Le Président : Notre pouvoir est malheureusement limité, tant ce conflit a pris maintenant des allures passionnelles. Mais je suis tout disposé à saisir à nouveau la Communauté et à intervenir au nom de la France pour favoriser la paix. J'affirme même que nous ferons tout pour peser sur les deux adversaires afin de parvenir à cette paix.
L'Émir : Je rends hommage à la position de la France... Je suis très heureux de cette rencontre. Sans vous connaître, je m'étais déjà fait de vous une image. Non seulement vous êtes totalement conforme à cette image, mais tout ce que vous m'avez dit et tout ce que je vois de vous montre que vous êtes encore au-delà. Je suis très fier de l'amitié que j'avais conçue pour vous avant même de vous rencontrer.
Le Président : Sachez que je suis dans le même état d'esprit. Surtout quand je pense à la situation dans laquelle vous êtes, au courage dont vous faites preuve, alors que vous êtes aux avant-postes de la guerre, et quand je pense à la stabilité que vous maintenez dans ce pays et à la continuité de vos positions.
L'Émir : Oui, et pourtant la frontière n'est qu'à 17 kilomètres ; il y a souvent des vitres soufflées à Koweït.
Le Président : Vous faites preuve d'un grand sang-froid.
L'Émir : C'est notre destinée.
Le Président : Votre politique indépendante et courageuse comporte des risques. Tout le monde ne peut pas être contenté à la fois.
L'Émir : Il n'y a pas de quiétude à espérer pour quelque homme que ce soit.
Le Président : En effet, si vous aviez rêvé à cela, vous auriez été déçu en tant qu'émir du Koweït
Vendredi 19 septembre 1986
A Roissy, avec beaucoup de révérence, Jacques Chirac vient accueillir François Mitterrand comme il est de coutume pour tout Premier ministre à un retour de visite d'État du Président. Pour la première fois, ils font le trajet à bord de la même voiture jusqu'à l'Élysée.
Dès leur arrivée à l'Élysée, le Président reçoit le Premier ministre avec les deux ministres responsables de la sécurité, Charles Pasqua et Robert Pandraud. Interrogé par le Président, Pasqua fait le point de l'enquête sur les attentats : Le travail de la police, tout à fait sérieux, permet d'établir que les Abdallah sont dans le coup.
Le ministre de l'Intérieur se lance dans un exposé des techniques policières destiné à expliquer comment les Abdallah ont été identifiés, les témoins ayant eu le choix entre cent trente photos. Il évoque le portrait-robot établi à la suite de l'attentat du métro Auber, etc. (Gilles Ménage avait déjà tous ces renseignements.) Matériellement, dit-il, les Abdallah ont eu la possibilité de réaliser le dernier attentat et de revenir ensuite au Liban.
Le Président : C'est conforme à une technique approfondie. Les FARL ont l'habitude de quitter le pays dès le coup commis.
Le Premier ministre : Curieusement, Abdallah n'a pas été entendu par la DST depuis qu'il est en prison. On voulait le mettre dans une autre prison pour qu'il soit interrogé. Je ne le sentais pas, j'avais peur qu'il s'échappe. On l'a mis à la Santé.
Robert Pandraud : Abdallah dit que ces attentats ne peuvent que le gêner. Il se demande pourquoi nous privilégions son groupe par rapport à celui de Naccache ou de l'Arménien. Les Abdallah sont parmi les fantassins qui ont commis les attentats, mais il est douteux qu'ils puissent les avoir organisés sans la couverture logistique et financière d'autres groupes. Il y aurait une collusion entre les FARL, le Hezbollah et l'extrême gauche européenne. Nos sources chez les Arabes nous disent que nous avons bien mis le pied dans la fourmilière.
Le Premier ministre explique alors toutes les difficultés rencontrées pour retrouver la BMW noire immatriculée 78, décrite par des témoins, rue de Rennes. Le fichier des cartes grises des Yvelines n'indique pas, en effet, la couleur des véhicules. Mais tout cela est dans les journaux.
Charles Pasqua : La BMW est la voiture préférée des Abdallah.
Robert Pandraud : Bien entendu, je ne peux pas garantir les résultats de la Police. Mais nous comptons aussi sur les services secrets arabes.
Charles Pasqua : Bien sûr, ils trouveront un moyen de les dissuader ou de les liquider, et personne ne dira comment ils ont fait.
Le Président : Je suppose qu'on s'est intéressé à leur idéologie, à leur littérature. C'est important.
Robert Pandraud : Oui. Les revendications étaient manuscrites, sauf les trois dernières. Elles étaient faites en France, de la même écriture. Les trois dernières venaient de Beyrouth. Est-ce que le scribe a eu peur ou est-ce qu'il a été « exfiltré » ?
Le Président : Quand nous en parlions avec le Premier ministre, nous nous demandions s'ils ne risquaient pas de s'épuiser assez rapidement.
Charles Pasqua : Nous avons pu avoir un contact avec un membre important d'Amal, très francophile.
Jacques Chirac l'interrompt : Oui, quelqu'un de très important, de très francophile. Selon eux, le pire est encore à venir. Il faut s'attendre à des menaces contre les proches des dirigeants français, ainsi qu'à la sortie des écoles.
Robert Pandraud : Les Hezbollah sont inquiets des progrès des conversations franco-iraniennes.
Jacques Chirac : D'ailleurs, les Iraniens ne parlent plus de Naccache dans leurs revendications, sauf dans un message transmis par leur chargé d'affaires, Haddadi, qui est un des plus durs.
Robert Pandraud : La mère d'Abdallah est venue le voir. Nous avons sonorisé la cellule. Il s'est vanté des attentats de Karachi et d'Istanbul. Le Prince Saoud a cependant dit à Jean-Bernard Raimond que l'autorité de Téhéran sur les Hezbollah était totale.
Charles Pasqua : On se demande pourquoi il n'y a pas eu d'explosion hier, quand le Premier ministre a parlé, ou ce soir, pour notre réunion.
Jacques Chirac : J'ai d'ailleurs failli vous demander, monsieur le Président, que notre réunion demeure secrète.
Le Président : Comment cela, secrète ? Vous en avez donc déjà parlé aux journalistes ?
Charles Pasqua : Et puis, on a une grosse inquiétude : le Pape doit bientôt venir en France [4-7 octobre à Lyon]. Ce n'est pas tellement pour sa personne que nous redoutons quelque chose, plutôt un attentat dans la foule. On ne pourrait pas l'éviter.
Le Président : Revenons à l'affaire Abdallah. Une difficulté majeure est qu'à ma connaissance le dossier est très faible. Mais autant, à une époque, un acquittement aurait pu être admis, autant vous voyez ce que ferait aujourd'hui la libération d'Abdallah après tous ces morts ! Dans tous les cas, l'interprétation serait aussitôt politique. D'ailleurs, quand interviendra la décision du juge ?
Jacques Chirac : S'il n'y a rien de particulier d'ici à la fin de l'année, ce sera un non-lieu ou bien un renvoi aux assises. Dans ce cas, le jugement interviendra à la fin du premier semestre 1987, si l'on veut aller vite ; sinon, vers la fin 1987.
Le Président : Toutes les hypothèses sont empoisonnées. Si tout ce sang a coulé pour découvrir finalement qu'il n'y a rien dans le dossier, je n'ose imaginer les conséquences sur l'opinion publique.
Jacques Chirac : En plus, l'intervention américaine est catastrophique.
Charles Pasqua : C'est un joli piège dont on ne peut sortir que par une faute.
Jacques Chirac : Le général Imbot [directeur de la DGSE] a son dispositif en place pour agir à l'étranger et sur le territoire national.
Le Président, avec un geste de la main pour écarter cette hypothèse : Mais quelles informations a-t-il apportées ?
Robert Pandraud : Pas grand-chose.
Le Président : Malheureusement, cela ne me surprend pas. A une époque, nous connaissions le Liban comme notre poche... Bon, on va rester en liaison pour l'information mutuelle et la concertation. Je vous recommande d'analyser de près les textes et les procédés, et de regarder le rôle de l'avocat.
André Giraud persiste avec un superbe entêtement à ignorer le Président. Il propose de remplacer le général Saulnier par le général Schmidt au poste de chef d'état-major des armées. François Mitterrand refuse : Saulnier restera jusqu'à la limite d'âge. Giraud n'a pas à s'en mêler. Cette question est de la compétence exclusive du Président. Est-il bête ou fait-il de la politique ? Ou les deux ?
Samedi 20 septembre 1986
Le Président, à propos du gouvernement : Ils n'agissent que par électoralisme. Leur comportement est vraiment choquant. Mais ils sont trop pressés. C'est leur faiblesse.
A 12 h 30, Jean-Louis Bianco reçoit un coup de téléphone du Premier ministre : Comme nous en sommes convenus avec le Président, je vous fais parvenir mon discours aux Nations-Unies. C'est une figure imposée dans le genre de l'énumération. Si vous pouviez me faire connaître les réactions du Président d'ici lundi, date limite pour la traduction de mon texte...
Le texte arrive en fin d'après-midi. Nous n'avons pas d'observations majeures à suggérer. La position qu'il prend sur l'IDS est convenable, en très net progrès par rapport à tout ce qu'il a dit jusqu'à présent. Il cite même le Président. Quelques remarques de détail lui seront transmises.
Les participants à la conférence du GATT de Punta del Este se mettent d'accord pour lancer un nouveau cycle de négociations commerciales, tout en évitant de singulariser les négociations agricoles. Le ministre français de l'Agriculture, François Guillaume, juge assez correct le résultat obtenu. A ses yeux, la France a réussi à démontrer que tous les pays du monde pratiquent les subventions à l'exportation, malgré la volonté affichée par les États-Unis de pointer le doigt sur la CEE. L'accord obtenu avec les États-Unis et d'autres grands pays exportateurs comme l'Australie et l'Argentine, dit-il, élargit le débat. Le GATT va donc devoir s'occuper de l'ensemble des subventions, directes et indirectes, c'est-à-dire des États-Unis.
Alors que le Sommet de Tokyo avait décidé la création d'un groupe des seuls ministres des Finances des pays participants, Édouard Balladur m'informe que le secrétaire d'État au Trésor américain demande que les gouverneurs des banques centrales participent à ces réunions. Nous refusons, mais il se peut que James Baker nous force la main. Chaque pays représenté au sein du G7 étant maître de sa délégation, lui-même pourra se faire accompagner par le président de la Banque fédérale.
Robert Pandraud demande à Mgr Capucci, évêque de Jérusalem et personnage ambigu, d'aller voir Georges Ibrahim Abdallah en prison. Le Président est contre, mais ne peut s'y opposer.
Dimanche 21 septembre 1986
François Mitterrand : J'en ai assez de la vulgarité et de l'impudeur de certains de ces gens-là. Il faut les laisser gouverner, parce qu'ils vont échouer. Je vais refuser de signer l'ordonnance électorale. Qu'ils se débrouillent avec la représentation nationale et que le débat ait lieu clairement et publiquement.
Après la démission de Jacques de Larosière, la campagne fait rage pour l'élection du futur directeur du Fonds monétaire international. Ce sera nécessairement le candidat choisi par les Européens, car ceux-ci sont prépondérants au sein du conseil d'administration du FMI. Trois candidatures européennes sont connues : celle de Michel Camdessus ; celle de Dini, présenté par l'Italie et qui, de l'avis général, n'a pas de grandes chances ; celle d'Onno Rudding, ministre néerlandais des Finances, considéré comme un excellent candidat. L'attitude de l'Allemagne sera déterminante.
Ce n'est pas gagné pour Camdessus, qui risque de se trouver devoir quitter la Banque de France sans rien d'autre. Le cas échéant, le Président est décidé à refuser son départ.
Lundi 22 septembre 1986
Renaud Denoix de Saint Marc, très embarrassé, présente la nomination d'un nouveau procureur général à la Cour des comptes. Le Président murmure : Je ne signerai pas tant qu'il n'y aura pas un geste pour son prédécesseur.
Jacques Chirac veut inscrire l'ordonnance sur le découpage électoral à l'ordre du jour du prochain Conseil. On ne la connaît pas encore. Le Président : Je trouve cela inopportun. Je ne vois pas l'urgence. La prochaine élection législative n'aura normalement lieu qu'en 1991. Le Premier ministre sait bien que je ne dissoudrai pas. Cela va susciter un trouble important, quelle que soit la procédure suivie. Mais je ne veux pas du tout en faire un problème de procédure. Si le gouvemement insiste, j'inscrirai ce projet que je n'ai pas encore reçu. Je ne serai donc pas en mesure de dire ma décision mercredi au gouvemement à l'issue de la présentation du projet d'ordonnance. C'est une question de décence : qu'on me donne à tout le moins des délais importants. Je n'ai pas l'intention de faire droguer le gouvernement !
Clôture de la conférence de Stockholm sur le désarmement en Europe.
Le Conseil de Sécurité doit se prononcer dans la soirée sur le projet français de résolution sur le Liban que Jean-Bernard Raimond a montré au Président en Indonésie. Raimond est ce soir à New York. Les mesures militaires de regroupement et de défense passive mises en oeuvre sur la base du rapport du secrétaire général adjoint de l'ONU, Goulding, et la demande d'application réelle de la résolution 425 de 1978 sont justifiées ; mais elles s'inscrivent dans la logique d'un retrait à terme plus ou moins rapproché. Occupée avant tout à se protéger, la FINUL est en passe de renoncer à sa mission. Nous faut-il l'accepter ? C'est contraire à nos thèses. Nous réclamons à nouveau la fin, au Sud-Liban, de toute présence militaire qui n'est pas acceptée par les autorités libanaises, et nous demandons au secrétaire général de prendre les dispositions nécessaires à un déploiement de la Force jusqu'à la frontière méridionale du Liban. La France ne fait là que rappeler les responsabilités et la raison initiale de la création de la FINUL.
La suite probable, au Conseil de Sécurité, est soit un veto américain sur pression israélienne, soit l'adoption du projet français avec l'abstention américaine. Dans un cas comme dans l'autre, cela n'aura aucune conséquence pratique.
La preuve sera alors apportée qu'il est impossible pour la FINUL de recevoir les moyens d'accomplir sa mission, les hommes politiques libanais qui se disent pour son maintien n'ayant aucune influence sur les événements au Sud-Liban — y compris le « ministre du Sud-Liban », Nabih Berri.
Mardi 23 septembre 1986
Le Président revoit encore le projet de discours que Jacques Chirac doit prononcer demain à New York. Il propose plusieurs corrections que le Premier ministre accepte aimablement.
Le Conseil d'État remet enfin son avis sur le découpage électoral. Il est en désaccord avec le gouvernement sur cinquante-sept circonscriptions. Le projet de texte de l'ordonnance électorale est transmis à François Mitterrand dans l'après-midi en vue du Conseil de demain. Le Président passe sa soirée à l'étudier.
Mercredi 24 septembre 1986
Tentative manquée de coup d'État au Togo. Jean-Christophe Mitterrand, qui se trouve par hasard à Lomé, appelle l'Élysée en pleine nuit. Guy Penne ne réveille pas le Président et attend le matin.
Ce matin, de son côté, le Président Eyadema joint Guy Penne et le général Forray. Les collaborateurs du Président, les premiers prévenus, informent le gouvernement.
Avant le Conseil, le Président déconseille de faire recevoir Mgr Capucci par un membre du gouvernement et de l'autoriser à voir Georges Ibrahim Abdallah. Le Premier ministre prétend que quelqu'un de l'Élysée a déjà vu Mgr Capucci. Le Président en est très étonné. Enquête faite, cela se révélera faux.
Le prélat est reçu par Robert Pandraud. Il pourra s'entretenir avec Abdallah dans sa cellule.
A propos d'une nomination de haut fonctionnaire, le Président déclare à Jacques Chirac : Je n'ai pas d'opinion désagréable sur ce monsieur, mais je ne trouve pas ce choix heureux. Le Premier ministre : C'est vrai, j'ai hésité, mais j'ai fini par cé... Il se reprend : ... par accepter.
Au Conseil, Charles Pasqua fait un exposé très neutre sur le découpage électoral.
Le Premier ministre tousse, la voix couverte : C'est une phase de la procédure qui se termine après de nombreuses consultations. On pouvait s'interroger sur la date de soumission. Nous avons pensé qu'il ne fallait pas remettre en cause un processus poursuivi, discuté par de nombreuses instances. Donc, je considère que le projet est adopté par le Conseil des ministres pour être soumis au Président.
Le Président : Je vous ai exprimé, il y a quarante-huit heures, mon regret de voir débattre ce matin du texte d'ordonnances dont l'urgence n'était pas telle. J'ai pensé qu'il n'était pas sage de réveiller des querelles qui paraîtront subalternes par rapport à la nécessaire unité du pays dans les événements qu'il subit. Vous m'avez dit vos raisons. Je ne me suis pas opposé à l'inscription pour que ceci ne soit pas transformé en débat de procédure. J'ai reçu le texte hier soir assez tard. Je n'ai pas pu en prendre connaissance avant le dîner. Il est 9 h 30 du matin. Je ne demande pas autant de temps que les instances qui ont précédé. Je prendrai le minimum de temps raisonnable pour faire part de ma décision.
Eyadema téléphone au Président à 11 heures. Celui-ci est au Conseil. Il le rappelle dès la fin de la réunion. Les troubles se poursuivent. La France apportera son assistance militaire. Le Président téléphone à Jacques Chirac à 12 heures 30 pour le lui dire.
Le Président déjeune avec quelques socialistes, dont Michel Vauzelle. Il explique qu'il ne signera pas l'ordonnance sur le découpage électoral.
A 16 heures, le Président fait porter une lettre au Premier ministre, puis demande à Jean-Louis Bianco d'appeler les responsables du ministère de la Défense, de la Coopération, des Affaires étrangères, pour leur dire : Le Président a décidé d'appliquer l'accord de défense avec le Togo. Il vient d'ailleurs de s'en entretenir avec le Premier ministre.
Jacques Chirac part pour New York. Devant l'assemblée générale de l'ONU, il confirme : Un groupe auquel appartient Georges Ibrahim Abdallah est responsable de ces attentats.
Chirac déclare aux journalistes que le Président n'a rien trouvé à redire à son discours aux Nations-Unies, ce qui est inexact.
Jeudi 25 septembre 1986
Dans Le Monde, Michel Vauzelle annonce que François Mitterrand ne signera pas les ordonnances sur le découpage électoral.
Abou Iyad déclare publiquement que les attentats en France ne sont pas liés à Abdallah, mais au conflit Irak/Iran.
La candidature de Michel Camdessus au FMI est maintenant officielle. Ce n'est pas gagné.
Vendredi 26 septembre 1986
Un de nos meilleurs diplomates, expert du Moyen-Orient, nous explique, à propos des auteurs présumés des communiqués des groupes terroristes, que, selon lui, tout vient de Syrie : Ce sont certainement des étudiants attardés ayant fait à la Sorbonne ou à Nanterre de longues études de droit ou de sociologie. On le voit à la phraséologie, de type marxisto-gauchiste. Depuis lors, ils ont dû passer par tous les groupes palestiniens extrémistes, notamment le FPLP de Georges Habache, et ont sûrement travaillé à Beyrouth avec tout le monde, dont les Arméniens. Par la suite, certains d'entre eux peuvent avoir découvert ou redécouvert l'islam, comme nos anciens gauchistes français ont découvert le libéralisme. Les auteurs des communiqués du Djihad sont, eux, d'une autre trempe : connaisseurs de la pensée occidentale sans être dominés par elle, réellement animés d'une ferveur révolutionnaire islamique, calculant à beaucoup plus long terme et gérant beaucoup moins maladroitement leurs rapports avec l'opinion française.
Pour lui, le régime baasiste syrien, qui est minoritaire, doit éliminer — de Syrie, bien sûr, mais aussi du Liban — toute autre légitimité que la sienne. Les Syriens, pense-t-il, ne peuvent supporter l'OLP du fait de sa légitimité propre. Ils veulent couper le Liban chrétien de sa base arrière française, qui lui permet de respirer. Ils n'admettent pas que d'autres pays arabes aient des représentations diplomatiques au Liban. Ainsi les Algériens ont dû leur donner de multiples gages pour s'y maintenir. L'ambassade d'Irak a été pulvérisée par un attentat. Le chargé d'affaires saoudien a été enlevé. Ils ne peuvent que craindre, enfin, le développement de la légitimité chiite. Ce qui les place d'ailleurs dans une contradiction : faut-il d'abord faire reculer l'influence occidentale, et donc française, ou faut-il d'abord contenir les chiites ? Mais, par rapport à l'Iran, la Syrie est coincée : comme elle en a un besoin vital pour fixer son véritable adversaire, l'Irak, elle n'a pas vraiment les moyens de l'empêcher de développer l'influence chiite au Liban.
A ses yeux, dans l'esprit du Président Assad, le voyage en Syrie du Président de la République, en novembre 1984, n'aurait été qu'un armistice. Enfin, insiste-t-il, la Syrie ne nous a jamais donné un seul signe concret de coopération dans la lutte contre le terrorisme, contrairement à tous les autres Arabes, à commencer par l'OLP.
Il développe ainsi son analyse : L'hypothèse Abdallah peut suffire, à mon avis, à justifier les attentats actuels. Une série de groupes ayant l'habitude de travailler ensemble, se mobilisant pour récupérer un de leurs chefs charismatiques, c'est vraisemblable. Ils reçoivent une aide logistique de réseaux syriens qui les ont déjà employés dans le passé à diverses tâches et qui veulent pouvoir encore faire appel à eux. Dans cette hypothèse, les Syriens n'ont pas de raison majeure d'avoir conçu les attentats, mais ils n'en ont pas non plus de les avoir empêchés. Ils peuvent même avoir apporté un peu d'aide, estimant que c'était de toute façon bénéfique de fragiliser la France au Proche-Orient. Surtout si on va poliment leur demander de coopérer avec nous. La Syrie est en effet soucieuse de son image, contrairement à l'Iran.
Il conclut par ce pronostic : Étant donné que la piste Abdallah conduit inévitablement à une mise en cause de la Syrie, ne serait-ce que pour complicité logistique, les Syriens ont intérêt à ce qu'un nouvel attentat ait lieu pendant que les frères Abdallah sont fixés dans leur village par la surveillance des médias, pour montrer l'absurdité des accusations policières et les disculper.
C'est en effet convaincant et effrayant.
Retour en France des deux Irakiens expulsés en février et grâciés par Saddam Hussein. Fin d'un honteux épisode.
Samedi 27 septembre 1986
Un autre expert français du Moyen-Orient, issu cette fois de l'armée, nous donne sur le même sujet un point de vue totalement opposé. Pour lui, tout vient d'Iran : La politique à « double face », l'une honorable, l'autre terroriste, de l'Iran, répond à une règle appliquée par les Iraniens à l'ensemble de leurs relations internationales, sauf peut-être en ce qui concerne l'URSS, dont Téhéran redouterait les réactions.
Pour lui, l'Iran pourrait avoir trempé dans les récents attentats de Paris. De même, il estime que la recrudescence des attaques contre la FINUL, au moment où un dialogue franco-iranien tend à s'intensifier, traduit la volonté de Téhéran de parler par explosions, pour mieux intimider l'interlocuteur, et son désir de rendre plus efficaces ses actions terroristes de déstabilisation en immobilisant l'autre dans une négociation.
Il ajoute : Je pressens en Iran l'existence d'un puissant parti de la confrontation violente, contre lequel les tendances à la normalité et à la respectabilité ne pourraient guère l'emporter sans exposer le pays à des surenchères révolutionnaires, des pratiques du fait accompli, voire des heurts internes. Peut-être est-ce tout simplement pour éviter de tels aboutissements que l'Iran en est réduit, dans ses relations internationales, à donner simultanément des satisfactions aux modérés et aux activistes.
