Le Président :
Notre pouvoir est malheureusement limité, tant
ce conflit a pris maintenant des allures passionnelles. Mais je
suis tout disposé à saisir à nouveau la Communauté et à intervenir
au nom de la France pour favoriser la paix. J'affirme même que nous
ferons tout pour peser sur les deux adversaires afin de parvenir à
cette paix.
L'Émir : Je rends hommage à la position de la France... Je suis
très heureux de cette rencontre. Sans vous connaître, je m'étais
déjà fait de vous une image. Non seulement vous êtes totalement
conforme à cette image, mais tout ce que vous m'avez dit et tout ce
que je vois de vous montre que vous êtes encore au-delà. Je suis
très fier de l'amitié que j'avais conçue pour vous avant même de
vous rencontrer.
Le Président :
Sachez que je suis dans le même état d'esprit.
Surtout quand je pense à la situation dans laquelle vous êtes, au
courage dont vous faites preuve, alors que vous êtes aux
avant-postes de la guerre, et quand je pense à la stabilité que
vous maintenez dans ce pays et à la continuité de vos
positions.
L'Émir : Oui, et pourtant la frontière n'est qu'à 17 kilomètres ;
il y a souvent des vitres soufflées à Koweït.
Le Président :
Vous faites preuve d'un grand
sang-froid.
L'Émir : C'est notre destinée.
Le Président :
Votre politique indépendante et courageuse
comporte des risques. Tout le monde ne peut pas être contenté à la
fois.
L'Émir : Il n'y a pas de quiétude à espérer pour quelque homme que
ce soit.
Le Président :
En effet, si vous aviez rêvé à cela, vous
auriez été déçu en tant qu'émir du Koweït
Vendredi 19 septembre
1986
A Roissy, avec beaucoup de révérence, Jacques
Chirac vient accueillir François Mitterrand comme il est de coutume
pour tout Premier ministre à un retour de visite d'État du
Président. Pour la première fois, ils font le trajet à bord de la
même voiture jusqu'à l'Élysée.
Dès leur arrivée à l'Élysée, le Président reçoit
le Premier ministre avec les deux ministres responsables de la
sécurité, Charles Pasqua et Robert Pandraud. Interrogé par le
Président, Pasqua fait le point de
l'enquête sur les attentats : Le travail de la
police, tout à fait sérieux, permet d'établir que les Abdallah sont
dans le coup.
Le ministre de l'Intérieur se lance dans un exposé
des techniques policières destiné à expliquer comment les Abdallah
ont été identifiés, les témoins ayant eu le choix entre cent trente
photos. Il évoque le portrait-robot établi à la suite de l'attentat
du métro Auber, etc. (Gilles Ménage avait déjà tous ces
renseignements.) Matériellement, dit-il, les
Abdallah ont eu la possibilité de réaliser le dernier attentat et
de revenir ensuite au Liban.
Le Président :
C'est conforme à une technique approfondie.
Les FARL ont l'habitude de quitter le pays dès le coup
commis.
Le Premier ministre :
Curieusement, Abdallah n'a pas été entendu par
la DST depuis qu'il est en prison. On voulait le mettre dans une
autre prison pour qu'il soit interrogé. Je ne le sentais pas,
j'avais peur qu'il s'échappe. On l'a mis à la Santé.
Robert Pandraud :
Abdallah dit que ces attentats ne peuvent que
le gêner. Il se demande pourquoi nous privilégions son groupe par
rapport à celui de Naccache ou de l'Arménien. Les Abdallah sont
parmi les fantassins qui ont commis les attentats, mais il est
douteux qu'ils puissent les avoir organisés sans la couverture
logistique et financière d'autres groupes. Il y aurait une
collusion entre les FARL, le Hezbollah et l'extrême gauche
européenne. Nos sources chez les Arabes nous disent que nous avons
bien mis le pied dans la fourmilière.
Le Premier ministre explique alors toutes les
difficultés rencontrées pour retrouver la BMW noire immatriculée
78, décrite par des témoins, rue de Rennes. Le fichier des cartes
grises des Yvelines n'indique pas, en effet, la couleur des
véhicules. Mais tout cela est dans les journaux.
Charles Pasqua :
La BMW est la voiture préférée des
Abdallah.
Robert Pandraud :
Bien entendu, je ne peux pas garantir les
résultats de la Police. Mais nous comptons aussi sur les services
secrets arabes.
Charles Pasqua :
Bien sûr, ils trouveront un moyen de les
dissuader ou de les liquider, et personne ne dira comment ils ont
fait.
Le Président :
Je suppose qu'on s'est intéressé à leur
idéologie, à leur littérature. C'est important.
Robert Pandraud :
Oui. Les revendications étaient manuscrites,
sauf les trois dernières. Elles étaient faites en France, de la
même écriture. Les trois dernières venaient de Beyrouth. Est-ce que
le scribe a eu peur ou est-ce qu'il a été « exfiltré »
?
Le Président :
Quand nous en parlions avec le Premier
ministre, nous nous demandions s'ils ne risquaient
pas de s'épuiser assez
rapidement.
Charles Pasqua :
Nous avons pu avoir un contact avec un membre
important d'Amal, très francophile.
Jacques Chirac
l'interrompt : Oui, quelqu'un de très
important, de très francophile. Selon eux, le pire est encore à
venir. Il faut s'attendre à des menaces contre les proches des
dirigeants français, ainsi qu'à la sortie des écoles.
Robert Pandraud :
Les Hezbollah sont inquiets des progrès des
conversations franco-iraniennes.
Jacques Chirac :
D'ailleurs, les Iraniens ne parlent plus de
Naccache dans leurs revendications, sauf dans un message transmis
par leur chargé d'affaires, Haddadi, qui est un des plus
durs.
Robert Pandraud :
La mère d'Abdallah est venue le voir. Nous
avons sonorisé la cellule. Il s'est vanté des attentats de Karachi
et d'Istanbul. Le Prince Saoud a cependant dit à Jean-Bernard
Raimond que l'autorité de Téhéran sur les Hezbollah était
totale.
Charles Pasqua :
On se demande pourquoi il n'y a pas eu
d'explosion hier, quand le Premier ministre a parlé, ou ce
soir, pour notre réunion.
Jacques Chirac :
J'ai d'ailleurs failli vous demander, monsieur
le Président, que notre réunion demeure secrète.
Le Président :
Comment cela, secrète ? Vous en avez donc déjà
parlé aux journalistes ?
Charles Pasqua :
Et puis, on a une grosse inquiétude : le Pape
doit bientôt venir en France [4-7 octobre à Lyon].
Ce n'est pas tellement pour sa personne que
nous redoutons quelque chose, plutôt un attentat dans la foule. On
ne pourrait pas l'éviter.
Le Président :
Revenons à l'affaire Abdallah. Une difficulté
majeure est qu'à ma connaissance le dossier est très faible. Mais
autant, à une époque, un acquittement aurait pu être admis, autant
vous voyez ce que ferait aujourd'hui la libération d'Abdallah après
tous ces morts ! Dans tous les cas, l'interprétation serait
aussitôt politique. D'ailleurs, quand interviendra la décision du
juge ?
Jacques Chirac :
S'il n'y a rien de particulier d'ici à la fin
de l'année, ce sera un non-lieu ou bien un renvoi aux assises. Dans
ce cas, le jugement interviendra à la fin du premier semestre 1987,
si l'on veut aller vite ; sinon, vers la fin 1987.
Le Président :
Toutes les hypothèses sont empoisonnées. Si
tout ce sang a coulé pour découvrir finalement qu'il n'y a rien
dans le dossier, je n'ose imaginer les conséquences sur l'opinion
publique.
Jacques Chirac :
En plus, l'intervention américaine est
catastrophique.
Charles Pasqua :
C'est un joli piège dont on ne peut sortir que
par une faute.
Jacques Chirac :
Le général Imbot [directeur de la DGSE]
a son dispositif en place pour agir à
l'étranger et sur le territoire national.
Le Président, avec un
geste de la main pour écarter cette hypothèse : Mais quelles informations a-t-il apportées ?
Robert Pandraud :
Pas grand-chose.
Le Président :
Malheureusement, cela ne me surprend pas. A
une époque, nous connaissions le Liban comme notre poche... Bon, on
va rester en liaison pour l'information mutuelle et la
concertation. Je vous recommande d'analyser de près les textes et
les procédés, et de regarder le rôle de l'avocat.
André Giraud persiste avec un superbe entêtement à
ignorer le Président. Il propose de remplacer le général Saulnier
par le général Schmidt au poste de chef d'état-major des armées.
François Mitterrand refuse : Saulnier restera jusqu'à la limite d'âge. Giraud n'a pas à
s'en mêler. Cette question est de la compétence exclusive du
Président. Est-il bête ou fait-il de la politique ? Ou les deux
?
Samedi 20 septembre
1986
Le Président, à propos
du gouvernement : Ils n'agissent que par
électoralisme. Leur comportement est vraiment choquant. Mais ils
sont trop pressés. C'est leur faiblesse.
A 12 h 30, Jean-Louis Bianco reçoit un coup de
téléphone du Premier ministre :
Comme nous en sommes convenus avec le
Président, je vous fais parvenir mon discours aux Nations-Unies.
C'est une figure imposée dans le genre de l'énumération. Si vous
pouviez me faire connaître les réactions du Président d'ici lundi,
date limite pour la traduction de mon
texte...
Le texte arrive en fin d'après-midi. Nous n'avons
pas d'observations majeures à suggérer. La position qu'il prend sur
l'IDS est convenable, en très net progrès par rapport à tout ce
qu'il a dit jusqu'à présent. Il cite même le Président. Quelques
remarques de détail lui seront transmises.
Les participants à la conférence du GATT de Punta
del Este se mettent d'accord pour lancer un nouveau cycle de
négociations commerciales, tout en évitant de singulariser les
négociations agricoles. Le ministre français de l'Agriculture,
François Guillaume, juge assez correct le résultat obtenu. A ses yeux, la
France a réussi à démontrer que tous les pays du monde pratiquent
les subventions à l'exportation, malgré la volonté affichée par les
États-Unis de pointer le doigt sur la CEE. L'accord obtenu avec les
États-Unis et d'autres grands pays exportateurs comme l'Australie
et l'Argentine, dit-il, élargit le
débat. Le GATT va donc devoir s'occuper
de l'ensemble des subventions, directes et indirectes, c'est-à-dire
des États-Unis.
Alors que le Sommet de Tokyo avait décidé la
création d'un groupe des seuls ministres des Finances des pays
participants, Édouard Balladur m'informe que le secrétaire d'État
au Trésor américain demande que les gouverneurs des banques
centrales participent à ces réunions. Nous refusons, mais il se
peut que James Baker nous force la main. Chaque pays représenté au
sein du G7 étant maître de sa délégation, lui-même pourra se faire
accompagner par le président de la Banque fédérale.
Robert Pandraud demande à Mgr Capucci, évêque de
Jérusalem et personnage ambigu, d'aller voir Georges Ibrahim
Abdallah en prison. Le Président est contre, mais ne peut s'y
opposer.
Dimanche 21 septembre
1986
François Mitterrand :
J'en ai assez de la vulgarité et de l'impudeur
de certains de ces gens-là. Il faut les laisser gouverner, parce
qu'ils vont échouer. Je vais refuser de signer l'ordonnance
électorale. Qu'ils se débrouillent avec la représentation nationale
et que le débat ait lieu clairement et publiquement.
Après la démission de Jacques de Larosière, la
campagne fait rage pour l'élection du futur directeur du Fonds
monétaire international. Ce sera nécessairement le candidat choisi
par les Européens, car ceux-ci sont prépondérants au sein du
conseil d'administration du FMI. Trois candidatures européennes
sont connues : celle de Michel Camdessus ; celle de Dini, présenté
par l'Italie et qui, de l'avis général, n'a pas de grandes chances
; celle d'Onno Rudding, ministre néerlandais des Finances,
considéré comme un excellent candidat. L'attitude de l'Allemagne
sera déterminante.
Ce n'est pas gagné pour Camdessus, qui risque de
se trouver devoir quitter la Banque de France sans rien d'autre. Le
cas échéant, le Président est décidé à refuser son départ.
Lundi 22 septembre
1986
Renaud Denoix de Saint Marc, très embarrassé,
présente la nomination d'un nouveau procureur général à la Cour des
comptes. Le Président murmure :
Je ne signerai pas tant qu'il n'y aura pas un
geste pour son prédécesseur.
Jacques Chirac veut inscrire l'ordonnance sur le
découpage électoral à l'ordre du jour du prochain Conseil. On ne la
connaît pas encore. Le Président :
Je trouve cela inopportun. Je ne vois pas
l'urgence. La prochaine élection législative n'aura normalement
lieu qu'en 1991. Le Premier ministre sait bien que je ne dissoudrai
pas. Cela va susciter un trouble important, quelle que soit la
procédure suivie. Mais je ne veux pas du tout en faire un problème
de procédure. Si le gouvemement insiste, j'inscrirai ce projet que
je n'ai pas encore reçu. Je ne serai donc pas en mesure de dire ma
décision mercredi au gouvemement à l'issue de la présentation du
projet d'ordonnance. C'est une question de décence : qu'on me donne
à tout le moins des délais importants. Je n'ai pas l'intention de
faire droguer le gouvernement !
Clôture de la conférence de Stockholm sur le
désarmement en Europe.
Le Conseil de Sécurité doit se prononcer dans la
soirée sur le projet français de résolution sur le Liban que
Jean-Bernard Raimond a montré au Président en Indonésie. Raimond
est ce soir à New York. Les mesures militaires de regroupement et
de défense passive mises en oeuvre sur la base du rapport du
secrétaire général adjoint de l'ONU, Goulding, et la demande
d'application réelle de la résolution 425 de 1978 sont justifiées ;
mais elles s'inscrivent dans la logique d'un retrait à terme plus
ou moins rapproché. Occupée avant tout à se protéger, la FINUL est
en passe de renoncer à sa mission. Nous faut-il l'accepter ? C'est
contraire à nos thèses. Nous réclamons à nouveau la fin, au
Sud-Liban, de toute présence militaire qui n'est pas acceptée par
les autorités libanaises, et nous demandons au
secrétaire général de prendre les dispositions nécessaires à un
déploiement de la Force jusqu'à la frontière méridionale du
Liban. La France ne fait là que rappeler les responsabilités
et la raison initiale de la création de la FINUL.
La suite probable, au Conseil de Sécurité, est
soit un veto américain sur pression israélienne, soit l'adoption du
projet français avec l'abstention américaine. Dans un cas comme
dans l'autre, cela n'aura aucune conséquence pratique.
La preuve sera alors apportée qu'il est impossible
pour la FINUL de recevoir les moyens d'accomplir sa mission, les
hommes politiques libanais qui se disent pour son maintien n'ayant
aucune influence sur les événements au Sud-Liban — y compris le «
ministre du Sud-Liban », Nabih Berri.
Mardi 23 septembre
1986
Le Président revoit encore le projet de discours
que Jacques Chirac doit prononcer demain à New York. Il propose
plusieurs corrections que le Premier ministre accepte
aimablement.
