Voici le deuxième tome du journal que j'ai tenu de
mai 1981 à mai 1991, décennie au cours de laquelle j'ai été le
conseiller spécial de François Mitterrand, Président de la
République française. Ce volume retrace la période allant du 15
mars 1986 au 8 mai 1988, pendant laquelle Jacques Chirac dirigeait
le gouvernement. Un troisième tome couvrira les trois années
suivantes, lorsque Michel Rocard était aux affaires.
Verbatim appartient à
un genre littéraire particulier et sa publication est pour moi
comme une parenthèse dans mon travail d'écrivain. En raison, bien
sûr, du sujet traité, sur lequel je ne reviendrai plus par la
suite. Mais aussi par le contenu où s'entrechoquent notations sur
le vif et conversations diplomatiques. J'espère faire entendre,
ainsi, tant le bruit d'événements considérables que la petite
musique de la « comédie du pouvoir ».
Les épreuves de ce livre, comme celles du
précédent, ont été communiquées au Président de la République sans
que cela soit de nature à l'engager d'aucune manière sur son
contenu. Il s'agit exclusivement de notes personnelles, non
officielles, consignées chez moi au jour le jour, reflétant ce que
j'ai vu ou entendu directement ou, parfois, ce qui m'a été rapporté
— par un ou plusieurs témoins — de certains événements lorsque je
n'ai pu y assister directement. Pour la commodité de lecture, j'ai
transcrit le plus souvent en style direct les propos des différents
protagonistes; leur reconstruction ne saurait être prise pour la
reproduction mot pour mot des paroles prononcées à l'époque par
ceux à qui ils sont prêtés, et elle n'engage évidemment que moi,
comme il en va pour tout mémorialiste.
Les éventuels démentis à venir ne signifieront pas
que j'aie altéré la teneur de ces propos ou en aie inventé
certains, mais que leur publication est jugée inopportune par ceux
qui les tinrent. Il en va et en ira toujours ainsi pour les
témoignages publiés mettant en scène des personnalités encore en
activité ou qui projettent elles-mêmes de donner leur version de
l'Histoire.
Je ne reviendrai pas sur l'histoire de la
rédaction de ce livre. Elle a été l'objet de bien des polémiques.
Ce que j'ai écrit en introduction au premier volume reste, mot pour
mot, valable pour celui-ci. Je voudrais seulement répondre à
quelques interrogations qui ont surgi alors.
On a d'abord soutenu que le délai entre les faits
rapportés et leur relation était trop court. Comparé à de
prestigieux exemples étrangers, Verbatim est au contraire plutôt tardif: Henry
Kissinger, Jimmy Carter, Margaret Thatcher, Giulio Andreotti,
Mikhaïl Gorbatchev, par exemple, ont publié leurs mémoires —
contenant notes administratives, procès-verbaux d'entretiens,
confidences de tiers — dans des délais équivalents, voire
sensiblement plus courts. Ce fut aussi le cas, en France, des
Mémoires de guerre du général de
Gaulle. Enfin, sur la période ici couverte ont déjà été publiés
plusieurs livres, dont les plus sévères commentateurs louèrent le
sérieux, évoquant à leur façon nombre de faits consignés dans ce
volume, certains s'appuyant parfois sur des documents d'archives
qu'ils citaient amplement1.
Certains ont soutenu que Verbatim contenait des erreurs. En fait, un très
petit nombre de critiques factuelles ont été adressées au premier
volume: une cinquantaine sur près de dix mille événements cités. A
trois exceptions près, je les ai toutes réfutées. Et si quelques
acteurs de cette période ne se sont pas retrouvés dans ma relation
des faits, il y a à cela deux explications : quelques-uns mentent
délibérément pour reconstruire leur image, nier leur rôle, faire
oublier certaines de leurs erreurs; la plupart, de bonne foi,
oublient leur passé, leurs paroles, leurs actes, leurs sentiments,
ou les refaçonnent par l'étrange travail de la mémoire qui filtre,
transforme et embellit.