Nous voilà bien renseignés... Est-ce l'Iran ou la Syrie qui est derrière ces attentats ?
Dimanche 28 septembre 1986
Aux élections sénatoriales, la droite obtient 89 des 120 sièges à pourvoir. Le RPR, avec 77 sièges, devient le premier groupe du Sénat.
François Mitterrand : L'intelligence ? C'est la chose du monde la mieux partagée. La volonté, ça, c'est plus rare.
Lundi 29 septembre 1986
Un troisième expert du Moyen-Orient nous donne son avis. Pour lui, c'est à la fois la Syrie et l'Iran qui sont en cause. Le Hezbollah, appuyé en cela par Téhéran, a décidé, explique-t-il, d'accroître au Liban son audience et son prestige en se constituant peu à peu en force principale de résistance à l'occupation israélienne. Le Hezbollah ne recrute ses adeptes qu'au sein de petits clans sans influence ou parmi des individus dépourvus d'attaches solides dans la société libanaise, fondamentalement gouvernée, notamment en milieu chiite, par le système des tribus. Le Hezbollah, en conclut-il, ne peut espérer exercer une influence importante dans la société libanaise que par le prestige que lui conférerait son rôle dans la défense du pays. C'est la raison pour laquelle il choisit la stratégie du pire : provoquer Israël jusqu'à l'amener à des représailles propres à rallier les populations du Sud à la résistance à outrance. Le Hezbollah souhaiterait même, pense-t-il, amener Israël à une occupation en règle du Sud-Liban, laquelle, si elle se prolongeait suffisamment, pourrait entraîner les mêmes réactions de rejet qu'en 1983 et 1984. Le Hezbollah animera alors une guérilla nationale, islamique et défensive, avec l'aide de l'Iran. Il pense que la FINUL gêne la réalisation de ce plan, car Israël hésite à braver la présence des Casques bleus pour mener des opérations d'envergure en territoire libanais. Les harcèlements du Hezbollah contre les troupes des Nations-Unies ont donc pour objectif essentiel d'obtenir le départ de la FINUL, et c'est la politique du pire.
Mais, ajoute-t-il, la Syrie n'a pas pour autant renoncé à son ambition. Si elle accepte de voir le Hezbollah diriger ses forces contre Israël, l'important, pour elle, est l'évolution du conflit du Golfe dont elle attend à brève échéance la chute de Saddam Hussein. Après cela, la Syrie s'occuperait de redistribuer les
cartes à son profit, en neutralisant son allié iranien et le Hezbollah qui le soutient.
Ainsi le Hezbollah mise sur la perpétuation de la violence au Liban, bien que la lassitude finisse par envahir ce pays. Un tel conflit — occasion de combats et de sacrifices — reste en revanche nécessaire pour maintenir l'Iran en état de mobilisation morale. Si la guerre du Golfe s'achevait, la bataille contre l'agression israélienne au Liban — même si Téhéran ne s'y impliquait que très partiellement — resterait la seule façon pour le gouvernement iranien de maintenir une tension suffisante au sein de sa population.
Autrement dit, pour cet expert, attaquer la France au Liban est nécessaire à la politique intérieure du régime iranien...
Alors, Iran ou Syrie ? Iran et Syrie ?
Mardi 30 septembre 1986
Lech Walesa annonce la formation d'un Conseil provisoire du syndicat Solidarité agissant au grand jour pour le rétablissement des libertés syndicales en Pologne.
Le Président me raconte que, chaque fois qu'il le reçoit, le ministre de la Défense lui demande le remplacement du général Saulnier par le général Schmidt. Chaque fois, le Président répond qu'il n'y a aucune raison pour que le chef d'état-major général des armées quitte son poste avant l'échéance normale, en novembre 1987.
La politique de Défense nationale pose un vrai problème. Il n'est pas exclu qu'il y ait rupture de la cohabitation là-dessus.
Le Président provoque une réunion avec le Premier ministre, André Giraud et Jean-Bernard Raimond sur ces problèmes de défense. Elle aura lieu la semaine prochaine. On y parlera de la seconde composante et de ses éventuelles conséquences sur les sous-marins nucléaires, de l'armement nucléaire préstratégique ou tactique, de l'engagement en Centre-Europe. Le Président n'admettra pas que l'on aille jusqu'à une réintégration de fait dans l'OTAN.
Mercredi 1er octobre 1986
Avant le Conseil, dans le bureau de Jean-Louis Bianco où nous attendons d'être reçus par le Président, je suis frappé de constater à quel point le Premier ministre a les traits tirés.
Au Conseil des ministres, alors que Jacques Chirac demande à nouveau l'autorisation d'utiliser le 49-3, le Président l'interrompt : Je ne veux pas trop intervenir dans les relations entre le gouvernement et le Parlement, mais dans quelle hypothèse voudriez-vous utiliser le 49-3 ?
Jacques Chirac : Dans l'hypothèse d'incidents parlementaires.
Le Président : Vous vous privez des moyens de distinguer les cas importants de ceux qui ne le sont pas. Mais, après tout, c'est vous qui connaissez votre majorité. Je ne prétends pas me substituer à vous.
Après la communication sur les Affaires étrangères de Jean-Bernard Raimond, le Président : Il ne faut pas s'illusionner à propos des forces nucléaires intermédiaires. Dans cette négociation, l'URSS a tenté, tente et tentera de remettre en cause l'annement britannique et français. Les États-Unis ont été solidaires et ne le seront pas toujours. Il faut leur dire : « Quoi que vous décidiez, nous n'en tiendrons pas compte. » Le même raisonnement vaut pour le Pacifique-Sud. Évidemment, c'est plus délicat, à cause de la Nouvelle-Calédonie. Les criailleries des uns et des autres n'ont aucune importance ni aucun intérêt. Il faut les laisser s'agiter.
Le Président rappelle à ce propos les essais nucléaires anglais en Australie et la façon dont les Australiens ont massacré les aborigènes.
Il poursuit : Il y a toujours une tentation des Américains de négocier de bloc à bloc et de se dispenser de tout organisme intermédiaire. Ils cherchent toujours des terrains où ils disposent d'une clientèle suffisante pour imposer leurs vues, comme dans les sommets des pays industrialisés. L'Alliance atlantique est nécessaire et la France y tient et doit y tenir. Mais c'est une alliance limitée, dans son application géographique, d'une façon claire. A Williamsburg, on a essayé d'y mêler la sécurité du Japon. C'était, de la part des États-Unis, une hérésie volontaire. Cela n'a rien à voir avec l'Alliance atlantique, puisqu'il s'agit d'un pays du Pacifique ! Cela vaut aussi quand on parle de la Libye, qui est en Méditerranée. Je craindrais donc — [le Président se tourne vers Jean-Bernard Raimond] mais je ne doute pas de votre résolution — tout ce qui conduirait à sortir des règles de compétence de l'Alliance atlantique. Les États-Unis ont une tendance naturelle à l'imperium. Il faut arrêter dès le départ toute conversation qui nous entraînerait sur ce terrain.
Jean-Bernard Raimond approuve. Il relève la brutalité dont George Shultz a fait preuve, lors de leur dernière discussion, à propos du désarmement en Europe, et le désir américain de traiter directement avec l'autre bloc.
Le Président : Quand les deux Grands ne s'entendent pas, c'est dangereux ; et quand ils s'entendent, c'est pire.
Édouard Balladur me confie après la réunion : Les accords américains internationaux entre spécialistes portent le nom de l'hôtel où ils ont été signés. Ainsi on parle de l'« accord du Plazza », signé dans un palace de New York. Baker, le secrétaire américain au Trésor, m'a dit : « Je verrais bien un accord du Ritz » (donc signé à Paris). Je lui ai alors parlé de Scott Fitzgerald, qui y avait ses habitudes. Mais James Baker n'a pas compris. Il ne le connaissait pas.
Je me rends à Londres pour participer à une réunion avec Horst Teltschik et Charles Powel sur le désarmement nucléaire américain en Europe. Au retour, je dis au Président que tout tourne pour les Allemands autour du sort des 72 fusées Pershing IA actuellement implantées en Allemagne et sous contrôle partiel allemand. Les Allemands souhaitent les conserver, mais modernisées en Pershing IB, sous double clé. Selon Teltschik, s'ils sont assurés du soutien français et anglais, ils pourront forcer les Américains à suivre. Les Anglais ne veulent pas. Ils sont tout à fait alignés sur les Américains et prêts à accepter les deux options zéro, donc à abandonner les Pershing IA allemands. Les uns et les autres reconnaissent que les États-Unis veulent la double option zéro, vite. Ils savent que l'Europe a peu de chances de s'y opposer. Teltschik n'a pas d'illusions, ni de vraie volonté de bataille.
J'apprends parallèlement de Charles Powel que Jacques Chirac a téléphoné lundi soir à Margaret Thatcher pour essayer de la convaincre de se rallier à la position allemande, c'est-à-dire maintenir des fusées Pershing en Allemagne, en disant que le Président était entièrement d'accord avec lui. Selon Powel, Jacques Chirac refuse la présence d'un interprète, car il croit comprendre ce que dit Margaret Thatcher, mais, visiblement, il ne comprend qu'un mot sur deux.
Ce soir, Horst Teltschik rentre à Bonn, convaincu qu'en dernier ressort le Président soutiendrait le Chancelier s'il renonçait à ces fusées tout comme s'il voulait les garder. Mais il a aussi compris qu'il n'a rien à attendre des Anglais, qui suivront les Américains quoi qu'il arrive. Le gouvernement allemand doit prendre position dans les huit jours après un voyage de Hans-Dietrich Genscher à Washington, jeudi.
Jeudi 2 octobre 1986
Le Président, décidé à rejeter l'ordonnance sur le découpage électoral, réfléchit à la déclaration qui en accompagnera l'annonce. Il veut que chacun soit pris par surprise. Une réunion se tient dans son bureau avec Michèle Gendreau-Massaloux, Michel Charasse, Jean-Louis Bianco et moi. Le Président : Quand une décision va faire du bruit, il faut que l'annonce soit la plus limpide possible. Le texte du communiqué doit donc évoquer la tradition qui veut que l'Assemblée nationale détermine elle-même les modalités de l'élection des députés. Cela suffit pour justifier de refuser l'ordonnance et de renvoyer à la loi... Vous prévenez Chirac, Pasqua et Pons juste avant que la dépêche tombe, puis il faudra aussi prévenir Joxe, Jospin, Fabius et Mauroy...
Jean-Louis Bianco ne parvient pas à joindre Jacques Chirac. Je joins Maurice Ulrich. Il est calme, sec : Très bien, je vous remercie.
Jacques Chirac rappelle, très raide : Nous n'en ferons pas une affaire, mais cela aura sûrement des conséquences.
Charles Pasqua, lui, se montre très aimable : Merci beaucoup.
Matignon répond par un communiqué soulignant la volonté du gouvernement de ne pas ouvrir une controverse institutionnelle. Charles Millon parle de péripétie. On est loin de l'affaire des privatisations. Tout s'émousse.
Vendredi 3 octobre 1986
Déjeuner avec Renato Ruggiero, le sherpa italien. On commence à évoquer le prochain Sommet de Venise. Le terrorisme en sera un des thèmes.
Samedi 4 octobre 1986
Dans une interview au Monde, Albin Chalandon demande que les juges poursuivent les usagers de la drogue. Michèle Barzach est furieuse. Jacques Chirac prend parti en sa faveur.
François Mitterrand est à Lyon pour accueillir Jean-Paul II.
Dimanche 5 octobre 1986
J'apprends des Hollandais que Jacques Chirac aurait promis à leur Premier ministre, Ruud Lubbers, de soutenir la candidature de son ministre des Finances, Onno Rudding, contre celle de Michel Camdessus à la direction du FMI... s'il retire la candidature d'Amsterdam aux Jeux olympiques, qui gêne Paris ! Il aurait aussi envisagé un compromis : Camdessus pendant dix-huit mois pour la fin du mandat de Jacques de Larosière, suivi de Rudding pour cinq ans. Tout cela est inacceptable !
Lundi 6 octobre 1986
Je préviens Michel Camdessus des intentions de Jacques Chirac. Pas question d'accepter la substitution au poste de gouverneur de la Banque de France si le poste de Washington n'est pas assuré.
Mardi 7 octobre 1986
François Bujon demande à me voir avant la prochaine réunion des sherpas pour me communiquer les désirs du gouvernement pour le Sommet de Venise. Le ton a changé depuis avril.
Pour préparer la réunion du Conseil de Défense de demain, le Président reçoit des dossiers très approfondis du général Forray et de Hubert Védrine. Il n'est pas hostile au principe d'une modernisation de la seconde composante de la force de frappe, mais très en arrière de la main sur le petit SX (missile mobile dit à déplacement aléatoire et monté sur camion), projet conçu par le CEA et l'armée de terre, approuvé par l'état-major et défendu par le gouvernement.
Le général Forray, hostile au SX initial, se prononce en faveur de ce petit SX. Mais, fort loyal, il est un peu ennuyé d'être coincé entre le Président et l'Armée.
François Mitterrand : Je ne comprends pas la position de Giraud sur la seconde composante. Des missiles sur camions ne seront-ils pas, à terme, plus aisés à détecter que des sous-marins au fond des mers ? Au moment où les autres puissances nucléaires développent leur bouclier, c'est-à-dire leur défense contre des missiles, ne vaut-il pas mieux en faire autant plutôt que de construire de nouvelles annes mobiles, donc non protégeables par une défense au sol ? En conséquence, et pour la même somme, ne vaudrait-il pas mieux renforcer Albion pour le doter d'une réelle défense, prélude à la future défense spatiale de l'Europe ?
Il réalise qu'il ne fallait pas laisser le Premier ministre parler de l'armement tactique comme d'une super-artillerie, car elle ne serait plus véritablement un élément de dissuasion, mais une arme de bataille.
Le Président : De toute manière, je pense depuis toujours que cette notion d'ultime avertissement est absurde. L'arme nucléaire doit rester une menace. Au fond, l'ultime avertissement n'est que celui que l'on se donnerait à soi-même ! Il ne faut pas se faire d'illusions : nous n'allons pas nous substituer aux États-Unis !
Mercredi 8 octobre 1986
Après le Conseil des ministres (au cours duquel le Président accroche à nouveau André Giraud sur la dissuasion et la seconde composante, et Jean-Bernard Raimond sur l'adhésion de l'Espagne à la CEE, dont le ministre des Affaires étrangères prétendait s'attribuer tous les mérites), réunion de Défense chez le Président avec Jacques Chirac, Giraud et le général Forray. Le Premier ministre reprend à son compte les remarques que le Président vient de faire au Conseil sur la deuxième composante. Chirac veut régler le problème tout de suite. Le Président souhaite retarder la discussion.
Le futur Sommet américano-soviétique tant attendu s'annonce. Il aura lieu à Reykjavik, en Islande. On doit normalement y faire un pas décisif en matière de désarmement. Ronald Reagan écrit au Président de la République pour lui dire ce qu'il en espère. Il ne s'attend à aucun accord officiel. Les États-Unis recherchent en priorité, dit-il, des réductions substantielles et rééquilibrantes des armes offensives. A Reykjavik, il veut vérifier si les Soviétiques sont disposés à œuvrer de manière constructive en vue d'un accord. Par ailleurs, il explique que les États-Unis cherchent à obtenir une limitation progressive des essais. La première étape doit consister à améliorer les procédures de vérification. Il ne s'attend pas à ce que les divergences entre l'Ouest et l'Union soviétique soient effacées à Reykjavik. Comme à chacune de ses lettres, on trouve à la fin une formule rituelle du style : Il ne reste que peu de temps avant la rencontre, mais j'accueillerai volontiers toute suggestion de votre part. Comme je l'ai souvent remarqué, vos conseils et votre soutien constituent un élément clé de ma façon d'aborder ces rencontres importantes...
Il s'agit une fois de plus d'une lettre circulaire aux membres de l'Alliance, sans aucune référence à la spécificité française. Au-delà des généralités contenues dans cette lettre, le seul sujet important sur lequel Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev peuvent conclure un accord à Reykjavik porte sur la présence des missiles à moyenne portée en Europe. Les Soviétiques ont proposé de les limiter à 100 de part et d'autre. Le compromis esquissé à l'automne 1982 en prévoyait 225. Les États-Unis pourraient en accepter 100 en Europe, et, pour plaire au Japon et à la Chine, 100 en Asie. L'URSS ne veut pas.
Danger qui nous concerne en particulier : les Soviétiques évoquent la question de l'inclusion des forces tierces, c'est-à-dire les nôtres, mais n'en font pas pour l'instant une condition d'accord avec les États-Unis, lesquels sont jusqu'ici restés fermes. Mais, si cela devait être la condition d'un accord, certains responsables américains, comme Paul Nitze, seraient prêts à transiger avec les Soviétiques. Ceux-ci pourraient aussi proposer un accord intermédiaire de courte durée, sans prise en compte de nos forces, pour mieux nous piéger par la suite. Le plus probable est un accord qui, sans nous toucher formellement, accroîtrait la pression politique sur nous. On ne peut pas même exclure une prise en compte implicite, les États-Unis n'utilisant pas tout leur quota européen et reconnaissant ainsi, de fait, que les forces françaises et britanniques peuvent être assimilées aux forces américaines en Europe.
Le risque existe de nous voir alors accusés de surarmer. Pour le réduire, nous avons intérêt à afficher la modernisation de notre force de dissuasion avant un accord entre les deux Grands, pour créer un fait accompli avant que l'URSS et les États-Unis ne s'engagent dans une vraie réduction des armements.
D'où l'importance de choisir et d'annoncer au plus tôt comment nous moderniserons la deuxième composante de notre force de frappe.
Si le gouvernement adoptait maintenant le simple missile mobile S4, il serait beaucoup plus difficile, après un accord de désarmement URSS-États-Unis, de revenir au M5 à douze têtes, car, pour le coup, la France serait accusée de surarmer.
Il devient donc urgent de sortir du débat politique entretenu jusqu'ici. Le troisième sous-marin nouvelle génération sera opérationnel en 1994. Nous devons annoncer très vite une date précise pour la mise en service des missiles M5 qui l'équiperont.
Pour Albion, l'urgence se fait aussi sentir. Les S3 seront, chacun le sait, périmés en 1996. Trois solutions sont envisageables pour moderniser cette composante terrestre de notre dissuasion nucléaire :
- trouver un successeur aux S3, qui ne serait que sol-sol ;
- prévoir un missile nouveau valable à la fois pour Albion et pour les Mirage IV ;
- équiper un nouvel avion porteur d'un missile air-sol ultraperfectionné.
Si cela est financièrement supportable, il faudrait s'orienter, de toute façon, vers la modernisation de nos trois composantes dès 1996.
Jeudi 9 octobre 1986
Mercredi prochain doit être faite en Conseil des ministres une communication sur la pauvreté. A cette occasion, Philippe Séguin annoncera que le gouvernement reconduit pour cet hiver la subvention de 7 millions de francs que Georgina Dufoix avait accordée aux Restaurants du Cœur. Naturellement, malgré la promesse préélectorale d'Alain Juppé, ils ne retiennent pas l'idée de la déduction fiscale pour les dons charitables, que Coluche avait lancée et que nous avions approuvée.
Vu notre ambassadeur au Liban, Christian Graeff, de passage à Paris. Il pense que le pire, là-bas, est encore à venir : Les assassinats peuvent reprendre du jour au lendemain. La « coalition des tueurs » voudrait éliminer le Président Gemayel, plusieurs leaders chrétiens, les chefs de l'armée, les ambassadeurs des États-Unis, de Grande-Bretagne et de France. Aucune sécurité absolue n'est possible. Les bombes télécommandées employées au Sud-Liban pourraient détruire les voitures blindées utilisées à Beyrouth. Les enlèvements peuvent également reprendre. Quant au contingent français de la FINUL, maintenant regroupé dans la cuvette de Joya, il est vulnérable à une attaque de grande envergure de miliciens chiites apparemment pris en main, maintenant, par les Iraniens sur un mode quasi militaire. Dans le réduit chrétien, les factions rivales continuent de s'entretuer : 5 ou 6 morts chaque jour. Le Président Gemayel perd le peu de possibilités qui lui restent de pouvoir arbitrer entre ces divers groupes. Le pire serait atteint si l'armée libanaise (dix-huit mille hommes, dont cinq brigades chrétiennes, trois brigades chiites, deux brigades sunnites et une brigade druze) entrait dans la guerre civile.
Graeff est très calme. Il sait qu'il peut être assassiné n'importe quand. Il repart dimanche pour le Liban. Sa mission se termine normalement à la mi-décembre. Il incarne la grandeur de la fonction publique, sa modestie et sa compétence.
La baisse du pétrole et du dollar réduit de 100 milliards la facture énergétique française et la ramène, en pourcentage du PIB, à un niveau voisin de celui d'avant le premier choc pétrolier. Qu'aura-t-on fait de ces 100 milliards ?
Quelques sujets de réflexion pour l'année prochaine :
1 Comment utiliser la baisse du dollar et du pétrole pour la création d'emplois ?
2 Quels métiers faut-il enseigner pour préparer l'an 2000 ?
3 Peut-on créer des emplois en aménageant le temps de travail ?
4 Comment améliorer et défendre le système de protection sociale ?
5 Comment la société doit-elle s'organiser pour répondre aux maladies cellulaires ?
6 L'équilibre entre les régions de France est-il en train de se modifier ?
7 La protection contre les risques du nucléaire.
8 Les systèmes d'armes de l'avenir.
9 L'avenir des télécommunications.
Roland Dumas est élu — par surprise... — président de la Commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale, par 35 voix contre 31 à Bernard Stasi.
Vendredi 10 octobre 1986
Déjeuner avec Jacques de Larosière. Pour lui, après le choc boursier des jours derniers, la situation économique internationale est d'une très grande gravité. Elle frôle chaque jour la catastrophe, tant dans le Tiers Monde qu'aux États-Unis. En Amérique latine, le financement est politiquement de plus en plus difficile. Personne ne voit comment les États-Unis pourront réduire leurs déséquilibres. Trois scénarios sont possibles :
- les États-Unis acceptent d'augmenter leurs impôts, rééquilibrant ainsi leur budget et leur déficit extérieur sans récession ni hausse des taux d'intérêt, ce qui permettrait au Tiers Monde de poursuivre son difficile chemin ;
- le rétablissement de l'équilibre budgétaire américain par la récession, entraînant la faillite des grands pays débiteurs du Tiers Monde et l'aggravation massive du chômage en Europe ;
- le maintien du déficit budgétaire américain à son niveau actuel (près de 200 milliards de dollars), entraînant un jour ou l'autre une perte de confiance des prêteurs, un retrait des capitaux étrangers, une montée massive des taux d'intérêt en même temps qu'une chute du dollar, ce qui précipiterait la faillite des pays débiteurs et une récession inflationniste en Europe.
Pour lui, si l'on veut éviter une grave crise mondiale, il faut que deux conditions soient réunies :
- l'élection d'un Président américain capable de réduire significativement les dépenses militaires et d'augmenter sensiblement les impôts indirects ;
- la présence à la tête du FMI — nous y voilà ! — d'un homme capable de négocier en souplesse et de bénéficier de l'appui du Tiers Monde ; il pense que Michel Camdessus est le seul des candidats en présence pouvant remplir ce rôle, et que cet argument devrait être employé par la diplomatie française lorsqu'elle plaide en sa faveur.
Il ajoute cependant une phrase qui me rend perplexe : Quoi qu'il arrive, si Camdessus n'est pas nommé au FMI, il faudra lui trouver autre chose de haut niveau, marquant bien par là son intention d'obtenir de toute façon son retour à la Banque de France, dont il s'estime en quelque sorte propriétaire.