Le Conseil d'État remet enfin son avis sur le
découpage électoral. Il est en désaccord avec le gouvernement sur
cinquante-sept circonscriptions. Le projet de texte de l'ordonnance
électorale est transmis à François Mitterrand dans l'après-midi en
vue du Conseil de demain. Le Président passe sa soirée à
l'étudier.
Mercredi 24 septembre
1986
Tentative manquée de coup d'État au Togo.
Jean-Christophe Mitterrand, qui se trouve par hasard à Lomé,
appelle l'Élysée en pleine nuit. Guy Penne ne réveille pas le
Président et attend le matin.
Ce matin, de son côté, le Président Eyadema joint
Guy Penne et le général Forray. Les collaborateurs du Président,
les premiers prévenus, informent le gouvernement.
Avant le Conseil, le Président déconseille de
faire recevoir Mgr Capucci par un membre du gouvernement et de
l'autoriser à voir Georges Ibrahim Abdallah. Le Premier ministre
prétend que quelqu'un de l'Élysée a déjà vu Mgr Capucci. Le
Président en est très étonné. Enquête faite, cela se révélera
faux.
Le prélat est reçu par Robert Pandraud. Il pourra
s'entretenir avec Abdallah dans sa cellule.
A propos d'une nomination de haut fonctionnaire,
le Président déclare à Jacques Chirac :
Je n'ai pas d'opinion désagréable sur ce
monsieur, mais je ne trouve pas ce choix heureux.
Le Premier ministre : C'est vrai, j'ai hésité, mais j'ai fini par cé...
Il se reprend : ... par accepter.
Au Conseil, Charles Pasqua fait un exposé très
neutre sur le découpage électoral.
Le Premier ministre
tousse, la voix couverte : C'est une phase de
la procédure qui se termine après de nombreuses consultations. On
pouvait s'interroger sur la date de soumission. Nous avons pensé
qu'il ne fallait pas remettre en cause un processus poursuivi,
discuté par de nombreuses instances. Donc, je considère que le
projet est adopté par le Conseil des ministres pour être soumis au
Président.
Le Président :
Je vous ai exprimé, il y a quarante-huit
heures, mon regret de voir débattre ce matin du texte d'ordonnances
dont l'urgence n'était pas telle. J'ai pensé qu'il n'était pas sage
de réveiller des querelles qui paraîtront subalternes par rapport à
la nécessaire unité du pays dans les événements qu'il subit. Vous
m'avez dit vos raisons. Je ne me suis pas opposé à l'inscription
pour que ceci ne soit pas transformé en débat de procédure. J'ai
reçu le texte hier soir assez tard. Je n'ai pas pu en prendre
connaissance avant le dîner. Il est 9 h 30 du matin. Je ne demande
pas autant de temps que les instances qui ont précédé. Je prendrai
le minimum de temps raisonnable pour faire part de ma
décision.
Eyadema téléphone au Président à 11 heures.
Celui-ci est au Conseil. Il le rappelle dès la fin de la réunion.
Les troubles se poursuivent. La France apportera son assistance
militaire. Le Président téléphone à Jacques Chirac à 12 heures 30
pour le lui dire.
Le Président déjeune avec quelques socialistes,
dont Michel Vauzelle. Il explique qu'il ne signera pas l'ordonnance
sur le découpage électoral.
A 16 heures, le
Président fait porter une lettre au Premier ministre, puis
demande à Jean-Louis Bianco d'appeler les responsables du ministère
de la Défense, de la Coopération, des Affaires étrangères, pour
leur dire : Le Président a décidé d'appliquer
l'accord de défense avec le Togo. Il vient d'ailleurs de s'en
entretenir avec le Premier ministre.
Jacques Chirac part pour
New York. Devant l'assemblée générale de l'ONU, il confirme :
Un groupe auquel appartient Georges Ibrahim
Abdallah est responsable de ces attentats.
Chirac déclare aux journalistes que le Président
n'a rien trouvé à redire à son discours aux Nations-Unies, ce qui
est inexact.
Jeudi 25 septembre
1986
Dans Le Monde, Michel
Vauzelle annonce que François Mitterrand ne signera pas les
ordonnances sur le découpage électoral.
Abou Iyad déclare publiquement que les attentats
en France ne sont pas liés à Abdallah, mais au conflit
Irak/Iran.
La candidature de Michel Camdessus au FMI est
maintenant officielle. Ce n'est pas gagné.
Vendredi 26 septembre
1986
Un de nos meilleurs diplomates, expert du
Moyen-Orient, nous explique, à propos des auteurs présumés des
communiqués des groupes terroristes, que, selon lui, tout vient de
Syrie : Ce sont certainement des étudiants
attardés ayant fait à la Sorbonne ou à Nanterre de longues études
de droit ou de sociologie. On le voit à la phraséologie, de type
marxisto-gauchiste. Depuis lors, ils ont dû passer par tous les
groupes palestiniens extrémistes, notamment le FPLP de Georges
Habache, et ont sûrement travaillé à Beyrouth avec tout le monde,
dont les Arméniens. Par la suite, certains d'entre eux peuvent
avoir découvert ou redécouvert l'islam, comme nos anciens
gauchistes français ont découvert le libéralisme. Les auteurs des
communiqués du Djihad sont, eux, d'une autre trempe : connaisseurs
de la pensée occidentale sans être dominés par elle, réellement
animés d'une ferveur révolutionnaire islamique, calculant à
beaucoup plus long terme et gérant beaucoup moins maladroitement
leurs rapports avec l'opinion française.
Pour lui, le régime baasiste syrien, qui est
minoritaire, doit éliminer — de Syrie, bien sûr, mais aussi du
Liban — toute autre légitimité que la sienne. Les Syriens,
pense-t-il, ne peuvent supporter l'OLP du fait de sa légitimité
propre. Ils veulent couper le Liban chrétien de sa base arrière
française, qui lui permet de respirer. Ils n'admettent pas que
d'autres pays arabes aient des représentations diplomatiques au
Liban. Ainsi les Algériens ont dû leur donner de multiples gages
pour s'y maintenir. L'ambassade d'Irak a été pulvérisée par un
attentat. Le chargé d'affaires saoudien a été enlevé. Ils ne
peuvent que craindre, enfin, le développement de la légitimité
chiite. Ce qui les place d'ailleurs dans une contradiction :
faut-il d'abord faire reculer l'influence occidentale, et donc
française, ou faut-il d'abord contenir les chiites ? Mais, par
rapport à l'Iran, la Syrie est coincée : comme elle en a un besoin
vital pour fixer son véritable adversaire, l'Irak, elle n'a pas
vraiment les moyens de l'empêcher de développer l'influence chiite
au Liban.
A ses yeux, dans l'esprit du Président Assad, le
voyage en Syrie du Président de la République, en novembre 1984,
n'aurait été qu'un armistice. Enfin, insiste-t-il, la Syrie ne nous
a jamais donné un seul signe concret de coopération dans la lutte
contre le terrorisme, contrairement à tous les autres Arabes, à
commencer par l'OLP.
Il développe ainsi son analyse : L'hypothèse Abdallah peut suffire, à mon avis, à justifier
les attentats actuels. Une série de groupes ayant l'habitude de
travailler ensemble, se mobilisant pour récupérer un de leurs chefs
charismatiques, c'est vraisemblable. Ils reçoivent une aide
logistique de réseaux syriens qui les ont déjà employés dans le
passé à diverses tâches et qui veulent pouvoir encore faire appel à
eux. Dans cette hypothèse, les Syriens n'ont pas de raison majeure
d'avoir conçu les attentats, mais ils n'en ont pas non plus de les
avoir empêchés. Ils peuvent même avoir apporté un peu d'aide,
estimant que c'était de toute façon bénéfique de fragiliser la
France au Proche-Orient. Surtout si on va poliment leur demander de
coopérer avec nous. La Syrie est en effet soucieuse de son image,
contrairement à l'Iran.
Il conclut par ce pronostic : Étant donné que la piste Abdallah conduit inévitablement à
une mise en cause de la Syrie, ne serait-ce que pour complicité
logistique, les Syriens ont intérêt à ce qu'un nouvel attentat ait
lieu pendant que les frères Abdallah sont fixés dans leur village
par la surveillance des médias, pour montrer l'absurdité des
accusations policières et les disculper.
C'est en effet convaincant et
effrayant.
Retour en France des deux Irakiens expulsés en
février et grâciés par Saddam Hussein. Fin d'un honteux
épisode.
Samedi 27 septembre
1986
Un autre expert français du Moyen-Orient, issu
cette fois de l'armée, nous donne sur le même sujet un point de vue
totalement opposé. Pour lui, tout vient d'Iran : La politique à « double
face », l'une honorable, l'autre
terroriste, de l'Iran, répond à une règle appliquée par les
Iraniens à l'ensemble de leurs relations internationales, sauf
peut-être en ce qui concerne l'URSS, dont Téhéran redouterait les
réactions.
Pour lui, l'Iran pourrait avoir trempé dans les
récents attentats de Paris. De même, il estime que la recrudescence
des attaques contre la FINUL, au moment où un dialogue
franco-iranien tend à s'intensifier, traduit la volonté de Téhéran
de parler par explosions, pour mieux intimider l'interlocuteur, et
son désir de rendre plus efficaces ses actions terroristes de
déstabilisation en immobilisant l'autre dans une négociation.
Il ajoute : Je pressens en
Iran l'existence d'un puissant parti de la confrontation violente,
contre lequel les tendances à la normalité et à la respectabilité
ne pourraient guère l'emporter sans exposer le pays à des
surenchères révolutionnaires, des pratiques du fait accompli, voire
des heurts internes. Peut-être est-ce tout simplement pour éviter
de tels aboutissements que l'Iran en est réduit, dans ses relations
internationales, à donner simultanément des satisfactions aux
modérés et aux activistes.
Nous voilà bien renseignés... Est-ce l'Iran ou la
Syrie qui est derrière ces attentats ?
Dimanche 28 septembre
1986
Aux élections sénatoriales, la droite obtient 89
des 120 sièges à pourvoir. Le RPR, avec 77 sièges, devient le
premier groupe du Sénat.
François Mitterrand :
L'intelligence ? C'est la chose du monde la
mieux partagée. La volonté, ça, c'est plus rare.
Lundi 29 septembre
1986
Un troisième expert du Moyen-Orient nous donne son
avis. Pour lui, c'est à la fois la Syrie et l'Iran qui sont en
cause. Le Hezbollah, appuyé en cela par Téhéran, a décidé,
explique-t-il, d'accroître au Liban son audience et son prestige en
se constituant peu à peu en force principale de résistance à
l'occupation israélienne. Le Hezbollah ne recrute ses adeptes qu'au
sein de petits clans sans influence ou parmi des individus
dépourvus d'attaches solides dans la société libanaise,
fondamentalement gouvernée, notamment en milieu chiite, par le
système des tribus. Le Hezbollah, en conclut-il, ne peut espérer
exercer une influence importante dans la société libanaise que par
le prestige que lui conférerait son rôle dans la défense du pays.
C'est la raison pour laquelle il choisit la stratégie du pire :
provoquer Israël jusqu'à l'amener à des représailles propres à
rallier les populations du Sud à la résistance à outrance. Le
Hezbollah souhaiterait même, pense-t-il, amener Israël à une
occupation en règle du Sud-Liban, laquelle, si elle se prolongeait
suffisamment, pourrait entraîner les mêmes réactions de rejet qu'en
1983 et 1984. Le Hezbollah animera alors une guérilla nationale,
islamique et défensive, avec l'aide de l'Iran. Il pense que la
FINUL gêne la réalisation de ce plan, car Israël hésite à braver la
présence des Casques bleus pour mener des opérations d'envergure en
territoire libanais. Les harcèlements du Hezbollah contre les
troupes des Nations-Unies ont donc pour objectif essentiel
d'obtenir le départ de la FINUL, et c'est la politique du
pire.
Mais, ajoute-t-il, la Syrie n'a pas pour autant
renoncé à son ambition. Si elle accepte de voir le Hezbollah
diriger ses forces contre Israël, l'important, pour elle, est
l'évolution du conflit du Golfe dont elle attend à brève échéance
la chute de Saddam Hussein. Après cela, la
Syrie s'occuperait de redistribuer les
cartes à son profit, en
neutralisant son allié iranien et le Hezbollah qui le
soutient.
Ainsi le Hezbollah mise sur la perpétuation de la
violence au Liban, bien que la lassitude finisse par envahir ce
pays. Un tel conflit — occasion de combats et de sacrifices — reste
en revanche nécessaire pour maintenir l'Iran en état de
mobilisation morale. Si la guerre du Golfe s'achevait, la bataille
contre l'agression israélienne au Liban — même si Téhéran ne s'y
impliquait que très partiellement — resterait la seule façon pour
le gouvernement iranien de maintenir une tension suffisante au sein
de sa population.
Autrement dit, pour cet expert, attaquer la France
au Liban est nécessaire à la politique intérieure du régime
iranien...
Alors, Iran ou Syrie ? Iran et Syrie ?
Mardi 30 septembre
1986
Lech Walesa annonce la formation d'un Conseil
provisoire du syndicat Solidarité agissant au grand jour pour le
rétablissement des libertés syndicales en Pologne.
Le Président me raconte que, chaque fois qu'il le
reçoit, le ministre de la Défense lui demande le remplacement du
général Saulnier par le général Schmidt. Chaque fois, le Président
répond qu'il n'y a aucune raison pour que le chef d'état-major
général des armées quitte son poste avant l'échéance normale, en
novembre 1987.
La politique de Défense nationale pose un vrai
problème. Il n'est pas exclu qu'il y ait rupture de la cohabitation
là-dessus.
Le Président provoque une réunion avec le Premier
ministre, André Giraud et Jean-Bernard Raimond sur ces problèmes de
défense. Elle aura lieu la semaine prochaine. On y parlera de la
seconde composante et de ses éventuelles conséquences sur les
sous-marins nucléaires, de l'armement nucléaire préstratégique ou
tactique, de l'engagement en Centre-Europe. Le Président n'admettra
pas que l'on aille jusqu'à une réintégration de fait dans
l'OTAN.
Mercredi 1er octobre 1986
Avant le Conseil, dans le bureau de Jean-Louis
Bianco où nous attendons d'être reçus par le Président, je suis
frappé de constater à quel point le Premier ministre a les traits
tirés.
Au Conseil des ministres, alors que Jacques Chirac
demande à nouveau l'autorisation d'utiliser le 49-3, le Président l'interrompt : Je
ne veux pas trop intervenir dans les relations entre le
gouvernement et le Parlement, mais dans quelle hypothèse
voudriez-vous utiliser le 49-3 ?
Jacques Chirac :
Dans l'hypothèse d'incidents
parlementaires.
Le Président :
Vous vous privez des moyens de distinguer les
cas importants de ceux qui ne le sont pas. Mais, après tout, c'est
vous qui connaissez votre majorité. Je ne prétends pas me
substituer à vous.
