CHAPITRE VI







I





Sur le coup, Sholem crut qu’il était victime de ses sens.

— C’est… c’est impossible ! bredouilla-t-il en se retournant vers Mary. C’est Gork !

Elle acquiesça d’un mouvement du menton.

— C’est bien lui, reconnut-elle.

— Mais… il ne peut pas être là ! Pas lui ! Il a été réformé dans la semaine !

— C’est ce qui a été dit… C’est ce que j’ai appris comme tout le monde, par les mass média… Et pourtant ?

Effectivement, Gork était là !

Plus présent que jamais.

Les Andros pouvaient se ressembler, Sholem était bien certain d’avoir Gork à ses pieds.

— Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Comment le connaissiez-vous ? demanda Sholem complètement perdu.

— Ce qu’il fait là, je n’en sais rien, déclara Mary en détachant ses mots. Je comptais sur vous pour me l’apprendre.

— Moi ? Mais comment voulez-vous que je le sache ? se défendit Sholem affolé.

Du doigt, Mary lui désigna un point qu’il fixa incontinent.

Un miroir, au-dessus du lavabo, sur lequel on avait écrit, à la hâte :



SM 7724-4 SHOLEM

APPELLE-LE, IL SAURA



Le curieux message avait été tracé avec un crayon de rouge à lèvres dont le tube brillait comme mille soleils au fond du lavabo.

Le « A » de « SAURA » se prolongeait verticalement jusqu’au bas du miroir, en faisant une lettre bancale, surréaliste.

Manifestement, Gork n’avait pas pu aller plus loin dans la rédaction de son message,

— De quoi est-il mort ? demanda Sholem.

— Je ne sais pas… Je l’ai examiné succinctement sans trouver la plus petite trace de blessure.

— Il est bien mort de quelque chose !

Mort ! Gork était « mort ». Et lui, Sholem, y pensait très naturellement. C’était la vérité. L’évidence. Gork était « mort ». Comme un Humain. Il n’avait pas été au bout de son « programme ». Il n’avait pas connu le Conteneur-Désactiveur, la Dispersion Moléculaire. Pas de Réforme pour Gork !

L’Univers entier chancelait.

Gork resurgissait de ses molécules, créant un nouvel incident aux proportions encore difficiles à cerner.

— Je ne sais pas de quoi il est mort, mais vous, vous devez certainement avoir une idée, fit Mary en désignant le miroir.

— Absolument pas ! Qu’allez-vous imaginer là ! J’ai quitté Gork à la Matrice Têta jeudi en fin de matinée et je ne l’ai plus revu depuis… Le professeur Diétrich m’a appris lui-même qu’il était irrécupérable et qu’on l’avait réformé la nuit même… Voilà tout ce que je sais !

— Alors nous sommes victimes tous les deux d’une hallucination, dit Mary. Gork a été réformé et ce que nous avons sous les yeux n’est qu’une vision tridi !

— Il doit forcément y avoir une explication, risqua Sholem qui n’en voyait précisément aucune.

— Gork m’a demandé de vous appeler, je l’ai fait…

— Pourquoi moi ?

— IL SAURA, cita-t-elle.

Sholem secoua furieusement la tête.

— Non, justement ! Je ne sais rien ! Rien du tout ! Et puis savoir quoi, d’abord ? Il n’a pas pu aller jusqu’au bout… Il peut y avoir mille interprétations !

— J’en connais au moins une, fit calmement Mary.

Trop calmement.

Sholem attendit la suite avec inquiétude.

— Je saurai, quoi ?

— M’aider…

Elle désigna la dépouille de Gork.

— …A me débarrasser du corps !

Sholem fit un bond.

— Vous n’y pensez pas ! Nous devons appeler la Matrice, prévenir le professeur Diétrich ! C’est tellement stupéfiant ! Retrouver Gork ici, mort d’on ne sait quoi, alors qu’il a été réformé il y a quatre jours !

— Vous n’appellerez personne, dit Mary Austin. Vous allez m’aider à sortir le corps de l’immeuble, un point c’est tout !

Sholem allait répliquer lorsque, soudain, un éclair lui traversa l’esprit.

— Dites, vous ne m’avez toujours pas répondu : Gork, comment le connaissez-vous et pourquoi est-il venu mourir dans votre appartement ?

Mary Austin ne se déroba pas, soutint son regard au contraire.

— Je l’ai connu au bar où il travaillait, renvoya-t-elle. Et pour l’appartement, il savait où je cachais le double de mes clés.

« Gork venait souvent ici… Il était mon amant ! »




II



Malgré lui, Sholem recula.

Il en avait entendu et vu des sévères ces derniers temps mais là, il ne marchait pas.

Il ne voulait pas marcher.

Ce que lui confiait cette Femme, Mary Austin, était inconcevable.

Face à lui, Mary pouvait lire l’incrédulité dans son attitude.