On a aussi soutenu que la révélation de
conversations privées risquait de nuire aux intérêts de la France.
Il n'en est rien. Dans ce tome comme dans le précédent, j'ai pris
évidemment toutes les précautions pour écarter de mes notes
publiées les rares secrets dont la divulgation pourrait prêter le
flanc à ce genre de reproche. C'est en particulier le cas sur les
questions de Défense.
On a encore prétendu que plusieurs chefs d'État
étrangers s'en étaient offusqués et que, s'ils avaient su que mes
notes étaient destinées à voir le jour, ils se seraient exprimés
autrement devant moi. C'est faux. Tous ceux d'entre eux que j'ai
rencontrés depuis lors m'ont remercié d'avoir rapporté et mis en
perspective avec exactitude leurs propos. Un homme d'État sait fort
bien que toute son action est faite pour être un jour connue de
tous. Il parle donc en conséquence, même en privé. C'est ce qui le
distingue d'un politicien. Si tous les acteurs de la vie publique
agissaient de la sorte, on en aurait vite fini avec le double
langage. Je me plais à imaginer ce que deviendrait l'Histoire si
aucun dictateur ou démagogue n'était à l'abri d'une prompte
publication de l'ensemble de ses propos. La transparence est une
garantie de démocratie. Abolir ou réduire le secret, c'est-à-dire
l'appropriation privée de l'information, c'est entamer l'ultime
rempart d'élites autoproclamées.
On a enfin laissé entendre que l'élaboration d'un
livre d'Histoire — fût-elle contemporaine — devait être réservée
aux historiens de profession. Qu'eux seuls auraient en quelque
sorte le droit de détenir et traiter ultérieurement le matériau
brut laissé par les acteurs sous forme d'archives. C'est là le plus
français des arguments. Je l'avais déjà entendu après avoir écrit
sur le temps, sur la médecine, sur la musique, sur la propriété,
sur les grandes découvertes. Dans notre pays, le corporatisme est
encore vivace, les corporations restent innombrables. Je ne
cesserai jamais de combattre ces cloisonnements: l'Histoire
n'appartient pas aux historiens, mais aux peuples qui la font ou la
subissent. Les vrais historiens le savent. Au surplus, l'essentiel
de ce que contient ce livre a été vécu et pris en notes par moi et
par moi seul. Sans moi, sans ce livre, rien n'en serait disponible
pour les historiens futurs. Verbatim
aidera donc, je l'espère, les plus sérieux d'entre eux à replacer
les faits dans leur contexte et à les confronter aux témoignages
des contemporains.
Je n'ai pas voulu y régler quelques comptes — la
vindicte n'est pas mon jeu favori — ni y reconstruire l'Histoire.
Seulement raconter. Rendre compte au souverain, c'est-à-dire au
peuple. Et rendre des comptes. Crûment. Froidement. Cliniquement.
Sans juger. Sans peser des vérités contradictoires. Sans masquer ce
qui pourrait déplaire aux puissants d'hier, d'aujourd'hui ou de
demain.
Ce second tome raconte ce qui s'est joué dans les
coulisses du pouvoir durant deux années d'une importance
considérable.
En ce temps-là, l'Europe commençait de prendre une
forme nouvelle. La coopération politique, militaire et monétaire
franco-allemande s'approfondissait, créant les conditions de la
rédaction du traité de Maastricht. Une formidable partie d'échecs
entre les deux superpuissances aboutissait à un premier désarmement
nucléaire, accepté par les Américains en échange du droit de
poursuivre la mise au point des armes de la « guerre des étoiles ».
En URSS, tandis que Mikhaïl Gorbatchev amorçait des réformes
économiques et politiques majeures dans le but de sauver ce qui
pouvait l'être encore du Pacte de Varsovie et du Comecon, des
craquements se faisaient entendre aux rares oreilles attentives.
Par ailleurs, les drames du terrorisme et des otages maculaient de
sang des polémiques parfois dérisoires.