Après la communication sur les Affaires étrangères
de Jean-Bernard Raimond, le Président :
Il ne faut pas s'illusionner à propos des
forces nucléaires intermédiaires. Dans cette négociation, l'URSS a
tenté, tente et tentera de remettre en cause l'annement britannique
et français. Les États-Unis ont été solidaires et ne le seront pas
toujours. Il faut leur dire : « Quoi que vous décidiez, nous n'en
tiendrons pas compte. » Le même raisonnement vaut pour le
Pacifique-Sud. Évidemment, c'est plus délicat, à cause de la
Nouvelle-Calédonie. Les criailleries des uns et des autres n'ont
aucune importance ni aucun intérêt. Il faut les laisser
s'agiter.
Le Président rappelle à ce propos les essais
nucléaires anglais en Australie et la façon dont les Australiens
ont massacré les aborigènes.
Il poursuit : Il y a toujours
une tentation des Américains de négocier de bloc à bloc et de se
dispenser de tout organisme intermédiaire. Ils cherchent toujours
des terrains où ils disposent d'une clientèle suffisante pour
imposer leurs vues, comme dans les sommets des pays industrialisés.
L'Alliance atlantique est nécessaire et la France y tient et doit y
tenir. Mais c'est une alliance limitée, dans son application
géographique, d'une façon claire. A Williamsburg, on a essayé d'y
mêler la sécurité du Japon. C'était, de la part des États-Unis, une
hérésie volontaire. Cela n'a rien à voir avec l'Alliance
atlantique, puisqu'il s'agit d'un pays du Pacifique ! Cela vaut
aussi quand on parle de la Libye, qui est en Méditerranée. Je
craindrais donc — [le Président se tourne vers Jean-Bernard
Raimond] mais je ne doute pas de votre
résolution — tout ce qui conduirait à sortir des règles de
compétence de l'Alliance atlantique. Les États-Unis ont une
tendance naturelle à l'imperium. Il
faut arrêter dès le départ toute conversation qui nous entraînerait
sur ce terrain.
Jean-Bernard Raimond approuve. Il relève la
brutalité dont George Shultz a fait preuve, lors de leur dernière
discussion, à propos du désarmement en Europe, et le désir
américain de traiter directement avec l'autre bloc.
Le Président :
Quand les deux Grands ne s'entendent pas,
c'est dangereux ; et quand ils s'entendent, c'est
pire.
Édouard Balladur me
confie après la réunion : Les accords
américains internationaux entre spécialistes portent le nom de
l'hôtel où ils ont été signés. Ainsi on parle de l'« accord du
Plazza », signé dans un palace de New York. Baker, le secrétaire
américain au Trésor, m'a dit : « Je verrais bien un accord du Ritz
» (donc signé à Paris). Je lui ai alors parlé de Scott Fitzgerald,
qui y avait ses habitudes. Mais James Baker n'a pas compris. Il ne
le connaissait pas.
Je me rends à Londres pour participer à une
réunion avec Horst Teltschik et Charles Powel sur le désarmement
nucléaire américain en Europe. Au retour, je dis au Président que
tout tourne pour les Allemands autour du sort des 72 fusées
Pershing IA actuellement implantées en Allemagne et sous contrôle
partiel allemand. Les Allemands souhaitent les conserver, mais
modernisées en Pershing IB, sous double clé. Selon Teltschik, s'ils
sont assurés du soutien français et anglais, ils pourront forcer
les Américains à suivre. Les Anglais ne veulent pas. Ils sont tout
à fait alignés sur les Américains et prêts à accepter les deux
options zéro, donc à abandonner les Pershing IA allemands. Les uns
et les autres reconnaissent que les États-Unis veulent la double
option zéro, vite. Ils savent que l'Europe a peu de chances de s'y
opposer. Teltschik n'a pas d'illusions, ni de vraie volonté de
bataille.
J'apprends parallèlement de Charles Powel que Jacques Chirac a téléphoné lundi
soir à Margaret Thatcher pour essayer de la convaincre de se
rallier à la position allemande,
c'est-à-dire maintenir des fusées Pershing en Allemagne, en disant
que le Président était entièrement d'accord
avec lui. Selon Powel, Jacques Chirac refuse la présence
d'un interprète, car il croit comprendre ce que dit Margaret
Thatcher, mais, visiblement, il ne comprend
qu'un mot sur deux.
Ce soir, Horst Teltschik rentre à Bonn, convaincu
qu'en dernier ressort le Président soutiendrait le Chancelier s'il
renonçait à ces fusées tout comme s'il voulait les garder. Mais il
a aussi compris qu'il n'a rien à attendre des Anglais, qui suivront
les Américains quoi qu'il arrive. Le gouvernement allemand doit
prendre position dans les huit jours après un voyage de
Hans-Dietrich Genscher à Washington, jeudi.
Jeudi 2 octobre
1986
Le Président, décidé à rejeter l'ordonnance sur le
découpage électoral, réfléchit à la déclaration qui en accompagnera
l'annonce. Il veut que chacun soit pris par surprise. Une réunion
se tient dans son bureau avec Michèle Gendreau-Massaloux, Michel
Charasse, Jean-Louis Bianco et moi. Le
Président : Quand une décision va faire
du bruit, il faut que l'annonce soit la plus limpide possible. Le
texte du communiqué doit donc évoquer la tradition qui veut que
l'Assemblée nationale détermine elle-même les modalités de
l'élection des députés. Cela suffit pour justifier de refuser
l'ordonnance et de renvoyer à la loi... Vous prévenez Chirac,
Pasqua et Pons juste avant que la dépêche tombe, puis il faudra
aussi prévenir Joxe, Jospin, Fabius et Mauroy...
Jean-Louis Bianco ne parvient pas à joindre
Jacques Chirac. Je joins Maurice Ulrich.
Il est calme, sec : Très bien, je vous
remercie.
Jacques Chirac rappelle,
très raide : Nous n'en ferons pas une affaire,
mais cela aura sûrement des conséquences.
Charles Pasqua, lui, se
montre très aimable : Merci
beaucoup.
Matignon répond par un communiqué soulignant la
volonté du gouvernement de ne pas ouvrir une
controverse institutionnelle. Charles
Millon parle de péripétie. On
est loin de l'affaire des privatisations. Tout s'émousse.
Vendredi 3 octobre
1986
Déjeuner avec Renato Ruggiero, le sherpa italien. On commence à évoquer le prochain
Sommet de Venise. Le terrorisme en sera un des thèmes.
Samedi 4 octobre
1986
Dans une interview au Monde, Albin Chalandon demande que les juges
poursuivent les usagers de la drogue. Michèle Barzach est furieuse.
Jacques Chirac prend parti en sa faveur.
François Mitterrand est à Lyon pour accueillir
Jean-Paul II.
Dimanche 5 octobre
1986
J'apprends des Hollandais que Jacques Chirac
aurait promis à leur Premier ministre, Ruud Lubbers, de soutenir la
candidature de son ministre des Finances, Onno Rudding, contre
celle de Michel Camdessus à la direction du FMI... s'il retire la
candidature d'Amsterdam aux Jeux olympiques, qui gêne Paris ! Il
aurait aussi envisagé un compromis : Camdessus pendant dix-huit
mois pour la fin du mandat de Jacques de Larosière, suivi de
Rudding pour cinq ans. Tout cela est inacceptable !
Lundi 6 octobre
1986
Je préviens Michel Camdessus des intentions de
Jacques Chirac. Pas question d'accepter la substitution au poste de
gouverneur de la Banque de France si le poste de Washington n'est
pas assuré.
Mardi 7 octobre
1986
François Bujon demande à
me voir avant la prochaine réunion des sherpas pour me communiquer
les désirs du gouvernement pour le Sommet de Venise. Le ton
a changé depuis avril.
Pour préparer la réunion du Conseil de Défense de
demain, le Président reçoit des dossiers
très approfondis du général Forray et de Hubert Védrine. Il n'est
pas hostile au principe d'une modernisation de la seconde
composante de la force de frappe, mais très en
arrière de la main sur le petit SX (missile mobile dit à
déplacement aléatoire et monté sur camion), projet conçu par le CEA
et l'armée de terre, approuvé par l'état-major et défendu par le
gouvernement.
Le général Forray, hostile au SX initial, se
prononce en faveur de ce petit SX.
Mais, fort loyal, il est un peu ennuyé d'être coincé entre le
Président et l'Armée.
François Mitterrand :
Je ne comprends pas la position de Giraud sur
la seconde composante. Des missiles sur camions ne seront-ils pas,
à terme, plus aisés à détecter que des sous-marins au fond des mers
? Au moment où les autres puissances nucléaires développent leur
bouclier, c'est-à-dire leur défense contre des missiles, ne vaut-il
pas mieux en faire autant plutôt que de construire de nouvelles
annes mobiles, donc non protégeables par une défense au sol ? En
conséquence, et pour la même somme, ne vaudrait-il pas mieux
renforcer Albion pour le doter d'une réelle défense, prélude à la
future défense spatiale de l'Europe ?
Il réalise qu'il ne fallait pas laisser le Premier
ministre parler de l'armement tactique comme d'une super-artillerie, car elle ne serait plus
véritablement un élément de dissuasion, mais une arme de
bataille.
Le Président :
De toute manière, je pense depuis toujours que
cette notion d'ultime avertissement est absurde. L'arme nucléaire
doit rester une menace. Au fond, l'ultime avertissement n'est que
celui que l'on se donnerait à soi-même ! Il ne faut pas se faire
d'illusions : nous n'allons pas nous substituer aux États-Unis
!
Mercredi 8 octobre
1986
Après le Conseil des ministres (au cours duquel le
Président accroche à nouveau André Giraud sur la dissuasion et la
seconde composante, et Jean-Bernard Raimond sur l'adhésion de
l'Espagne à la CEE, dont le ministre des Affaires étrangères
prétendait s'attribuer tous les mérites), réunion de Défense chez
le Président avec Jacques Chirac, Giraud et le général Forray. Le
Premier ministre reprend à son compte les remarques que le
Président vient de faire au Conseil sur la deuxième composante.
Chirac veut régler le problème tout de suite. Le Président souhaite
retarder la discussion.
Le futur Sommet américano-soviétique tant attendu
s'annonce. Il aura lieu à Reykjavik, en Islande. On doit
normalement y faire un pas décisif en matière de désarmement.
Ronald Reagan écrit au Président de la République pour lui dire ce
qu'il en espère. Il ne s'attend à aucun accord officiel. Les
États-Unis recherchent en priorité, dit-il, des réductions
substantielles et rééquilibrantes des armes offensives. A
Reykjavik, il veut vérifier si les Soviétiques sont disposés à
œuvrer de manière constructive en vue d'un accord. Par ailleurs, il
explique que les États-Unis cherchent à obtenir une limitation
progressive des essais. La première étape doit consister à
améliorer les procédures de vérification. Il ne s'attend pas à ce
que les divergences entre l'Ouest et l'Union soviétique soient
effacées à Reykjavik. Comme à chacune de ses lettres, on trouve à
la fin une formule rituelle du style : Il ne
reste que peu de temps avant la rencontre, mais j'accueillerai
volontiers toute suggestion de votre part. Comme je l'ai souvent
remarqué, vos conseils et votre soutien constituent un élément clé
de ma façon d'aborder ces rencontres importantes...
Il s'agit une fois de plus d'une lettre circulaire
aux membres de l'Alliance, sans aucune référence à la spécificité
française. Au-delà des généralités contenues dans cette lettre, le
seul sujet important sur lequel Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev
peuvent conclure un accord à Reykjavik porte sur la présence des
missiles à moyenne portée en Europe. Les Soviétiques ont proposé de
les limiter à 100 de part et d'autre. Le compromis esquissé à
l'automne 1982 en prévoyait 225. Les États-Unis pourraient en
accepter 100 en Europe, et, pour plaire au Japon et à la Chine, 100
en Asie. L'URSS ne veut pas.
Danger qui nous concerne en particulier : les
Soviétiques évoquent la question de l'inclusion des forces tierces,
c'est-à-dire les nôtres, mais n'en font pas pour l'instant une
condition d'accord avec les États-Unis, lesquels sont jusqu'ici
restés fermes. Mais, si cela devait être la condition d'un accord,
certains responsables américains, comme Paul Nitze, seraient prêts
à transiger avec les Soviétiques. Ceux-ci pourraient aussi proposer
un accord intermédiaire de courte durée, sans prise en compte de
nos forces, pour mieux nous piéger par la suite. Le plus probable
est un accord qui, sans nous toucher formellement, accroîtrait la
pression politique sur nous. On ne peut pas même exclure une prise
en compte implicite, les États-Unis n'utilisant pas tout leur quota
européen et reconnaissant ainsi, de fait, que les forces françaises
et britanniques peuvent être assimilées aux forces américaines en
Europe.
Le risque existe de nous voir alors accusés de
surarmer. Pour le réduire, nous avons intérêt à afficher la
modernisation de notre force de dissuasion avant un accord entre
les deux Grands, pour créer un fait accompli avant que l'URSS et
les États-Unis ne s'engagent dans une vraie réduction des
armements.
D'où l'importance de choisir et d'annoncer au plus
tôt comment nous moderniserons la deuxième composante de notre
force de frappe.
Si le gouvernement adoptait maintenant le simple
missile mobile S4, il serait beaucoup plus difficile, après un
accord de désarmement URSS-États-Unis, de revenir au M5 à douze
têtes, car, pour le coup, la France serait accusée de
surarmer.
Il devient donc urgent de sortir du débat
politique entretenu jusqu'ici. Le troisième sous-marin nouvelle
génération sera opérationnel en 1994. Nous devons annoncer très
vite une date précise pour la mise en service des missiles M5 qui
l'équiperont.
Pour Albion, l'urgence se fait aussi sentir. Les
S3 seront, chacun le sait, périmés en 1996. Trois solutions sont
envisageables pour moderniser cette composante terrestre de notre
dissuasion nucléaire :
- trouver un
successeur aux S3, qui ne serait que sol-sol ;
- prévoir un
missile nouveau valable à la fois pour Albion et pour les Mirage IV
;
- équiper un
nouvel avion porteur d'un missile air-sol ultraperfectionné.
Si cela est financièrement supportable, il
faudrait s'orienter, de toute façon, vers la modernisation de nos
trois composantes dès 1996.
Jeudi 9 octobre
1986
Mercredi prochain doit être faite en Conseil des
ministres une communication sur la pauvreté. A cette occasion,
Philippe Séguin annoncera que le gouvernement reconduit pour cet
hiver la subvention de 7 millions de francs que Georgina Dufoix
avait accordée aux Restaurants du Cœur. Naturellement, malgré la
promesse préélectorale d'Alain Juppé, ils ne retiennent pas l'idée
de la déduction fiscale pour les dons charitables, que Coluche
avait lancée et que nous avions approuvée.