De nouvelles cérémonies autour de la statue de la Liberté sont prévues à New York le 28 octobre — date exacte de son Centenaire — en présence du Président américain. La manifestation principale aura lieu sur l'île de la Liberté, devant 3 000 personnes et 500 journalistes. Depuis le mois de juillet dernier, le ministre de la Culture et de la Communication n'a pas dissimulé son souhait de se rendre à New York et a dépêché depuis lors des membres de son cabinet aux États-Unis pour préparer ce voyage — lequel se poursuivrait par sa participation au marathon de New York... Toutefois, le 28 octobre est également la date de la deuxième journée du Sommet franco-allemand à Francfort, justement centré sur la Culture. Il serait difficile de justifier son absence.
Samedi 11 octobre 1986
Première réunion des sherpas à Taormina, en Sicile, pour préparer le Sommet de Venise, sous très haute surveillance policière.
Le Sommet soviéto-américain commence à Reykjavik. On ne sait rien de ce qui s'y passe. Quelques images, c'est tout. Peut-être, contrairement à toute attente, n'est-ce qu'un Sommet de routine ?
Dimanche 12 octobre 1986
Quelques coups de téléphone donnés dans la soirée depuis Taormina me font découvrir un peu ce qui s'est passé en Islande. Hallucinant : Ronald Reagan aurait proposé un désarmement nucléaire généralisé ! D'autres disent qu'il n'a proposé qu'un désarmement portant sur la moitié des missiles stratégiques et sur la totalité des missiles de moyenne portée. Pagaille et panique à leur paroxysme !
Lundi 13 octobre 1986
D'après ce que l'on m'en rapporte, Soviétiques et Américains seraient passés, hier à Reykjavik, très près d'un accord historique. Rien moins que l'option zéro en Europe pour les forces intermédiaires ! L'URSS aurait conservé 100 têtes de SS20 en Asie, les États-Unis 100 têtes sur leur continent. Les armes nucléaires à plus courte portée auraient été maintenues à leur niveau actuel, mais des négociations démarreraient pour leur réduction. En outre, les missiles stratégiques intercontinentaux auraient été réduits de moitié en cinq ans. A cette échéance, seuls 1 600 vecteurs stratégiques et 6 000 têtes auraient subsisté. Et, dans les cinq années suivantes, les Américains proposaient l'élimination totale des missiles balistiques ! Celle-ci entraînant, à terme, la disparition des armes identiques des Anglais et des Français.
Incroyables ouvertures que les Soviétiques auraient refusées... parce que les Américains conserveraient ainsi l'avantage en nombre de bombardiers !
Il y aurait eu accord sur l'ouverture de négociations sur les procédures de vérification des deux traités de limitation des essais signés en 1974 et 1976, mais non encore ratifiés par le Sénat américain. La cessation complète des essais resterait l'objectif ultime, après élimination des armes nucléaires offensives.
Par ailleurs, pour empêcher le développement des missiles antimissiles, les Américains auraient proposé de prolonger la validité du traité ABM de cinq années, puis à nouveau de cinq années si tous les missiles balistiques étaient éliminés. Pendant ces dix ans, toutes les expériences autorisées par le traité ABM pourraient être poursuivies, c'est-à-dire que l'IDS pourrait progresser. Au bout de ces dix ans, chaque partie aurait la liberté de déployer un système de défense stratégique, sauf en cas d'accord des deux pour renoncer à la « guerre des étoiles ».
Les Soviétiques ont rejeté cette proposition, exigeant une nouvelle définition plus stricte des expériences autorisées par le traité ABM, et refusé le déploiement de systèmes défensifs à l'échéance de dix ans. Mikhaïl Gorbatchev aurait accueilli avec scepticisme une proposition américaine de partage des technologies de défense antimissiles. Il ne veut pas de l'IDS, qui détruirait l'avantage dont disposent les Soviétiques sur l'arme stratégique.
Les experts américains, terrifiés par les idées lancées par Ronald Reagan lui-même, improvisant en séance, auraient essayé de les transformer en offres d'accès à certains systèmes de contrôle des missiles et en coopération pour la réduction des risques nucléaires. On imagine les experts s'évertuant à transformer une offre de désarmement en offre de contrôle, une proposition simple en proposition compliquée !...
Mais tout cela n'est encore aujourd'hui que rumeurs. Les interprétations les plus contradictoires courent sur ce que le Président Reagan a dit, proposé, cédé, obtenu. Nos amis britanniques sont parmi les mieux informés et les plus affolés.
Le Président choisit le prétexte d'une visite prévue de longue date au camp militaire de Caylus (Tarn-et-Garonne) pour réaffirmer sa doctrine stratégique. Écartant les velléités d'André Giraud de réintégrer de fait l'OTAN par le biais d'une coopération sur le Centre-Europe, il réaffirme que l'arme tactique est un élément de dissuasion nucléaire, non un complément de l'arme conventionnelle. (Ce qui est en opposition avec ce qu'a déclaré le Premier ministre à l'Institut des hautes études de la Défense nationale, le 12 septembre dernier). Enfin, il ouvre la discussion sur la modernisation de la deuxième composante de notre force de dissuasion, sans remettre en cause le rôle d'Albion ni admettre le missile mobile : C'est un point sur lequel j'engage l'autorité que requiert ma fonction.
Interrogé en outre par les journalistes sur son avenir politique, le Président répond : Tout m'invite à me dire : non, je ne serai pas candidat. Parce que j'aurai rempli ma fonction. Je ne pousse pas l'ambition jusqu'à vouloir m'y installer à demeure. Interviendra-t-il des éléments pour me dire : Eh bien, c'est une erreur ? Je ne peux pas le supposer.
Le Président sera jeudi à Londres pour rencontrer Margaret Thatcher à propos de Reykjavik. J'ai mis ça au point directement avec Charles Powel. François Mitterrand souhaite saluer la Reine, mais elle est en Chine. Mme Thatcher désire expressément qu'aucun ministre ne soit associé à l'entretien et au déjeuner, et que ceux-ci soient réduits à cinq personnes : le Président, elle, Charles Powel, l'interprète Christopher Thiery et moi.
La rencontre est annoncée simultanément à l'Elysée et au 10, Downing Street, avec un commentaire soulignant que les conversations porteront essentiellement sur les questions européennes avant le Sommet de Londres et sur les questions Est/Ouest après le Sommet de Reykjavik.
On informe Jean-Bernard Raimond juste au moment de rendre la chose publique. Le ministre ne fait pas de commentaires. Il est triste de devoir agir ainsi, mais, en l'occurrence, c'est inévitable...
Mardi 14 octobre 1986
François Mitterrand sur le RPR : Une bande qui veut s'accaparer tous les pouvoirs.
Le Président reçoit André Giraud. Il l'interroge longuement sur le futur missile M5.
Michel Rocard confirme qu'il sera candidat à la prochaine élection présidentielle : Ma candidature ne s'oppose en rien à celle de François Mitterrand, puisque je préfère travailler sur le probable plutôt que sur l'exceptionnel.
Le Président, à qui je rapporte ces propos : Qu'il fasse comme il veut. Mais, franchement, vous imaginez un face-à-face Barre-Rocard ?
Mercredi 15 octobre 1986
Le Président me dit qu'au cours de leur tête-à-tête de ce matin, le Premier ministre s'est aligné sur les positions qu'il a défendues à Caylus en matière de Défense : Jacques Chirac ne peut pas prendre l'initiative d'une crise sur ce sujet.
Le Conseil des ministres approuve les deux ordonnances sur la participation des salariés à l'entreprise.
Jean-Bernard Raimond s'inquiète de la perspective redoutable de la disparition de l'armement nucléaire américain en Europe.
Après le Conseil, nouvelle réunion, chez le Président, sur la modernisation de notre arme nucléaire, avec le Premier ministre, André Giraud, Jean-Bernard Raimond, le général Forray. Avant le début de cette réunion, alors que nous attendons tous, dans mon bureau, d'être introduits chez le Président, le Premier ministre prend à part André Giraud pour lui chuchoter de se taire et de céder sur la seconde composante, ce que le ministre de la Défense semble mal accepter.
La réunion commence :
Le Président : Il nous faut arriver à être au clair entre nous, autant que possible, avant le Conseil de Défense et le débat au Parlement sur la loi de programmation. Un débat s'est engagé ; contrairement à ce que je lis ici et là, il n'est pas strictement entre le Président et le Premier ministre. Il porte sur deux points : 1) L'arme nucléaire tactique : dès lors qu'elle est nucléaire, elle est liée au stratégique ; elle n'est pas un point d'appui supplémentaire dans une bataille dont le départ serait conventionnel ; 2) La seconde composante : si elle doit être modernisée, comme l'indiquent les deux lois de programmation (celle établie par Charles Hernu et celle de l'actuel gouvernement), il ne faut pas que ce soit, si peu que ce soit, au détriment de la première. Je conçois la stratégie française comme un tout, m'inscrivant d'ailleurs dans la tradition gaulliste en la matière.
Sur le premier point — je veux parler de l'arme tactique — il n'y a pas matière à discussion. C'est la stratégie de la France.
Jacques Chirac : En effet, c'est notre doctrine constante. D'ailleurs, son emploi relève de la décision du Chef de l'État.
Le Président : J'entends bien. Mais, vous voyez, on en discute quand même !... Vous imaginez une arme atomique qui tomberait — où ça ? sur le sol allemand, naturellement ! Ce ne serait pas le meilleur moyen d'affirmer notre solidarité avec les Allemands... Bon, passons maintenant à la priorité accordée à la première composante. Ce que je veux savoir avant tout, c'est si certains équipements seront retardés. Le ministre de la Défense m'a apporté hier des renseignements utiles. Ce qu'il faut en plus, c'est fixer et annoncer dans la loi une date pour la mise en service du missile M5, date que le ministre de la Défense proposera.
André Giraud : Pour le M5, on peut dire, si l'on veut, 1999. Si j'avais à promettre et à m'engager, je dirais plutôt 2002.
Le Président, avec un geste de la main : On verra ça.
Discussion un peu confuse sur la modernisation de la seconde composante. Quels missiles placer à Albion (M4, M5 ou S4 ?), et avec combien de têtes ? Le Président demande ce qu'il est possible de faire pour durcir (c'est-à-dire mieux protéger) les transmissions et les silos d'Albion.
André Giraud : Pour les transmissions, c'est en cours. C'est impératif. Pour les silos, je ne sais pas ce que l'on peut faire.
Controverse entre le Président et André Giraud sur le point de savoir si les autres pays disposent de missiles mobiles. Oui, prétend Giraud. Non, riposte le Président.
André Giraud se lance dans un raisonnement quelque peu opaque : Albion est vulnérable. Nous n'y pouvons rien. Nous n'avons donc pas de réelle capacité de seconde frappe si Albion est attaqué.
Le Président : Si Albion était attaqué, nous serions déjà dans la guerre nucléaire.
Jacques Chirac, assez abattu : Bon. Résumons : d'abord, la modernisation des sous-marins ne saurait être mise en cause. Ensuite, il ne faut pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Alors, on pourrait faire deux ou trois silos aussi durcis [protégés] que faire se peut. Par exemple à Albion et sur un autre site. Il y a déjà dix-huit silos à Albion. Ça suffit. Puis nous verrons dans quinze ans s'il faut un déploiement aléatoire mobile.
Le Président : Cette décision sera prise par le Chef de l'État du moment. Ce sera la décision de faire sortir les missiles des silos.
Jacques Chirac : Je ne voudrais pas que l'on ouvre un débat devant l'opinion publique et l'opinion internationale. Nous aurions le pire à en attendre, et aucun avantage. Donc, on pourrait faire deux silos durcis en deux lieux.
André Giraud : Attention, ça coûte 20 milliards !
Jacques Chirac : On pourrait n'en faire qu'un...
André Giraud : Je veux bien utiliser l'actuel site d'Albion ; il n'est pas raisonnable d'en faire un deuxième.
Le Président : En tout cas, il faut durcir Albion.
Jacques Chirac : J'en suis partisan.
André Giraud, furieux : Je ne sais pas faire ! Et puis, à quoi cela sert-il de durcir ? Ils seront quand même vulnérables !
Le Président : Ce n'est pas moi qui ai demandé à moderniser la deuxième composante ! J'essaie seulement d'éviter un déchirement et de m'accommoder de votre proposition ! De toute manière, il faut continuer à étudier les autres hypothèses de cette modernisation. Le missile sol-sol subsonique est exclu, car il est soumis à trop d'aléas, et, compte tenu de sa trajectoire, il serait intercepté trop facilement. Mais le missile air-sol à longue portée, est-ce qu'il faut vraiment abandonner l'idée de le préparer comme solution pour la seconde composante ?
André Giraud : Non ! Non !
Le Président : Donc, il faut poursuivre les recherches. [Il se tourne vers Jean-Bernard Raimond :] Du point de vue diplomatique, il est clair que nos armes d'Albion entrent dans le débat sur les Pershing II et les SS 20. Si on allait vers l'option zéro — ce que je redoute beaucoup moins que vous, et, à dire vrai, je ne le redoute pas du tout — , elles seraient en cause.
Jean-Bernard Raimond, se tournant vers Giraud : Mais Albion, il me semble que c'est stratégique !
André Giraud : Oui.
Le Président : C'est stratégique, mais c'est aussi intermédiaire.
Jean-Bernard Raimond : Monsieur le Président, c'est stratégique selon vos trois principes de 1983.
Le Président : Il faut bien que vous compreniez que la situation, lors de mon discours au Bundestag, était différente de celle d'aujourd'hui. Il y avait un formidable affaissement de la capacité de résistance de l'Europe. En pratique, les Russes étaient les seuls à avoir des armes intermédiaires en Europe. Les Pershing devaient les équilibrer et permettre une négociation future. Telle est la situation aujourd'hui.
Jacques Chirac fait signe à André Giraud de se taire, mais celui-ci réplique violemment au Président : La seconde composante est une police d'assurance si Albion et les sous-marins viennent à être détruits.
Le Président, partagé entre irritation devant l'argumentation du ministre et admiration devant son audace : Dans ce cas, la dissuasion a échoué. On n'a pas besoin de seconde composante.
Jacques Chirac, pressé de conclure sans conflit : Un prochain Président pourra prendre une autre option stratégique.
Je déjeune avec Michel Rocard qui me dit : Je serai candidat quoi qu'il arrive, même si François Mitterrand l'est aussi. Mais, au second tour, je lui apporterai mes voix.
Début du retrait de 8 000 soldats soviétiques d'Afghanistan.
Jeudi 16 octobre 1986
François Mitterrand est à Londres pour son entretien avec Margaret Thatcher. Celle-ci est atterrée par Reykjavik. L'un et l'autre tombent d'accord pour penser qu'un « bon accord de désarmement » comporterait la réduction de 50 % des armes stratégiques soviéto-américaines ; la suppression totale des forces nucléaires intermédiaires américaines et soviétiques en Europe (avec le maintien de 100 fusées dans la partie asiatique de l'URSS, équilibrées par 100 aux USA) ; l'interdiction vérifiable des armes chimiques et l'interdiction vérifiable des essais nucléaires. Rien de plus.
Si les Américains et les Soviétiques décidaient, comme ils l'ont envisagé le week-end dernier, de supprimer totalement leur armement stratégique, cela laisserait l'Union soviétique toute-puissante, car elle est maîtresse du terrain conventionnel et chimique, et cela amorcerait l'inclusion des forces tierces dans les négociations, ce qui serait catastrophique pour nos deux pays. L'un et l'autre considèrent que la « guerre des étoiles » ne mettra jamais fin au nucléaire.
La modernisation de la force nucléaire anglaise dépend donc des négociations entre les États-Unis et l'URSS : si le désarmement stratégique des deux Grands dépasse 50%, l'existence même de cette force de frappe sera remise en cause. Mme Thatcher est pour la première fois en situation d'être tentée par une coopération nucléaire militaire franco-anglaise dont, pour l'instant, seuls David Steel et David Owen sont en Grande-Bretagne les avocats.
Margaret Thatcher : Je suis ahurie ! Reagan se sert de l'IDS comme d'un moyen de se débarrasser de la guerre ! Je n'y crois pas ! Il rêve ! Les armes nouvelles traverseront toujours le prétendu bouclier de l'IDS. Les Soviétiques, qui l'ont compris, ont proposé à Reagan quelque chose dans la ligne de son rêve : se débarrasser des armes nucléaires, en espérant qu'il morde à l'hameçon. J'ai dit l'autre jour au négociateur russe Karpov : « Si vous teniez tant à obtenir l'interdiction de l'IDS, il ne fallait pas aller à Reykjavik ! » Gorbatchev était triste de l'échec à son retour à Moscou, alors que Gromyko en était très heureux. Si Reagan avait accepté la proposition russe d'en finir avec le nucléaire, cela aurait conduit à une demande des Russes sur le conventionnel et le chimique. Je l'ai dit à Reagan. Il m'a répondu : « On aurait su s'en tirer. » Vous vous rendez compte, Reagan a failli accepter la disparition de l'arme nucléaire ! Tout, alors, aurait tourné à l'avantage des Russes dans tous les domaines !
François Mitterrand : Gorbatchev savait que, s'il ne faisait pas de concession sur l'IDS, rien ne serait possible. Reagan aurait dû négocier des délais plus réalistes. L'idée de Reagan de proposer dix ans était vide de sens, car, dans dix ans, il n'y aura pas de déploiement possible.
Margaret Thatcher : Oui, mais les Russes gagnaient dix ans de prédictibilité sur le non-déploiement. Gorbatchev ne pouvait pas demander à Reagan de renoncer à son rêve ; et dix ans, c'était déjà beaucoup. La recherche et le déploiement étaient invérifiables.
François Mitterrand : Je suis d'accord avec vous. Je suis contre l'option zéro dans le domaine stratégique. Le point zéro tactique ne m'inquiète pas, à la différence de beaucoup d'hommes politiques français. C'est un débat que j'ai eu avec le gouvernement français, et je lui ai imposé ma façon de voir. On ne peut pas se servir des armes tactiques. S'en servir, c'est déclencher la guerre nucléaire, ce que la France ne fera pas. Par contre, les forces nucléaires américaines et soviétiques en Europe ne sont que des dépendances des systèmes centraux américains et soviétiques, et je ne suis pas contre les supprimer. Elles n'ajoutent rien à leurs armes stratégiques.
Margaret Thatcher : Je ne suis pas dans la même position que vous, car je suis dans l'OTAN. Toute réduction de 50 % des armements nucléaires russes entraînerait une réduction de 50 % de notre côté. C'est trop pour nous.
François Mitterrand : Non, je vous parle des missiles de croisière et des SS 20, pas des armes stratégiques !
Margaret Thatcher : Oui, mais il ne faut pas oublier que s'il n'y avait pas de forces nucléaires américaines en Europe, les États-Unis seraient obligés de risquer la destruction de Chicago pour sauver Paris, d'où le risque de découplage. Un Président américain ne se risquera pas à lancer un bombardement depuis les États-Unis pour défendre Paris. Est-ce que nous ferons la guerre nucléaire pour sauver Rome ? Sûrement pas !
François Mitterrand : Les États-Unis s'interdisent-ils de sauver l'Europe par leurs propres armes ? Si c'est le cas, les Pershing ne servent à rien, car si les Américains les utilisent, ils risquent autant pour Chicago qu'en tirant depuis Washington.
Margaret Thatcher : Vous dites que le lancement d'un Pershing est un engagement américain aussi lourd qu'un missile lancé depuis un sous-marin ?
François Mitterrand : Oui, c'est ce que je pense. Les États-Unis, s'ils sont prêts à dire qu'ils n'acceptent pas qu'on attaque l'Europe, quelle que soit la force employée — même avec des fusils ! —, eh bien, qu'ils en prennent l'engagement ! Les États-Unis considèrent-ils que l'invasion de l'Europe est une occasion de guerre ? Si oui, ça vaut défense et mise en cause du territoire américain. Il faut que les États-Unis renouvellent cette garantie pour toutes les formes de guerre en Europe. Sans cette garantie américaine, il n'y a pas de garanties du tout.
Margaret Thatcher : Je suis d'accord. Tout ce qui s'est passé à Reykjavik est un désastre. Je vais voir Reagan en novembre, et Kohl y va lundi. Nous sommes très préoccupés.
François Mitterrand : J'appellerai Kohl ce soir.
Margaret Thatcher : C'est terrible, ce qui s'est passé. J'ai eu des détails. Ils ont fait travailler des experts durant la nuit. Les Russes ont présenté aux experts américains l'idée des deux fois 50 %. Reagan n'avait pas entendu parler de ça avant. Reagan m'a dit au téléphone que, mis à part la discussion sur l'IDS, c'était formidable ! Il n'était pas du tout préparé, et il a adoré ça.
François Mitterrand : Cette discussion est sérieuse pour Gorbatchev, qui rêve d'une double action : réduction des armements et propagande. Pour les États-Unis, cela ne correspond à rien.
Margaret Thatcher : Ce qui se passe aux États-Unis ne me plaît pas. Reagan a un rêve : l'IDS, pour débarrasser le monde de l'arme nucléaire. Je n'y crois pas. Mais on lui a proposé de se débarrasser de l'arme nucléaire et il pense que cela lui donnera une place dans l'Histoire ; que, sans l'IDS, il ne l'aura pas ! Il est donc fasciné par cela. Il est plus difficile de négocier avec quelqu'un qui a un rêve qu'avec quelqu'un qui a un objectif. Ce qui nous sauve, c'est qu'il a eu un réflexe de défense quand on lui a parlé d'interdire l'IDS. Il faut surtout lui dire, à Reagan, que les Russes ne laisseront jamais rien vérifier. Je suis sûre que l'option zéro sur les armes intermédiaires et l'abandon par les Russes de l'arme chimique leur ont permis de marquer un point. Pour eux, c'est très important.
François Mitterrand : Si ça continue comme ça, je vais donner l'ordre de produire l'arme chimique !
Margaret Thatcher : Oui, je vous comprends ! Ils ont les moyens de détruire nos armes nucléaires...
François Mitterrand : J'en reviens à une question simple à poser aux Américains : que faites-vous si les Russes posent le pied de l'autre côté de la frontière de l'Europe ? Utilisez-vous l'arme nucléaire, oui ou non ? Si c'est oui, c'est très bien ; sinon, notre Alliance n'est pas sérieuse.
Margaret Thatcher : La réponse est oui tant qu'ils auront des hommes en Europe.
François Mitterrand : Tout à fait d'accord ! Et vous voyez bien que les forces nucléaires intermédiaires ne seront pas utiles.
Margaret Thatcher : En effet, je suis d'accord.
François Mitterrand : On peut donc être inquiet. C'est seulement la présence américaine qui nous protège en Europe.
Margaret Thatcher : S'il faut espérer réduire le nucléaire en dix ans, on doit s'y préparer avec une grande précision.
François Mitterrand : Le paradoxe est que Reagan a des sondages très positifs parce qu'il se serait montré ferme en Islande, ce qui est le contraire de la réalité !
Margaret Thatcher : Le risque qu'il a pris de la sorte est le plus élevé de toute sa présidence.
François Mitterrand : Ne vous inquiétez pas. Les Russes ne peuvent pas passer par-dessus le problème de l'IDS. Il n'y aura pas d'accord.
Margaret Thatcher : C'est ce que j'ai dit à Karpov. Les Américains veulent développer l'IDS et diminuer le nombre des missiles. Nous n'en avons pas assez nous-mêmes pour réduire nos armes. Nous sommes au minimum incompressible.
