émanant de femmes persuadées d’être les prochaines victimes de l’étrangleur de banlieue – c’est ainsi qu’ils l’appellent –, que certaines ont même été jusqu’à accuser leurs maris ou leurs amants, et que s’ils devaient enquêter au sujet de chaque appel curieux, ils perdraient tout leur temps. Il m’a conseillé de changer de numéro de téléphone, c’est tout. Il ne peut rien me suggérer de plus et ne peut rien faire d’autre. A moins que le maniaque, lui, ne fasse quelque chose.
— Auquel cas, je serai peut-être morte, conclut Joanne.
— Allez, souris ! Brian ne permettra pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. C’est l’avantage d’avoir un flic pour voisin. Je lui raconterai tout ce soir. S’il rentre avant que je sois endormie ! Ce qui est fort improbable cette semaine.
— Qu’a dit le policier quand tu lui as parlé du journal sur mon pare-brise ?
— Pas grand-chose : ce peut être une plaisanterie ou une coïncidence. Écoute, ce n’est pas drôle, je te l’accorde. Mais si tu examines la situation objectivement, que peuvent-ils faire de plus ?
— Ils pourraient mettre ma ligne sur écoute.
— Malheureusement, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Pour agir, ils doivent attendre que l’homme se découvre ou tente quelque chose… ce qu’il ne fera pas, bien entendu. Que penserais-tu de faire installer un système d’alarme antivol ? Maintenant que Paul est parti… même s’il revient… je veux dire, quand il reviendra…
— C’est une excellente idée. Je me sentirais beaucoup plus en sécurité. Je vais demander à Paul quand il arrivera.
— Pourquoi lui demander ?
— Je lui demanderai quand même.
La sonnette retentit et Eve se porta volontaire pour aller ouvrir. Joanne espérait qu’elle allait les laisser mais elle accueillit Paul avec un entrain surprenant et le suivit dans la cuisine, où elle s’accouda au plan de travail. Là, elle les observa avec attention. Elle n’avait pas l’air pressée de partir.
A la vue de Paul, Joanne sentit sa vieille douleur se réveiller. Elle le trouvait beau. Il parut s’inquiéter réellement au sujet de son histoire.
— Venons-en au fait, dit-il. De quoi ce type t’a-t-il menacée ?
Elle lui raconta en hésitant les appels téléphoniques reçus et lui parla de la page de journal sur son pare-brise.
— As-tu appelé la police ?
— Eve s’en est chargée.
— Et alors ?
— Ils ne peuvent rien pour le moment, expliqua Eve. Je vais en parler à Brian et j’essaierai de le persuader d’en faire plus.
— Où est ce journal ?
Joanne ne put se rappeler ce qu’elle en avait fait. Eve dit :
— Il est sur la table basse dans le salon. Paul prit la feuille de papier et l’examina.
— Je ne vois rien qui parle d’un meurtre. Joanne se sentit soudain un creux à l’estomac.
— C’est dans la partie manquante, dit-elle.
— On ne distingue même pas le numéro de la page.
Le ton de Paul laissait percer une légère impatience.
— C’est la page treize, dit Joanne. J’en suis certaine. J’ai lu plusieurs fois tous les articles qui s’y trouvaient. Il y avait celui sur l’incendie de cette pension de famille et, en dessous, un autre qui parlait d’une grève ouvrière dans l’industrie du vêtement.
— Mais cette page peut venir de n’importe où.
Joanne continua :
— Les articles de l’autre côté de la page sont exactement les mêmes.
— Joanne, tu es bouleversée. Je ne suis pas en train de minimiser la chose, mais ne crois-tu pas que tu as laissé la bride sur le cou à ton imagination ?
— Absolument pas, dit Eve.
— Je ne sais pas, dit Joanne.
Elle se laissa tomber sur une chaise pivotante. Après tout, pourquoi pas ? pensa-t-elle.
— Écoute, dit Paul, un cinglé t’appelle et te terrorise. Bien. Il est tout à fait normal que tu sois un peu secouée, surtout maintenant que je ne suis plus…
Il s’arrêta net et regarda vers Eve qui dit précipitamment :
— Bon, je m’en vais. Contente de t’avoir vu, Paul. (Elle ajouta avant de fermer la porte.) N’oublie pas de lui parler de l’alarme !
— Quelle alarme ? demanda Paul.
— Eve a pensé qu’il serait peut-être bon d’installer un système d’alarme antivol. Évidemment, si tu penses que c’est trop cher…
— Non, ce n’est pas trop cher. On a déjà prévu une installation électrique à cette intention et si cela peut te rassurer…
— Oui.