Vu notre ambassadeur au Liban, Christian Graeff, de passage à Paris. Il pense que le
pire, là-bas, est encore à venir : Les
assassinats peuvent reprendre du jour au lendemain. La « coalition
des tueurs » voudrait éliminer le Président Gemayel, plusieurs
leaders chrétiens, les chefs de l'armée, les ambassadeurs des
États-Unis, de Grande-Bretagne et de France. Aucune sécurité
absolue n'est possible. Les bombes télécommandées employées au
Sud-Liban pourraient détruire les voitures blindées utilisées à
Beyrouth. Les enlèvements peuvent également reprendre. Quant au
contingent français de la FINUL, maintenant regroupé dans la
cuvette de Joya, il est vulnérable à une attaque de grande
envergure de miliciens chiites apparemment pris en main,
maintenant, par les Iraniens sur un mode quasi militaire. Dans le
réduit chrétien, les factions rivales continuent de s'entretuer : 5
ou 6 morts chaque jour. Le Président Gemayel perd le peu de
possibilités qui lui restent de pouvoir arbitrer entre ces divers
groupes. Le pire serait atteint si l'armée libanaise (dix-huit
mille hommes, dont cinq brigades chrétiennes, trois brigades
chiites, deux brigades sunnites et une brigade druze) entrait dans
la guerre civile.
Graeff est très calme. Il sait qu'il peut être
assassiné n'importe quand. Il repart dimanche pour le Liban. Sa
mission se termine normalement à la mi-décembre. Il incarne la
grandeur de la fonction publique, sa modestie et sa
compétence.
La baisse du pétrole et du dollar réduit de 100
milliards la facture énergétique française et la ramène, en
pourcentage du PIB, à un niveau voisin de celui d'avant le premier
choc pétrolier. Qu'aura-t-on fait de ces 100 milliards ?
Quelques sujets de réflexion pour l'année
prochaine :
1 Comment
utiliser la baisse du dollar et du pétrole pour la création
d'emplois ?
2 Quels métiers
faut-il enseigner pour préparer l'an 2000 ?
3 Peut-on créer
des emplois en aménageant le temps de travail ?
4 Comment
améliorer et défendre le système de protection sociale ?
5 Comment la
société doit-elle s'organiser pour répondre aux maladies
cellulaires ?
6 L'équilibre
entre les régions de France est-il en train de se modifier ?
7 La protection
contre les risques du nucléaire.
8 Les systèmes
d'armes de l'avenir.
9 L'avenir des
télécommunications.
Roland Dumas est élu — par surprise... — président
de la Commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale,
par 35 voix contre 31 à Bernard Stasi.
Vendredi 10 octobre
1986
Déjeuner avec Jacques de Larosière. Pour lui,
après le choc boursier des jours derniers, la situation économique
internationale est d'une très grande gravité. Elle frôle chaque
jour la catastrophe, tant dans le Tiers Monde qu'aux États-Unis. En
Amérique latine, le financement est politiquement de plus en plus
difficile. Personne ne voit comment les États-Unis pourront réduire
leurs déséquilibres. Trois scénarios sont possibles :
- les
États-Unis acceptent d'augmenter leurs impôts, rééquilibrant ainsi
leur budget et leur déficit extérieur sans récession ni hausse des
taux d'intérêt, ce qui permettrait au Tiers Monde de poursuivre son
difficile chemin ;
- le
rétablissement de l'équilibre budgétaire américain par la
récession, entraînant la faillite des grands pays débiteurs du
Tiers Monde et l'aggravation massive du chômage en Europe ;
- le maintien
du déficit budgétaire américain à son niveau actuel (près de 200
milliards de dollars), entraînant un jour ou l'autre une perte de
confiance des prêteurs, un retrait des capitaux étrangers, une
montée massive des taux d'intérêt en même temps qu'une chute du
dollar, ce qui précipiterait la faillite des pays débiteurs et une
récession inflationniste en Europe.
Pour lui, si l'on veut éviter une grave crise
mondiale, il faut que deux conditions soient réunies :
- l'élection
d'un Président américain capable de réduire significativement les
dépenses militaires et d'augmenter sensiblement les impôts
indirects ;
- la présence
à la tête du FMI — nous y voilà ! — d'un homme capable de négocier
en souplesse et de bénéficier de l'appui du Tiers Monde ; il pense
que Michel Camdessus est le seul des candidats en présence pouvant
remplir ce rôle, et que cet argument devrait être employé par la
diplomatie française lorsqu'elle plaide en sa faveur.
Il ajoute cependant une phrase qui me rend
perplexe : Quoi qu'il arrive, si Camdessus
n'est pas nommé au FMI, il faudra lui trouver autre chose de haut
niveau, marquant bien par là son intention d'obtenir de
toute façon son retour à la Banque de France, dont il s'estime en
quelque sorte propriétaire.
De nouvelles cérémonies autour de la statue de la
Liberté sont prévues à New York le 28 octobre — date exacte de son
Centenaire — en présence du Président américain. La manifestation
principale aura lieu sur l'île de la Liberté, devant 3 000
personnes et 500 journalistes. Depuis le mois de juillet dernier,
le ministre de la Culture et de la Communication n'a pas dissimulé
son souhait de se rendre à New York et a dépêché depuis lors des
membres de son cabinet aux États-Unis pour préparer ce voyage —
lequel se poursuivrait par sa participation au marathon de New
York... Toutefois, le 28 octobre est également la date de la
deuxième journée du Sommet franco-allemand à Francfort, justement
centré sur la Culture. Il serait difficile de justifier son
absence.
Samedi 11 octobre
1986
Première réunion des sherpas à Taormina, en Sicile, pour préparer le
Sommet de Venise, sous très haute surveillance policière.
Le Sommet soviéto-américain commence à Reykjavik.
On ne sait rien de ce qui s'y passe. Quelques images, c'est tout.
Peut-être, contrairement à toute attente, n'est-ce qu'un Sommet de
routine ?
Dimanche 12 octobre
1986
Quelques coups de téléphone donnés dans la soirée
depuis Taormina me font découvrir un peu ce qui s'est passé en
Islande. Hallucinant : Ronald Reagan aurait proposé un désarmement
nucléaire généralisé ! D'autres disent qu'il n'a proposé qu'un
désarmement portant sur la moitié des missiles stratégiques et sur
la totalité des missiles de moyenne portée. Pagaille et panique à
leur paroxysme !
Lundi 13 octobre
1986
D'après ce que l'on m'en rapporte, Soviétiques et
Américains seraient passés, hier à Reykjavik, très près d'un accord
historique. Rien moins que l'option zéro en Europe pour les forces
intermédiaires ! L'URSS aurait conservé 100 têtes de SS20 en Asie,
les États-Unis 100 têtes sur leur continent. Les armes nucléaires à
plus courte portée auraient été maintenues à leur niveau actuel,
mais des négociations démarreraient pour leur réduction. En outre,
les missiles stratégiques intercontinentaux auraient été réduits de
moitié en cinq ans. A cette échéance, seuls 1 600 vecteurs
stratégiques et 6 000 têtes auraient subsisté. Et, dans les cinq
années suivantes, les Américains proposaient l'élimination totale
des missiles balistiques ! Celle-ci entraînant, à terme, la
disparition des armes identiques des Anglais et des Français.
Incroyables ouvertures que les Soviétiques
auraient refusées... parce que les Américains conserveraient ainsi
l'avantage en nombre de bombardiers !
Il y aurait eu accord sur l'ouverture de
négociations sur les procédures de vérification des deux traités de
limitation des essais signés en 1974 et 1976, mais non encore
ratifiés par le Sénat américain. La cessation complète des essais
resterait l'objectif ultime, après élimination des armes nucléaires
offensives.
Par ailleurs, pour empêcher le développement des
missiles antimissiles, les Américains auraient proposé de prolonger
la validité du traité ABM de cinq années, puis à nouveau de cinq
années si tous les missiles balistiques étaient éliminés. Pendant
ces dix ans, toutes les expériences autorisées par le traité ABM
pourraient être poursuivies, c'est-à-dire que l'IDS pourrait
progresser. Au bout de ces dix ans, chaque partie aurait la liberté
de déployer un système de défense stratégique, sauf en cas d'accord
des deux pour renoncer à la « guerre des étoiles ».
Les Soviétiques ont rejeté cette proposition,
exigeant une nouvelle définition plus stricte des expériences
autorisées par le traité ABM, et refusé le déploiement de systèmes
défensifs à l'échéance de dix ans. Mikhaïl Gorbatchev aurait
accueilli avec scepticisme une proposition américaine de partage
des technologies de défense antimissiles. Il ne veut pas de l'IDS,
qui détruirait l'avantage dont disposent les Soviétiques sur l'arme
stratégique.
Les experts américains, terrifiés par les idées
lancées par Ronald Reagan lui-même, improvisant en séance, auraient
essayé de les transformer en offres d'accès à certains systèmes de
contrôle des missiles et en coopération pour la réduction des
risques nucléaires. On imagine les experts s'évertuant à
transformer une offre de désarmement en offre de contrôle, une
proposition simple en proposition compliquée !...
Mais tout cela n'est encore aujourd'hui que
rumeurs. Les interprétations les plus contradictoires courent sur
ce que le Président Reagan a dit, proposé, cédé, obtenu. Nos amis
britanniques sont parmi les mieux informés et les plus
affolés.
Le Président choisit le
prétexte d'une visite prévue de longue date au camp militaire de
Caylus (Tarn-et-Garonne) pour réaffirmer sa doctrine stratégique.
Écartant les velléités d'André Giraud de réintégrer de fait l'OTAN
par le biais d'une coopération sur le Centre-Europe, il réaffirme
que l'arme tactique est un élément de dissuasion nucléaire, non un
complément de l'arme conventionnelle. (Ce qui est en opposition
avec ce qu'a déclaré le Premier ministre à l'Institut des hautes
études de la Défense nationale, le 12 septembre dernier). Enfin, il
ouvre la discussion sur la modernisation de la deuxième composante
de notre force de dissuasion, sans remettre en cause le rôle
d'Albion ni admettre le missile mobile : C'est
un point sur lequel j'engage l'autorité que requiert ma
fonction.
Interrogé en outre par les journalistes sur son
avenir politique, le Président répond :
Tout m'invite à me dire : non, je ne serai pas
candidat. Parce que j'aurai rempli ma fonction. Je ne pousse pas
l'ambition jusqu'à vouloir m'y installer à demeure.
Interviendra-t-il des éléments pour me dire : Eh bien, c'est une
erreur ? Je ne peux pas le supposer.
Le Président sera jeudi à Londres pour rencontrer
Margaret Thatcher à propos de Reykjavik. J'ai mis ça au point
directement avec Charles Powel. François Mitterrand souhaite saluer
la Reine, mais elle est en Chine. Mme Thatcher désire expressément
qu'aucun ministre ne soit associé à l'entretien et au déjeuner, et
que ceux-ci soient réduits à cinq personnes : le Président, elle,
Charles Powel, l'interprète Christopher Thiery et moi.
La rencontre est annoncée simultanément à l'Elysée
et au 10, Downing Street, avec un commentaire soulignant que les
conversations porteront essentiellement sur les questions
européennes avant le Sommet de Londres et sur les questions
Est/Ouest après le Sommet de Reykjavik.
On informe Jean-Bernard Raimond juste au moment de
rendre la chose publique. Le ministre ne fait pas de commentaires.
Il est triste de devoir agir ainsi, mais, en l'occurrence, c'est
inévitable...
Mardi 14 octobre
1986
François Mitterrand sur
le RPR : Une bande qui veut s'accaparer tous
les pouvoirs.
Le Président reçoit André Giraud. Il l'interroge
longuement sur le futur missile M5.
Michel Rocard confirme
qu'il sera candidat à la prochaine élection présidentielle :
Ma candidature ne s'oppose en rien à celle de
François Mitterrand, puisque je préfère travailler sur le probable
plutôt que sur l'exceptionnel.
Le Président, à qui je
rapporte ces propos : Qu'il fasse comme il veut. Mais, franchement, vous
imaginez un face-à-face Barre-Rocard ?
Mercredi 15 octobre
1986
Le Président me dit
qu'au cours de leur tête-à-tête de ce matin, le Premier ministre
s'est aligné sur les positions qu'il a défendues à Caylus en
matière de Défense : Jacques Chirac ne peut
pas prendre l'initiative d'une crise sur ce sujet.
Le Conseil des ministres approuve les deux
ordonnances sur la participation des salariés à l'entreprise.
Jean-Bernard Raimond
s'inquiète de la perspective redoutable
de la disparition de l'armement nucléaire américain en
Europe.
Après le Conseil, nouvelle réunion, chez le
Président, sur la modernisation de notre arme nucléaire, avec le
Premier ministre, André Giraud, Jean-Bernard Raimond, le général
Forray. Avant le début de cette réunion, alors que nous attendons
tous, dans mon bureau, d'être introduits chez le Président, le
Premier ministre prend à part André Giraud pour lui chuchoter de se
taire et de céder sur la seconde composante, ce que le ministre de
la Défense semble mal accepter.
La réunion commence :
Le Président :
Il nous faut arriver à être au clair entre
nous, autant que possible, avant le Conseil de Défense et le débat
au Parlement sur la loi de programmation. Un débat s'est engagé ;
contrairement à ce que je lis ici et là, il n'est pas strictement
entre le Président et le Premier ministre. Il porte sur deux points
: 1) L'arme nucléaire tactique : dès lors qu'elle est nucléaire,
elle est liée au stratégique ; elle n'est pas un point d'appui
supplémentaire dans une bataille dont le départ serait
conventionnel ; 2) La seconde composante : si elle doit être
modernisée, comme l'indiquent les deux lois de programmation (celle
établie par Charles Hernu et celle de l'actuel gouvernement), il ne
faut pas que ce soit, si peu que ce soit, au détriment de la
première. Je conçois la stratégie française comme un tout,
m'inscrivant d'ailleurs dans la tradition gaulliste en la
matière.
Sur le premier point — je
veux parler de l'arme tactique — il n'y a pas matière à discussion.
C'est la stratégie de la France.
Jacques Chirac :
En effet, c'est notre doctrine constante.
D'ailleurs, son emploi relève de la
décision du Chef de l'État.
Le Président :
J'entends bien. Mais, vous voyez, on en
discute quand même !... Vous imaginez une arme atomique qui
tomberait — où ça ? sur le sol allemand, naturellement ! Ce ne
serait pas le meilleur moyen d'affirmer notre solidarité avec les
Allemands... Bon, passons maintenant à la priorité accordée à la
première composante. Ce que je veux savoir avant tout, c'est si
certains équipements seront retardés. Le ministre de la Défense m'a
apporté hier des renseignements utiles. Ce qu'il faut en plus,
c'est fixer et annoncer dans la loi une date pour la mise en
service du missile M5, date que le ministre de la Défense
proposera.
André Giraud :
Pour le M5, on peut dire, si l'on veut, 1999.
Si j'avais à promettre et à m'engager, je dirais plutôt
2002.
Le Président, avec un
geste de la main : On verra ça.
Discussion un peu confuse sur la modernisation de
la seconde composante. Quels missiles placer à Albion (M4, M5 ou S4
?), et avec combien de têtes ? Le Président demande ce qu'il est
possible de faire pour durcir
(c'est-à-dire mieux protéger) les transmissions et les silos
d'Albion.