François Mitterrand : Shultz a déclaré à Raimond, il y a quinze jours : « Nous tiendrons bon pour refuser la prise en compte des forces françaises, mais préparez-vous à ce que ce soit plus difficile dans cinq ans. » Il a laissé entendre que ce soutien américain à la non-prise en compte ne serait pas éternel.
Margaret Thatcher : C'est absurde, même du point de vue américain ! Car nous ne pouvons réduire le nombre de nos armes. Et si on nous prend en compte, alors il faudra que les Américains réduisent encore davantage le nombre des leurs.
François Mitterrand : Oui ! Et, en plus, quand vous voudrez fabriquer un missile, vous aurez à demander la permission au Sénat américain ! Cela ne résout pas notre problème ! S'il n'y avait pas de doute sur l'engagement américain, s'il n'y avait vraiment pas de doute, il n'y aurait jamais de guerre !
Margaret Thatcher : Je suis sceptique. Gorbatchev a des problèmes économiques. On pourrait l'aider à réduire ses dépenses militaires. Les Soviétiques seraient-ils prêts à renoncer pour cela à leurs exigences concernant l'IDS ?
François Mitterrand : Peut-être.
Margaret Thatcher : À moins que les États-Unis ne reprennent l'initiative...
François Mitterrand : Gorbatchev a peur de devoir dépenser trop d'argent pour sa défense. S'il le faisait, il échouerait dans le domaine économique. Et il serait battu. Il ne veut pas échouer. Je ne vois pas l'intérêt des États-Unis de proposer un moratoire de vingt ans au lieu de dix ans pour l'IDS. Si, dans dix ans, nous voulons tester une arme antimissiles en lançant des satellites tueurs, c'est réaliste.
Margaret Thatcher : Que font les Soviétiques en ce domaine ?
François Mitterrand : Selon Moscou, ils sont très avancés. Mais ils ne veulent pas pousser au lancement d'un système de satellites dans l'espace. Les États-Unis veulent aussi se protéger. Je ne pense donc pas qu'il y aura accord entre eux sur les limites à mettre à l'IDS.
Margaret Thatcher : A la fin du siècle, nous aurons douze têtes par fusée, ce qui sera très massif. Nous voulons des armes puissantes et miniaturisées. L'objectif de Gorbatchev est d'augmenter le pouvoir d'achat soviétique ; c'est notre intérêt. Il n'a pas proposé l'abandon des missiles de croisière sous-marins, ni des avions porteurs d'armes nucléaires. Pourquoi ? Parce que cela lui profite. Cela a-t-il été laissé pour plus tard ? Rien n'a été pesé à l'avance.
François Mitterrand : Même si on concluait, il faudrait du temps pour arriver vraiment à l'option zéro. Êtes-vous pour l'option zéro en Europe ?
Margaret Thatcher : Oui. On a accepté les Pershing. Si tout disparaît, je disparais. Si tout cela n'est pas fictif, je puis accepter l'option zéro, mais je comprends qu'il faille défendre l'Europe à l'est.
François Mitterrand : Je suis d'accord. Je suis pour l'option zéro, mais pas n'importe comment. La première partie de l'accord d'Islande — 50 %, option zéro, pas d'armes chimiques — , c'est d'accord. Ne pas aller au-delà de 50 % pour l'armement nucléaire avant de regarder le conventionnel et le chimique, voilà qui est essentiel. Plus le contrôle. Gorbatchev m'a dit un jour : « Nos prédécesseurs ont refusé tout contrôle nucléaire en URSS. Ce n'est pas ma position, je suis prêt à l'accepter. »
Margaret Thatcher : Je suis sceptique...
Vendredi 17 octobre 1986
Les Libyens annoncent que Goukouni Oueddeï est placé en résidence surveillée à Tripoli.
Nous transmettons à Matignon et à Jean-Bernard Raimond une note sur les entretiens que le Président a eus hier avec Mme Thatcher.
Le Président me fait remarquer à plusieurs reprises que les mesquineries constantes du gouvernement le poussent à se montrer plus dur.
Samedi 18 octobre 1986
Expulsion de 101 Maliens qui, selon Robert Pandraud, sont en situation irrégulière. Ils sont renvoyés dans leur pays à bord d'un avion charter.
Comme il l'a promis à Jacques Chirac, le Président envoie une lettre au Comité international olympique pour soutenir la candidature de Paris.
Un des négociateurs américains à Reykjavik, Richard Pearl, vient me voir à l'Élysée. C'est un « faucon » de l'Administration républicaine. Il a du mal à trouver une explication sensée à l'attitude de son Président : La proposition d'élimination totale des missiles balistiques a surtout eu pour vertu d'empêcher l'acceptation de l'ensemble de la proposition américaine, c'est-à-dire la prorogation du traité ABM pendant dix ans et l'option zéro séparée en Europe, tout en permettant au Président de se donner une attitude dynamique. Pour Pearl, en effet, le spectre de l'abandon du traité ABM a reculé grâce à la rencontre d'Islande.
Autrement dit, Ronald Reagan a proposé quelque chose de désastreux pour éviter d'obtenir un accord sur une proposition catastrophique qu'il venait de faire !
Pearl, qui n'est pas dupe, est paniqué par ce qu'il a vu là-bas. Je sens qu'il va démissionner. Il se rassure : L'option zéro en Europe, qui faisait partie de l'ensemble du paquet, n'a pas été acceptée à Reykjavik et ne verra jamais le jour.
Il aborde ensuite spontanément la question de la participation de la France et de la Grande-Bretagne au désarmement : On n'en a pas parlé aux Soviétiques. Nous nous sommes contentés de rappeler l'importance que revêtirait aux yeux de ces puissances le moment où les deux Grands auraient mis en œuvre d'importantes réductions de leurs arsenaux offensifs ; nous leur avons dit qu'elles en ont toutes fait une condition de leur éventuelle participation à une négociation.
A propos de l'élimination de l'ensemble des armes nucléaires, Richard Pearl ajoute : Le secrétaire d'État n'a pris que tardivement conscience des implications réelles de la proposition américaine.
Quelle confusion chez les maîtres du monde !
Dimanche 19 octobre 1986
Michel Rocard confirme son intention d'être candidat à l'élection présidentielle de 1988 : Je serai présent de toute façon et quelles que soient les formes et les circonstances qui, elles, se préciseront le moment venu.
Lundi 20 octobre 1986
Treize opposants algériens sont arrêtés en France.
Comme chaque lundi, réunion à l'Élysée pour examiner l'ordre du jour du prochain Conseil. Le Président fait remarquer à Renaud Denoix de Saint Marc que certains préfets de région sont rétrogradés de régions importantes à des régions mineures, ce qui ne s'est jamais vu.
Le Premier ministre souhaite recevoir le chef de l'opposition angolaise, Savimbi. Il semble qu'il veuille aussi recevoir Piet Botha, ministre sud-africain des Affaires étrangères. Le Président en est fort mécontent, mais semble décidé à lui laisser commettre cette bévue.
Drame de la cohabitation : la stratégie du pire est parfois la seule possible.
Mardi 21 octobre 1986
Le Président apprend que Jacques Chirac s'apprête à faire une tournée en province en même temps que lui. Il fait dire à Maurice Ulrich, par Jean-Louis Bianco : Si c'est le cas, j'annule la mienne et je dis pourquoi.
A 19 heures, Jacques Chirac prévient l'Élysée qu'il entend demander à l'ONU, dans les deux heures, le retrait partiel français de la FINUL. François Mitterrand prend connaissance du message à 20 heures. Il fait répondre qu'il n'en est pas question.
Raimond, qui a vu le Président ce matin, n'en a pas soufflé mot. Lorsque Bianco lui en a fait la remarque, il répond : Cela ne m'était pas possible alors.
Comme il craint que les instructions du ministre ne soient déjà parties pour New York, Jean-Louis Bianco demande à Jean Musitelli d'appeler notre ambassadeur à l'ONU, Claude de Kémoularia, pour lui communiquer la position de la France. Mais il apparaît que le télégramme du Quai n'est pas parti avant le contre-ordre du Président.
A la demande du Président, je mets par écrit les principales questions que les responsables devront aborder lors du prochain Conseil de Défense. Avec toujours, au cœur du débat, le problème de la modernisation des S3 du plateau d'Albion.
Quatre possibilités :
 Les remplacer par les M4, missiles mer-sol à six têtes, de 4 400 km de portée et qui équipent, depuis l'an dernier, nos sous-marins refondus. Avantages : la version terrestre du M4 pourrait avoir un nombre de têtes variable ; on ne serait pas obligé de les installer dans tous les silos à la fois. Inconvénients : les S3 étant valables jusqu'en 1996, faut-il les remplacer par les M4 alors que le M5 (8 à 12 têtes pour 6 500 km de portée) sera prêt vers 1996-2000 ? D'autre part, les silos des S3 sont trop étroits pour les M4.
 Décider tout de suite de choisir les M5. Mais alors il risque d'y avoir un « gap » entre la fin des S3 et l'entrée en service des M5.
 S'orienter vers le S4 à déploiement aléatoire, missile à tir tendu et à tête dite « furtive ». Il a l'avantage d'être plus petit que le M5, mais il est moins performant.
 Décider du lancement d'un avion ravitaillable en vol portant un missile air-sol dérivé de l'actuel AMSP. Ce qui permettrait d'attendre, pour moderniser Albion, la mise au point du M5. Inconvénients : un coût très élevé et un risque trop grand de détectabilité, donc de vulnérabilité, au vu des progrès prévisibles des défenses adverses.
Les négociations patronat/syndicats sur les procédures de licenciement aboutissent à un accord signé par le CNPF, la CFTC et FO, mais pas par la CGT ni par la CGC. (Un projet de loi reprenant cet accord sera définitivement voté le 20 décembre.)
Finalement, François Léotard ne viendra pas à Francfort ; il préfère courir le marathon de New York et assister à une cérémonie devant la statue de la Liberté.
Hissène Habré voudrait que le dispositif militaire Épervier serve à une reconquête du nord du Tchad sous occupation libyenne.
Mercredi 22 octobre 1986
Ce matin, arrivant à l'Élysée, le Premier ministre, hors de lui, nous apostrophe, Jean-Louis Bianco et moi : Vous n'avez pas à appeler M. de Kémoularia ! C'est le travail du ministre, ce n'est pas le vôtre ! M. de Kémoularia parle à tout le monde, il est beaucoup trop bavard. Il proclame sa fidélité au Président de la République, à moi et aussi au chef des huissiers !...
Grande injustice envers cet homme fin, cultivé, qui a fort bien réussi à La Haye comme à New York et qui n'a que le tort de ne pas être « de carrière » — ou professionnel, comme ils disent.
Ayant appris que Jacques Chirac projetait d'effectuer un voyage en Afrique en même temps que le sien, le Président lui déclare qu'il ne l'autorise qu'à faire une escale à Brazzaville à l'aller, et une escale à Abidjan au retour de la conférence de Lomé. Chacune de ces escales sera de deux ou trois heures seulement, et ne pourra en aucun cas prendre l'allure d'une visite officielle. Chirac accepte.
François Mitterrand lui reproche d'autre part d'avoir envoyé en secret François Bujon à Bonn pour préparer le Sommet de Francfort. Chirac promet de ne plus recommencer.
Après le Conseil des ministres se tient le Conseil de Défense destiné à préparer la loi-programme.
Le Président : Le gouvernement souhaitant une nouvelle loi de programmation, il convient d'en délibérer. Je déciderai des principales orientations. Il y a une priorité pour la modernisation de la première composante. Il faut prévoir des engagements très stricts.
André Giraud : Pour la première composante, il ne fait aucun doute dans notre esprit que c'est la clé de voûte de la dissuasion. Elle est d'ailleurs aujourd'hui à un stade satisfaisant. Mais il faut naturellement la moderniser et la développer.
Il donne des précisions sur la date de fabrication des prochains sous-marins et missiles, et sur les coûts.
Édouard Balladur est visiblement mécontent des chiffres avancés par Giraud. Jacques Chirac lui fait passer une feuille où il est écrit non, et l'empêche d'intervenir d'une mimique sans équivoque.
Le Président : La seconde composante ne doit pas être prélevée et financée sur la même masse que la première, qui a priorité absolue. La nécessité n'est pas discutable ; il faut remplacer le matériel vieilli, dépassé, et l'insérer dans la stratégie générale.
André Giraud : Mais enfin, la seconde composante est une police d'assurance si nos hypothèses sur la détectabilité des sous-marins se révélaient fausses ! Je propose de choisir un missile — avec sa conduite de tir à Albion — qui pourrait un jour être mobile. On peut aller plus loin et décider son déploiement mobile. On peut aller moins loin. Mais la polyvalence du système proposé permettra de prendre la décision de déploiement le moment venu. Pour le nombre de missiles et l'éventuel déploiement, ne prenons pas position aujourd'hui. Pièce par pièce, nous pouvons remplacer le missile d'Albion et les missiles emportés par les Mirage.
M. Chevallier, délégué général à l'Armement, se montre beaucoup plus précis qu'André Giraud dont, en fait, il est le porte-parole : Il nous faut une capacité de deuxième frappe. Albion est vulnérable et les composantes vulnérables incitent à une frappe préventive. Pour éviter le tout ou rien, il faut une gamme de frappe. Le prix des nouveaux missiles est de 24 milliards, plus 4 milliards pour les têtes nucléaires. (C'est le prix pour les trente premiers, ils coûteront moins cher par la suite.)
Le Président : Je ferai connaître ma décision après m'en être entretenu avec le Premier ministre et le ministre de la Défense. Nous avons déjà deux composantes qui s'ajoutent aux sous-marins : Albion et les avions. Le projet de leur renouvellement est ancien. Sur le principe, cela m'a toujours convenu. Mais la question est de savoir quel contenu pour cette seconde composante, et dans quelle stratégie elle s'insère. Bien entendu, si l'on suppose que Brest est neutralisé — mais peut-être faudrait-il plus de crédits pour parer à cette éventualité, envisager peut-être un autre havre ? — , si l'on suppose donc que Brest est neutralisé, que nos télécommunications sont coupées, nos missiles interceptés, je me demande bien avec quoi nous pouvons mener une guerre nucléaire ! Mais nous savons que c'est impossible. Dans mon esprit, si Albion est attaqué, que ce soit par des moyens nucléaires ou classiques, c'est que nous serions déjà dans la guerre ; notre première composante connaîtrait alors son devoir sur ordre du Chef de l'État. Quand on parle d'« arme tactique », de « deuxième frappe », de « riposte graduée », on imagine une sorte de guerre nucléaire franco-soviétique à échelonnements multiples. C'est une hypothèse que je rejette absolument. Elle est contraire à la dissuasion, qui forme un bloc. Mon successeur lointain — j'espère ! — avisera. Pour moi, ce qui est préstratégique est en même temps stratégique, ce n'est pas le complément d'une bataille classique.
Dans l'exercice de ma responsabilité, je n'accepterai pas l'implantation de missiles sur l'ensemble du territoire. Albion peut-il recevoir un armement de ce type, pour équivaloir à peu près à ce que nous n'aurons plus en 1996 ? C'est à vous de me le dire, je n'ai pas d'objection. Pour moi, un élément déterminant, c'est l'état d'esprit des Français. Ils font confiance à la dissuasion, nous sommes le seul pays à avoir échappé à la grande peur de ces dernières années.
La séance est levée. Les positions restent tranchées. Nouvelle réunion dans quelques jours. Chirac voudrait en finir au plus vite.
Jeudi 23 octobre 1986
Le projet de réforme de l'Université présenté par Alain Devaquet vient en première lecture au Sénat dans l'indifférence générale, avant d'être soumis à l'Assemblée.
Vendredi 24 octobre 1986
Tout à fait indirectement, j'apprends que Tarek Aziz, ministre des Affaires étrangères d'Irak, est venu à Paris sans que l'Élysée en sache rien. (Qui a-t-il vu ? Pourquoi le Président n'a-t-il pas été informé ?)
Discussion difficile avec Forray qui n'aime pas que l'on remette en cause le point de vue des militaires !
Pas de réponse de Matignon à propos de notre demande de renseignements sur les otages. Que négocient-ils ? Avec qui ?
Le principal négociateur à Genève, M. Kampelman, un des diplomates américains les plus chevronnés, vient raconter au Président les entretiens de Reykjavik. Sa version, plus au point, n'est pas très différente de celle de Richard Pearl. Kampelman explique que le samedi, il y a eu une discussion générale improvisée entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev sur l'option zéro stratégique, c'est-à-dire la disparition de l'arme nucléaire. Cette proposition a été reprise le dimanche après-midi sur l'initiative de Reagan, qui voulait l'échanger contre la faculté de conserver pendant dix ans le droit de faire des recherches sur l'IDS. Jeudi dernier, Mme Thatcher croyait encore que cette idée était une proposition soviétique... Quand elle saura, elle sera encore plus furieuse contre Reagan !
Gorbatchev et Reagan ont joué une partie de poker menteur dont ils n'ont été sauvés que par leur échec.
Adoption définitive et sans débat de la loi sur le découpage électoral.
Dimanche 26 octobre 1986
Les treize opposants algériens arrêtés en France la semaine dernière sont assignés à résidence.
Lundi 27 octobre 1986
Début du Sommet franco-allemand à Francfort. Matignon essaie de dénigrer toute initiative venant de l'Élysée. La presse souligne la stupidité de cette guéguerre.
On conserve le rituel de ces Sommets. Le Président, puis le Premier ministre rencontreront seul à seul le Chancelier l'un après l'autre.
François Mitterrand voit Helmut Kohl :
Helmut Kohl : Il faut avancer vite pour parvenir à un accord sur des progrès politiques et militaires. Cela doit ensuite déboucher sur une conversation publique. Mais il faut faire attention à garder le secret assez longtemps. Je sens que Jacques Chirac est inquiet là-dessus.
François Mitterrand : Pas de problème. J'ai l'autorité et j'en informerai Jacques Chirac.
Helmut Kohl : Attali et Teltschik peuvent parler de tout en matière économique. La déclaration monétaire de 1983, lors du Sommet européen tenu en Allemagne, doit être précisée. Il faut là-dessus une déclaration d'intention à notre seul niveau. Les ministres n'ont pas à s'en mêler. Il faut aussi aller plus loin vers l'unité politique de l'Europe.
Un peu plus tard, Hehmut Kohl procède à son traditionnel tour d'horizon des pays de l'Est : Je vais aider économiquement la Hongrie. Je vais aussi pousser Jaruzelski dans cette direction. Le pire, c'est la Roumanie. Il y a là 200 000 Allemands. On en fait sortir 5 000 par an. Nous les achetons 25 000 marks par personne ! En RDA, l'atmosphère se transforme. C'est quelque chose que je peux mesurer. Il y a cette année 3 millions de touristes venus de RDA en RFA, contre 400 000 il y a cinq ans. Les Russes vont tout faire pour nous séduire. Nous avons besoin, avant de nous rapprocher d'eux, de renforcer nos relations avec vous. Honecker est très bien pour nous. Ulbricht était la cause de tous nos malheurs. Pour nous, une déclaration sur l'unité allemande, que nous signerions à l'Élysée, serait importante. Ensuite, j'irais incognito en RDA, je ne le révélerais qu'après.
Le Quai d'Orsay nous envoie à Bonn, pour avis, un projet d'instruction qui va être adressé à l'ambassadeur de France à l'ONU. A nouveau, il y est question, au détour d'une phrase, d'un retrait partiel de la FINUL. Le Président donne l'ordre de supprimer cette phrase. C'est fait.
Mardi 28 octobre 1986
A Bonn, le petit déjeuner se prend à trois : Helmut Kohl, François Mitterrand, Jacques Chirac. C'est la seule innovation par rapport aux programmes classiques de ces Sommets. En cours de conversation, les deux ministres des Affaires étrangères les rejoignent.
Helmut Kohl parle de défense : Nos manœuvres communes ont été très positives, mais il y a eu des problèmes de communication ! Nos officiers doivent apprendre nos deux langues. Il y aura un nouveau Sommet entre Reagan et Gorbatchev au début de l'an prochain. Il faut faire jouer notre influence pour nous prémunir contre ce qu'ils pourraient décider.
François Mitterrand : Ils se verront de nouveau. Vous avez raison. Il faut s'y préparer et étudier les hypothèses concernant l'IDS. Ils vont trouver une formule qui rendra possibles la « Recherche et l'Expérimentation » sans permettre les « Essais et le Déploiement », et on aménagera le traité. Une solution est possible s'ils désirent s'entendre. Il est peu probable qu'ils s'entendront sur une suppression totale du nucléaire. Mais c'est sur la table, et c'est ennuyeux. Ils peuvent se rabattre sur un accord touchant les armes intermédiaires. Alors la France et la Grande-Bretagne seront au premier rang de la négociation.
Jacques Chirac : ... et l'Europe !
François Mitterrand, agacé : Par voie de conséquence !
Helmut Kohl : J'ai dit à Reagan que, pour nous, c'est définitif: ils n'ont pas à tenir compte des forces françaises dans les négociations avec les Soviétiques.
François Mitterrand : Oui, mais cela menace de devenir un problème franco-américain. Car la France sera désignée comme un facteur de guerre si elle refuse. Il peut se poser le problème de l'option zéro. Tous les dirigeants européens sont hostiles à l'option zéro — y compris Jacques Chirac, ajoute-t-il en se tournant vers celui-ci. Tel n'est pas mon avis.
Helmut Kohl : Les Américains ont déjà essayé de proposer un nouveau Sommet pour la mi-1987. Les Soviétiques le veulent, mais cherchent un compromis sur l'IDS avant de s'engager sur une date.
Jacques Chirac interrompt Helmut Kohl : Ce qui me paraît inquiétant, c'est que Reagan veut la paix pour rester dans l'Histoire, et Gorbatchev la veut pour soulager son économie. Et moi je suis plus inquiet que le Président sur l'option zéro.
François Mitterrand, énervé : Cela dépend de ce qu'on entend par « zéro ».
Jacques Chirac, péremptoire : Cela exige d'y réfléchir. Cela ne sera jamais zéro. Les armes intermédiaires soviétiques en Asie sont mobiles. Ils peuvent les ramener en Europe s'ils le veulent. Ilfaut trouver un accord équivalent sur le conventionnel et le chimique.
Helmut Kohl : Un Sommet va se réunir pour la troisième fois. Il faut influencer les Américains. Et, pour cela, établir un lien solide entre la Grande-Bretagne, la RFA et la France... Parlons un peu de l'avenir de l'URSS : à mon avis, Gorbatchev veut développer le secteur privé et décentraliser son système politique...
Jacques Chirac l'interrompt à nouveau : Je suis sceptique sur son désir de décentraliser.
Helmut Kohl, patient : Il veut faire ce qu'a fait Kadar. Les Russes ont besoin pour cela de compétences techniques. Jenniger a vu Jivkov à Sofia il y a quatre semaines. Il pense que Gorbatchev aspire au développement économique et qu'il ne peut l'atteindre qu'avec la liberté. Kadar s'y attend aussi.
François Mitterrand : Je vous enverrai une note sur ma rencontre avec Mme Thatcher à propos du désarmement. [Le Président ne veut pas en dire plus devant Chirac.] A propos de la Syrie, nous étions contre le rappel des ambassadeurs. Nous ne devons pas présenter notre position de façon offensive. Il faut éviter une politique qui pousse la Syrie dans les bras de l'URSS. Cela modifierait totalement la situation. Il faut savoir ce qui se passe en Syrie.
Jacques Chirac : Il y a un problème grec. La Grèce est une plaque tournante pour le terrorisme.
François Mitterrand, calme en apparence, extrêmement fâché en fait : Beaucoup de gens le pensent, mais il faut donner la parole à la défense. On le fait pour la Syrie, on peut le faire pour la Grèce !