En France, des hommes politiques nouveaux, tel
Édouard Balladur, faisaient leurs premières armes. D'autres, tels
Gaston Defferre ou Alain Savary, livraient leurs ultimes assauts.
Jacques Chirac y a fait l'apprentissage du pouvoir suprême. Il
s'est révélé progressivement un homme politique cultivé et ouvert.
Dans les premiers mois de la cohabitation, la guerre entre les deux
pôles de l'exécutif fut terrible et conduisit les uns et les autres
à des formules ou à des jugements qu'ils durent sans doute
regretter par la suite. Puis s'est installée entre le Président et
son Premier ministre une relation faite de curiosité réciproque et
de réelle sympathie. Peut-être parce que l'un et l'autre avaient
beaucoup retenu de la période précédente. Le premier avait retrouvé
le goût perdu des batailles et des conquêtes; le second avait
appris la patience. François Mitterrand pensa jusqu'en mai 1988 que
Jacques Chirac était trop imprévisible pour faire un bon Président;
ce fut même un des moteurs de sa propre candidature. Mais, peu à
peu, sa critique se fit plus indulgente, plus compréhensive. Il
trouva que l'autre, finalement, apprenait vite. Des adversaires
parvinrent ainsi à se connaître, voire à travailler ensemble alors
même que s'opposaient parfois brutalement, au sommet de l'État,
deux visions de la France. S'élaboraient, souvent dans
l'affrontement extrême, de nouvelles règles de fonctionnement du
pouvoir d'État. Une lecture inédite de la Constitution voyait le
jour, instituant un système où le Président de la République devait
négocier sans relâche avec un gouvernement issu d'une
représentation populaire exigeante. Une nouvelle répartition des
rôles apparaissait: le Premier ministre, candidat aux futures
élections présidentielles, se concentrait sur le court terme ; le
Président, avant de se lancer lui-même dans la bataille de sa
réélection, ne pensait qu'à l'image que laisserait son septennat
dans l'Histoire. Ainsi, au cours de cette période, un nouveau
partage des compétences se créa, ne distinguant plus deux
domaines, mais deux horizons, le Président assumant les choix à long
terme et laissant au gouvernement les responsabilités de la gestion
immédiate. Ce passage du domaine
réservé à l'horizon réservé
constitue un des acquis de cette période.
Cette distinction est bienvenue: comme toute
nation, la France est menacée de perdre son identité dans la
mondialisation des idées, des marchés, des objets. La fonction
étatique y est donc nécessairement double: d'une part, il convient
de gérer, de satisfaire les besoins à court terme, de répondre aux
aspirations telles qu'elles se définissent et émergent au gré des
conjonctures et des humeurs; d'autre part, il importe
d'entreprendre des actions dont l'échéance est beaucoup plus
lointaine que celle du mandat qu'a reçu l'élu. La force des
institutions françaises est de le permettre. Par voie de
conséquence, ce serait commettre, à mon sens, une grave erreur que
d'aligner la durée du mandat du Président sur celle du Parlement.
Cette coïncidence serait illusoire aussi longtemps que le Président
conserverait — ce que nul ne songe à lui retirer — le droit de
dissolution. En tout état de cause, l'horizon présidentiel doit
rester plus long que l'horizon parlementaire et
gouvernemental.
Au total, la période racontée dans ce volume
constitue un moment particulièrement riche de l'Histoire de France,
où furent fixées des règles et des pratiques avec lesquelles nous
vivons et vivrons sans doute longtemps encore.
1 La Décennie Mitterrand, tomes 1 et 2 (Le Seuil) de Pierre
Favier et Michel Martin-Rolland ; Le
Président (Le Seuil) et La Fin
d'une époque (Fayard-Le Seuil) de
Franz-Olivier Giesbert ; L'Épreuve de
vérité (Plon) de Gérard Longuet : Le
Roman de l'argent (Albin Michel) de Stéphane Denis;
Chronique d'une victoire annoncée
(Fayard) de Kathleen Evin, entre beaucoup d'autres titres.