André Giraud :
Pour les transmissions, c'est en cours. C'est
impératif. Pour les silos, je ne sais pas ce que l'on peut
faire.
Controverse entre le Président et André Giraud sur
le point de savoir si les autres pays disposent de missiles
mobiles. Oui, prétend Giraud.
Non, riposte le Président.
André Giraud se lance
dans un raisonnement quelque peu opaque : Albion est vulnérable. Nous n'y pouvons rien. Nous n'avons
donc pas de réelle capacité de seconde frappe si Albion est
attaqué.
Le Président :
Si Albion était attaqué, nous serions déjà
dans la guerre nucléaire.
Jacques Chirac, assez
abattu : Bon. Résumons : d'abord, la
modernisation des sous-marins ne saurait être mise en cause.
Ensuite, il ne faut pas mettre tous nos œufs dans le même panier.
Alors, on pourrait faire deux ou trois silos aussi durcis
[protégés] que faire se peut. Par exemple à Albion et sur un autre
site. Il y a déjà dix-huit silos à Albion. Ça suffit. Puis nous
verrons dans quinze ans s'il faut un déploiement aléatoire
mobile.
Le Président :
Cette décision sera prise par le Chef de
l'État du moment. Ce sera la décision de faire sortir les missiles
des silos.
Jacques Chirac :
Je ne voudrais pas que l'on ouvre un débat
devant l'opinion publique et l'opinion internationale. Nous aurions
le pire à en attendre, et aucun avantage. Donc, on pourrait faire
deux silos durcis en deux lieux.
André Giraud :
Attention, ça coûte 20 milliards
!
Jacques Chirac :
On pourrait n'en faire qu'un...
André Giraud :
Je veux bien utiliser l'actuel site d'Albion ;
il n'est pas raisonnable d'en faire un deuxième.
Le Président : En
tout cas, il faut durcir Albion.
Jacques Chirac :
J'en suis partisan.
André Giraud, furieux :
Je ne sais pas faire ! Et puis, à quoi cela
sert-il de durcir ? Ils seront quand même vulnérables
!
Le Président :
Ce n'est pas moi qui ai demandé à moderniser
la deuxième composante ! J'essaie seulement d'éviter un déchirement
et de m'accommoder de votre proposition ! De toute manière, il faut
continuer à étudier les autres hypothèses de cette modernisation.
Le missile sol-sol subsonique est exclu, car il est soumis à trop
d'aléas, et, compte tenu de sa trajectoire, il serait intercepté
trop facilement. Mais le missile air-sol à longue portée, est-ce
qu'il faut vraiment abandonner l'idée de le préparer comme solution
pour la seconde composante ?
André Giraud :
Non ! Non !
Le Président :
Donc, il faut poursuivre les
recherches. [Il se tourne vers Jean-Bernard Raimond :]
Du point de vue diplomatique, il est clair que
nos armes d'Albion entrent dans le débat sur les Pershing II et les
SS 20. Si on allait vers l'option zéro — ce que je redoute beaucoup
moins que vous, et, à dire vrai, je ne le redoute pas du tout — ,
elles seraient en cause.
Jean-Bernard Raimond, se
tournant vers Giraud : Mais Albion, il
me semble que c'est stratégique
!
André Giraud :
Oui.
Le Président :
C'est stratégique, mais c'est aussi
intermédiaire.
Jean-Bernard Raimond :
Monsieur le Président, c'est stratégique selon
vos trois principes de 1983.
Le Président :
Il faut bien que vous compreniez que la
situation, lors de mon discours au Bundestag, était différente de
celle d'aujourd'hui. Il y avait un formidable affaissement de la
capacité de résistance de l'Europe. En pratique, les Russes étaient
les seuls à avoir des armes intermédiaires en Europe. Les Pershing
devaient les équilibrer et permettre une négociation future. Telle
est la situation aujourd'hui.
Jacques Chirac fait signe à André Giraud de se taire, mais celui-ci réplique
violemment au Président : La seconde
composante est une police d'assurance si Albion et les sous-marins
viennent à être détruits.
Le Président, partagé
entre irritation devant l'argumentation du ministre et admiration
devant son audace : Dans ce cas, la dissuasion
a échoué. On n'a pas besoin de seconde composante.
Jacques Chirac, pressé
de conclure sans conflit : Un prochain
Président pourra prendre une autre option stratégique.
Je déjeune avec Michel
Rocard qui me dit : Je serai candidat
quoi qu'il arrive, même si François Mitterrand l'est aussi. Mais,
au second tour, je lui apporterai mes voix.
Début du retrait de 8 000 soldats soviétiques
d'Afghanistan.
Jeudi 16 octobre
1986
François Mitterrand est à Londres pour son
entretien avec Margaret Thatcher. Celle-ci est atterrée par
Reykjavik. L'un et l'autre tombent d'accord pour penser qu'un « bon
accord de désarmement » comporterait la réduction de 50 % des armes
stratégiques soviéto-américaines ; la suppression totale des forces
nucléaires intermédiaires américaines et soviétiques en Europe
(avec le maintien de 100 fusées dans la partie asiatique de l'URSS,
équilibrées par 100 aux USA) ; l'interdiction vérifiable des armes
chimiques et l'interdiction vérifiable des essais nucléaires. Rien
de plus.
Si les Américains et les Soviétiques décidaient,
comme ils l'ont envisagé le week-end dernier, de supprimer
totalement leur armement stratégique,
cela laisserait l'Union soviétique toute-puissante, car elle est
maîtresse du terrain conventionnel et chimique, et cela amorcerait
l'inclusion des forces tierces dans les négociations, ce qui serait
catastrophique pour nos deux pays. L'un et l'autre considèrent que
la « guerre des étoiles » ne mettra jamais fin au nucléaire.
La modernisation de la force nucléaire anglaise
dépend donc des négociations entre les États-Unis et l'URSS : si le
désarmement stratégique des deux Grands dépasse 50%, l'existence
même de cette force de frappe sera remise en cause. Mme Thatcher
est pour la première fois en situation d'être tentée par une
coopération nucléaire militaire franco-anglaise dont, pour
l'instant, seuls David Steel et David Owen sont en Grande-Bretagne
les avocats.
Margaret Thatcher :
Je suis ahurie ! Reagan se sert de l'IDS comme
d'un moyen de se débarrasser de la guerre ! Je n'y crois pas ! Il
rêve ! Les armes nouvelles traverseront toujours le prétendu
bouclier de l'IDS. Les Soviétiques, qui l'ont compris, ont proposé
à Reagan quelque chose dans la ligne de son rêve : se débarrasser
des armes nucléaires, en espérant qu'il morde à l'hameçon. J'ai dit
l'autre jour au négociateur russe Karpov : « Si vous teniez tant à
obtenir l'interdiction de l'IDS, il ne fallait pas aller à
Reykjavik ! » Gorbatchev était triste de l'échec à son retour à
Moscou, alors que Gromyko en était très heureux. Si Reagan avait
accepté la proposition russe d'en finir avec le nucléaire, cela
aurait conduit à une demande des Russes sur le conventionnel et le
chimique. Je l'ai dit à Reagan. Il m'a répondu : « On aurait su
s'en tirer. » Vous vous rendez compte, Reagan a failli accepter la
disparition de l'arme nucléaire ! Tout, alors, aurait tourné à
l'avantage des Russes dans tous les domaines !
François Mitterrand :
Gorbatchev savait que, s'il ne faisait pas de
concession sur l'IDS, rien ne serait possible. Reagan aurait dû
négocier des délais plus réalistes. L'idée de Reagan de proposer
dix ans était vide de sens, car, dans dix ans, il n'y aura pas de
déploiement possible.
Margaret Thatcher :
Oui, mais les Russes gagnaient dix ans de
prédictibilité sur le non-déploiement. Gorbatchev ne pouvait pas
demander à Reagan de renoncer à son rêve ; et dix ans, c'était déjà
beaucoup. La recherche et le déploiement étaient
invérifiables.
François Mitterrand :
Je suis d'accord avec vous. Je suis contre
l'option zéro dans le domaine stratégique. Le point zéro tactique
ne m'inquiète pas, à la différence de beaucoup d'hommes politiques
français. C'est un débat que j'ai eu avec le gouvernement français,
et je lui ai imposé ma façon de voir. On ne peut pas se servir des
armes tactiques. S'en servir, c'est déclencher la guerre nucléaire,
ce que la France ne fera pas. Par contre, les forces nucléaires
américaines et soviétiques en Europe ne sont que des dépendances
des systèmes centraux américains et soviétiques, et je ne suis pas
contre les supprimer. Elles n'ajoutent rien à leurs armes
stratégiques.
Margaret Thatcher :
Je ne suis pas dans la même position que vous,
car je suis dans l'OTAN. Toute réduction de 50 % des armements
nucléaires russes entraînerait une réduction de 50 % de notre côté.
C'est trop pour nous.
François Mitterrand :
Non, je vous parle des missiles de croisière
et des SS 20, pas des armes stratégiques !
Margaret Thatcher :
Oui, mais il ne faut pas oublier que s'il n'y
avait pas de forces nucléaires américaines en Europe, les
États-Unis seraient obligés de risquer la destruction de Chicago
pour sauver Paris, d'où le risque de découplage. Un Président
américain ne se risquera pas à lancer un bombardement depuis les
États-Unis pour défendre Paris. Est-ce que nous ferons la guerre
nucléaire pour sauver Rome ? Sûrement pas !
François Mitterrand :
Les États-Unis s'interdisent-ils de sauver
l'Europe par leurs propres armes ? Si c'est le cas, les Pershing ne
servent à rien, car si les Américains les utilisent, ils risquent
autant pour Chicago qu'en tirant depuis Washington.
Margaret Thatcher :
Vous dites que le lancement d'un Pershing est
un engagement américain aussi lourd
qu'un missile lancé depuis un sous-marin ?
François Mitterrand :
Oui, c'est ce que je pense. Les États-Unis,
s'ils sont prêts à dire qu'ils n'acceptent pas qu'on attaque
l'Europe, quelle que soit la force employée — même avec des fusils
! —, eh bien, qu'ils en prennent l'engagement ! Les États-Unis
considèrent-ils que l'invasion de l'Europe est une occasion de
guerre ? Si oui, ça vaut défense et mise en cause du territoire
américain. Il faut que les États-Unis renouvellent cette garantie
pour toutes les formes de guerre en Europe. Sans cette garantie
américaine, il n'y a pas de garanties du tout.
Margaret Thatcher :
Je suis d'accord. Tout ce qui s'est passé à
Reykjavik est un désastre. Je vais voir Reagan en novembre, et Kohl
y va lundi. Nous sommes très préoccupés.
François Mitterrand :
J'appellerai Kohl ce soir.
Margaret Thatcher :
C'est terrible, ce qui s'est passé. J'ai eu
des détails. Ils ont fait travailler des experts durant la nuit.
Les Russes ont présenté aux experts américains l'idée des deux fois
50 %. Reagan n'avait pas entendu parler de ça avant. Reagan m'a dit
au téléphone que, mis à part la discussion sur l'IDS, c'était
formidable ! Il n'était pas du tout préparé, et il a adoré
ça.
François Mitterrand :
Cette discussion est sérieuse pour Gorbatchev,
qui rêve d'une double action : réduction des armements et
propagande. Pour les États-Unis, cela ne correspond à
rien.
Margaret Thatcher :
Ce qui se passe aux États-Unis ne me plaît
pas. Reagan a un rêve : l'IDS, pour débarrasser le monde de l'arme
nucléaire. Je n'y crois pas. Mais on lui a proposé de se
débarrasser de l'arme nucléaire et il pense que cela lui donnera
une place dans l'Histoire ; que, sans l'IDS, il ne l'aura pas ! Il
est donc fasciné par cela. Il est plus difficile de négocier avec
quelqu'un qui a un rêve qu'avec quelqu'un qui a un objectif. Ce qui
nous sauve, c'est qu'il a eu un réflexe de défense quand on lui a
parlé d'interdire l'IDS. Il faut surtout lui dire, à Reagan, que
les Russes ne laisseront jamais rien vérifier. Je suis sûre que
l'option zéro sur les armes intermédiaires et l'abandon par les
Russes de l'arme chimique leur ont permis de marquer un point. Pour
eux, c'est très important.
François Mitterrand :
Si ça continue comme ça, je vais donner
l'ordre de produire l'arme chimique !
Margaret Thatcher :
Oui, je vous comprends ! Ils ont les moyens de
détruire nos armes nucléaires...
François Mitterrand :
J'en reviens à une question simple à poser aux
Américains : que faites-vous si les Russes posent le pied de
l'autre côté de la frontière de l'Europe ? Utilisez-vous l'arme
nucléaire, oui ou non ? Si c'est oui, c'est très bien ; sinon,
notre Alliance n'est pas sérieuse.
Margaret Thatcher :
La réponse est oui tant qu'ils auront des
hommes en Europe.
François Mitterrand :
Tout à fait d'accord ! Et vous voyez bien que
les forces nucléaires intermédiaires ne seront pas
utiles.
Margaret Thatcher :
En effet, je suis d'accord.
François Mitterrand :
On peut donc être inquiet. C'est seulement la
présence américaine qui nous protège en Europe.
Margaret Thatcher :
S'il faut espérer réduire le nucléaire en dix
ans, on doit s'y préparer avec une grande précision.
François Mitterrand : Le paradoxe est que
Reagan a des sondages très positifs parce qu'il se serait montré
ferme en Islande, ce qui est le contraire de la réalité
!
Margaret Thatcher :
Le risque qu'il a pris de la sorte est le plus
élevé de toute sa présidence.
François Mitterrand :
Ne vous inquiétez pas. Les Russes ne peuvent
pas passer par-dessus le problème de l'IDS. Il n'y aura pas
d'accord.
Margaret Thatcher :
C'est ce que j'ai dit à Karpov. Les Américains
veulent développer l'IDS et diminuer le nombre des missiles. Nous
n'en avons pas assez nous-mêmes pour réduire nos armes. Nous sommes
au minimum incompressible.
François Mitterrand :
Shultz a déclaré à Raimond, il y a quinze
jours : « Nous tiendrons bon pour refuser la prise en compte des
forces françaises, mais préparez-vous à ce que ce soit plus
difficile dans cinq ans. » Il a laissé entendre que ce soutien
américain à la non-prise en compte ne serait pas
éternel.
Margaret Thatcher :
C'est absurde, même du point de vue américain
! Car nous ne pouvons réduire le nombre de nos armes. Et si on nous
prend en compte, alors il faudra que les Américains réduisent
encore davantage le nombre des leurs.
François Mitterrand :
Oui ! Et, en plus, quand vous voudrez
fabriquer un missile, vous aurez à demander la permission au Sénat
américain ! Cela ne résout pas notre problème ! S'il n'y avait pas
de doute sur l'engagement américain, s'il n'y avait vraiment pas de
doute, il n'y aurait jamais de guerre !