Helmut Kohl : Je suis très méfiant.
Jacques Chirac : Non, c'est très clair. L'affaire est claire !
Hans-Dietrich Genscher, sentant la conversation déraper, glisse sur l'Europe : Sur la politique agricole, j'ai peur que nous n'allions à l'échec entre nous. De notre point de vue, il faut prendre une décision agricole importante pour sauvegarder notre cohésion.
François Mitterrand : Une crise est inévitable au mois de mars prochain ; le problème n'est pas de l'éviter, mais de la surmonter.
Jacques Chirac : On ne la surmontera que par un accord entre la France et l'Allemagne. Il faudrait une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères, des Finances et de l'Agriculture.
François Mitterrand : Tout arrivera en même temps : les discussions sur les prix, les excédents, la rigueur financière et le respect du traité de Rome. Développer l'Europe dans de nouveaux domaines en dépassant le noyau initial est absolument essentiel.
Helmut Kohl : Il faut parler au Sommet de Londres de la question des demandeurs d'asile en Europe.
Jacques Chirac : Je n'ai pas d'information sur ce sujet.
Helmut Kohl : Sur le problème des armes conventionnelles ?
Jacques Chirac : Il y a une offensive américaine.
Jean-Bernard Raimond : Nous sommes d'accord pour que la conférence à Trente-cinq soit précédée d'une consultation à Seize de l'OTAN. L'Amérique veut que cela devienne une discussion à Seize [l'OTAN] contre Sept [le Pacte de Varsovie]. Nous sommes contre une confrontation alliance contre alliance.
Hans-Dietrich Genscher : Non, les réductions d'armes stratégiques doivent se faire dans un cadre auquel tous les membres de l'Alliance, dont la France, puissent participer. Les États-Unis ont proposé des négociations alliance contre alliance. Vous n'en voulez pas. Nous sommes réservés, car nous ne voulons pas traiter de ces questions sans la France.
Jacques Chirac : Oui, ilfaut trouver une solution dans le cadre des Trente-cinq. Mais les Russes aussi veulent une discussion alliance contre alliance.
Hans-Dietrich Genscher : Il fautet nous l'avons proposé à la réunion d'Halifaxdécider d'oeuvrer dans l'Alliance pour négocier avec les Trente-cinq.
En rentrant de Bonn, le Président me dit : Si les Russes détruisaient cinq villes françaises, le gouvernement Chirac croit que l'armée française pourrait encore tirer sur Kiev ! C'est absurde !
Mercredi 29 octobre 1986
Ce matin, au Conseil, deux interventions du Président :
D'abord à propos du problème de l'eau : M. Alain Carignon a raison de communiquer au Conseil des ministres les mesures qu'il entend prendre ; dans vingt ans, le problème de l'eau — sa quantité, sa possibilité même d'être bue — sera l'un des premiers problèmes du gouvernement.
Le Premier ministre : Je partage tout à fait ce sentiment.
Sur le recours à l'article 49-3 que le Premier ministre sollicite à propos du découpage électoral, le Président commente, après avoir accepté : Il faudra un jour tracer la frontière entre l'usage et l'abus.
Le projet Devaquet est approuvé au Sénat par 227 voix contre 79.
Un second Conseil de Défense se tient sur la loi de programmation et surtout sur la seconde composante. André Giraud répète son discours sur le missile mobile : il veut un missile discret, disponible en cas de destruction des sous-marins. Jean-Bernard Raimond plaide pour un missile visible en cas de crise. Le délégué ministériel à l'Armement, Chevallier, parle d'avoir quelque chose entre le tout et le rien et ajoute (lapsus éminemment révélateur !) : pour avoir du travail balistique avant d'avoir à faire le M5... Personne ne dit à quel scénario correspond l'usage d'une nouvelle seconde composante. On est dans l'incohérence absolue.
Ambiance glaciale quand le Président répète qu'il est contre un missile mobile : Si la première composante est détruite, rien n'est plus possible. Si Albion est attaqué, c'est la guerre totale. Et la première composante connaîtra son devoir. Je rejette donc la doctrine de la riposte graduée. La dissuasion forme un bloc. D'ailleurs, si les sous-marins devenaient détectables, vos camions le seraient encore plus ! A propos du missile léger, je dis que, dans l'exercice de ma responsabilité, je n'en accepterai pas la répartition sur le territoire. J'accepte les S4 à Albion. Ce missile sera aisé à rendre mobile si cela devient nécessaire. Mais, dans le temps que j'ai d'en décider, je refuse ce déploiement. Sinon, l'adversaire nous attaquerait en cent trente endroits ! Les Français font confiance à la force de dissuasion parce que chacun ne se sent pas porteur du destin national. Il ne faut pas altérer cette capacité psychologique et morale, qui vaut bien des missiles ! Si les sous-marins deviennent détectables, mon successeur avisera. C'est ce que commande ma réflexion.
Jacques Chirac : Il n'a pas été question de distraire quoi que ce soit de la première composante. Pour la deuxième composante, il faudra en décider plus tard. Le problème de la mobilité n'est pas actuel Rien d'autre que l'implantation à Albion n'est suggéré.
S'ensuit un conflit psychologique sur « qui » décide. François Mitterrand veut montrer que c'est lui qui a le dernier mot : Vous me suggérez d'installer des fusées nouvelles à Albion ?
Jacques Chirac, grognori : Oui, c'est ça.
François Mitterrand : J'espère bien !
Il savoure sa victoire.
Chevallier reprend la parole et amorce un nouvel exposé sur la dissuasion.
Le Président l'interrompt brutalement par: J'y réfléchis, c'est moi qui décide. Ce que j'ai dit est la limite de ce que j accepte, point final. La séance est levée.
En sortant du bureau du Président, André Giraud me dit : Je voudrais que vous transmettiez au Président les choses qui suivent et que je n'ose lui dire : Je suis prêt à écrire que le missile S4 ne sera qu'à Albion et seulement là, mais il ne peut pas me demander de construire un missile qui ne serait jamais mobile. D'abord parce qu'en mon âme et conscience je suis sûr qu'Albion est vulnérable et que, dans vingt ans, il faudra peut-être avoir un missile mobile. Ensuite, parce que le Président peut penser à préserver l'avenir et dire que, pour ce qui le concerne, il est hostile à la mobilité du missile, mais qu'il laisse à son successeur, dans dix ans, le soin de rendre mobile le missile si la nécessité en apparaît éventuellement un jour. Enfin, parce que je ne sais pas, sans cela, comment je m'opposerai à un amendement parlementaire proposant de rendre immédiatement mobile le missile. (D'ailleurs, le SX mobile a été décidé par la précédente loi.) Le Président est le chef, nous ne le discutons pas. Mais qu'il nous laisse une porte de sortie. Il suffirait qu'on dise que le missile n'est mis qu'à Albion, sans exclure qu'un jour un Président puisse en décider autrement parce que la technique l'aura rendu nécessaire. Sans savoir ce que décidera M. Chirac, je serais prêt à écrire dans la loi : « Pour répondre aux éventuelles obsolescences futures de certaines composantes de l'arme nucléaire stratégique, il est décidé la mise à l'étude d'un nouveau missile stratégique sol-sol, le S4. D'ores et déjà, son déploiement est prévu au plateau d'Albion. »
Solution raisonnable. Grandeur du politique ? Entêtement du spécialiste ? Il a des convictions et sait les défendre... Je transmets le message au Président.
François Mitterrand : J'espère bien que vous notez tout ça. Ils n'ont aucune stratégie. C'est comme en 1938, ils ne font que de la politique intérieure. Ils diront ensemble que j'ai accepté la composante mobile, ce qui est faux. Ils veulent seulement pouvoir faire parler d'eux. Ils vous demanderont le secret pour pouvoir, eux, faire des fuites. C'est dérisoire !
Et, pour éviter que Matignon ne donne son interprétation du contenu du Conseil de Défense, il autorise Michèle Gendreau-Massaloux à diffuser la dépêche suivante :
A l'Elysée, on indique que le Président de la République a rappelé la doctrine de la France en matière d'emploi des armes préstratégiques. Les décisions nécessaires seront prises, comme il l'avait indiqué publiquement à Caylus, pour que soit garantie l'efficacité de la première composante de notre force de dissuasion, c'est-à-dire les sous-marins nucléaires. En particulier, le calendrier de réalisation des sous-marins de la nouvelle génération sera confirmé et le missile M5 équipera à partir de 1999 les sous-marins de la nouvelle génération. Sur les autres sujets évoqués en Conseil de Défense, le Président de la République fera connaître ses conclusions d'ici une semaine. Sur la base des orientations arrêtées, le projet de loi de programmation sera délibéré en Conseil des ministres, puis soumis au Parlement.
En dépit de l'opposition farouche du ministre de la Défense, Serge Dassault est élu président de la société Marcel-Dassault. Ainsi se concluent deux mois de guerre ouverte menée par André Giraud contre un héritier qu'il a publiquement qualifié d'incapable. On m'a raconté que Pierre de Bénouville et Jean-Marc Vernes ont su trouver les arguments susceptibles de faire pencher Chirac en faveur du fils aîné de l'avionneur... Obstiné, Giraud jure que cela ne va pas se terminer comme ça... L'État est majoritaire chez Dassault (46 % des parts, mais 56 % des voix en assemblée générale), et le ministre compte bien « encadrer » le nouveau président.
Un banquier de mes amis, hilare, me raconte l'histoire et m'en annonce la fin, qu'André Giraud ne connaît pas encore : contre la Défense et contre les Finances, Chirac aurait promis à Serge Dassault que l'État lui céderait 9 % des actions pour lui permettre de redevenir maître chez soi.
Jeudi 30 octobre 1986
Kaïlan Ahmet, porte-parole de Goukouni Oueddeï, affirme que ses partisans ont capturé une compagnie de l'armée libyenne dans la région de Zouar, au nord-ouest du Tchad.
Vendredi 31 octobre 1986
J'ai appris par l'ambassade des États-Unis (ni par le Quai d'Orsay, ni par Matignon) que le secrétaire d'État américain George Shultz s'arrêtera pour une demi-journée à Paris, vendredi prochain, 7 novembre, au matin. Il est prévu qu'il rencontre successivement Jean-Bernard Raimond, puis le Premier ministre. L'ambassade indique que le secrétaire d'État serait extrêmement heureux d'être reçu par le Président...
Samedi 1er novembre 1986
L'incendie des entrepôts du groupe chimique Sandoz à Bâle (Suisse) est suivi d'une grave pollution du Rhin. Très vive émotion chez les Verts en Allemagne.
Lundi 3 novembre 1986
Hissène Habré nous demande des couvertures chauffantes, de la nourriture, de l'habillement, des postes radio, peut-être des munitions et des armes pour les gens de Goukouni qui se battent contre la Libye au nord du Tchad. Le Président donne son accord, à condition que cela ne se fasse pas sous le drapeau français et que Hissène Habré se charge de l'acheminement.
Sur la base de ce qu'a déclaré le Président au dernier Conseil de Défense, nous revoyons, avant le prochain Conseil des ministres, le texte de la loi de programmation militaire. On découvre, dans une annexe, quelques glissements sur l'arme tactique et sur les conditions d'engagement de la France en Centre-Europe. Le général Forray et Hubert Védrine reprennent les paragraphes, transmettent les nouvelles rédactions à André Giraud, en précisant bien que ce n'est peut-être pas exactement la pensée du Président, qu'il n'a pas été consulté. Jean Picq, le conseiller militaire de Matignon, est très inquiet. Il dit au général Forray que Matignon fera ce que l'Élysée voudra : Jacques Chirac tient à ce qu'il n'y ait pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette sur ce sujet entre le Président et lui.
Quand le général Forray rapporte ces propos au Président, celui-ci rit et dit : Il n'y a peut-être pas — ou plus — de difficultés entre le Premier ministre et moi, mais il y en a manifestement entre le Premier ministre et M. Giraud.
Un dernier Conseil de Défense est réuni :
François Mitterrand : Le jour où chaque Français supposera que la bombe atomique peut être devant sa porte, vous ne tiendrez plus l'opinion publique. Le consentement national, auquel tient le Premier ministre, vaut bien des missiles. Il a fallu beaucoup de temps pour que chacun se rallie à la stratégie de dissuasion, moi le premier. C'est donc bien à Albion que se situera la deuxième composante terrestre. Il n'a jamais été question de distraire quoi que ce soit de la première composante. [Sur l'arme chimique :] Toute arme détenue par un adversaire potentiel doit être possédée par nous, si nous le pouvons. Mais il existe des conventions internationales. Je sais qu'elles ne sont pas respectées. Il faut donc étudier l'action diplomatique avec M. le ministre des Affaires étrangères. Cela dit, je suis tout à fait d'accord avec votre perspective... Pour ce qui est de la loi de programmation, la question de l'enveloppe financière a été tranchée par le gouvernement. A mon sens, sagement. [Il se tourne vers Édouard Balladur.] Est-ce que M. le ministre d'Etat veut dire quelque chose ?
Jacques Chirac, en souriant : Je vous en prie, ne rouvrez pas de plaies !
Le Président : Pour ce qui est du contenu de la loi que le ministre de la Défense a bien voulu m'exposer, je n'ai pas de commentaire à faire.
Le projet passera après-demain en Conseil des ministres.
Mardi 4 novembre 1986
François Mitterrand sur Jacques Chirac : Il court, vite, mais il ne sait pas vers où.
Le gouvernement de N'Djamena lance un appel à la communauté internationale pour sauver les populations de la province du Nord, menacées de génocide systématique par la Libye.
Ouverture à Vienne de la troisième conférence sur la Sécurité en Europe. Elle va durer des années.
Mercredi 5 novembre 1986
Le Président voit Jacques Chirac avant le Conseil et lui demande d'apporter d'ultimes changements de vocabulaire au texte de projet de loi de programmation militaire.
Quelques minutes plus tard, en Conseil, Jacques Chirac les annonce lui-même. Il le fait avec une conviction et une détermination telles que le Président est obligé de dire que... c'est avec son accord !
André Giraud : Pourquoi une nouvelle loi ? Parce que la précédente était faite en francs courants et avec des hypothèses économiques qui ne se sont pas révélées exactes. Les écarts entre les prévisions initiales et des déviations répétées rendent très difficile, même pratiquement impossible l'exécution de la loi. Enfin, parce qu'un examen nouveau est rendu nécessaire par les évolutions technologiques. La deuxième composante sera un missile léger avec suf fisamment de flexibilité pour s'adapter aux circonstances d'ici à 2015. Vous avez précisé, monsieur le Président, que votre intention était de mettre ces missiles dans les sites du plateau d Albion...
Suit une phrase compliquée : le ministre ne veut pas avoir à prononcer le mot « mobilité ». Il parle d'armement nucléaire préstratégique et de concept d'ultime avertissement, concept qui ne figure justement pas, à la demande du Président, dans le texte du projet de loi soumis au Conseil des ministres.
Jacques Chirac prend la parole : C'est un travail de grande qualité. La situation propre à la France qui, à mes yeux, n'a pas de prix, c'est le consensus sur la Défense.
Le Président : Sur la forme, monsieur le ministre de la Défense, le sort de toute loi de programmation semble de ne pas être appliquée jusqu'au bout. Il manquait quelque 14 milliards à la précédente ; entre 40 et 50 à celle d'avant, et pourtant, cela n'a pas été fait par les mêmes personnes, ni sous le même Président. Je vous féliciterai plus tard, si j'en ai l'occasion, si vous arrivez à échapper à cette malédiction !
Alain Madelin sourit. Il prend des notes, sans doute pour François Léotard, encore à New York.
Le Président reprend : Sur le fond, il y a trois points d'importance :
1) Un point qui n'est pas vraiment dans la loi de programmation, c'est la stratégie nucléaire. Il y a les armes tactiques, c'est-à-dire à courte portée, et les armes intermédiairescette classification est tout à fait arbitraire, c'est un terme américain pour désigner les fusées qui ne peuvent pas traverser l'Atlantique. Pour nous, cela n'a pas d'intérêt. Quelle est la place des armes tactiques dans notre stratégie ? Elles ne peuvent pas être l'appendice d'un armement conventionnel, et donc d'une guerre classique. La question centrale est donc de savoir, dans cette hypothèse, si les États-Unis bougent ou ne bougent pas. S'ils ne bougent pas, est-ce qu'il appartient à la France de se substituer à eux ? Sur ce point, je m'en tiens aux principes qui ont été définis avant moi. Je ne les ai acceptés qu'au bout de dix anscela fait maintenant une quinzaine d'annéesparce que c'est la seule chance de la France. Il n'est pas question de riposte graduée. Ce n'est pas à la portée de la France. Nous n'avons pas les moyens de l'adversaire. Bon, allons ! Supposons les chars russes à Lübeck. Est-on dans le cas d'une menace vitale pour la France ? Qui peut le dire ? Cela dépend d'abord du jeu de l'Alliance. Il ne peut y avoir d'automatisme...
2) Le deuxième point est la priorité de la force océanique stratégique. Elle représente la capacité de destruction, nous disent les experts, d'un territoire plus vaste que la France, à 4 500 kilomètres de distance, avec une précision suffisante. Vous savez que les sous-marins sont capables de circuler pendant deux mois à deux mois et demi sans jamais signaler leur présence, cela de façon à éviter tout « accident » (Je mets le mot accident entre guillemets.)
Les sous-marins seront-ils un jour détectés ? Les scientifiques constatent au contraire les progrès rapides de l'invisibilité et du silence. Ce n'est sûrement pas un hasard si les États-Unis et l'URSS multiplient leurs commandes de sous-marins.
3) Troisième point: la modernisation de la deuxième composante. Nous n'avons pas encore la capacité de remplacer l'actuelle seconde composante par des missiles air-sol à longue portée. Elle doit donc être terrestre. Quelle composante terrestre ? Je n'ai pas la compétence pour en décider. Les états-majors, les ingénieurs généraux de l'armement proposent un missile léger-enfin, léger dans la mesure où 9 tonnes sont légères par rapport à 45 tonnes ! Ces missiles, pourquoi ne seraient-ils pas mobiles ? M. le ministre de la Défense estimeenfin, estimaitqu'une certaine mobilité pourrait être utile. Nous en avons débattu avec M. le Premier ministre, comme cela est normal. Si l'on considère qu'Albion pourrait être détruit, c'est que nous serions déjà dans la guerre. Si l'adversaire était capable de prendre le risque sur Albion, il le prendrait sûrement sur les missiles déployés. Il ne saurait pas où ils sont ? Il en saurait sûrement assez ! Ce serait donc faire porter la menace sur tout le territoire. Non, il n'y a pas à changer de raisonnement stratégique selon que les missiles sont fixes ou mobiles. Entre toutes les thèses — logiques, plausibles — , j'ai tranché en disant qu'Albion restera la place-forte de notre seconde composante, où seront installés des missiles — légers ou lourds, peu importe! Le problème n'est pas de savoir ce qui est vulnérable, mais si l'adversaire ose prendre le risque. Comme je ne doute pas de la dissuasion, je ne peux pas fonder une hypothèse stratégique sur le doute. Ce sont là des données politiques, militaires et psychologiques. Ces dernières ne sont pas les plus minces. Ce qui vous est proposé est conforme à mes vues. Ce qu'a dit le Premier ministre recueille mon accord.
Émile Biasini est renouvelé à la tête de l'établissement public du Grand Louvre. Chirac s'est montré élégant dans cette affaire. Pour une fois, relève aigrement le Président.
Jeudi 6 novembre 1986
Le Président fait savoir à Raymond Barre que la loi de programmation n'a pas posé de problème concernant le rôle du Président de la République, qu'il y a eu essentiellement un problème de doctrine, mais qu'il a empêché que l'on s'écarte de la doctrine classique de la France.
Visite de Jacques Chirac à Madrid. Hier, en guise de cadeau, il a fait remettre à la police espagnole sept Basques interpellés à Hendaye après la découverte d'une cache d'armes.
Vendredi 7 novembre 1986
Le Premier ministre a accordé une interview au Washington Times, un quotidien financé par la secte Moon. Le bruit court à Paris qu'il aurait confondu avec le Washington Post. Il s'y montre très acerbe avec le Chancelier Kohl. Le démenti, cinglant, ne se fait pas attendre : les Allemands répondent qu'il n'est pas question de réévaluer le mark, comme Jacques Chirac l'a annoncé. Pour Bonn, il n'y a pas de problème du mark, mais un problème du franc lié à la crise politique et sociale dans notre pays.
Dans le même entretien au Washington Times, le Premier ministre implique à la fois le Mossad et des éléments renégats de l'entourage du Président syrien dans l'attentat perpétré contre un avion d'El Al en avril ! Il déclare que c'est Helmut Kohl qui le lui aurait appris ! Matignon dément. Polémique. Le journal annonce la publication prochaine de l'enregistrement de cet entretien. Cafouillage...
Il est décidé qu'un ancien collaborateur de Valéry Giscard d'Estaing, Philippe Sauzay, sera nommé au prochain tour extérieur au Conseil d'État, et que Guy Fougier sera nommé au tour suivant.
A la suite du message du Président sur le nucléaire, Raymond Barre le remercie de son attention. Il se réjouit que les prérogatives du Président soient maintenues en matière de défense. Sur les questions de fond, il partage toutes les positions prises par le Président de la République.
Lundi 10 novembre 1986
Dans Le Point, Yves Chalier révèle à Jean-Marie Pontaut que le ministère de l'Intérieur l'a fait partir pour le Brésil avec un vrai-faux passeport. Pierre Verbrugghe me dit que c'est fort possible, mais qu'il n'en a pas la preuve. La DST, placée sous ses ordres, aurait pu le faire sans l'en prévenir. Il va chercher à savoir.
Il interroge à la DST :
- Qui vous a donné cet ordre ?
- Mais... le ministre!
- Quel ministre: Pasqua ou Pandraud ?
- Pasqua.
- Et vous ne m'en avez pas parlé!
- On me l'a interdit.
Le Président reçoit Renaud Denoix de Saint Marc. Au Conseil des ministres sont prévues deux communications, l'une de Didier Bariani, l'autre de Gaston Flosse sur la politique du Pacifique-Sud. Le Président : Il n'est pas question de telles communications alors que personne ne m'a parlé de cette politique et alors qu'il n'y a pas encore eu de réunion du Conseil du Pacifique-Sud.
Le Président émet aussi des réserves sur les mouvements de recteurs, dont ceux d'Orléans et de Dijon. L'Élysée demande une note à ce sujet à René Monory. Au téléphone, le ministre déclare à Jean-Louis Bianco : Je n'ai rien de spécial contre ces recteurs. Mais ces mouvements me sont demandés par des parlementaires de la majorité.
Au Liban, libération de Marcel Coudari et Camille Sontag par l'OJR.
Mardi 11 novembre 1986
Piet Botha inaugure dans la Somme un mémorial aux soldats sud-africains morts au cours des deux guerres mondiales.
Mercredi 12 novembre 1986
Avant le Conseil, dans le bureau de Jean-Louis Bianco. Jacques Chirac fait une grande sortie à propos du Pacifique-Sud : Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qu'est-ce que c'est que ce Conseil? A quoi ça sert ? Et puis, l'avoir réuni pour la première fois à Mururoa, c'est une vraie provocation ! Il faut prendre ces pays par la douceur!
Dans son bureau, le Président fait observer à Jacques Chirac que le Conseil du Pacifique-Sud est une organisation interne à la France : S'il y a des gens qui se vexent pour cela, ils se vexeront pour autre chose.
Il s'informe d'un autre projet qui vient à l'ordre du jour du Conseil : Je vois que vous voulez créer une Maison de la France pour promouvoir le tourisme en France. Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée, mais il ne faudrait pas que ce soit une administration de plus !