— Alors, fais-la installer sans tarder.
— Qu’est-ce que je fais ? demanda Joanne. Elle se sentit stupide.
— Je m’en occuperai. Je t’appellerai lundi.
— Merci. (Ils se tenaient tous deux gauchement au milieu du salon.) Assieds-toi, tu veux du café ?
— Non, merci, il faut que je retourne en ville. Où sont les filles ?
— Parties faire un tour.
— Comment vont-elles ? As-tu eu des problèmes avec elles cette semaine ?
— Pas vraiment. Tu leur manques.
— Je sais. Elles me manquent aussi. Tout est très calme sans Lulu.
— Lulu attend le week-end avec impatience. (Elle s’efforçait de paraître gaie.) Elle est très curieuse de connaître le nouvel appartement de son père.
— Rien de spécial, dit Paul. Petit et très impersonnel. Lulu t’a donné mon numéro de téléphone ?
— Oui.
— N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de quelque chose.
— Je le ferai.
— Si c’est urgent, tu peux toujours me contacter au bureau.
— D’accord. C’est bon à savoir. (Il y eut un moment de silence gênant. Ce fut Joanne qui le rompit.) As-tu eu le temps de réfléchir ?
Paul regarda d’un air absent de l’autre côté de la pièce.
— Cela ne fait qu’une petite semaine que… Joanne changea rapidement de sujet.
— J’ai fait une superbe tarte au citron hier, je pense qu’il doit en rester.
Paul se tapota l’estomac.
— Je préfère m’abstenir. Je suis en train d’essayer de faire disparaître ça.
— Tu as l’air en pleine forme.
— Merci.
— Moi, je dois être affreuse.
— Tu as bonne mine, un peu fatiguée, peut-être. Ces coups de téléphone ont dû t’empêcher de dormir.
— J’ai eu peur.
— J’en suis sûr, dit Paul.
— Tu n’étais pas là et…
— Essaie de ne plus y penser. La prochaine fois qu’il appelle, raccroche.
— Et si c’est lui qui a tué cette femme ?
— Mais non, ce n’est pas lui.
Joanne contempla son mari, l’air perdu.
— Tu me manques…
— Joanne, je t’en prie…
— Je ne crois pas que je vais y arriver, sans toi…
— Mais si. Tu es assez forte.
— Je ne veux pas.
— Tu le dois. (Il y eut un silence.) Je suis désolé, Joanne. Je ne voulais pas être dur. Je serai toujours là si tu as besoin de moi.
— J’ai besoin de toi.
— Tu ne peux pas continuer à te décharger sur moi chaque fois qu’il t’arrive un petit problème. Ce n’est pas bon pour toi, et ce n’est pas bon pour moi non plus.
— Ce n’est pas un petit problème.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il agita le morceau de journal.
— Soyons réalistes et reprenons l’histoire depuis le début. Un type t’appelle, te demande de regarder dans le journal, puis te rappelle pour te dire que tu es la prochaine. Une semaine plus tard, tu trouves une page de journal déchirée sur ton pare-brise et tu réagis d’une manière exagérée…
— Je ne réagis pas d’une façon exagérée.
— D’accord. Je vois ce genre de chose à longueur de temps : les gens tirent toujours des conclusions hâtives…
— Je ne tire pas de conclusions hâtives.
— A-t-il appelé récemment ?
— Pardon ?
— A-t-il appelé récemment ?
Paul savait qu’elle avait parfaitement entendu sa question la première fois.
Elle fit non d’un signe de tête.
— Tu vois !
— Qu’est-ce que je vois ?
— Qu’il n’y a rien à craindre, Joanne. Si je me trouvais à la maison, tu n’y penserais même pas.
— Tu n’es pas à la maison.
— Et cela ne me fera pas revenir. Comprends-tu ce que tu es en train de faire ?
— Qu’est-ce que je suis en train de faire ?
— Je ne pense pas que tu en sois vraiment consciente.
— De quoi ?
— Tu me fais du chantage affectif.
— Pas du tout.
— Joanne, si tu tiens à ce que notre mariage ait une chance de survie, tu dois me laisser libre pour le moment. Inutile de chercher des prétextes pour me ramener ici.
Joanne se tut. Elle ne savait que penser. Avait-il raison ? Essayait-elle inconsciemment de le retenir ? Exagérait-elle toute cette histoire ? Le journal était mouillé et déchiré et le numéro de la page manquait. C’était vrai.