Margaret Thatcher :
Je suis sceptique. Gorbatchev a des problèmes
économiques. On pourrait l'aider à réduire ses dépenses militaires.
Les Soviétiques seraient-ils prêts à renoncer pour cela à leurs
exigences concernant l'IDS ?
François Mitterrand :
Peut-être.
Margaret Thatcher :
À moins que les États-Unis ne reprennent
l'initiative...
François Mitterrand :
Gorbatchev a peur de devoir dépenser trop
d'argent pour sa défense. S'il le faisait, il échouerait dans le
domaine économique. Et il serait battu. Il ne veut pas échouer. Je
ne vois pas l'intérêt des États-Unis de proposer un moratoire de
vingt ans au lieu de dix ans pour l'IDS. Si, dans dix ans, nous
voulons tester une arme antimissiles en lançant des satellites
tueurs, c'est réaliste.
Margaret Thatcher :
Que font les Soviétiques en ce domaine
?
François Mitterrand :
Selon Moscou, ils sont très avancés. Mais ils
ne veulent pas pousser au lancement d'un système de satellites dans
l'espace. Les États-Unis veulent aussi se protéger. Je ne pense
donc pas qu'il y aura accord entre eux sur les limites à mettre à
l'IDS.
Margaret Thatcher :
A la fin du siècle, nous aurons douze têtes
par fusée, ce qui sera très massif. Nous voulons des armes
puissantes et miniaturisées. L'objectif de Gorbatchev est
d'augmenter le pouvoir d'achat soviétique ; c'est notre intérêt. Il
n'a pas proposé l'abandon des missiles de croisière sous-marins, ni
des avions porteurs d'armes nucléaires. Pourquoi ? Parce que cela
lui profite. Cela a-t-il été laissé pour plus tard ? Rien n'a été
pesé à l'avance.
François Mitterrand :
Même si on concluait, il faudrait du temps
pour arriver vraiment à l'option zéro. Êtes-vous pour l'option zéro
en Europe ?
Margaret Thatcher :
Oui. On a accepté les Pershing. Si tout
disparaît, je disparais. Si tout cela n'est pas fictif, je puis
accepter l'option zéro, mais je comprends qu'il faille défendre
l'Europe à l'est.
François Mitterrand :
Je suis d'accord. Je suis pour l'option zéro,
mais pas n'importe comment. La première partie de l'accord
d'Islande — 50 %, option zéro, pas d'armes chimiques — ,
c'est d'accord. Ne pas aller au-delà de 50 %
pour l'armement nucléaire avant de regarder le conventionnel et le
chimique, voilà qui est essentiel. Plus le contrôle. Gorbatchev m'a
dit un jour : « Nos prédécesseurs ont refusé tout contrôle
nucléaire en URSS. Ce n'est pas ma position, je suis prêt à
l'accepter. »
Margaret Thatcher :
Je suis sceptique...
Vendredi 17 octobre
1986
Les Libyens annoncent que Goukouni Oueddeï est
placé en résidence surveillée à
Tripoli.
Nous transmettons à Matignon et à Jean-Bernard
Raimond une note sur les entretiens que le Président a eus hier
avec Mme Thatcher.
Le Président me fait remarquer à plusieurs
reprises que les mesquineries constantes du gouvernement le
poussent à se montrer plus dur.
Samedi 18 octobre
1986
Expulsion de 101 Maliens qui, selon Robert
Pandraud, sont en situation irrégulière. Ils sont renvoyés dans
leur pays à bord d'un avion charter.
Comme il l'a promis à Jacques Chirac, le Président
envoie une lettre au Comité international olympique pour soutenir
la candidature de Paris.
Un des négociateurs américains à Reykjavik,
Richard Pearl, vient me voir à l'Élysée.
C'est un « faucon » de l'Administration républicaine. Il a du mal à
trouver une explication sensée à l'attitude de son Président :
La proposition d'élimination totale des
missiles balistiques a surtout eu pour vertu d'empêcher
l'acceptation de l'ensemble de la proposition américaine,
c'est-à-dire la prorogation du traité ABM pendant dix ans et
l'option zéro séparée en Europe, tout en permettant au Président de
se donner une attitude dynamique. Pour Pearl, en effet,
le spectre de l'abandon du traité ABM a
reculé grâce à la rencontre d'Islande.
Autrement dit, Ronald Reagan a proposé quelque
chose de désastreux pour éviter d'obtenir un accord sur une
proposition catastrophique qu'il venait de faire !
Pearl, qui n'est pas dupe, est paniqué par ce
qu'il a vu là-bas. Je sens qu'il va démissionner. Il se rassure :
L'option zéro en Europe, qui faisait partie de
l'ensemble du paquet, n'a pas été acceptée à Reykjavik et ne verra
jamais le jour.
Il aborde ensuite spontanément la question de la
participation de la France et de la Grande-Bretagne au désarmement
: On n'en a pas parlé aux Soviétiques. Nous
nous sommes contentés de rappeler l'importance que revêtirait aux
yeux de ces puissances le moment où les deux Grands auraient mis en
œuvre d'importantes réductions de leurs arsenaux offensifs ; nous
leur avons dit qu'elles en ont toutes fait une condition de leur
éventuelle participation à une négociation.
A propos de l'élimination de l'ensemble des armes
nucléaires, Richard Pearl ajoute : Le
secrétaire d'État n'a pris que tardivement conscience des
implications réelles de la proposition américaine.
Quelle confusion chez les maîtres du monde !
Dimanche 19 octobre
1986
Michel Rocard confirme
son intention d'être candidat à l'élection présidentielle de 1988 :
Je serai présent de toute façon et quelles que
soient les formes et les circonstances qui, elles, se préciseront
le moment venu.
Lundi 20 octobre
1986
Treize opposants algériens sont arrêtés en
France.
Comme chaque lundi, réunion à l'Élysée pour
examiner l'ordre du jour du prochain Conseil. Le Président fait
remarquer à Renaud Denoix de Saint Marc que certains préfets de
région sont rétrogradés de régions importantes à des régions
mineures, ce qui ne s'est jamais vu.
Le Premier ministre souhaite recevoir le chef de
l'opposition angolaise, Savimbi. Il semble qu'il veuille aussi
recevoir Piet Botha, ministre sud-africain des Affaires étrangères.
Le Président en est fort mécontent, mais semble décidé à lui
laisser commettre cette bévue.
Drame de la cohabitation : la stratégie du pire
est parfois la seule possible.
Mardi 21 octobre
1986
Le Président apprend que
Jacques Chirac s'apprête à faire une tournée en province en même
temps que lui. Il fait dire à Maurice Ulrich, par Jean-Louis Bianco
: Si c'est le cas, j'annule la mienne et je
dis pourquoi.
A 19 heures, Jacques
Chirac prévient l'Élysée qu'il entend demander à l'ONU, dans
les deux heures, le retrait partiel français
de la FINUL. François Mitterrand prend connaissance du
message à 20 heures. Il fait répondre qu'il n'en est pas
question.
Raimond, qui a vu le
Président ce matin, n'en a pas soufflé mot. Lorsque Bianco lui en a
fait la remarque, il répond : Cela ne m'était
pas possible alors.
Comme il craint que les instructions du ministre
ne soient déjà parties pour New York, Jean-Louis Bianco demande à
Jean Musitelli d'appeler notre ambassadeur à l'ONU, Claude de
Kémoularia, pour lui communiquer la position de la France. Mais il
apparaît que le télégramme du Quai n'est pas parti avant le
contre-ordre du Président.
A la demande du Président, je mets par écrit les
principales questions que les responsables devront aborder lors du
prochain Conseil de Défense. Avec toujours, au cœur du débat, le
problème de la modernisation des S3 du plateau d'Albion.
Quatre possibilités :
• Les remplacer
par les M4, missiles mer-sol à six têtes, de 4 400 km de portée et
qui équipent, depuis l'an dernier, nos sous-marins refondus.
Avantages : la version terrestre du M4 pourrait avoir un nombre de
têtes variable ; on ne serait pas obligé de les installer dans tous
les silos à la fois. Inconvénients : les S3 étant valables jusqu'en
1996, faut-il les remplacer par les M4 alors que le M5 (8 à 12
têtes pour 6 500 km de portée) sera prêt vers 1996-2000 ? D'autre
part, les silos des S3 sont trop étroits pour les M4.
• Décider tout
de suite de choisir les M5. Mais alors il risque d'y avoir un « gap
» entre la fin des S3 et l'entrée en service des M5.
• S'orienter
vers le S4 à déploiement aléatoire, missile à tir tendu et à tête
dite « furtive ». Il a l'avantage d'être plus petit que le M5, mais
il est moins performant.
• Décider du
lancement d'un avion ravitaillable en vol portant un missile
air-sol dérivé de l'actuel AMSP. Ce qui permettrait d'attendre,
pour moderniser Albion, la mise au point du M5. Inconvénients : un
coût très élevé et un risque trop grand de détectabilité, donc de
vulnérabilité, au vu des progrès prévisibles des défenses
adverses.
Les négociations patronat/syndicats sur les
procédures de licenciement aboutissent à un accord signé par le
CNPF, la CFTC et FO, mais pas par la CGT ni par la CGC. (Un projet
de loi reprenant cet accord sera définitivement voté le 20
décembre.)
Finalement, François Léotard ne viendra pas à
Francfort ; il préfère courir le marathon de New York et assister à
une cérémonie devant la statue de la Liberté.
Hissène Habré voudrait que le dispositif militaire
Épervier serve à une reconquête du nord du Tchad sous occupation
libyenne.
Mercredi 22 octobre
1986
Ce matin, arrivant à l'Élysée, le Premier ministre, hors de lui, nous apostrophe,
Jean-Louis Bianco et moi : Vous n'avez pas à
appeler M. de Kémoularia ! C'est le travail du ministre, ce n'est
pas le vôtre ! M. de Kémoularia parle à tout le monde, il est
beaucoup trop bavard. Il proclame sa fidélité au Président de la
République, à moi et aussi au chef des huissiers !...
Grande injustice envers cet homme fin, cultivé,
qui a fort bien réussi à La Haye comme à New York et qui n'a que le
tort de ne pas être « de carrière » — ou professionnel, comme ils disent.
Ayant appris que Jacques Chirac projetait
d'effectuer un voyage en Afrique en même temps que le sien, le
Président lui déclare qu'il ne l'autorise qu'à faire une escale à
Brazzaville à l'aller, et une escale à Abidjan au retour de la
conférence de Lomé. Chacune de ces escales sera de deux ou trois
heures seulement, et ne pourra en aucun cas prendre l'allure d'une
visite officielle. Chirac accepte.
François Mitterrand lui reproche d'autre part
d'avoir envoyé en secret François Bujon à Bonn pour préparer le
Sommet de Francfort. Chirac promet de ne plus recommencer.
Après le Conseil des ministres se tient le Conseil
de Défense destiné à préparer la loi-programme.
Le Président :
Le gouvernement souhaitant une nouvelle loi de
programmation, il convient d'en délibérer. Je déciderai des
principales orientations. Il y a une priorité pour la modernisation
de la première composante. Il faut prévoir des engagements très
stricts.
André Giraud :
Pour la première composante, il ne fait aucun
doute dans notre esprit que c'est la clé de voûte de la dissuasion.
Elle est d'ailleurs aujourd'hui à un stade satisfaisant. Mais il
faut naturellement la moderniser et la développer.
Il donne des précisions sur la date de fabrication
des prochains sous-marins et missiles, et sur les coûts.
Édouard Balladur est visiblement mécontent des
chiffres avancés par Giraud. Jacques Chirac lui fait passer une
feuille où il est écrit non, et
l'empêche d'intervenir d'une mimique sans équivoque.
Le Président :
La seconde composante ne doit pas être
prélevée et financée sur la même masse que la première, qui a
priorité absolue. La nécessité n'est pas discutable ; il faut
remplacer le matériel vieilli, dépassé, et l'insérer dans la
stratégie générale.
André Giraud :
Mais enfin, la seconde composante est une
police d'assurance si nos hypothèses sur la détectabilité des
sous-marins se révélaient fausses ! Je propose de choisir un
missile — avec sa conduite de tir à Albion — qui pourrait un jour
être mobile. On peut aller plus loin et décider son déploiement
mobile. On peut aller moins loin. Mais la polyvalence du système
proposé permettra de prendre la décision de déploiement le moment
venu. Pour le nombre de missiles et l'éventuel déploiement, ne
prenons pas position aujourd'hui. Pièce par pièce, nous pouvons
remplacer le missile d'Albion et les missiles emportés par les
Mirage.
M. Chevallier, délégué
général à l'Armement, se montre beaucoup plus précis qu'André
Giraud dont, en fait, il est le porte-parole : Il nous faut une capacité de deuxième frappe. Albion est
vulnérable et les composantes vulnérables incitent à une frappe
préventive. Pour éviter le tout ou rien, il faut une gamme de
frappe. Le prix des nouveaux missiles est de 24 milliards, plus 4
milliards pour les têtes nucléaires. (C'est le prix pour
les trente premiers, ils coûteront moins cher
par la suite.)
Le Président :
Je ferai connaître ma décision après m'en être
entretenu avec le Premier ministre et le ministre de la Défense.
Nous avons déjà deux composantes qui s'ajoutent aux sous-marins :
Albion et les avions. Le projet de leur renouvellement est ancien.
Sur le principe, cela m'a toujours convenu. Mais la question est de
savoir quel contenu pour cette seconde composante, et dans quelle
stratégie elle s'insère. Bien entendu, si l'on suppose que Brest
est neutralisé — mais peut-être faudrait-il plus de crédits pour
parer à cette éventualité, envisager peut-être un autre havre ? — ,
si l'on suppose donc que Brest est neutralisé, que nos
télécommunications sont coupées, nos missiles interceptés, je me
demande bien avec quoi nous pouvons mener une guerre nucléaire !
Mais nous savons que c'est impossible. Dans mon esprit, si Albion
est attaqué, que ce soit par des moyens nucléaires ou classiques,
c'est que nous serions déjà dans la guerre ; notre première
composante connaîtrait alors son devoir sur ordre du Chef de
l'État. Quand on parle d'« arme tactique », de « deuxième frappe »,
de « riposte graduée », on imagine une sorte de guerre nucléaire
franco-soviétique à échelonnements multiples. C'est une hypothèse
que je rejette absolument. Elle est contraire à la dissuasion, qui
forme un bloc. Mon successeur lointain — j'espère ! — avisera. Pour
moi, ce qui est préstratégique est en même temps stratégique, ce
n'est pas le complément d'une bataille classique.
Dans l'exercice de ma
responsabilité, je n'accepterai pas l'implantation de missiles sur
l'ensemble du territoire. Albion peut-il recevoir un armement de ce
type, pour équivaloir à peu près à ce que nous n'aurons plus en
1996 ? C'est à vous de me le dire, je n'ai pas d'objection. Pour
moi, un élément déterminant, c'est l'état d'esprit des Français.
Ils font confiance à la dissuasion, nous sommes le seul pays à
avoir échappé à la grande peur de ces dernières
années.