Jacques Chirac, fouillant dans ses papiers avec un désarmant sourire : Je ne connais pas du tout le dossier. En tout cas, ce n'est pas dans les intentions du gouvernement.
Le Conseil débat du projet de Code de la nationalité qui prévoit de faire de l'acquisition de la nationalité française, pour les enfants d'étrangers nés sur notre sol, un acte volontaire et non plus automatique. Visiblement mal à l'aise (en fait, il est opposé à ce texte), Albin Chalandon cite Renan : La nation, c'est la volonté de vivre ensemble.
Jacques Chirac : Ceci est un texte de bon sens. Conforme à une certaine idée de... (Il s'interrompt et reprend) : Je partage l'avis de Renan !
Jean-Louis Bianco se penche vers moi pour me demander si Ernest Renan est le nouveau ministre de la Justice...
Le Président : Ce projet s'inspire d'une philosophie que je ne partage pas. Je redoute que les jeunes qui sont déjà déchirés entre deux cultures ne soient davantage marginalisés. Nous avons une législation plus que centenaire, qui a eu des effets heureux. Pourquoi la changer ?
Une nouvelle fois, Jean-Bernard Raimond parle de la normalisation des relations franco-espagnoles entreprise depuis quelques mois. Le Président l'interrompt: Ce n'est pas tout à fait un début, monsieur le ministre des Affaires étrangères. Les difficultés entre la France et l'Espagne tenaient à l'élargissement du Marché commun et au terrorisme basque. L'élargissement a été heureusement réglé, sans quoi nos relations se seraient posées en des termes différents. Quant au terrorisme basque, les mesures actuelles ont été précédées par l'extradition de trois Basques en novembre 1984. L'an dernier, j'ai reçu le roi d'Espagne et j'ai signé avec lui un pacte d'amitié. A l'invitation du roi, je me rendrai à Madrid pour que le deuxième acte de cette réconciliation soit accompli.
A l'issue du Conseil, François Mitterrand reçoit Alain Devaquet. Le Président lui demande de l'aider à faire financer le programme européen de recherche à hauteur de 7,7 milliards, comme prévu avant mars 1986. Devaquet explique qu'Édouard Balladur et Jacques Chirac ne veulent accorder que 4,2 milliards, comme la Grande-Bretagne. Il en est désolé, car il partage le point de vue du Président. François Mitterrand l'encourage à tenir bon.
Un ministre me glisse à propos d'Édouard Balladur : C'est une fausse valeur, un mélange d'incompétence et de pusillanimité, une politique du doigt mouillé et de caprices. Il a dépassé son seuil d'incompétence !
Injuste. Je trouve au contraire l'homme compétent, soucieux d'apprendre et de servir l'intérêt général.
François Mitterrand sur le ministre d'État : Son obsession du protocole est attendrissante...
Le même ministre, sur Jacques Chirac : Jacques Chirac ne fait rien, ne connaît rien, ne s'intéresse à rien. Balladur est le vrai Premier ministre, et personne ne s'intéresse à l'emploi.
Installation officielle de la CNCL, rue Jacob, en présence de Jacques Chirac ; François Mitterrand n'a pas été invité. S'il l'avait été, il n'y serait pas allé.
Michèle Cotta a eu tort de croire à la promesse du Premier ministre...
Après de longs débats, les socialistes décident de s'abstenir sur le vote du budget de la Défense nationale. Fabius, Quilès et Hernu voulaient voter pour, puisque le Président y avait apposé sa marque. Jospin et Laignel voulaient voter contre, le budget de la Défense étant supérieur à celui de l'Éducation nationale.
Dans une interview à RFI, le Président déclare que la France soutiendra le régime de N'Djamena pour permettre au Tchad de disposer des moyens de reconquérir son intégrité.
François Mitterrand part ce soir pour le Sommet franco-africain de Lomé. Il se rendra ensuite en visite officielle au Mali et au Burkina. Escale en Guinée, où il rencontrera le Président Lansana Conté.
Jeudi 13 novembre 1986
Premier jour du Sommet franco-africain. Rien à signaler, sauf que les Africains ne semblent pas douter que le Président ait conservé tous ses pouvoirs.
A Paris, la tension monte : une assemblée générale se tient à Paris-XIII (Villetaneuse) contre le projet Devaquet de réforme de l'enseignement supérieur. Voté fin octobre par le Sénat, le texte doit revenir devant l'Assemblée le 28 novembre. La grève est décidée à compter du 17 novembre.
Vendredi 14 novembre 1986
A Lomé, deuxième jour du Sommet. Une attaque en règle, y compris des chefs d'État modérés, se dessine contre Jacques Chirac à propos du rétablissement des visas et de la venue en France de Piet Botha. Le Président se donne le luxe de le défendre : Pourquoi Botha n'irait-il pas se recueillir sur les tombes des soldats sud-africains ? Au cours du déjeuner, comme les chefs d'État se placent à leur gré, Jacques Chirac se retrouve longtemps isolé à une table en compagnie de Jacques Foccart. Ce dernier se montre parfaitement correct avec le Président. Michel Aurillac aussi.
Samedi 15 novembre 1986
Un jeune Caldoche est tué à Thio au cours d'affrontements entre militants du FLNKS et du RPCR.
Dimanche 16 novembre 1986
Jacques Chirac annule son rendez-vous de demain avec Jean-Marie Tjibaou, chef du FLNKS, et se fait remplacer par Bernard Pons. Il s'agit de débattre du référendum d'autodétermination qu'il a promis lors de sa visite en Nouvelle-Calédonie, le 29 août.
Lundi 17 novembre 1986
Signature d'un accord partiel de règlement du contentieux financier franco-iranien. La France remboursera 330 millions de dollars à Téhéran. L'accord sur Eurodif pourrait débloquer partiellement le dossier des otages.
A Villetaneuse, début de la grève contre le projet Devaquet.
Georges Besse, PDG de Renault, est tué devant son domicile par deux femmes. L'assassinat est revendiqué par Action directe.
François Mitterrand est au Burkina Faso. Après le dîner chez Sankara, les journalistes ne sont plus préoccupés que d'une chose : le Président est absent de France alors que le terrorisme sévit.
Avec son directeur de cabinet, Michel Aurillac aide les collaborateurs du Président à convaincre la presse de l'importance de ce voyage.
Le capitaine Sankara, usant de citations approximatives de François Mitterrand, somme le Président de se rallier à son point de vue, selon lequel nous ne sommes pas engagés par nos dettes. Jésus n' a-t-il pas chassé les marchands du Temple ? Organisons-nous, vous là-bas, nous ici, pour faire triompher cette ligne, car, sinon, jamais on ne réconciliera les riches avec les pauvres, les exploiteurs avec les exploités. Il condamne le racisme dont souffrent les Noirs en France et réclame une pensée pour nos frères maliens récemment expulsés. Après un vibrant : La patrie ou la mort! Nous vaincrons !, il invite François Mitterrand à lever son verre à l'amitié entre la France et le Burkina.
Mettant de côté le discours préparé, le Président parle durant soixante-dix minutes : Il est parfois difficile d'échapper aux passions, aux excès de sa propre logique (...), tant il est difficile de savoir où se situe exactement le droit des peuples. Exemple: le problème israélo-arabe, puisque deux peuples réclament la même terre en fonction de principes qui se contredisent et se complètent. Oui donc à un État palestinien, puisque l'errance de ce peuple est proprement intolérable ! (...) Le capitaine Sankara est un homme dérangeant (...). Après les propos qu'il a tenus, je ne pouvais pas me contenter d'un petit compliment et aller me coucher (...). Il dit ce qu'il pense. Moi aussi ! (...) Il a le tranchant d'une belle jeunesse, mais il tranche trop. Mais s'il n'était pas comme ça à trente-sept ans, comment serait-il à soixante-dix ans ? Je l'encourage donc, mais pas trop (...). Je n'ai pas à me mêler de votre politique intérieure, même si vous constituez une équipe jeune, dérangeante, insolente (...). Si vous avez besoin de nous, vous nous le direz. Si vous n'en avez pas besoin, très bien. C'est vous qui décidez chez vous. A Paris, c'est moi - enfin, il n'y a pas que moi...
Mardi 18 novembre 1986
Le Conseil constitutionnel déclare conforme la loi sur le découpage électoral.
Le prochain Conseil européen — à Londres, dans quinze jours — sera d'abord consacré à des discussions sur le problème de l'emploi. Jacques Chirac est convié au dîner. Jean-Bernard Raimond participera à un dîner séparé avec ses collègues, au cours duquel seront évoqués le terrorisme, l'immigration, la drogue et le droit d'asile.
Margaret Thatcher nous fait savoir qu'elle souhaite, pour des raisons électorales, donner à ce Conseil un profil bas. Elle ne proposera donc aucune initiative nouvelle. Elle cherchera même à éviter qu'une discussion s'engage sur la politique agricole commune ou sur la situation financière de la Communauté, qui n'a pas été réglée non plus au sommet précédent. De toute façon, la Commission n'a fait aucune proposition nouvelle.
Mercredi 19 novembre 1986
Le Soviet suprême de l'URSS adopte une loi sur le travail individuel permettant la création d'un secteur semi-privé.
Au Conseil des ministres, Édouard Balladur parle du Budget, dont la discussion a commencé avant-hier au Sénat.
François Mitterrand : Y a-t-il des observations ?
Personne ne prend la parole.
François Mitterrand : Y a-t-il des observations rentrées ?
Personne ne répond.
Albin Chalandon, garde des Sceaux, fait une communication sur son projet de création de prisons privées. Il évoque le surpeuplement des prisons : Au rythme du budget 1986, il faudrait soixante-sept ans pour régler le problème des prisons ; au rythme du budget 1987, il faudrait vingt ans... Il y a d'ailleurs déjà du personnel privé dans les prisons ; dans certaines prisons, il y a des religieuses (...). Le recours au secteur privé est imposé par l'énorme disproportion entre les besoins et les capacités, d'autant plus que la justice répressive fonctionne mal, dans la mesure où elle règle ses décisions sur les possibilités d'accueil des prisons. Dans ces établissements nouveaux, les règles de sécurité et les conditions de vie faites aux détenus seront strictement conformes à celles qui existent dans le secteur public. Le greffe sera assuré par du personnel public, l'usage des armes strictement réglementé, et le personnel soumis au contrôle de l'État. Ce projet est de nature à régler en deux ans un problème lancinant qui se pose à l'État depuis plus de vingt ans !
François Mitterrand : L'analyse et la description que vous venez de faire sont justes, qu'il s'agisse de l'encombrement des prisons ou de la situation des prisonniers. Mais je suis très réservé sur les conclusions que vous en tirez. Ce qui me heurte — et je ne suis pas le seul —, c'est le transfert de souveraineté de l'État au profit du secteur privé. J'ai appris que, dans les prisons américaines, il n'y avait que 2 500 places privées sur 750 000.
(Alexis de Tocqueville écrivait en 1836 dans ses Notes sur le système pénitentiaire : « Si c'est l'affaire du gouvernement d'assurer la sécurité de la société (...), l'affaire de l'entrepreneur est de gagner de l'argent. Et le gouvernement, en traitant avec lui, a nécessairement soumis plus ou moins l'intérêt public à l'intérêt privé... »)
Le Président parle ensuite de Georges Besse, qui vient d'être assassiné : C'était l'un de nos responsables les plus qualifiés et les plus remarquables. Nous avons tous ressenti comme un deuil personnel la mort de Georges Besse. C'est un homme qui manquera à notre pays et au développement de l'industrie automobile. L'hommage de la nation [allusion à la décision d'une promotion posthume dans l'ordre de la Légion d'honneur] constitue une initiative tout à fait heureuse.
Jeudi 20 novembre 1986
François Mitterrand apprend que les services secrets allemands ont alerté le gouvernement français qu'une tentative d'attentat contre lui a été déjouée à Conakry. Nul ne l'a prévenu. Il en est furieux.
Le Sommet franco-britannique annuel se tient à Paris. Margaret Thatcher vient de rencontrer Ronald Reagan. Conversation à l'Élysée :
Margaret Thatcher : Je lui ai dit que la deuxième réduction de 50 % des missiles balistiques nucléaires laisserait l'Europe sans défense adéquate. Il ne resterait plus que les bombardiers et les missiles, qui sont insuffisants, car ils ne touchent pas toute l'URSS. Les Américains ne sont pas sérieux, parce qu'ils ne sont pas vraiment soumis à la critique de leur Parlement. Il faut sans relâche leur donner notre point de vue. Tout cela me conforte dans mon hostilité à l'option zéro, car l'arme nucléaire est la seule justification de la présence américaine en Europe. Reagan a été piégé à Reykjavik. Son rêve de « guerre des étoiles » mine les bases de notre sécurité. Je ne suis pas d'accord avec lui. Quand je le lui ai dit, l'autre jour, il s'est mis en colère. Il m'a dit: « Le communisme fera partie des cendres de l'Histoire. » Mais personne ne lui parle de ça ! Le cabinet ne le pousse pas dans ses retranchements. Reykjavik a été un recul dans la solidarité de l'Alliance. Je lui ai dit: « Nous avons besoin de vos missiles. » Il m'a répondu : « Notre solidarité se manifeste par la présence de 300 000 hommes en Europe. » Il a insisté sur le fait que l'Europe est une ligne de frontière pour les États-Unis. Mais il ne pousse pas sa réflexion très loin. Heureusement, rien d'irréparable n'a été commis à Reykjavik, grâce à l'insistance russe sur l'abandon de l'IDS. Ils ont tort d'en avoir peur : l'IDS ne sera jamais efficace à plus de 20 %. Reagan m'a dit qu'il allait moderniser ses armes balistiques pour négocier en position de force face aux Soviétiques, ce qui m'a soulagée pour les Trident. Je ne pense pas que la première réduction de moitié des armes balistiques soit faite avant la fin du siècle. Nous lui avions fait passer des messages avant Reykjavik. Il ne les a pas lus. Il croyait que les missiles tactiques de la « guerre des étoiles » remplaceraient les missiles balistiques. Or, ils seront évidemment plus vulnérables. Et il en faudra beaucoup trop, compte tenu de la capacité d'attaque des Soviétiques. Il faudrait donc dépenser beaucoup plus d'argent. Il n'est pas financièrement acceptable pour les États-Unis de détruire des armes qui marchent pour construire des armes qui ne marchent pas !... J'ai dit à Reagan que nous n'avions pas été assez consultés. On s'est compris. Mais il faut sans relâche leur présenter notre point de vue. Partout. Nous avons à élaborer une position commune, vous et moi. J'étais réservée sur l'option zéro [elle était contre], mais nous étions liés par la décision initiale sur les Pershing. Cela va créer des difficultés...
François Mitterrand : Si nous nous retrouvons dans un état d'infériorité stratégique, les armes à courte portée ne peuvent avoir d'effet dissuasif. Eux peuvent réduire de 50 % leurs armes stratégiques... Je suis plus souple que vous sur les armes intermédiaires. Je préférerais qu'il n'y en ait pas, même si la présence américaine est un facteur de sécurité en Europe. Il n'est pas politiquement tenable, après avoir dit non aux SS 20, de maintenir les Pershing. Je n'attache pas d'importance à la présence américaine en Europe. Elle pousse les Russes au bellicisme. J'en vois la limite. Les États-Unis feraient-ils la guerre si l'URSS attaquait l'Europe ? Je n'en suis pas du tout sûr! Tout dépend de la résolution américaine. Il suffirait aux Russes de ne pas viser des objectifs américains en Europe pour que les Américains préferent la négociation au tout pour le tout. C'est un problème politique et psychologique. S'ils n'ont pas cette résolution, la présence de leurs soldats sur le continent ne la leur donnera pas. Je pense qu'ils l'ont à 80 %. Notre effort doit viser à remplacer les 20 % manquants. Si l'option zéro permettait de se débarrasser des armes à courte et à moyenne portée, avec des moyens de vérification, je pense que ce serait cohérent. Notre vraie force est dans les sous-marins. Je mesure les problèmes du Trident: pourquoi ne pas imaginer des fabrications communes franco-anglaises, comme on l'a fait pour Concorde ? Cela diversifierait nos armements !
Margaret Thatcher : Le Trident est garanti pour les vingt prochaines années. Après cela, personne ne peut prévoir. L'IDS ne sera jamais efficace à plus de 20 %. Au total, vous et moi avons le même objectif: ne pas soumettre notre force nucléaire à la négociation américano-soviétique. Il faut donc définir un minimum d'armement nucléaire incompressible pour chacun de nous.
Vendredi 21 novembre 1986
Comme d'habitude, séance plénière du Sommet franco-britannique dans le jardin d'hiver de l'Élysée. Les deux délégations se font face. On fait parler chaque ministre sur les projets communs. Il est entendu à l'avance que seul le Président conclura, en réponse à Margaret Thatcher.
Lorsque vient la discussion sur les questions communautaires, Margaret Thatcher explique que la Communauté n'a pas besoin d'un budget de la Recherche de plus de 4,4 milliards. François Mitterrand réplique qu'il souhaite qu'on se rapproche des 7,7 milliards initialement prévus. Devant les ministres et les hauts fonctionnaires stupéfaits, Jacques Chirac fait « non » de la main et interrompt le Président : Nous irons davantage vers les chiffres évoqués par Mme Thatcher que vers ceux recommandés par M. Delors à Bruxelles.
J'ai honte d'être là.
Enterrement de Georges Besse.
Jacques Chirac propose à François Mitterrand qu'au prochain Conseil, Pierre Verbrugghe soit remplacé par Pierre Jourdan, directeur de cabinet de Robert Pandraud, à la direction générale de la Police nationale. Le Président refuse.
Verbrugghe souhaite pourtant partir, après l'affaire du « vrai-faux » passeport.
Samedi 22 novembre 1986
Les universités parisiennes convergent vers la Sorbonne pour des états généraux des étudiants convoqués par l'UNEF-ID. Elles appellent tous les étudiants de France à se mettre en grève, à mobiliser les lycéens et à manifester le 27, jour où doit s'ouvrir à l'Assemblée nationale le débat sur le projet de réforme Devaquet, pour en exiger le retrait pur et simple.
A Paris-VII, création d'une coordination étudiante contre le projet Devaquet. L'émeute gronde. Elle risque de prendre une grande ampleur.
François Mitterrand est à Auxerre pour célébrer le centenaire de la mort de Paul Bert. Il est agacé par le discours trop convenu qu'on a préparé pour lui. Il rend le texte à son aide de camp et improvise. Il dit approuver les manifestants étudiants, mais précise qu'il n'est pas partisan du retrait total du projet de loi : seulement des dispositions contestées portant sur la liberté accordée aux universités de déterminer les conditions d'accès aux différentes formations, de fixer le montant des frais d'inscription, et celles remettant en cause le caractère national des diplômes.
Dimanche 23 novembre 1986
La révolte gagne. Cent mille personnes défilent dans Paris, à l'appel de la FEN et du PS, pour l'avenir de la jeunesse et contre la politique réactionnaire du gouvernement.
Lundi 24 novembre 1986
Grand succès de la privatisation de Saint-Gobain. La demande est quatorze fois supérieure à l'offre ; l'action a augmenté de 40 % en dix mois.
Promulgation de la loi sur le découpage électoral.
La grève s'étend dans les facultés. Parler de la sélection n'a décidément jamais porté chance à un ministre.
Mardi 25 novembre 1986
La mobilisation fait boule de neige dans les universités de province et dans les lycées, dont les élèves défilent spontanément au quartier Latin et constituent une coordination lycéenne.
Mercredi 26 novembre 1986
Avant le Conseil, François Mitterrand a une rude explication avec Jacques Chirac à propos de la menace d'attentat de Conakry dont il n'a pas été avisé.
Le Conseil des ministres approuve l'ordonnance sur la liberté des prix et le droit de la concurrence.
Alain Devaquet planche devant l'Assemblée. Atmosphère houleuse. Le ministre admet qu'il faut traiter le mouvement avec précaution.
Charles Pasqua vient redemander à François Mitterrand d'autoriser la réforme du service des voyages officiels afin d'y placer Raymond Sasia. Le Président s'y oppose à nouveau.
Michel Baroin, chargé par Jacques Chirac de préparer le Bicentenaire de la Révolution, travaille bien. Il propose néanmoins de modifier l'ordre des mots qui composent la devise républicaine. Au lieu de « Liberté, égalité, fraternité », il propose « Fraternité, liberté, égalité ». Le mot égalité serait rejeté à la fin comme on pousse un gêneur vers la sortie, commente joliment Claude Manceron.
Jeudi 27 novembre 1986
De la Sorbonne à l'Assemblée nationale, quelque 200 000 lycéens défilent à nouveau. Des manifestations dans une cinquantaine de villes de province rassemblent 400 000 personnes. La coordination nationale des universités en grève appelle à une manifestation nationale jeudi prochain, 4 décembre.
Vendredi 28 novembre 1986
Au Parlement, le projet Devaquet est renvoyé en commission. René Monory, ministre de l'Éducation nationale, a lâché Alain Devaquet, ministre délégué chargé de la Recherche et de l'Enseignement supérieur.
Conseil restreint à Matignon. Jacques Chirac demande qu'on réécrive le texte sur les trois points contestés par les manifestants.
Cet après-midi, à Paris, 20 000 lycéens défilent encore aux abords de l'Assemblée nationale.
Les USA rompent l'accord SALT 2 en mettant en service un cent trente et unième B 52 équipé de missiles de croisière.
Sommet franco-italien à Paris. François Mitterrand reçoit Bettino Craxi, redevenu Premier ministre après sa récente démission. L'entretien s'ouvre par des considérations sur la situation de Ronald Reagan après la révélation des livraisons américaines d'armes à l'Iran.
François Mitterrand : Reagan était une référence. Elle est en train de se détruire. Les Américains entrent dans une période de difficultés. On ne comprend pas comment ils ont pu s'engager dans cette opération. Sauver les otages ? Les otages sont des victimes ; dans toute guerre il y a des victimes !
Bettino Craxi : Après Reykjavik, quelle est votre réaction ?
François Mitterrand: Cette option zéro, on ne doit pas l'accorder facilement aux Soviétiques. Mais si on va jusqu'au bout de la discussion, il n'y a pas de raison de la refuser : ils installent, on installe ; ils retirent, on retire ! Il faut introduire les armes à courte portée, les inclure dans la négociation du point zéro. [Le Président explique le caractère artificiel de la distinction sur les portées.] La plus faible de nos fusées à courte portée fait quatre fois Hiroshima. Je comprends que Mme Thatcher ait lancé une discussion avec Reagan, et je l'approuve. La présence d'armes nucléaires américaines en Europe est-elle déterminante ? Je n'en suis pas convaincu. Ou les Américains sont résolus, ou ils ne le sont pas. Leur détermination n'est pas fonction de la nature des armes qu'ils ont ici. Je ne sais pas ce qu'ils feront. Cela dépendra de l'autorité du Président et de l'état de leur opinion, pas du type d'armes déployées en Europe.
Avec Mme Thatcher, nous sommes assez d'accord. Elle est plus souple qu'on ne croit. Elle a eu peur d'un accord à Reykjavik sur la base de 50 % pour les armes stratégiques et de 100 % pour les armes intermédiaires. Mais elle est prête à payer le prix de l'option zéro.
Bettino Craxi : Vous n'avez pas l'impression que le dialogue entre les Deux va être gelé, maintenant ? Pourquoi les Russes devraient-ils favoriser un accord ?
François Mitterrand : Ma conviction est qu'ils le cherchent. Je crois qu'ils préféreraient traiter avec Reagan. Ils se disent qu'un Président plus faible serait moins porté à la négociation. Vous attendez Gorbatchev à Rome?
