CHAPITRE V
I
Durant les jours qui suivirent, Sholem s’efforça d’accomplir son travail avec la même conscience qu’avant.
Ce qui n’était pas une mince affaire car son esprit avait de plus en plus de mal à coller aux tâches de sa fonction.
Et cela pour des tas de raisons.
D’abord, parce que comme l’avait laissé entendre Stève Random la situation avait évolué. Dès le lendemain, les journaux avaient relaté l’incident du Glitran, créant une cascade de réactions diverses.
Dès lors, des heurts avaient éclaté et déjà deux Andros avaient trouvé la mort.
D’autres incidents de gravité moindre se multipliaient et il ne faisait pas bon pour Andro se promener seul dans les rues de la cité une fois la nuit tombée.
Jusqu’ici l’Ordre et ses Piliers avaient réussi à contrôler les événements car ils avaient toujours eu affaire à des cas isolés, mais il apparaissait comme évident que le premier mouvement de foule important les déborderait.
Le Gouvernement appelait au sens civique de chacun, demandait que l’on garde la tête froide afin de conserver à la conjoncture sa juste valeur.
Dans tous les conapts A, les branchements radio-télé avaient été coupés car on ne tenait pas à sensibiliser l’Empreinte Psychique des Andros et, peut-être, faire éclater chez eux des freins inconscients, des scories intérieures, à la vue de certaines bandes d’actualité les mettant directement en cause, lesquelles ne pourraient en aucun cas leur être bénéfiques.
Bref, on était assis sur une poudrière.
Mais malgré les circonstances exceptionnelles, Sholem s’inquiétait surtout de lui.
Il continuait à pouvoir évoquer instantanément tous les articles du Statleg mais ne se sentait pas bien dans sa peau.
Il « déviait », il en était sûr…
D’ailleurs, lorsqu’il avait donné son accord à Stève Random, c’était surtout en fonction de lui. Lui en tant qu’individu. Lui qui avait pensé « mourir ». Lui qui avait redouté une fin « imprévue ».
Le temps avait passé depuis et il n’avait pu empêcher une sourde angoisse de l’envahir.
Son prochain contrôle personnel…
Il y pensait sans cesse, redoutait d’entrer dans l’Hypno-Bloc et de ne plus jamais se réveiller…
Il était devenu comme Gork !
Et lorsque arrivait le soir, qu’il se retrouvait seul dans son conapt, comme présentement, son angoisse se transformait vite en panique et il avait toutes les peines du monde à tenir en place.
Le buzzer du vidphone le statufia.
Qui pouvait l’appeler sinon Stève Random ?
Sholem se sentit mal, tout à coup. Un vertige le fit chanceler. Random l’appelait et il n’avait rien à lui dire. Ses différentes visites à la Matrice Têta ne s’étaient soldées par aucun fait nouveau. Ce n’était pas si simple. Et à tout moment, Sholem craignait, vu la situation, qu’on lui imposât un contrôle non prévu.
Le cœur battant, il finit par se rapprocher du vidphone, et enclencher la touche d’accord.
Le visage qui apparut sur l’écran de son appareil n’était pas celui qu’il attendait.
Il s’agissait d’une Femme.
Une blonde aux cheveux bouclés, au visage un peu rond.
Sholem la trouva très belle. Elle dégageait une impression de force, d’équilibre…
— Vous êtes bien SM 7724-4 ? demanda-t-elle soudain d’une voix cassée.
Un instant, Sholem crut avoir affaire à une secrétaire de Random.. Mais il décela rapidement un désarroi dans son débit et dans ses yeux verts clairs, une émotion qui le surprit tout en le mettant sur ses gardes.
— Vous êtes bien… Sholem ? Insista-t-elle devant son mutisme.
D’abord son indicatif, ensuite son nom. La respiration de Sholem se bloqua. Que lui voulait cette Femme ? Comment avait-elle eu ses coordonnées ? Il avait beau être quelqu’un dans la Hiérarchie A, il restait tout de même un Andro anonyme parmi des milliards d’autres.