— Vous vous dites que c’est impossible, n’est-ce pas ? Eh bien, cela durait pourtant depuis trois mois ! Et c’était parfait ! Surtout ces derniers temps avant que vous n’arriviez avec vos appareils et votre Réforme !

A bout, de nouveau la voix cassée, elle le plaqua là et s’en fut dans le living, le laissant seul, perdu, anéanti.

Gork et cette Femme…

L’univers en avait fini de chanceler.

Il basculait.

Renversées, soufflées, toutes les Notions, toutes les Valeurs.

Le Statleg ?

Réduit à rien. Pulvérisé.

Il le savait, à présent. En fait, il y avait un moment qu’il le sentait, que ça bouillonnait en lui, que ça grondait ; il fallait bien que ça finisse par éclater.

On y était.

Il ne pouvait plus se leurrer, s’affubler d’œillères géantes.

Il devait faire face. Le moment était venu. Ne plus nier systématiquement. Aller de l’avant, au contraire. Pour comprendre pendant qu’il était peut-être encore temps.

Un bruit de verre lui parvint du living.

Il quitta la salle de bains et rejoignit Mary Austin. Elle était assise sur un canapé, devant une table basse, un verre à la main.

Il resta debout près d’elle, demanda :

— Comment c’est arrivé, Gork et vous ?

— Vous voulez des détails croustillants ? fit-elle, immédiatement sur la défensive.

— Non. Je vous assure que non. J’aimerais simplement que vous me racontiez comment ça s’est fait, c’est tout.

— Simplement. J’ai pris le temps de parler avec lui, de le découvrir et puis ça s’est fait tout seul. Il a eu envie, et moi aussi.

Envie. Avoir envie.

« De quoi ai-je envie, en cet instant précis ? s’interrogea Sholem. D’abord, de comprendre tout ce qui se trame. Le pourquoi et le comment des deux incidents. Et puis Gork. Sa présence ce soir alors qu’il aurait dû être réformé. Voilà de quoi j’ai envie. Et de Mary Austin… Est-ce que j’ai envie de Mary Austin ? »

Il eut beau se débrider l’imagination, la réponse était non. Il avait « dévié », comme Gork, mais sans prendre les mêmes rails que lui. Peut-être cela viendrait-il, mais par quels biais ? Lui, Sholem, avait eu besoin en quelque sorte qu’on le secoue, qu’on l’éveille, il n’avait réagi que contraint, sous la poussée des événements.

Mais qu’est-ce qui pouvait bien créer la « poussée » ?

Pour Gork, Mary Austin ?…

Avait-elle servi de révélateur ou de détonateur ?

Assise, elle venait de liquider son verre d’un coup sec, s’en servait un autre.

Au passage, Sholem nota qu’elle avait les mêmes goûts que Stève Random. Tous deux buvaient du bourbon. La même marque. Du Kentucky Tavern de 8 ans d’âge.

— Si vous en voulez, vous vous servez ! Lui dit-il en remarquant qu’il louchait sur la bouteille.

Il refusa poliment.

— Par contre, je trouve que vous, vous buvez beaucoup.

Elle eut un haussement d’épaules, fataliste.

— Quelle importance !

Il se pencha sur elle, lui ôta doucement le verre de la main, le posa sur la table sous son regard médusé.

— Gork, fit-il pour répondre à son ébahissement. Si on doit l’emmener hors d’ici, autant que vous soyez en pleine possession de vos moyens.

— Vous acceptez de m’aider, c’est vrai ? bredouilla-t-elle.

Il hocha la tête en signe d’acquiescement.

— Pour vous, pour lui, murmura-t-il. Et aussi pour moi et un tas d’autres… personnes.




III



Vingt minutes plus tard, la Regen franchissait l’un des longs ponts suspendus qui rayonnaient autour de la cité.

Sans perdre un seul instant, ils avaient enroulé un tapis autour du corps de Gork puis ils étaient redescendus au parking. Une fois encore, la chance avait été de leur côté et ils n’avaient pas rencontré âme qui vive.

Caser le corps dans le véhicule avait finalement été la tâche la moins aisée.

Mary Austin qui avait eu le temps d’établir un plan de bataille savait où le cacher, dans la maison de campagne de l’une de ses amies absente pour un bon moment.

Les conditions météo ne permettaient pas de l’enterrer, il faisait de plus en plus froid et la terre était aussi dure que du béton.

Le plus facile aurait été, évidemment, de se débarrasser du corps dans la première impasse venue mais il n’en avait jamais été question une seule seconde.

Ni Mary Austin ni Sholem ne se serait accommodé de cette solution, chacun pour des raisons personnelles.

De temps à autre, ils croisaient un autre véhicule ou bien se faisaient doubler. Ils devaient être très prudents et éviter d’attirer l’attention sur eux. En cas de contrôle, Sholem, plus que jamais déguisé, ferait semblant de dormir.

Mais tout se passa bien et il leur fallut une heure pour rejoindre la propriété. Heureusement, elle se situait dans un coin désert.