La séance est levée. Les positions restent
tranchées. Nouvelle réunion dans quelques jours. Chirac voudrait en
finir au plus vite.
Jeudi 23 octobre
1986
Le projet de réforme de l'Université présenté par
Alain Devaquet vient en première lecture au Sénat dans
l'indifférence générale, avant d'être soumis à l'Assemblée.
Vendredi 24 octobre
1986
Tout à fait indirectement, j'apprends que Tarek
Aziz, ministre des Affaires étrangères d'Irak, est venu à Paris
sans que l'Élysée en sache rien. (Qui a-t-il vu ? Pourquoi le
Président n'a-t-il pas été informé ?)
Discussion difficile avec Forray qui n'aime pas
que l'on remette en cause le point de vue des militaires !
Pas de réponse de Matignon à propos de notre
demande de renseignements sur les otages. Que négocient-ils ? Avec
qui ?
Le principal négociateur à Genève, M. Kampelman,
un des diplomates américains les plus chevronnés, vient raconter au
Président les entretiens de Reykjavik. Sa version, plus au point,
n'est pas très différente de celle de Richard Pearl. Kampelman explique que le samedi, il y a eu une
discussion générale improvisée entre Ronald Reagan et Mikhaïl
Gorbatchev sur l'option zéro
stratégique, c'est-à-dire la disparition de l'arme
nucléaire. Cette proposition a été reprise le dimanche après-midi
sur l'initiative de Reagan, qui voulait
l'échanger contre la faculté de conserver pendant dix ans le droit
de faire des recherches sur l'IDS. Jeudi dernier, Mme
Thatcher croyait encore que cette idée était une proposition
soviétique... Quand elle saura, elle sera encore plus furieuse
contre Reagan !
Gorbatchev et Reagan ont joué une partie de poker
menteur dont ils n'ont été sauvés que par leur échec.
Adoption définitive et sans débat de la loi sur le
découpage électoral.
Dimanche 26 octobre
1986
Les treize opposants algériens arrêtés en France
la semaine dernière sont assignés à résidence.
Lundi 27 octobre
1986
Début du Sommet franco-allemand à Francfort.
Matignon essaie de dénigrer toute initiative venant de l'Élysée. La
presse souligne la stupidité de cette guéguerre.
On conserve le rituel de ces Sommets. Le
Président, puis le Premier ministre rencontreront seul à seul le
Chancelier l'un après l'autre.
François Mitterrand voit Helmut Kohl :
Helmut Kohl :
Il faut avancer vite pour parvenir à un accord
sur des progrès politiques et militaires. Cela doit ensuite
déboucher sur une conversation publique. Mais il faut faire
attention à garder le secret assez
longtemps. Je sens que Jacques Chirac est inquiet
là-dessus.
François Mitterrand :
Pas de problème. J'ai l'autorité et j'en
informerai Jacques Chirac.
Helmut Kohl :
Attali et Teltschik peuvent parler de tout en
matière économique. La déclaration monétaire de 1983, lors du
Sommet européen tenu en Allemagne, doit être précisée. Il faut
là-dessus une déclaration d'intention à notre seul niveau. Les
ministres n'ont pas à s'en mêler. Il faut aussi aller plus loin
vers l'unité politique de l'Europe.
Un peu plus tard, Hehmut
Kohl procède à son traditionnel tour d'horizon des pays de
l'Est : Je vais aider économiquement la
Hongrie. Je vais aussi pousser Jaruzelski dans cette direction. Le
pire, c'est la Roumanie. Il y a là 200 000 Allemands. On en fait
sortir 5 000 par an. Nous les achetons 25 000 marks par personne !
En RDA, l'atmosphère se transforme. C'est quelque chose que je peux
mesurer. Il y a cette année 3 millions de touristes venus de RDA en
RFA, contre 400 000 il y a cinq ans. Les Russes vont tout faire
pour nous séduire. Nous avons besoin, avant de nous rapprocher
d'eux, de renforcer nos relations avec vous. Honecker est très bien
pour nous. Ulbricht était la cause de tous nos malheurs. Pour nous,
une déclaration sur l'unité allemande, que nous signerions à
l'Élysée, serait importante. Ensuite, j'irais incognito en RDA, je
ne le révélerais qu'après.
Le Quai d'Orsay nous envoie à Bonn, pour avis, un
projet d'instruction qui va être adressé à l'ambassadeur de France
à l'ONU. A nouveau, il y est question, au détour d'une phrase, d'un
retrait partiel de la FINUL. Le Président donne l'ordre de
supprimer cette phrase. C'est fait.
Mardi 28 octobre
1986
A Bonn, le petit déjeuner se prend à trois :
Helmut Kohl, François Mitterrand, Jacques Chirac. C'est la seule
innovation par rapport aux programmes classiques de ces Sommets. En
cours de conversation, les deux ministres des Affaires étrangères
les rejoignent.
Helmut Kohl parle de
défense : Nos manœuvres communes ont été très
positives, mais il y a eu des problèmes de communication ! Nos
officiers doivent apprendre nos deux langues. Il y aura un nouveau
Sommet entre Reagan et Gorbatchev au début de l'an prochain. Il
faut faire jouer notre influence pour nous prémunir contre ce
qu'ils pourraient décider.
François Mitterrand :
Ils se verront de nouveau. Vous avez raison.
Il faut s'y préparer et étudier les hypothèses concernant l'IDS.
Ils vont trouver une formule qui rendra possibles la « Recherche et
l'Expérimentation » sans permettre les « Essais et le Déploiement
», et on aménagera le traité. Une solution est possible s'ils
désirent s'entendre. Il est peu probable qu'ils s'entendront sur
une suppression totale du nucléaire. Mais c'est sur la table, et
c'est ennuyeux. Ils peuvent se rabattre sur un accord touchant les
armes intermédiaires. Alors la France et la Grande-Bretagne seront
au premier rang de la négociation.
Jacques Chirac : ...
et l'Europe !
François Mitterrand,
agacé : Par voie de conséquence !
Helmut Kohl :
J'ai dit à Reagan que, pour nous, c'est
définitif: ils n'ont pas à tenir compte des forces françaises dans
les négociations avec les Soviétiques.
François Mitterrand :
Oui, mais cela menace de devenir un problème
franco-américain. Car la France sera désignée comme un facteur de
guerre si elle refuse. Il peut se poser le problème de l'option
zéro. Tous les dirigeants européens sont hostiles à l'option zéro —
y compris Jacques Chirac, ajoute-t-il en se tournant vers celui-ci.
Tel n'est pas mon avis.
Helmut Kohl :
Les Américains ont déjà essayé de proposer un
nouveau Sommet pour la mi-1987. Les Soviétiques le veulent, mais
cherchent un compromis sur l'IDS avant de s'engager sur une
date.
Jacques Chirac
interrompt Helmut Kohl : Ce qui me paraît
inquiétant, c'est que Reagan veut la paix pour rester dans
l'Histoire, et Gorbatchev la veut pour soulager son économie. Et
moi je suis plus inquiet que le Président sur l'option
zéro.
François Mitterrand,
énervé : Cela dépend de ce qu'on entend par «
zéro ».
Jacques Chirac,
péremptoire : Cela exige d'y réfléchir.
Cela ne sera jamais zéro. Les armes
intermédiaires soviétiques en Asie sont mobiles. Ils peuvent les
ramener en Europe s'ils le veulent. Ilfaut trouver un accord
équivalent sur le conventionnel et le chimique.
Helmut Kohl :
Un Sommet va se réunir pour la troisième fois.
Il faut influencer les Américains. Et, pour cela, établir un lien
solide entre la Grande-Bretagne, la RFA et la France... Parlons un
peu de l'avenir de l'URSS : à mon avis, Gorbatchev veut développer le secteur privé et
décentraliser son système politique...
Jacques Chirac
l'interrompt à nouveau : Je suis sceptique sur
son désir de décentraliser.
Helmut Kohl, patient :
Il veut faire ce qu'a fait Kadar. Les Russes
ont besoin pour cela de compétences techniques. Jenniger a vu
Jivkov à Sofia il y a quatre semaines. Il pense que Gorbatchev
aspire au développement économique et qu'il ne peut l'atteindre
qu'avec la liberté. Kadar s'y attend
aussi.
François Mitterrand :
Je vous enverrai une note sur ma rencontre
avec Mme Thatcher à propos du désarmement. [Le Président ne
veut pas en dire plus devant Chirac.] A propos de la Syrie, nous étions contre le rappel des
ambassadeurs. Nous ne devons pas présenter notre position de façon
offensive. Il faut éviter une politique qui pousse la Syrie dans
les bras de l'URSS. Cela modifierait totalement la situation. Il
faut savoir ce qui se passe en Syrie.
Jacques Chirac :
Il y a un problème grec. La Grèce est une
plaque tournante pour le terrorisme.
François Mitterrand, calme en apparence,
extrêmement fâché en fait : Beaucoup de gens
le pensent, mais il faut donner la parole à la défense. On le fait
pour la Syrie, on peut le faire pour la Grèce !
Helmut Kohl :
Je suis très méfiant.
Jacques Chirac :
Non, c'est très clair. L'affaire est
claire !
Hans-Dietrich Genscher, sentant la conversation
déraper, glisse sur l'Europe : Sur la
politique agricole, j'ai peur que nous n'allions à l'échec entre
nous. De notre point de vue, il faut prendre une décision
agricole importante pour sauvegarder
notre cohésion.
François Mitterrand :
Une crise est inévitable au mois de mars
prochain ; le problème n'est pas de l'éviter, mais de la
surmonter.
Jacques Chirac :
On ne la surmontera que par un accord entre la
France et l'Allemagne. Il faudrait une rencontre entre les
ministres des Affaires étrangères, des Finances et de
l'Agriculture.
François Mitterrand :
Tout arrivera en même temps : les discussions
sur les prix, les excédents, la rigueur financière et le respect du
traité de Rome. Développer l'Europe dans de nouveaux domaines en
dépassant le noyau initial est absolument essentiel.
Helmut Kohl :
Il faut parler au Sommet de Londres de la
question des demandeurs d'asile en Europe.
Jacques Chirac :
Je n'ai pas d'information sur ce
sujet.
Helmut Kohl :
Sur le problème des armes conventionnelles
?
Jacques Chirac :
Il y a une offensive américaine.
Jean-Bernard Raimond :
Nous sommes d'accord pour que la conférence à
Trente-cinq soit précédée d'une consultation à Seize de l'OTAN.
L'Amérique veut que cela devienne une discussion à Seize
[l'OTAN] contre Sept [le Pacte de Varsovie]. Nous
sommes contre une confrontation alliance contre
alliance.
Hans-Dietrich Genscher :
Non, les réductions d'armes stratégiques
doivent se faire dans un cadre auquel tous les membres de
l'Alliance, dont la France, puissent participer. Les États-Unis ont
proposé des négociations alliance contre alliance. Vous n'en voulez pas. Nous sommes réservés, car
nous ne voulons pas traiter de ces questions sans la
France.
Jacques Chirac :
Oui, ilfaut trouver une solution dans le cadre
des Trente-cinq. Mais les Russes aussi
veulent une discussion alliance contre alliance.
Hans-Dietrich Genscher : Il
faut — et nous l'avons proposé à la
réunion d'Halifax — décider d'oeuvrer
dans l'Alliance pour négocier avec les Trente-cinq.
En rentrant de Bonn, le Président me dit :
Si les Russes détruisaient cinq villes
françaises, le gouvernement Chirac
croit que l'armée française pourrait encore tirer sur Kiev ! C'est absurde !
Mercredi 29 octobre 1986
Ce matin, au Conseil, deux interventions du
Président :
D'abord à propos du problème de l'eau :
M. Alain Carignon a raison de communiquer au
Conseil des ministres les mesures qu'il entend prendre ; dans vingt
ans, le problème de l'eau — sa quantité, sa possibilité même d'être
bue — sera l'un des premiers problèmes du
gouvernement.
Le Premier ministre :
Je partage tout à fait ce
sentiment.
Sur le recours à l'article 49-3 que le Premier
ministre sollicite à propos du découpage électoral, le Président
commente, après avoir accepté : Il faudra un
jour tracer la frontière entre l'usage et l'abus.
Le projet Devaquet est approuvé au Sénat par 227
voix contre 79.
Un second Conseil de Défense se tient sur la loi
de programmation et surtout sur la seconde composante. André Giraud
répète son discours sur le missile mobile : il veut un missile
discret, disponible en cas de destruction des sous-marins.
Jean-Bernard Raimond plaide pour un missile visible en cas de crise. Le délégué ministériel à
l'Armement, Chevallier, parle d'avoir quelque
chose entre le tout et le rien et ajoute (lapsus éminemment
révélateur !) : pour avoir du travail
balistique avant d'avoir à faire le M5... Personne ne dit à
quel scénario correspond l'usage d'une nouvelle seconde composante.
On est dans l'incohérence absolue.
Ambiance glaciale quand le Président répète qu'il
est contre un missile mobile : Si la première
composante est détruite, rien n'est plus possible. Si Albion est
attaqué, c'est la guerre totale. Et la première composante
connaîtra son devoir. Je rejette donc la doctrine de la riposte
graduée. La dissuasion forme un bloc. D'ailleurs, si les
sous-marins devenaient détectables, vos camions le seraient encore plus ! A propos du missile
léger, je dis que, dans l'exercice de ma responsabilité, je n'en
accepterai pas la répartition sur le territoire.
J'accepte les S4 à Albion. Ce missile sera
aisé à rendre mobile si cela devient
nécessaire. Mais, dans le temps que j'ai d'en décider, je refuse ce
déploiement. Sinon, l'adversaire nous attaquerait en cent trente
endroits ! Les Français font confiance à la force de
dissuasion parce que chacun ne se sent
pas porteur du destin national. Il ne faut pas altérer cette
capacité psychologique et morale, qui vaut bien des missiles ! Si
les sous-marins deviennent détectables, mon successeur avisera.
C'est ce que commande ma réflexion.
Jacques Chirac :
Il n'a pas été question de distraire quoi que
ce soit de la première composante. Pour la deuxième composante, il
faudra en décider plus tard. Le problème de la mobilité n'est pas
actuel Rien d'autre que l'implantation à Albion n'est
suggéré.
S'ensuit un conflit psychologique sur « qui »
décide. François Mitterrand veut montrer que c'est lui qui a le
dernier mot : Vous me suggérez d'installer des
fusées nouvelles à Albion ?
Jacques Chirac, grognori : Oui, c'est ça.
François Mitterrand :
J'espère bien !
Il savoure sa victoire.
Chevallier reprend la parole et amorce un nouvel
exposé sur la dissuasion.
Le Président l'interrompt brutalement par:
J'y réfléchis, c'est moi qui décide. Ce que
j'ai dit est la limite de ce que j
accepte, point final. La séance est levée.