— Je vous en supplie… Répondez-moi !
— Vous devez vous tromper, finit-il par balbutier.
— Si vous êtes Sholem, il faut me le dire… Je vous en prie !
Au fur et à mesure de leur étrange dialogue, son désarroi se changeait en détresse. Sa voix, à présent, charriait des sanglots.
— Je suis bien Sholem, admit-il enfin.
Elle reçut cette brève information comme un remède à tous ses maux. Son visage se colora de rose.
— Alors il faut absolument que je vous voie ! déclara-t-elle.
II
Instinctivement, il eut un geste de recul.
— Ne raccrochez pas ! insista la Femme. Je sais ce que mon appel peut avoir d’insolite mais il faut que vous me croyiez : je dois absolument vous rencontrer… J’ai besoin de vous !
— Je… je ne veux pas sortir, bredouilla-t-il complètement pris de court. D’abord, je suis en période de repos, cela m’est interdit… Et puis il y a les événements…
— Je dois vous voir ! Il faut que vous veniez chez moi ! Il le faut absolument !
— C’est impossible ! glapit Sholem totalement décontenancé par les injonctions de son interlocutrice.
— Je vais venir vous chercher en voiture… Je sonnerai deux coups courts et trois coups longs ; vous n’aurez qu’à descendre !
— Il n’en est pas question ! refusa Sholem.
Mais il ne se parlait déjà plus qu’à lui-même. Sa mystérieuse correspondante avait raccroché.
III
De nouveau seul, Sholem mit du temps à réaliser.
Que pouvait lui vouloir cette Femme qu’il n’avait jamais vue, il en était sûr. Enfin, il n’avait pas rêvé : elle avait bien parlé de le rencontrer, de… de l’emmener chez elle qui plus était ! Cette Femme était malade. Ou bien il s’agissait d’une farce. Ou d’une espèce de comédie montée par Stève Random pour l’approcher sans se compromettre, comme la première fois.
En fait, il y avait mille possibilités. Ou pas loin.
Et si c’était un test, une espèce d’épreuve destinée à le confondre ? Une expérience d’un genre nouveau ?
A bien y réfléchir, non. Le professeur Diétrich avait assez à faire en ce moment sans se lancer dans une telle direction.
Alors ?
Pour savoir, il n’y avait pas trente-six solutions… Il fallait rentrer dans le jeu, accepter le curieux rendez-vous.
La bouche sèche, il se servit un grand verre d’eau.
IV
Lorsque le troisième et dernier coup de sonnette retentit, Sholem s’accorda une pause légère puis il quitta son conapt.
Puisqu’il avait décidé d’aller jusqu’au bout, pourquoi hésiter encore.
L’ascenseur le déposa au rez-de-chaussée, les portes du bâtiment s’escamotèrent devant lui.
Trois marches et il fut sur l’esplanade, l’immense dalle qui courait au bas des différents immeubles.
Le froid avait redoublé. Heureusement, sa combinaison A-Text se révélait chaude l’hiver et très fraîche en été, bien qu’en fait il n’y eût plus de véritables saisons.
Alentour, c’était le désert.
Une nouvelle volée de marches et il aperçut, en contrebas, sur la chaussée, tous feux allumés, un véhicule de marque Regen, une voiture typiquement féminine.
Au dernier moment, il ne put museler un sentiment de panique. Et si tout cela n’avait été qu’un piège grossier monté par des Humains décidés à « manger » de l’Andro ? C’était plausible, après tout.
Mais la portière côté passager s’ouvrit, l’intérieur de la Regen s’éclaira et il reconnut la Femme du vidphone.
Prudent, il ne put s’empêcher de jeter un rapide coup d’œil à l’arrière du véhicule.
— Montez vite ! le pressa l’inconnue.
Un peu dépassé, sans savoir ce qu’il faisait vraiment, il s’assit près d’elle.
Elle démarra aussitôt.
