CHAPITRE XII
I
La stupeur cloua Diétrich en même temps qu’elle douchait tous les Andros de Morrowstown.
Sholem reçut l’information comme un véritable coup et il recula d’un pas, livide, pris par un immense vertige.
Sur les écrans, Stève Random triomphait.
— Comme vous semblez tout à coup frappé de mutité, je vais répondre à votre place, sourit-il. Le Mont Lapis renferme une ancienne base désaffectée… Une base du N.A.T.O… Et, actuellement, l’Andro Contrôleur Sholem s’y trouve… Il y est arrivé depuis une heure environ… Comment je suis si bien renseigné ? Eh bien, c’est tout simple : Sholem porte à son insu une montre-bracelet nantie d’un émetteur : nous n’avons eu qu’à le suivre !
« Par contre, ce que j’aimerais savoir, et ça de votre bouche, c’est ce qui se trame dans cette ancienne base, professeur ? »
Anéanti, Sholem ne pouvait que fixer sa montre-bracelet d’un regard torve, cette montre qui lui avait été si gentiment offerte le soir où il avait été agressé… Une agression bidon, évidemment ! Après ils n’avaient plus eu qu’à courir derrière lui !
Et le Destin avait voulu qu’il les traîne jusqu’ici !
Dans l’hémicycle, la foule des politiciens s’agitait. Un bourdonnement montait, s’enflait. On voulait savoir. On exigeait la vérité.
Paradoxalement, dans tout Morrowstown, c’était le silence. La consternation. On voulait espérer, croire encore, mais il apparaissait comme bien improbable que le professeur Diétrich puisse s’en tirer par une pirouette.
Il n’essaya d’ailleurs pas ; fit face. Prit une profonde inspiration et se jeta à l’eau.
— D’aucuns prétendront que la mégalomanie a guidé ma conduite, qu’une soif de pouvoir s’était emparée de moi, j’aime autant vous dire tout de suite que c’est faux.
« Le Mont Lapis et tout ce qu’il représente est en fait un pas de plus dans l’Evolution de la Race Humaine…
« Les êtres que nous avons baptisés Androïdes sont des Hommes à part entière ! Plus encore, ils sont la Branche Supérieure ! L’Homme tel que nous le connaissons, c’est-à-dire vous et moi, est arrivé au terme de sa course… Nous avons atteint notre degré de saturation, notre niveau d’incompétence… Le monde actuel, que nous avons contribué à rendre tel, est hors de notre portée… Nous sommes dépassés par nos créations… La nature a prévu ce stade et chaque race a toujours donné naissance à une autre race qui lui était supérieure, sans pour autant disparaître…
« Nous devons donc considérer les Androïdes comme nos propres fils… Ce sont des êtres parfaits biologiquement et psychiquement parlant… Ils sont « neufs »… Et ils nous aiment, nous respectent, que pouvons-nous demander de mieux ?
« L’Androïde, sans passé pour le perturber, sans tares, est par excellence l’Homme de demain !
« Lorsque j’ai été amené à constater une évolution génétique chez certains Andros, je les ai simplement mis en observation. Et ce que j’ai découvert m’a stupéfié : tous sans exception avaient une connaissance profonde du monde et de la société et ils savaient naturellement ce qu’il fallait faire pour rendre ce monde meilleur ! Ils pensaient « avenir » !
« Par la suite, j’ai remarqué que cette nouvelle particularité génétique ne prenait pas forcément toute sa dimension. Rares étaient les Andros qui acceptaient de se heurter à la conscience qu’on leur avait inculquée. Il faut dire que ce n’était pas simple en vivant à nos côtés…
« C’est alors que j’ai décidé de les aider, de les laisser s’épanouir en quelque sorte, et ce fut le Mont Lapis et l’ancienne base du N.A.T.O… Mais il faut que vous sachiez que tout cela remonte à quarante ans et que personne n’a jamais eu à s’en plaindre… »
C’en était trop pour Stève Random qui explosa :
— C’est pour demain que je m’inquiète, professeur ! Libre à vous de jouer les apprentis sorciers, de tripatouiller les gènes, mais pas au péril de l’Humanité Entière ! Car c’est à n’en pas douter ce qui nous guette ! Ne vous en déplaise, je ne me sens pas arrivé au bout de ma course et je ne me sens pas comme vous, dépassé par mes créations ! je ne suis pas tout neuf, c’est certain, mais j’ai encore le goût de la lutte et pour ce qui est de mes fils ou de mes filles, je préfère m’en occuper moi-même !
« Je ne sais pas ce qu’en penseront tous mes confrères et tous les simples citoyens que je représente ici, mais je ne veux en aucun cas devenir la marionnette de créatures sans racines, l’artisan de mon propre déclin ! »
Ulcéré, Diétrich se leva d’un bond.