— Je dois m’en aller, dit Paul. Des clients m’attendent. (Elle le suivit jusqu’à la porte d’entrée.) Je ne voulais pas être sec.
— Tu ne l’as pas été.
— Je pense que c’est mieux ainsi.
— Tu as raison.
La sonnerie du téléphone retentit.
— Peut-être préfères-tu que j’attende ? dit-il. Elle courut à la cuisine et décrocha avant que la sonnerie retentisse une deuxième fois.
— Allô ?
— Mrs Hunter.
Joanne se figea. Ses yeux cherchèrent ceux de Paul qui était toujours à la même place, dans le hall et le supplièrent. Il fut près d’elle en deux enjambées et lui prit le téléphone des mains. Joanne retint son souffle, tout vacilla autour d’elle.
— Allô, dit Paul. Qui est à l’appareil ? (Joanne attendait. Dieu merci, il s’était trouvé là à temps.) Qui ? dit-il. Oui. Elle est à côté de moi. (Il lui tendit le récepteur. Que faisait-il ? Que se passait-il ? Puis il ajouta tranquillement :) Il faut que je parte. Dis à Lulu que je viendrai la chercher demain, à dix heures. Je t’appellerai lundi pour l’alarme.
— Allô, dit Joanne.
Elle entendit la porte d’entrée claquer.
— Mrs Hunter ? (Cette fois, c’était plutôt une question.) Mrs Hunter, ici Steve Harry, le professeur de tennis de Fresh Meadow. Mrs Hunter, vous êtes là ?
Elle revit l’expression de Paul quelques instants auparavant et murmura :
— Je suis désolée, je n’avais pas reconnu votre voix. Il se mit à rire.
— Il n’y avait aucune raison pour que vous la reconnaissiez. Pas encore.
Joanne se demanda ce qu’il voulait dire.
— J’ai pensé que vous aimeriez peut-être prendre rendez-vous pour une autre leçon pour remplacer celle que vous avez manquée aujourd’hui. J’ai du temps libre pendant le week-end et…
— Non, c’est impossible.
— Tant pis. Tout va bien ? (Il avait l’air sincèrement inquiet.) Vous semblez préoccupée.
— Non, ça va. Je crois que j’ai attrapé un petit rhume.
— Buvez beaucoup de jus d’orange et prenez de la vitamine C. C’est du tonnerre. (Comme elle se taisait, il continua.) Remettons cette leçon à vendredi prochain ?
— Parfait !
Elle raccrocha sans autre commentaire.
Comment avait-elle pu se tromper si lourdement ?
Et Paul qui se trouvait là ! Quand elle avait décroché et qu’elle avait entendu ce « Mrs Hunter » elle était tellement sûre…
La sonnerie du téléphone retentit de nouveau. Joanne tendit le bras. C’était Eve sans aucun doute. Elle avait vu la voiture de Paul disparaître et venait aux nouvelles. Elle décrocha.
— Mrs Hunter. (Joanne n’avait même pas eu le temps de dire « Allô ! ». Cette fois elle ne pouvait pas se tromper.) Avez-vous reçu mon message, Mrs Hunter ?
— Quel message ?
Elle se sentit descendre lentement contre le mur vers le sol sur lequel elle s’assit lourdement.
— Celui que j’ai laissé sur votre voiture, Mrs Hunter. Vous ne pouviez pas le manquer. Je l’avais placé en travers de votre pare-brise. Avez-vous aimé le film, Mrs Hunter ?
— Écoutez… (Elle essaya de prendre un ton décidé mais ne réussit qu’à paraître désespérée.) Écoutez, reprit-elle, je pense qu’il vaudrait mieux arrêter tout de suite cette petite plaisanterie. Mon mari ne l’apprécie pas.
— Votre mari est parti, dit la voix. Il est parti pour de bon. N’est-ce pas, Mrs Hunter ? Je sais que les femmes sont excitées quand leur mari n’est plus là pour s’occuper d’elles. Je ferai tout mon possible pour que vous n’ayez pas ce problème. Parfaitement, Mrs Hunter, ne vous en faites pas pour ça, avant de vous tuer, je vais vous donner du bon temps, vous pouvez en être sûre.
Joanne laissa tomber le récepteur qui rencontra le sol avec un claquement sec. Elle ne sut pas combien de temps elle resta là, assise sur ses talons, les genoux serrés contre la poitrine. Elle entendit enfin une clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée. Un bourdonnement déplaisant se fit entendre. Les filles firent irruption dans la cuisine en demandant ce qu’il y avait pour le dîner.