— N’ayez pas peur, fit-elle en regardant droit devant elle.
— Je n’ai pas peur, renvoya Sholem figé dans la même attitude.
— Il fallait que je vous voie… C’était vital !
Bizarrement, Sholem remarqua seulement à cette seconde que depuis le début de leur conversation elle l’avait toujours voussoyé.
Il eut envie de relever le détail mais renonça finalement.
— Je m’appelle Mary Austin, dit-elle soudain sur un ton presque joyeux. Vous pouvez m’appeler Mary.
Sholem acquiesça d’un grognement.
Autour d’eux, défilait un paysage fantomatique.
Sholem n’essaya même pas de se repérer. A quoi cela aurait-il servi. En se glissant dans la Regen, il s’était en quelque sorte livré corps et âme.
— A quoi pensez-vous en ce moment précis ? s’inquiéta tout à coup Mary.
— Je me demande si vous n’êtes pas… Enfin si vous réalisez bien ce que vous faites.
— Pour ça, oui ; ne vous inquiétez pas !
— Mais maintenant que je suis là, près de vous, ça vous apporte quoi ?
Il lui revenait en mémoire des histoires à dormir debout dans lesquelles le sexe jouait un rôle prépondérant. Des Femmes se livrant à des actes insensés avec des Andros mâles ou femelles ramassés comme ça, en passant, alors qu’ils n’appartenaient nullement à la division des Péripats.
Pour autant qu’il sache, le Sexe avait toujours eu beaucoup d’importance chez les Humains.
— Je ne peux rien vous dire, répondit Mary. En fait, je ne sais rien moi-même… Peut-être pourrez-vous m’expliquer ?
Sholem se tourna carrément vers elle. Apparemment, elle n’avait pas l’air de plaisanter. Pourtant…
Soudain, les virages se succédèrent, plus courts, de plus en plus rapprochés.
Puis ils s’engagèrent sur une rampe raide comme un toboggan et pénétrèrent dans un sous-sol qui faisait office de parking.
Mary dirigea la Regen vers un point précis, sa place habituelle certainement, puis elle coupa le contact. Ils étaient arrivés.
Si on n’avait pas pu les voir jusqu’ici, grâce à toutes les glaces réverbérantes dont était équipé le véhicule, il n’en était plus de même à présent.
— Vous ne voulez tout de même pas que je sorte comme ça, s’affola Sholem à juste titre. Je n’ai rien à faire dans ce coin et avec le climat qui règne en ce moment il faudrait peu de chose pour que vous et moi ayons des ennuis.
Elle désigna la banquette arrière.
— Il y a un imper et un chapeau derrière.
Maladroitement, il s’habilla et ils purent enfin sortir.
Un ascenseur les prit qui les déposa au quatrième étage d’un immeuble qui en comptait seulement six.
La chance voulut qu’ils ne rencontrent personne. Le cœur battant la chamade, Sholem se tenait toujours tête baissée de façon à ce que les larges bords de son chapeau cachent complètement son visage et ses yeux.
Il se sentait tout drôle. Flou. Cotonneux. Etonné, grisé par cette audace qu’il se découvrait.
Une porte.
La dernière.
Lorsqu’ils l’eurent franchie, Sholem respira mieux. La tension qui l’habitait depuis son départ tomba de quelques degrés.
Il voulut s’arrêter, se laisser aller contre le mur mais la main de Marry l’agrippa par un pan de son imper et, dérouté, il ne put que la suivre.
Elle l’entraîna à travers un grand living dont il n’eut qu’une vision fugitive et ne consentit à le lâcher qu’au seuil d’une pièce qu’il identifia comme la salle de bains.
Là, elle s’effaça, lui offrit le passage.
Un peu pris au dépourvu, il finit par avancer, s’encadra dans le chambranle de la porte, s’arrêta net devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux.
Sur le dallage en grès cérame gisait un corps.
Un corps figé par la mort.
Celui d’un Androïde.
Gork !