Bettino Craxi : La date n'est pas encore fixée. Je l'ai vu à Moscou, l'an passé. Et la Méditerranée ?
François Mitterrand : J'avais fait une proposition, il y a quelques années, pour la Méditerranée occidentale...
Bettino Craxi : On pourrait la relancer. J'en ai parlé aux Algériens. Ils m'ont dit qu'ils n'avaient pu accepter, car il n'y avait que des pays membres ou proches de l'Alliance, et eux seuls comme non-alignés. Ils voudraient que la Yougoslavie en soit.
François Mitterrand : Pourquoi pas ?
Bettino Craxi : On pourrait réunir les pays qui ne sont pas engagés dans un conflit.
François Mitterrand : C'est une bonne formule.
Bettino Craxi : Cela concernerait la Méditerranée occidentale, plus l'Égypte. J'ai l'impression que les Algériens ne poseront pas le problème du Maroc. On peut commencer avec quatre pays: France, Italie, Algérie, Yougoslavie.
François Mitterrand : Les Marocains vont hurler...
Bettino Craxi : On les invitera dans un second temps, avec l'Espagne et l'Égypte.
François Mitterrand : Je suis prêt à m'associer à une démarche de ce genre. A sortir un peu du jeu des alliances. Ce serait positif. Nos relations avec tous ces pays sont bonnes. Et Malte ? Ils sont un peu bavards... Une initiative à quatre ne doit pas se heurter à un non possumus marocain. Il ne faut pas vexer l'Espagne non plus. On pourrait imaginer une invitation lancée à cinq au Maroc, à la Tunisie, à l'Égypte. Je suis d'accord sur cette perspective.
Bettino Craxi : L'objectif serait de créer en Méditerranée un groupe de nations en contact qui s'occuperait de trois ou quatre problèmes: la Libye, Chypre, le conflit du Proche-Orient... Même de l'affaire palestinienne, sur laquelle nous n'arrivons même plus à dire un mot.
François Mitterrand : Par rapport au monde arabe, les pays européens que nous citons sont plus ouverts que ceux du Nord, davantage soumis aux Américains. Si vous voulez reprendre l'initiative en faisant référence à ma proposition de 1982, en l'adaptant, je suis d'accord. Nous avons intérêt à réunir les gens autour de questions concrètes, à sortir le plus souvent possible du problème des alliances. Sinon, ce sont les deux grandes puissances qui traitent et qui ont le dernier mot.
Bettino Craxi : Et l'Europe n'est pas en état de faire autre chose que des déclarations de principe...
Dimanche 30 novembre 1986
Jacques Chirac évoque à la télévision, dans l'émission Questions à domicile, la possibilité d'une réécriture des articles litigieux du projet Devaquet. Il parle de malentendus.
Lundi 1er décembre 1986
François Fillon, rapporteur de la Commission de Défense, critique la position de Jacques Chirac sur l'arme tactique et sollicite une audience du Président.
Recevant Renaud Denoix de Saint Marc, le Président refuse la nomination, qu'on lui propose à nouveau pour le prochain Conseil des ministres, du commissaire Pierre Jourdan au poste de directeur général de la Police nationale : Je souhaite avoir plusieurs noms. J'ai dit à M. le Premier ministre et à M. le ministre de l'Intérieur que pour les hauts postes de la Police, il fallait naturellement des hommes qui aient leur confiance et aussi la mienne. C'est la sûreté de la République qui est en cause.
A propos de Jacques Chirac, le Président me dit : Un faux dur entouré de faux professionnels.
François Mitterrand inaugure le musée d'Orsay, consacré au XIXe siècle. Il reste en compagnie de Valéry Giscard d'Estaing, auquel ce musée doit d'exister. Tous deux oublient Jacques Chirac dans un coin. A 16 h 40, la visite terminée, le Président sort sur le parvis. Jacques Chirac, renfrogné, le suit. Sur leur gauche se font entendre des vociférations et des sifflets : Tonton, tiens bon ! Dans deux ans, nous votons ! Chirac, Pasqua, en 88 on s'en souviendra ! La foule est jeune et bruyante. Quelques pancartes de SOS Racisme flottent au-dessus des têtes. Impassible, François Mitterrand prend son temps pour regagner sa voiture. Avant d'y monter, il se tourne vers son Premier ministre : Il me semble que je suis sifflé, monsieur le Premier ministre...
- Non, monsieur le Président, rétorque Chirac avec un sourire pincé et un air de défi, c'est moi que ces jeunes conspuent !
- Ah, je me disais bien aussi : pourquoi est-ce qu'ils m'en voudraient ?
Dans la soirée, René Monory, ministre de l'Éducation, reçoit le président de l'UNEF-ID, Philippe Darriulat, sans en aviser Alain Devaquet. Il lui annonce que le gouvernement est prêt à modifier les articles sur les droits d'inscription et la nature des diplômes.
Mardi 2 décembre 1986
Isabelle Thomas est écartée de la coordination nationale étudiante.
Matignon confirme : le projet Devaquet sera amendé. René Monory prend la direction des opérations ; il ne veut pas donner de lui une image sectaire. Devaquet est furieux.
Jacques Chirac propose une charte pour la sécurité de l'Europe occidentale : la dissuasion en Europe nécessite un couplage stratégique entre les deux rives de l'Atlantique ; celui-ci exige la présence de forces classiques et nucléaires américaines sur notre continent. C'est une idée de François Bujon dont je n'ai pas du tout entendu parler.
Vu un ambassadeur de France en poste dans un pays très sensible du Moyen-Orient, qui me dit avoir reçu l'ordre de faire passer tous ses télégrammes sous forme de messages au ministre seul. Le Président ne doit pas savoir...
Mercredi 3 décembre 1986
Avant le Conseil, François Mitterrand suggère à Jacques Chirac de retirer les dispositions contestées du projet Devaquet. Le Premier ministre lui annonce qu'il retirera le dossier à Alain Devaquet.
Le Président reçoit le secrétaire d'État américain à la Défense, Caspar Weinberger, venu le rassurer sur Reykjavik :
Le Président : Je suis heureux de vous voir. J'ai gardé un bon souvenir des conversations que nous avons eues lors de votre précédent passage à Paris. Vous avez déjà eu des entretiens avec les ministres, qui m'en ont parlé.
Caspar Weinberger : Je suis venu essentiellement pour entendre vos avis. Pour vous écouter. Le Président Reagan a été très heureux d'apprendre que j'allais vous voir. Je sais qu'on a éprouvé, en Europe, une certaine préoccupation après la rencontre d'Islande, mais je voulais vous dire très nettement que le Président Reagan n'a jamais envisagé d'accepter un accord qui aurait abouti à une absence de dissuasion, à abandonner la dissuasion sans solution de remplacement. J'ai lu, à propos de Reykjavik, des choses... Les comptes rendus soviétiques étaient faux. Quand il a lu ça, le Président Reagan s'est demandé si c'était bien de la même rencontre qu'il s'agissait ! Pendant toute sa carrière politique (et je travaillais déjà avec lui lorsqu'il était gouverneur de Californie), le Président Reagan s'est montré attaché à l'idée d'une réduction des armements nucléaires. Mais, bien sûr, pour arriver à une parité au moyen d'accords vérifiables.
Il est vrai qu'en Islande il a envisagé des réductions substantielles. Mais, dans chaque cas, elles devaient aboutir à de véritables équilibres. L'Union soviétique voulait qu'il y ait diminution de tous les missiles. Le Président Reagan était partisan de conserver les moyens d'une dissuasion nucléaire ; et, de toute façon, nous aurions gardé des bombardiers B1 et, plus tard, les bombardiers Stealth. Si l'URSS acceptait une réduction drastique de ses armes les plus dangereuses, nous aurions un monde plus stable.
De toute façon, à Reykjavik, il n'y a eu que des conversations, pas d'accord. M. Gorbatchev voulait que le Président Reagan renonce à l'IDS. Le Président Reagan s'y est refusé, c'est sa priorité numéro un. D'autant que, si un accord permettait de parvenir à une réduction massive des armes offensives, l'IDS serait plus importante encore.
Dans ces conversations, il n'a jamais été question de prendre en compte des forces de dissuasion indépendantes qui ne sont pas concernées, et nous souhaitons au contraire qu'elles soient maintenues et développées. Mais peut-être voulez-vous me poser des questions ? J'ai déjà trop parlé...
Le Président : Je n'ai pas de questions spéciales à vous poser. J'ai déjà reçu, peu de temps après Reykjavik, un envoyé du Président Reagan. L'important, maintenant, est de savoir comment vous envisagez la suite.
Caspar Weinberger : Nous avions espéré la venue de M. Gorbatchev à Washington en 1986. Il l'avait promis, mais il ne tiendra pas sa promesse. Pour autant, la négociation n'est pas achevée. A Genève, nous avons des entretiens. Pendant ce temps-là, le déploiement des euromissiles se poursuit en Europe. Nous continuons la fabrication de nos bombardiers les plus modernes, ainsi que de nos nouveaux missiles pour sous-marins. Néanmoins, nous continuons bien sûr à souhaiter un accord, je veux dire un véritable accord, comportant des réductions, et non pas seulement un accord du type des SALT, qui permettaient en fait un accroissement du nombre des armes.
Le Président : Pour ce qui concerne le principe d'une réduction sensible des armements nucléaires, c'est fort bien. Le problème est de savoir à quel niveau une telle réduction commencerait à dégarnir notre défense. Mais la marge est grande... Il nous faudrait préserver la dissuasion nucléaire : c'est indispensable. Mais elle n'a nul besoin d'être assurée par des milliers de missiles ; il faut trouver un chiffre raisonnable, car, voyez-vous, nous n'avons toujours pas de stratégie de remplacement. Mais quand j'entends parler d'une réduction de 50 % du nombre de vos missiles stratégiques, cela ne me pose pas de problème. Le problème est d'améliorer les techniques de contrôle, et là, l'URSS est loin de faire ce qu'il faut et d'accepter ce qu'il faut.
Pour ce qui concerne les armes nucléaires américaines en Europe et ce que l'on appelle l'option zéro, il faut savoir ce que l'on met dedans : les forces nucléaires intermédiaires, mais aussi les armes nucléaires à courte portée (qui peuvent nous atteindre aussi) ? D'autre part, quel est le mode de contrôle ?
Caspar Weinberger : Pour ces armes, les Soviétiques demandaient le gel. Mais c'est parce qu'ils en ont plus que nous. C'est inacceptable. Donc, il faudrait rééquilibrer avant d'accepter une réduction du niveau, accompagnée d'un accord vérifiable.
dique dans le domaine du remplacement du nucléaire. Nous autres Européens, sans rejeter le principe ni la perspective d'armes défensives dans l'espace, nous sommes obligés de constater qu'il subsistera, dans la meilleure des hypothèses, un hiatus de dix à quarante ans. Aussi sommes-nous sans stratégie de rechange pour une ou deux générations.
Si, plus tard, un chapelet de satellites permettant une défense efficace dans l'espace peuvent être réalisés, le problème sera différent. Mais, même en portant le regard sur l'avenir, nous avons encore, pour un demi-siècle environ, à maintenir notre indépendance dans la paix.
Caspar Weinberger : Personne ne songe à abandonner les moyens de notre défense. Quant aux perspectives d'avenir que vous rappelez, elles interviendront avant quarante ans. Nous poursuivons cette recherche ; chaque année semble apporter davantage de percées scientifiques ou technologiques ; désormais, il nous faudrait simplement des moyens beaucoup plus considérables pour faire concrètement ce que nous savons déjà faire, le problème principal restant celui de l'informatique. Nous sommes très optimistes, nous devrions atteindre nos objectifs plus tôt que prévu.
Le Président Reagan souhaiterait que je vous dise quelques mots à propos de l'Iran. Je vous sais gré de la courtoisie dont vous faites preuve en ne m'interrogeant pas à ce sujet...
Le Président : Je ne vous en ai pas parlé. Ce sont des problèmes de conscience que je peux comprendre. Nous avons nous-mêmes nos otages et l'Iran, bien sûr, en est principalement responsable.
Caspar Weinberger : L'Iran pose un problème stratégique très important et nous espérons depuis longtemps qu'il sera possible de retrouver dans ce pays un gouvernement plus rationnel. On a dit au Président Reagan : quelques éléments rationnels, dans ce pays, souhaitent rétablir les relations. Le Président a pensé qu'il y avait là une possibilité utile, même si elle comportait des risques. C'était une ouverture vers la solution d'un problème grave et immuable depuis huit ans, depuis la chute du Shah. C'est pourquoi il y a eu quelques livraisons d'armes défensives, d'ailleurs pas très modernes.
Mais je dois en convenir : les renseignements donnés au Président Reagan étaient mauvais. Les Iraniens dont il était question ne voulaient que des armes. En fait, il n'y a plus d'Iraniens modérés encore vivants en Iran. Ce qui a été tenté par le Président Reagan l'a été pour des motifs louables, même si cela n'a pas eu les résultats escomptés.
Le Président : C'est le problème des États terroristes qui inspirent certaines actions ou qui les cautionnent. C'est vrai qu'à plusieurs reprises j'ai eu à m'occuper de très près de ce problème. On m'a fait comprendre que si la France consentait à certaines concessions, eh bien, on me laissait entendre que nos otages pourraient être libérés. C'est donc bien qu'il y a un lien direct entre la diplomatie iranienne et le terrorisme. On m'a demandé de changer du tout au tout ma politique à l'égard du monde arabe : ce n'était pas réalisable ; d'intercéder auprès du Koweït, qui est un État souverain ; de régler les contentieux financiers entre la France et l'Iran ; de libérer cinq assassins 214 emprisonnés en France : telles étaient les conditions initiales, mais, dans ce dialogue ambigu, les Iraniens posaient des conditions excessives et irréalisables. Ils demandaient trop ! Tout cela émanant d'une révolution qui ne présente aucune garantie, c'est impossible ! J'ai vécu cela de très près. C'est vrai que le sort et l'évolution de l'Iran sont importants pour le reste du monde, il nous faut éviter que l'intégrisme religieux ne gagne de proche en proche le Moyen-Orient, le Proche-Orient, le Maghreb. Mais vous l'avez dit vous-même : à qui parler ? Toute main tendue est aussitôt retirée. Ce qu'il faut, c'est rester intransigeant sur les principes.
Caspar Weinberger : Le Président Reagan voulait faire cette tentative, c'est un homme qui a du cœur, il est très sensible au drame des otages. Quant au rôle d'Israël, il a été bizarre. Israël s'est comporté en grossiste, en intermédiaire, en alourdissant la facture et en poursuivant ses propres desseins. Nous essayons d'aider les contras, mais nous voulons le faire légalement, sur la base d'une autorisation du Congrès. Si les choses se sont passées comme on l'a dit, il devra y avoir des sanctions.
Monsieur le Président, je voudrais vous signaler aussi que le Président Reagan a nommé M. Carlucci comme conseiller pour la Sécurité nationale. C'est un homme très compétent, très remarquable, c'est mon ancien adjoint, je suis très reconnaissant au Président Reagan de l'avoir désigné. C'est une chance qu'il ait bien voulu renoncer à ses activités privées. D'autre part, le Président Reagan a accepté de déclencher trois enquêtes...
Le Président: C'est la démocratie. Ce sont les lois de la politique intérieure. Nous comprenons, mais ilfaut que vous sachiez que vous avez vos amis à l'étranger. Ils n'ont pas intérêt à voir l'autorité du Président affaiblie. Le Président Reagan est encore là pour deux ans et il convient qu'il puisse continuer de bénéficier de l'autorité qu'il a acquise et qui est grande. La marche générale de l'Alliance ne doit pas être entravée. Elle dépend beaucoup de lui. J'aimerais que vous transmettiez ce message au Président Reagan, ainsi que mon souvenir personnel.
Caspar Weinberger : Nous avons conservé un très fort souvenir de votre passage à New York, le 4 juillet dernier, et nous nous réjouissons, à Washington, de vous revoir. Je vais me rendre à la réunion des ministres de la Défense de l'OTAN. D'ici quelques jours, M. Shultz se rendra à celle de l'Alliance, et nous espérons ensuite qu'il y aura un retour à la normale. Revenir à la normale, c'est se préoccuper d'augmenter le budget de la Défense. Je félicite d'ailleurs à ce sujet le ministre français de la Défense...
Le Président : C'est vrai, nous avons fait un effort...
Caspar Weinberger : Le consensus qui existe en France nous stupéfie. Chez nous, nous avons des discussions sur tout. Mais votre ministre de la Défense s'est très bien débrouillé, peut-être allons-nous le prendre comme consultant !
Le Président : J'ai quand même des difficultés, mais je ne les exporte pas !
Caspar Weinberger : Je suis content de voir que votre ambassadeur à Washington, M. de Margerie, est là. Nous avons en lui un excellent ambassadeur à Washington.
Le Président : J'ai le plaisir de le voir ce matin. Monsieur le ministre, ma porte vous sera toujours ouverte.
Ainsi, Franck Carlucci remplace John Pointdexter : voici à la Maison Blanche un nouveau conseiller pour la Sécurité, le cinquième de mes interlocuteurs depuis 1981 après Richard Allen, William Clark, Bud McFarlane et John Pointdexter.
A L'Heure de vérité, sur Antenne 2, Michel Rocard réaffirme sa ferme intention d'être candidat. Mais il évoque pour la première fois des circonstances imprévisibles ou exceptionnelles qui pourraient le conduire à retirer sa candidature.
François Mitterrand : Mais qu'il se présente ! Moi, je n'irai pas.
La CNCL élit en une heure les nouveaux présidents de l'audiovisuel. Claude Contamine remplace Jean Drucker à Antenne 2. René Han remplace Jeanine Langlois-Glandier à FR3. Henri Tezenas prend RFI. Roland Faure remplace Jean-Noël Jeanneney à Radio-France. On nous rapporte que la CNCL ne connaissait pas l'orthographe de certains noms parmi ceux qu'on lui a enjoint de « choisir »...
Jeudi 4 décembre 1986
Plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent à Paris aux Invalides et dans les principales villes de France pour le retrait total du projet Devaquet.
A 19 h 30, une délégation d'étudiants est reçue par René Monory et Alain Devaquet. Échec total.
Pendant ce temps, les étudiants crient sur l'esplanade des Invalides : « Mamie Vaquet, les étudiants ne te disent pas merci ! », « T'as le ticket fric, t'as le ticket fac ! », « 1936-1986, les grèves qui font aimer la grève ! », « La grève, c'est un peu d'air et d'abord un sourire ! », « CRS avec nous ! », « Vos enfants sont étudiants ! »
Lorsque les délégués étudiants rendent compte de leur entrevue de quarante-cinq minutes avec le ministre de l'Éducation — il n'est pas question de retirer le projet Devaquet —, des incidents éclatent sur le pont Alexandre-III et aux Invalides. Tirs tendus de grenades lacrymogènes. 41 manifestants hospitalisés ; l'un a la main arrachée, l'autre perd un oeil. 20 policiers blessés.
Vendredi 5 décembre 1986
A Londres, Sommet européen à partir de 13 heures. Comme il y a cinq ans, à Lancaster House. Premier cas de répétition depuis 1981. La boucle semble bouclée : j'aurai tout vu.
On règlera Eurêka ; on discutera le rapport Delors sur les finances de la Communauté ; on lancera Erasmus.
A Paris, à 10 heures, Conseil interministériel à Matignon sur le projet Devaquet. René Monory refuse de céder. Maintien de la totalité du projet. Jacques Chirac est d'accord et autorise René Monory à intervenir à la télévision à 20 heures.
A 13 h 45, Jacques Chirac nous rejoint à Londres. Édouard Balladur assure l'intérim. Alain Devaquet veut démissionner. Environ 300 000 étudiants, place de la République, réclament le retrait du projet de loi Devaquet.
A 17 h 30, le Premier ministre téléphone à Édouard Balladur. Il passe son temps à gérer la crise étudiante au téléphone. Il décide de rentrer à Paris.
A 20 heures, René Monory déclare à la télévision : Le Premier ministre m'a demandé de prendre directement en main le dossier universitaire. J'ai l'intention de le faire à ma manière et à mon rythme.
Samedi 6 décembre 1986
Dans la nuit d'hier, un jeune étudiant de vingt-deux ans, Malik Oussekine, a trouvé la mort, rue Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris. Deux policiers des escadrons motocyclistes se sont acharnés sur lui. Le choc de cette mort étouffe toutes les violences.
Ce sont les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de Coluche et Renaud, nourris de soupe infra-idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de Touche pas à mon pote, et, somme toute, les produits de la culture Lang (...). C'est une jeunesse atteinte d'un sida mental, écrit Louis Pauwels dans Le Figaro Magazine de ce matin.
Alain Devaquet remet sa démission, qui n'est pas acceptée par Jacques Chirac.
Une manifestation de deuil et de protestation rassemble à nouveau plusieurs dizaines de milliers d'étudiants et de lycéens de la Sorbonne à la place d'Italie. Affrontements avec les forces de l'ordre. La manifestation dégénère au quartier Latin.
A Londres, petit déjeuner entre François Mitterrand et Helmut Kohl :
Le Président : Jacques Chirac vous a parlé des troubles monétaires en France. Il y a de l'inquiétude. Mais la France a des réserves importantes. Depuis les élections et la dévaluation, le surplus est néanmoins en train de fondre. Il n'y a pas péril extrême, mais une tendance importante. La monnaie, c'est psychologique... [Il passe à un tout autre sujet :] Il est très important d'aider l'Égypte. Elle est la clé du monde arabe. La vallée du Nil appartient à cinquante familles. Partout où la terre est monopolisée par des grandes familles ou par l'État, il y a révolution. Pas là où le capitalisme est monopolisé par les hommes... La démocratie se développe avec la propriété privée de la terre. Avoir son sol, c'est être libre. Les révolutions ne se font que par l'alliance des paysans et des militaires. La propriété privée, contrairement à ce que prévoit Marx, interdit la révolution. C'est pourquoi il y aura une révolution en Russie, car ils ont fait de grandes propriétés d'État.
Kadhafi est obligé de mettre une sourdine à ses projets. Je l'avais prévenu qu'au sud du 12e parallèle ce serait la guerre.
En Iran, la révolution veut s'établir. La succession de Khomeyni est ouverte. Quel clan l'emportera ? Si on se fie à l'Histoire, on va vers un pouvoir modéré à l'intérieur et dur à l'extérieur. Cela ne durera pas cinq ans. Sauf si l'Iran bat l'Irak. Alors, ce sera l'armée qui dominera la vie politique iranienne.
Le Conseil européen souhaite l'adoption rapide d'Erasmus. Les chefs d'État et de gouvernement ont confié à Jacques Delors la mission de faire avancer les dossiers les plus délicats, notamment en matière agricole. Le Sommet a accepté le principe d'une « action concertée » contre le terrorisme.
En fin d'après-midi, retour à Paris. Discussion avec le Président, dans l'avion, sur la crise étudiante. On examine toutes les éventualités : intervenir ? aller voir les blessés, dont les policiers ? Demander le retrait du texte ? Pour François Mitterrand, il serait pour nous très dangereux d'aller trop loin, car la situation peut se retourner en faveur du pouvoir, comme en Mai 68.
Je ne suis pas de son avis. A mon sens, la seule chose que les Français attendent, c'est le retour au calme. La seule façon de l'obtenir est le retrait total du texte. Dans une circonstance voisine, il y a deux ans, le Président a demandé au Premier ministre de le faire. Raison de plus, aujourd'hui, après mort d'homme. Je lui suggère de convoquer Jacques Chirac dans la nuit et de lui conseiller de retirer le texte. Si la situation s'aggrave, le Président pourrait exiger un tel retrait. Tout autre geste aujourd'hui serait vain.