Sur place, ils agirent avec la plus grande rigueur, ne tenant pas à s’éterniser.

Sholem chargea le corps de Gork sur ses épaules et il suivit Mary jusque dans un cellier où zonzonnait le moteur feutré d’un immense congélateur.

C’était ce qu’ils avaient trouvé de plus rationnel compte tenu des circonstances.

Sholem se chargea de l’opération. C’est lui qui déposa la dépouille dans l’appareil pendant que Mary sanglotait dans le garage, le front contre le mur, les mains crispées sur un mouchoir.

Puis ils prirent le chemin du retour.

— Ça va mieux ? s’inquiéta Sholem alors qu’ils roulaient déjà depuis une bonne demi-heure dans le silence le plus total.

— C’est fini… Pardonnez-moi, je crois que je n’ai pas été à la hauteur…

Une question tarabustait Sholem. Il finit par la poser :

— Vous… vous l’aimiez ?… Je veux parler de Gork.

— Ça vous choque ?

— Non. Ça m’intéresse de le savoir, simplement.

— Oui. Je crois que je l’aimais.

— Vous croyez ?

— Il me manque… Sa tendresse, sa compréhension, sa tolérance. Il n’était pas un merveilleux amant, on ne lui a pas laissé le temps pour ça, mais c’était un homme véritable…

— Un homme véritable ? reprit Sholem.

— Oui. Il existait. Il laissait aux autres le droit d’exister aussi. Il n’avait pas soif de conquête, de fureur, de violence. Il me respectait. Avec lui, j’étais un être Humain. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Pas très bien, avoua Sholem. Pour moi, les Hommes et les Femmes sont des êtres Humains. En bloc.

Mary eut un petit rire.

— C’est beaucoup plus complexe que ça, beaucoup plus ; surtout lorsque l’on voit les choses de l’intérieur.

Sholem jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet. Il n’était pas loin d’une heure du matin et la cité s’annonçait par des constructions à la fois plus fréquentes et plus imposantes.

Puis ce fut à nouveau le pont et, enfin, la Zone A où logeait Sholem.

La boucle était bouclée.

Sholem quitta imper et chapeau à larges bords.

— C’est drôle, fit-il au moment de mettre le pied à terre.

— Quoi ?

— Je viens de penser à un fait… Je n’ai jamais quitté la cité et pratiquement pas la Zone A… Et le jour où ça arrive, ça se passe en pleine nuit et je n’en connais rien de plus que ce que j’ai vu dans les films télé !

— Gork aimait la campagne, murmura Mary, nous y allions chaque fois que c’était possible.

— Sacré Gork ! tonna Sholem.

Puis il sortit du véhicule.

La voix de Mary le rattrapa alors qu’il regardait longuement autour de lui.

— Ça vous plairait d’y venir avec moi ?… En tout bien tout honneur, s’entend !

— Je n’ai qu’un dimanche par semaine, répondit-il, et il se pourrait bien que le dernier soit passé sans que je m’en rende compte.

Présentement, puisqu’il était une heure, on venait de glisser sur le mardi.

Comme elle n’avait visiblement pas compris le sens caché de sa réponse, il s’expliqua.

— Jeudi, j’ai mon contrôle hebdomadaire et je crains bien que…

Mary se mordit les lèvres.

— Ne les laissez pas faire ! Ne les laissez plus faire ! Ils n’ont pas le droit !

— Au mieux, il me reste deux jours… Je vais les mettre à profit en tentant de glaner des renseignements à titre officiel.

« Après… »

— Battez-vous ! N’acceptez plus votre sort avec résignation !

— Me battre, non, sourit gravement Sholem, mais je n’irai pas à l’abattoir… Je sais à la fois trop de choses et pas assez !

— Vous pouvez compter sur moi, Sholem, n’importe quand et pour n’importe quoi ! affirma-t-elle solennellement. Vous avez mes coordonnées.

Il la remercia, puis demanda avant de claquer la portière :

— Vous m’avez toujours dit « vous », pourquoi ?

Elle ouvrit de grands yeux.

— S’entendre dire « tu », il faut le vouloir, le demander… C’est un échange… Enfin ce devrait être un échange et pas une espèce de sceau appliqué comme un fer rouge… Vous comprenez ?

Il eut un sourire en guise d’assentiment. Ce qu’elle lui disait restait un peu confus mais il se dégageait de ses propos quelque chose qui lui laissait entrevoir un concept dont il n’avait jamais eu la moindre idée.

— Dimanche ? fit-elle en croisant les doigts.

— Dimanche ! De toute façon ! promit-il sur un ton qui le surprit lui-même par sa fermeté soudaine.

Et il claqua la portière.

La Regen démarra silencieusement et il suivit longuement ses feux arrière du regard.

Dimanche…

C’était loin. Une espèce d’horizon. Un point qu’il risquait de ne jamais atteindre.

Dimanche…

Il se secoua. Pour l’heure, on était mardi et il fallait reprendre le collier.