— Vous déformez mes propos ! hurla-t-il loin du micro. Vous interprétez tout à votre façon !
Dans l’hémicycle, l’assistance entière s’était levée et la voix de Diétrich avait été couverte par le tumulte grandissant.
Sur sa lancée, Random poursuivit, grandiloquent :
— Et si nous voulons avoir une chance de voir le jour se lever demain, il n’y a plus une seconde à perdre : il faut immédiatement arrêter tous les Andros, ne pas leur laisser le temps de s’organiser !
— Vous appelez au génocide ! tonna Diétrich dans son micro cette fois. C’est un assassinat pur et simple que vous préconisez ! Les Andros ne lèveront jamais le petit doigt contre l’Homme, et vous le savez !
— Nous ne savons plus rien ! aboya Random. Et vous non plus ! A preuve : Gork et Sholem vous ont complètement échappé !
— L’Histoire se chargera de vous juger ! Vous allez à rencontre des intérêts de tous les Hommes de la planète !
— Ce sera eux ou nous ! clama Random la main sur le cœur. Il ne tient qu’à eux que tout se passe bien ; nous ne sommes pas des monstres !
« Diétrich, dites à ceux du Mont Lapis de sortir, de se rendre ! »
Le professeur secoua frénétiquement la tête.
— Jamais ! gronda-t-il. Ils sont libres ! Je n’ai pas le droit de décider pour eux ! Qu’ils choisissent eux-mêmes leur destin… Mais qu’ils sachent qu’ils n’ont aucune mansuétude à attendre des Hommes ! Vous n’aurez de cesse tant qu’il restera un seul Andro vivant ! J’ai honte ! Honte d’être un Homme ! De vous ressembler ! De respirer le même air que vous ! Je vous…
— Coupez la retransmission ! ordonna Random. Mais coupez, bon sang !
Dans le P.C. de Morrowstown, les images en direct du Congrès décrochèrent et d’autres programmes remplirent les écrans.
II
La consternation n’eut pas le temps de s’installer.
Sans perdre une seconde, Row se dirigea vers un plateau, s’assit derrière un bureau et, d’un claquement de doigts, commanda à une équipe de techniciens de se mettre en place.
Ce fut vite fait et, bientôt, en circuit fermé, sur tous les écrans de télé de la base apparut le visage de Row.
En très gros plan.
Il se racla la gorge à plusieurs reprises avant de prendre la parole.
— Je m’adresse à vous tous, déclara-t-il. Vous avez compris de quoi il retourne et je ne vais pas m’étendre sur ce que vous venez de voir et d’entendre.
« Je vous connais, enfin je crois vous connaître tous suffisamment pour savoir qu’aucun ne choisira de quitter Morrowstown. Il faut nous rendre à l’évidence, notre aventure tourne court et notre chemin s’arrête là.
« Pour ceux que cela concerne, je dis : déclenchez l’Alerte Rouge ! Vous savez tous que la base est nantie d’un dispositif d’autodestruction, que le code qui la régit est précisément « Alerte Rouge » et qu’à partir de maintenant Morrowstown n’a plus que trente minutes d’existence.
« Ça, c’était le côté négatif des événements… Mais il faut que vous sachiez que, quoi qu’il arrive, nous ne mourrons peut-être pas complètement… Effectivement, il y a dans la base, une Femme, Mary Austin, qui est enceinte de Gork… Des analyses ont été faites, il n’y a aucun doute possible, Gork avait la faculté de reproduire… D’autres l’auraient certainement eue mais cela restera à jamais du domaine du conditionnel… Pour ce qui est de Mary Austin, nous allons l’aider à sortir de la base… A ceux du département hydraulique, je demande de préparer un caisson étanche avec des bouteilles d’air… Nous la ferons transiter par les conduits d’évacuation des eaux usées qui aboutissent au lac Sheridan… Là, ce sera à elle de se débrouiller car elle ne pourra plus compter que sur elle-même…
« Je vais vous demander de prier fortement pour elle car elle sera désormais le véhicule de notre race !
« C’est tout… »
III
Sept minutes exactement avant l’explosion qui éventrerait le Mont Lapis, Mary Austin se glissa dans le caisson préparé à son intention.
Sur le bord du bassin, Sholem lui fit un dernier signe.
On boucla une ultime sécurité puis le caisson fut immergé et dirigé vers le conduit d’évacuation qui ne tarda pas à l’avaler.
Normalement, si tout se passait bien, Mary devait atteindre le lac Sheridan dans une dizaine de minutes.
Après…
Sholem croisa les doigts.
Après, il faudrait qu’elle se cache.
Qu’elle survive durant les quelque huit mois qui la séparaient de l’accouchement.
Qu’elle mette l’enfant au monde.
L’enfant de Gork.
Le dernier de la Race.
Qu’elle l’élève.
Si possible…
A condition qu’il n’ait pas les yeux rouges !