Le Président : Les Français n'aiment pas l'agitation. Le réflexe sécuritaire profite toujours à la droite. Je n'oublie pas qu'après un Mai 68 il y a un Juin 68.
Arrivée à Paris. Dîner avec Felipe Gonzalez.
A 21 heures, Jacques Chirac demande à être reçu par le Président.
A 21 h 30, le Premier ministre arrive, souriant, dans mon bureau : Les manifs vont s'effondrer. Voilà ce qui arrive quand on récupère un mouvement ! Les étudiants, il suffit de leur payer un journal pour les tenir. La coordination est dirigée par des trotskistes. Et, m'a dit Isabelle Thomas, par des étrangers ! (Vérification faite, Isabelle Thomas n'a jamais parlé de cela avec lui.)
François Mitterrand fait entrer Jacques Chirac dans son bureau. Il ne lui demande pas le retrait du texte, seulement celui des points litigieux. Le Premier ministre reconnaît que le Président le lui a déjà suggéré mercredi dernier. Il accepte de retirer trois titres sur les quatre de la loi : Mais je ne peux pas retirer tout, à cause de ma majorité...
François Mitterrand : Il n'y aurait pas de honte à cela. Moi-même, en 1984, j'ai dû m'y résoudre face à la pression de la rue, au plus fort de la guerre scolaire.
Chirac parti, Jean-Louis Bianco et moi rédigeons avec le Président un communiqué : La cohésion nationale doit passer avant toute chose. Je donnerai tort, et le pays avec moi, à quiconque usera de violence.
A 23 heures, le Président reçoit Pierre Joxe et lui demande de ne pas être, à l'Assemblée, à la pointe du combat contre le texte : Il ne faut pas donner le sentiment de jouer la politique du pire.
A chacun de ses amis qui l'appellent pour le pousser à l'épreuve de force avec la droite sur l'affaire étudiante le Président répond la même chose : Vous avez tort. Le réflexe sécuritaire ne profiterait pas à la gauche.
Dimanche 7 décembre 1986
Lors d'un grand meeting célébrant le dixième anniversaire du RPR, Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, proclame : Oui, nous tiendrons ! Tenez-vous prêts, si les événements le nécessitent, à défendre avec nous la démocratie et la République !
Jacques Chirac prononce également un discours plutôt musclé. Le Premier ministre se déclare favorable au dialogue avec les jeunes et espère que les événements ne dégénéreront pas dans une violence que chacun ne peut que condamner et qui s'est déjà trop développée. Il refuse toujours de retirer l'ensemble du texte. René Monory menace d'ailleurs, dans ce cas, de démissionner.
A 17 h 30, Jacques Chirac entend Alain Madelin, venu lui conseiller de retirer le texte. Pierre Méhaignerie le lui demande aussi. Mais René Monory ne veut rien savoir, et Chirac est d'accord avec lui. Charles Pasqua redoute les obsèques de Malik Oussekine et souhaite lui aussi le retrait du texte.
La coordination nationale étudiante appelle à une journée de deuil pour demain, à de nouvelles manifestations et à une grève générale pour mercredi prochain, mots d'ordre auxquels se rallie la CGT.
Lundi 8 décembre 1986
François Léotard demande à Jacques Chirac de retirer le projet, en le menaçant de démissionner : Nous ne cautionnerons pas cette dérive conservatrice et autoritaire.
Le Premier ministre reçoit ensuite Edmond Maire, qui lui annonce une grande mobilisation ouvrière pour mercredi.
Jacques Chirac réunit un Conseil interministériel. Édouard Balladur a changé d'avis et reconnaît qu'il faut retirer le texte. Le projet Devaquet est retiré. La démission du ministre délégué est acceptée.
A 12 h 40, Jacques Chirac annonce le retrait : Aucune adaptation, si nécessaire soit-elle, ne peut être menée à bien sans une large adhésion de toutes les parties intéressées, notamment étudiants et enseignants. Elle ne peut se faire aussi que dans le calme. Il apparaît clairement que tel n'est pas le cas aujourd'hui. Les manifestations en cours, avec tous les risques de violence et les dangers qu'elles comportent pour tous, en sont la preuve. C'est pourquoi j'ai décidé de retirer l'actuel projet de loi.
Mort en détention d'Anatoli Martchenko, un des dissidents russes les plus farouches et les plus fameux.
Déjeuner avec François Mitterrand : Jacques Chirac a bienfait de retirer le texte. C'était un acte difficile, mais inévitable. Il l'a fait ; il a eu raison. Il fallait que cela vienne de lui. Si c'était venu trop visiblement de moi, il aurait pu y avoir un effet boomerang catastrophique. La politique consiste parfois à faire faire ce qu'ils veulent par ses adversaires.
Dans l'après-midi, visite à la famille Oussekine, dans une HLM de Meudon-la-Forêt. Je suis frappé de la dignité, de la sérénité de la vieille dame et des deux jeunes filles qui nous reçoivent.
Mardi 9 décembre 1986
Jacques Chirac renonce à la session extraordinaire du Parlement sur le Code de la nationalité et sur les prisons privées.
Un ministre important, déjeunant avec moi, résume ainsi la situation :
Sur Jacques Chirac : Il a tort de ne faire que de la politique étrangère. Cela ne lui rapporte rien. Et il ne gouverne pas. Il ne cherche pas les voix de Le Pen. Ça, je ne peux le lui reprocher. Il n'a simplement pas de stratégie. Le gouvernement n'a aucune coordination : les ministres n'ont été réunis qu'une fois en neuf mois ! Nous ne nous voyons que le mercredi matin, chez le Président. Tout est donc entre les mains de son cabinet. Ulrich ne s'occupe que des relations avec l'Élysée. Pour le reste, chaque conseiller technique est le maître. Et ce sont tous des ultras : il y a des recteurs Durand à tous les étages ! Quand je négocie avec les syndicats dans mon secteur, j'envoie mon texte au conseiller. Il suffit alors que le moindre sous-responsable du CNPF lui téléphone pour qu'il le durcisse. Si j'essaie de demander à Chirac un arbitrage, il m'est impossible de l'avoir au téléphone et il me faut quinze jours pour avoir un rendez-vous. Et si je lui écris, il passe ma lettre à un conseiller, qui classe ! C'est vrai pour tous les ministres, sauf Balladur.
Sur le projet de Code de la nationalité : Chalandon veut le retirer définitivement.
Sur la crise étudiante : Jacques Chirac s'est senti lié par la plate-forme électorale. Il n'a changé d'avis que lundi matin, quand Maire lui a annoncé une grande mobilisation ouvrière pour mercredi. Ce n'est pas Léotard, c'est Maire qui l'a convaincu. Les militants RPR étaient déjà en train de préparer des meetings d'explication de la loi Devaquet ! Ils sont perdus. Jacques Chirac aurait dû procéder à un remaniement tout de suite. Maintenant, c'est trop tard, Le Pen va tout récupérer.
Sur Édouard Balladur : Chirac a toujours eu besoin d'un gourou, mais là, il a été déçu. Balladur voulait passer en force et Chirac ne l'a pas suivi.
Sur Charles Pasqua : Ce n'est pas un méchant. Il a été le premier à demander le retrait de la loi. Il m'a dit, en parlant de l'UDF: « Je préférerais m'entendre avec les socialistes plutôt qu'avoir à travailler avec ces gens-là. »
Sur René Monory : Il est discrédité. Le seul qui a du poids au CDS, c'est Méhaignerie. Monory est un faux dur.
Sur François Léotard : Ce n'est qu'un tout petit politicien.
Sur lui-même : Je n'ai pas voulu aller à l'anniversaire du RPR. Je me tiens à l'écart. Je soutiens Chirac, sans trop m'impliquer. Un jour, le RPR sera à prendre et deviendra un parti de centre gauche, perdant sa droite, qui ira vers Le Pen.
Sur 1987 : Je suis très inquiet, nous allons avoir 200 000 chômeurs de plus et des crises violentes dans les chantiers navals, la sidérurgie et l'agriculture.
Sur François Mitterrand : C'est un très grand monsieur. Il sera candidat, sera réélu, gardera l'Assemblée et gouvernera avec le centre, c'est-à-dire le RPR. Je reconstruirai l'opposition.
Manifestation (« Plus jamais ça ! ») à la mémoire de Malik Oussekine.
Bernard Pons est à Nouméa. Rupture avec le FLNKS.
Le directeur de la DST arguë du « secret défense » pour ne pas répondre aux questions du juge Michaud sur le faux passeport d'Yves Chalier. Pierre Verbrugghe propose sa démission au Président ; il ne veut pas couvrir cela. François Mitterrand lui demande de rester encore.
Jean-Louis Bianco proteste auprès de Jean-Bernard Raimond à propos du filtrage des informations à destination du Président. Il lui rappelle qu'il a déjà eu l'occasion de signaler que des télégrammes importants n'avaient pas été transmis comme ils auraient dû l'être à la Présidence de la République. Or, la même situation s'est répétée. Il remontre qu'il serait normal que la Présidence fût destinataire, comme cela a toujours été le cas dans le passé, des notes concernant les principaux événements internationaux ou les échéances importantes pour la politique étrangère de la France. Il demande que soient clarifiées et améliorées les règles qu'il convient de mettre en œuvre pour que notre pays n'ait qu'une seule politique étrangère.
François Mitterrand, invité d'Europe 1, à propos de la cohabitation, se pose en juge arbitre et se déclare sur la même longueur d'ondes que les étudiants.
Mercredi 10 décembre 1986
Le chômage touche 2 574 000 personnes. Ils ne font pas mieux...
Avant le Conseil des ministres, Jacques Chirac, l'air sombre, évoque devant le Président l'hypothèse d'un remaniement ministériel important. François Mitterrand : Cela ne sert jamais à rien.
Au Conseil sont abordées les ordonnances de Philippe Séguin sur l'emploi des jeunes et sur le temps de travail. François Mitterrand ne s'engage pas à les signer. Ce qui, il y a six mois, aurait provoqué une grave crise passe aujourd'hui presque inaperçu.
300 000 manifestants à Paris à la mémoire de Malik Oussekine.
Jeudi 11 décembre 1986
Dissolution de la coordination étudiante qui s'était créée contre le projet Devaquet.
Adoption définitive de la loi Méhaignerie sur le logement.
Le colonel Kadhafi lance une offensive dans le Tibesti.
Vendredi 12 décembre 1986
Le conseil d'administration de TV6 décide d'être candidat à sa propre succession, malgré les doutes de Marcel Bleustein-Blanchet.
Le Président ne signera pas l'ordonnance sur l'aménagement du temps de travail, mais signera probablement celle sur la réforme de l'ANPE.
A Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l'OTAN souscrivent sans réserve à l'élimination des armes intermédiaires soviétiques et américaines — l'option zéro pour les FNI. Mais les alliés des États-Unis, insistant sur le maintien des armes nucléaires américaines à courte portée, s'opposent à une deuxième option zéro. A mon avis, les Pershing II ne garantissent pas le couplage États-Unis-Europe, que rien, d'ailleurs, ne peut garantir infailliblement. Mais leur retrait ne peut qu'accroître et non réduire l'incertitude sur le couplage. Surtout si, simultanément, les Américains continuent à parler de retrait des troupes américaines stationnées en Europe. Je suggère au Président de demander à chaque candidat américain et au futur Président, non pas de « garantir » la protection américaine, mais du moins de réaffirmer l'importance vitale de l'Europe pour la sécurité américaine.
Une partie de l'Administration américaine sortante (Weinberger, Pearl, Abrahamson) s'acharne contre tous les accords de maîtrise des armements et contre le traité ABM. Weinberger et Pearl tentent de convaincre Reagan de reconnaître la légitimité de l'interprétation large du traité ABM (ce qui supprimerait toute entrave aux expériences IDS) et de décider le déploiement de l'IDS dès 1993. Aucun responsable américain n'a pu citer de percée technologique qui justifie cette accélération du déploiement. La technologie des lasers de puissance et des faisceaux de particules n'est pas mieux maîtrisée qu'en 1983. Ce qui peut être déployé, ce sont des missiles antimissiles non nucléaires autour des silos terrestres et, peut-être, quelques armes très rapides dans l'espace : de quoi détruire les missiles adverses dans leur phase terminale, protéger les silos et donc les armes, en aucun cas les populations ou les villes. Ce n'est donc pas un moyen de protéger l'Amérique contre une attaque nucléaire russe. Mais cela risque de pousser l'Amérique au repli et à l'oubli de ses alliés. Les risques qui en découlent sont suffisamment graves pour que les Européens rappellent solennellement aux États-Unis leur attachement au traité ABM.
Hubert Védrine propose aussi d'écrire au Président des États-Unis, dans les prochaines semaines, sur ce sujet.
Lundi 15 décembre 1986
A la suite de la rupture de Goukouni Oueddeï avec le colonel Kadhafi, une alliance tactique est conclue entre lui et Hissène Habré.
Cette semaine, pour la première fois, on ne nous a plus demandé le départ de Pierre Verbrugghe ! Parce qu'on sait qu'il a décidé de partir de son plein gré. Pas question cependant, pour le Président, d'accepter Pierre Jourdan pour le remplacer. Il serait disposé à accepter Yvan Barbot.
Mardi 16 décembre 1986
Les ministres de l'Agriculture des Douze décident une nouvelle réduction de la production laitière, une baisse des quotas et des prix de la viande bovine, ainsi que le déstockage d'un million de tonnes de beurre.
Mercredi 17 décembre 1986
Avant le Conseil, François Mitterrand confirme à Jacques Chirac qu'il ne signera pas l'ordonnance sur l'aménagement du temps de travail. Chirac paraît fou de rage, mais ne dit rien.
Bernard Pons rend compte au Conseil des ministres de son voyage en Nouvelle-Calédonie : J'ai constaté en Nouvelle-Calédonie une inquiétude chez les loyalistes, un durcissement chez les proches de l'extrême droite. Nous devons prendre acte de la rupture du dialogue voulue par le FLNKS alors que le gouvernement a multiplié les ouvertures. Nous devons maintenir le dialogue avec les indépendantistes modérés du LKS.
Jacques Chirac : Les indépendantistes modérés sont horrifiés par le comportement du FLNKS, dont les dirigeants renient toutes leurs traditions et leurs racines. Ils sont manipulés et financés par la Libye et l'URSS. On leur a donné beaucoup trop de place dans la concertation. C'est vrai du précédent gouvernement et même de celui-ci. Ils veulent faire de la Nouvelle-Calédonie une sous-Libye du Pacifique !
Raymond Barre est au plus haut dans les sondages.
A la suite de la nomination, hier, d'un Russe à la tête de la république du Kazakhstan, de graves émeutes à caractère nationaliste éclatent à Alma-Ata. Mikhaïl Gorbatchev pense en termes d'homo sovieticus. Pour lui, le problème des nationalités n'existe pas.
Jeudi 18 décembre 1986
Jacques Chirac annonce un plan d'aide à l'agriculture de 2 milliards.
A la SNCF, une grève éclate pour des questions salariales. Elle s'étend progressivement à l'ensemble du réseau.
Vendredi 19 décembre 1986
A la suite de l'offensive libyenne dans le Tibesti, violents combats dans le nord du Tchad entre les forces libyennes et les partisans de Goukouni Oueddeï, soutenus par l'armée régulière venue de N'Djamena. L'écrasement de la résistance tchadienne est à craindre. Devant ce risque, Hissène Habré demande à la France d'en faire plus — au minimum un parachutage de carburant et de vivres.
Le Premier ministre et le ministre de la Défense sont d'avis d'accepter cette demande. Le Président est réticent à cause des risques d'engrenage.
Samedi 20 décembre 1986
L'ancien ministre des Affaires étrangères de 1981, Claude Cheysson, devenu commissaire européen, suggère à François Mitterrand une initiative sur l'agriculture mondiale. Il a vu Jim Baker le 8 décembre, à Washington, pour lui dire la nécessité de donner aux habitants du monde rural l'assurance d'un avenir convenable, sans nouvel exode vers les villes. Cheysson pense que la négociation du GATT à Genève sera par nature livrée aux experts, et qu'elle comportera un marchandage au cours duquel tous les problèmes seront mêlés : industrie, services, agriculture... Personne ne prendra à son compte l'intérêt du monde rural et la protection de sa spécificité. Il propose donc de préparer l'opinion à un accord de limitation des produits, de montrer qu'il y a des surplus structurels agricoles au Nord, et que les choses iront en empirant en raison des gains constants de productivité. Si l'on n'y prend garde, cela aura au Nord des conséquences dramatiques sur le mode de vie rural. Baker, dit-il, admet que le Sommet des pays industrialisés de Venise pourrait être l'occasion d'en débattre, mais les États-Unis, qui seront entièrement occupés par la campagne présidentielle dès la fin de 1987, ne peuvent s'en préoccuper.
Cheysson suggère donc de susciter un dialogue, et, à cette fin, de charger quelques personnes indépendantes de préparer un mémorandum pour les deux Présidents des États-Unis et de la Communauté. Ce mémorandum serait ensuite transformé par les sherpas en un très bref document destiné au Sommet de Venise. Pour lui, il renviendrait à la Commission, dont il fait partie, d'émettre une telle proposition, mais elle ne le peut pas. Il suggère donc à François Mitterrand de demander qu'un bref rapport soit préparé pour Venise par deux personnalités européennes, l'une de droite, l'autre de gauche, et à deux Américains, l'un démocrate, l'autre républicain, sur l'ensemble des problèmes sociologiques, économiques et techniques du monde rural.
Cette bonne idée restera sans suite. Dommage !
Infatigable acteur et observateur passionné, Claude Cheysson ne cessera jamais de surprendre par la jeunesse de son regard sur le monde.
L'Assemblée adopte diverses dispositions d'ordre social, dont le projet Séguin sur l'aménagement du temps de travail et la loi sur les procédures de licenciement.
Mardi 23 décembre 1986
En tête à tête, le Président interroge Jacques Chirac sur le lancement d'une nouvelle négociation sociale globale, un nouveau Grenelle, que viennent d'annoncer les médias. Le Premier ministre déclare que c'est totalement faux, qu'il s'agit d'une invention de journalistes.
Au Conseil des ministres, avancé en raison des fêtes de Noël, l'atmosphère est curieusement détendue après les événements de la semaine dernière. Il y a un échange assez significatif entre le Premier ministre et André Giraud à propos des réfugiés du Surinam en Guyane :
Le Premier ministre : Je me demande s'il ne serait pas bon d'avoir un commandement militaire autonome en Guyane alors que le colonel qui est actuellement en charge dépend des Antilles.
André Giraud, très sec : Ce n'est pas la question. Le seul problème qui se pose est d'ordre logistique.
Le ton sur lequel le ministre de la Défense répond au Premier ministre me sidère.
André Rossinot se lance dans un long exposé-bilan de la session parlementaire, d'un ton très stakhanoviste : On a fait cinquante-neuf fois ceci, etc. Lorsqu'il déclare : On a bien appliqué la plate-forme, l'affirmation ne suscite pas d'enthousiasme. Lorsqu'il annonce qu'il n'y a pas eu de changement de rythme dans l'action gouvernementale, les sourires sont nombreux. Enfin, lorsqu'il souligne que l'absence de session extraordinaire prouve la sérénité du gouvernement, les rires fusent.
Grève à la RATP, qui vient s'ajouter à celle de la SNCF.
La situation au Tchad s'aggrave. A l'issue du Conseil des ministres se tient dans le bureau du Président une réunion avec Jacques Chirac, André Giraud, le général Forray et Jean-Louis Bianco. Le Président ouvre la discussion : J'ai reçu de Hissène Habré une demande d'intervention militaire de la France au nord du 16e parallèle. J'ai voulu vous en saisir aussitôt pour en délibérer. Je dois vous dire que cette demande ne modifie pas ma réaction instinctive, qui est celle que je vous ai déjà exposée. Nous n'avons pas d'accord de défense avec le Tchad. [Il a été dénoncé par Jacques Chirac en 1976.] Mais il n'en demeure pas moins que nos intérêts sont en cause. [Il demande au général Forray de faire le point de la situation militaire, puis reprend :] Sommes-nous en mesure d'engager une guerre sur ce terrain cent fois connu, mais qui ne nous a pas laissé un bon souvenir ? Est-ce que la France va apprendre que nous sommes engagés (avec des succès, mais aussi des échecs et des morts) ? Pouvons-nous en revanche supporter de ne pas venir plus directement en aide à un gouvernement ami ? Il faut avoir en tête des idées simples : les Libyens sont plus forts que les Tchadiens, les Libyens sont moins forts que nous.
André Giraud évoque plusieurs possibilités qui méritent discussion : ravitailler la colonne de secours de Hissène Habré ; donner plus de matériel pour aider une guérilla légère ; installer une base logistique près du 16e parallèle, à l'ouest.
Le Président n'est pas hostile à cette dernière idée : On pourrait aussi s'interroger sur l'idée de remonter notre ligne rouge, mais je ne vois pas l'intérêt de modifier ce qui a été décidé et que connaissent les chefs d'État africains.
André Giraud évoque la possibilité de détruire le radar de Faya, qui est tombé entre les mains des Libyens.
Le Premier ministre : Je ne suis pas favorable à ce que nous nous engagions dans une opération de guerre au nord du 16e parallèle. Pardonnez-moi, monsieur le Président, mais c'est un piège à cons ! Je partage le constat que vous avez fait à plusieurs reprises en soulignant la distinction entre le Tchad utile et le Nord. Mais, d'un autre côté, il faut faire des signes pour entretenir la perplexité ou la peur chez les Libyens.
Finalement, il est décidé que le Président enverra une lettre à Hissène Habré (que Jean-Christophe Mitterrand lui portera demain) dans laquelle il lui fera part de la décision de la France de renforcer son aide, sans toutefois engager ses forces armées au nord du 16e parallèle.
Mercredi 24 décembre 1986
Le journaliste d'Antenne 2 Aurel Cornea est libéré. L'OLP n'y est pas pour rien.
Vendredi 26 décembre 1986
Jacques Chirac iiappelle Jean-Louis Bianco : Je suis de plus en plus inquiet pour le Tchad. Il y a un risque de déstabilisation du régime de Hissène Habré. Notre crédibilité par rapport aux Africains est en cause, mais je ne dis pas qu'il faille faire quelque chose, car il y a un risque d'engrenage. Un signe de fermeté de notre part aurait des avantages par rapport aux Libyens, aux partisans de Hissène Habré au Tchad, aux Africains.
Jean-Louis Bianco : Avez-vous des propositions à faire au Président, que je pourrais transmettre ?
Jacques Chirac : Non, non, je voulais simplement lui faire part de mes réflexions.
André Giraud se montre fort correct vis-à-vis du Président. Il lui écrit à deux reprises et a visiblement envie de traiter directement avec lui. Il redevient le grand haut fonctionnaire qu'il a été. Il répète dans ses lettres qu'il propose une action contre les radars libyens d'Ouadidoum, grâce à un missile Martel qui pourrait être tiré d'avion à 30 kilomètres de l'objectif.
Le Premier ministre fait remarquer au Président : Il faut d'abord être sûr que Hissène Habré ne nous raconte pas d'histoires à propos du bombardement d'Arada.
Enquête faite, un bombardement libyen a bien eu lieu sur cette ville du Tchad : une bombe, un mort, cinq blessés. Il est vraisemblable que le Président va autoriser une opération sur Ouadidoum.
Les troupes libyennes investissent la ville de Zouar.
Concernant les Falashas, les choses avancent bien. Un jour, je raconterai ce qu'a fait la France pour rendre possible cette opération « Tapis volant ».