En sortant du bureau du Président, André Giraud me
dit : Je voudrais que vous transmettiez au
Président les choses qui suivent et que je n'ose lui dire : Je suis
prêt à écrire que le missile S4 ne sera qu'à Albion et seulement
là, mais il ne peut pas me demander de construire un missile qui ne
serait jamais mobile. D'abord parce qu'en mon âme et conscience je
suis sûr qu'Albion est vulnérable et que, dans vingt ans, il faudra
peut-être avoir un missile mobile. Ensuite, parce que le Président
peut penser à préserver l'avenir et dire que, pour ce qui le
concerne, il est hostile à la mobilité du missile, mais qu'il
laisse à son successeur, dans dix ans, le soin de rendre mobile le
missile si la nécessité en apparaît éventuellement un jour. Enfin,
parce que je ne sais pas, sans cela, comment je m'opposerai à un
amendement parlementaire proposant de rendre immédiatement mobile
le missile. (D'ailleurs, le SX mobile a été décidé par la
précédente loi.) Le Président est le chef, nous ne le discutons
pas. Mais qu'il nous laisse une porte de sortie. Il suffirait qu'on
dise que le missile n'est mis qu'à Albion, sans exclure qu'un jour
un Président puisse en décider autrement parce que la technique
l'aura rendu nécessaire. Sans savoir ce que décidera M. Chirac, je
serais prêt à écrire dans la loi : « Pour répondre aux éventuelles
obsolescences futures de certaines composantes de l'arme nucléaire
stratégique, il est décidé la mise à l'étude d'un nouveau missile
stratégique sol-sol, le S4. D'ores et déjà, son déploiement est prévu au plateau d'Albion. »
Solution raisonnable. Grandeur du politique ?
Entêtement du spécialiste ? Il a des convictions et sait les
défendre... Je transmets le message au Président.
François Mitterrand :
J'espère bien que vous notez tout ça. Ils
n'ont aucune stratégie. C'est comme en 1938, ils ne font que de la
politique intérieure. Ils diront
ensemble que j'ai accepté la composante mobile, ce qui est
faux. Ils veulent seulement pouvoir faire
parler d'eux. Ils vous demanderont le secret pour pouvoir, eux,
faire des fuites. C'est dérisoire !
Et, pour éviter que Matignon ne donne son
interprétation du contenu du Conseil de Défense, il autorise
Michèle Gendreau-Massaloux à diffuser la dépêche suivante :
A l'Elysée, on indique que
le Président de la République a rappelé la doctrine de la France en
matière d'emploi des armes préstratégiques. Les décisions
nécessaires seront prises, comme il l'avait indiqué publiquement à
Caylus, pour que soit garantie l'efficacité de la première
composante de notre force de dissuasion, c'est-à-dire les
sous-marins nucléaires. En particulier, le calendrier de
réalisation des sous-marins de la nouvelle génération sera confirmé
et le missile M5 équipera à partir de
1999 les sous-marins de la nouvelle génération. Sur les autres
sujets évoqués en Conseil de Défense, le Président de la République
fera connaître ses conclusions d'ici une semaine. Sur la base des
orientations arrêtées, le projet de loi de programmation sera
délibéré en Conseil des ministres, puis soumis au
Parlement.
En dépit de l'opposition farouche du ministre de
la Défense, Serge Dassault est élu président de la société
Marcel-Dassault. Ainsi se concluent deux mois de guerre ouverte
menée par André Giraud contre un héritier qu'il a publiquement
qualifié d'incapable. On m'a raconté
que Pierre de Bénouville et Jean-Marc Vernes ont su trouver les
arguments susceptibles de faire pencher Chirac en faveur du fils
aîné de l'avionneur... Obstiné, Giraud jure que cela ne va pas se
terminer comme ça... L'État est majoritaire chez Dassault (46 % des
parts, mais 56 % des voix en assemblée générale), et le ministre
compte bien « encadrer » le nouveau président.
Un banquier de mes amis, hilare, me raconte
l'histoire et m'en annonce la fin, qu'André Giraud ne connaît pas
encore : contre la Défense et contre les Finances, Chirac aurait
promis à Serge Dassault que l'État lui céderait 9 % des actions
pour lui permettre de redevenir maître chez soi.
Jeudi 30 octobre 1986
Kaïlan Ahmet,
porte-parole de Goukouni Oueddeï, affirme que ses partisans ont
capturé une compagnie de l'armée
libyenne dans la région de Zouar, au nord-ouest du
Tchad.
Vendredi 31 octobre 1986
J'ai appris par l'ambassade des États-Unis (ni par
le Quai d'Orsay, ni par Matignon) que le secrétaire d'État
américain George Shultz s'arrêtera pour une demi-journée à Paris,
vendredi prochain, 7 novembre, au matin. Il est prévu qu'il
rencontre successivement Jean-Bernard Raimond, puis le Premier
ministre. L'ambassade indique que le secrétaire d'État serait
extrêmement heureux d'être reçu par le Président...
Samedi 1er novembre 1986
L'incendie des entrepôts du groupe chimique Sandoz
à Bâle (Suisse) est suivi d'une grave pollution du Rhin. Très vive
émotion chez les Verts en Allemagne.
Lundi 3 novembre 1986
Hissène Habré nous demande des couvertures
chauffantes, de la nourriture, de l'habillement, des postes radio,
peut-être des munitions et des armes pour les gens de Goukouni qui
se battent contre la Libye au nord du Tchad. Le Président donne son
accord, à condition que cela ne se fasse pas sous le drapeau
français et que Hissène Habré se charge de l'acheminement.
Sur la base de ce qu'a déclaré le Président au
dernier Conseil de Défense, nous revoyons, avant le prochain
Conseil des ministres, le texte de la loi de programmation
militaire. On découvre, dans une annexe, quelques glissements sur
l'arme tactique et sur les conditions d'engagement de la France en
Centre-Europe. Le général Forray et Hubert Védrine reprennent les
paragraphes, transmettent les nouvelles rédactions à André Giraud,
en précisant bien que ce n'est peut-être pas exactement la pensée
du Président, qu'il n'a pas été consulté. Jean Picq, le conseiller
militaire de Matignon, est très inquiet. Il dit au général Forray
que Matignon fera ce que l'Élysée voudra : Jacques Chirac tient à ce qu'il n'y ait pas l'épaisseur
d'une feuille de papier à cigarette sur ce sujet entre le Président
et lui.
Quand le général Forray rapporte ces propos au
Président, celui-ci rit et dit : Il n'y a
peut-être pas — ou plus — de difficultés entre le Premier ministre
et moi, mais il y en a manifestement entre le Premier ministre et
M. Giraud.
Un dernier Conseil de Défense est réuni :
François Mitterrand : Le jour où chaque
Français supposera que la bombe atomique peut être devant sa porte,
vous ne tiendrez plus l'opinion publique. Le consentement national,
auquel tient le Premier ministre, vaut bien des missiles. Il a
fallu beaucoup de temps pour que chacun se rallie à la stratégie de
dissuasion, moi le premier. C'est donc bien à Albion que se situera
la deuxième composante terrestre. Il n'a jamais été question de
distraire quoi que ce soit de la première composante. [Sur l'arme
chimique :] Toute arme détenue par un adversaire potentiel doit
être possédée par nous, si nous le pouvons. Mais il existe des
conventions internationales. Je sais qu'elles ne sont pas
respectées. Il faut donc étudier l'action diplomatique avec M. le
ministre des Affaires étrangères. Cela dit, je suis tout à fait
d'accord avec votre perspective... Pour ce qui est de la loi de
programmation, la question de l'enveloppe financière a été tranchée
par le gouvernement. A mon sens, sagement. [Il se tourne
vers Édouard Balladur.] Est-ce que M. le
ministre d'Etat veut dire quelque chose ?
Jacques Chirac, en
souriant : Je vous en prie, ne rouvrez pas de
plaies !
Le Président :
Pour ce qui est du contenu de la loi que le
ministre de la Défense a bien voulu m'exposer, je n'ai pas de
commentaire à faire.
Le projet passera après-demain en Conseil des
ministres.
Mardi 4 novembre
1986
François Mitterrand sur
Jacques Chirac : Il court, vite, mais il ne
sait pas vers où.
Le gouvernement de N'Djamena lance un appel à la
communauté internationale pour sauver les populations de la
province du Nord, menacées de génocide
systématique par la Libye.
Ouverture à Vienne de la troisième conférence sur
la Sécurité en Europe. Elle va durer des années.
Mercredi 5 novembre
1986
Le Président voit Jacques Chirac avant le Conseil
et lui demande d'apporter d'ultimes changements de vocabulaire au
texte de projet de loi de programmation militaire.
Quelques minutes plus tard, en Conseil, Jacques
Chirac les annonce lui-même. Il le fait avec une conviction et une
détermination telles que le Président est obligé de dire que...
c'est avec son accord !
André Giraud
: Pourquoi une nouvelle loi ? Parce que la
précédente était faite en francs courants et avec des hypothèses
économiques qui ne se sont pas révélées exactes. Les écarts entre
les prévisions initiales et des déviations répétées rendent très
difficile, même pratiquement impossible l'exécution de la loi.
Enfin, parce qu'un examen nouveau est rendu nécessaire par les
évolutions technologiques. La deuxième composante sera un missile
léger avec suf fisamment de flexibilité pour s'adapter aux
circonstances d'ici à 2015. Vous avez précisé, monsieur le
Président, que votre intention était de mettre ces missiles dans
les sites du plateau d Albion...
Suit une phrase compliquée : le ministre ne veut
pas avoir à prononcer le mot « mobilité ». Il parle d'armement nucléaire préstratégique et de concept d'ultime
avertissement, concept qui ne figure justement pas, à la
demande du Président, dans le texte du projet de loi soumis au
Conseil des ministres.
Jacques Chirac prend la
parole : C'est un travail de grande qualité.
La situation propre à la France qui, à
mes yeux, n'a pas de prix, c'est le consensus sur la
Défense.
Le Président :
Sur la forme, monsieur le ministre de la
Défense, le sort de toute loi de programmation semble de ne pas
être appliquée jusqu'au bout. Il manquait quelque 14 milliards à la
précédente ; entre 40 et 50 à celle d'avant, et pourtant, cela n'a
pas été fait par les mêmes personnes, ni sous le même Président. Je
vous féliciterai plus tard, si j'en ai l'occasion, si vous arrivez
à échapper à cette malédiction !
Alain Madelin sourit. Il prend des notes, sans
doute pour François Léotard, encore à New York.
Le Président reprend :
Sur le fond, il y a trois points d'importance
:
1) Un point qui n'est pas
vraiment dans la loi de programmation, c'est la stratégie
nucléaire. Il y a les armes tactiques, c'est-à-dire à courte
portée, et les armes intermédiaires — cette classification est tout à fait arbitraire, c'est un
terme américain pour désigner les fusées qui ne peuvent pas
traverser l'Atlantique. Pour nous, cela n'a pas d'intérêt. Quelle
est la place des armes tactiques dans notre stratégie ? Elles ne
peuvent pas être l'appendice d'un armement conventionnel, et donc
d'une guerre classique. La question centrale est donc de savoir,
dans cette hypothèse, si les États-Unis bougent ou ne bougent pas.
S'ils ne bougent pas, est-ce qu'il appartient à la France de se
substituer à eux ? Sur ce point, je m'en tiens aux principes qui
ont été définis avant moi. Je ne les ai acceptés qu'au bout de dix
ans — cela fait maintenant une
quinzaine d'années — parce que c'est la
seule chance de la France. Il n'est pas question de riposte
graduée. Ce n'est pas à la portée de la France. Nous n'avons pas
les moyens de l'adversaire. Bon, allons ! Supposons les chars
russes à Lübeck. Est-on dans le cas d'une menace vitale pour la
France ? Qui peut le dire ? Cela dépend d'abord du jeu de
l'Alliance. Il ne peut y avoir d'automatisme...
2) Le deuxième point est la
priorité de la force océanique stratégique. Elle représente la
capacité de destruction, nous disent les experts, d'un territoire
plus vaste que la France, à 4 500 kilomètres de distance, avec une
précision suffisante. Vous savez que les sous-marins sont capables
de circuler pendant deux mois à deux mois et demi sans jamais
signaler leur présence, cela de façon à éviter tout « accident »
(Je mets le mot accident entre guillemets.)
Les sous-marins seront-ils un
jour détectés ? Les scientifiques constatent au contraire les
progrès rapides de l'invisibilité et du silence. Ce n'est sûrement
pas un hasard si les États-Unis et l'URSS multiplient leurs
commandes de sous-marins.
3) Troisième point: la
modernisation de la deuxième composante. Nous n'avons pas
encore la capacité de remplacer l'actuelle
seconde composante par des missiles air-sol à longue portée. Elle
doit donc être terrestre. Quelle composante terrestre ? Je n'ai pas
la compétence pour en décider. Les états-majors, les ingénieurs
généraux de l'armement proposent un missile léger-enfin, léger dans
la mesure où 9 tonnes sont légères par rapport à 45 tonnes ! Ces
missiles, pourquoi ne seraient-ils pas mobiles ? M. le ministre de
la Défense estime — enfin,
estimait — qu'une certaine mobilité
pourrait être utile. Nous en avons
débattu avec M. le Premier ministre, comme cela est normal. Si l'on
considère qu'Albion pourrait être détruit, c'est que nous serions
déjà dans la guerre. Si l'adversaire était capable de prendre le
risque sur Albion, il le prendrait sûrement sur les missiles
déployés. Il ne saurait pas où ils sont ? Il en saurait sûrement
assez ! Ce serait donc faire porter la menace sur tout le
territoire. Non, il n'y a pas à changer de raisonnement stratégique
selon que les missiles sont fixes ou mobiles. Entre toutes les
thèses — logiques, plausibles — , j'ai
tranché en disant qu'Albion restera la place-forte de notre seconde
composante, où seront installés des missiles — légers ou lourds,
peu importe! Le problème n'est pas de savoir ce qui est vulnérable,
mais si l'adversaire ose prendre le risque. Comme je ne doute pas
de la dissuasion, je ne peux pas fonder une hypothèse stratégique
sur le doute. Ce sont là des données politiques, militaires et
psychologiques. Ces dernières ne sont pas les plus minces. Ce qui
vous est proposé est conforme à mes vues. Ce qu'a dit le Premier
ministre recueille mon accord.
Émile Biasini est renouvelé à la tête de
l'établissement public du Grand Louvre. Chirac s'est montré élégant
dans cette affaire. Pour une fois,
relève aigrement le Président.
Jeudi 6 novembre
1986
Le Président fait savoir à Raymond Barre que la
loi de programmation n'a pas posé de problème concernant le rôle du
Président de la République, qu'il y a eu essentiellement un
problème de doctrine, mais qu'il a empêché que l'on s'écarte de la
doctrine classique de la France.
Visite de Jacques Chirac à Madrid. Hier, en guise
de cadeau, il a fait remettre à la police espagnole sept Basques
interpellés à Hendaye après la découverte d'une cache
d'armes.
Vendredi 7 novembre
1986
Le Premier ministre a accordé une interview au
Washington Times, un quotidien financé
par la secte Moon. Le bruit court à Paris qu'il aurait confondu
avec le Washington Post. Il s'y montre
très acerbe avec le Chancelier Kohl. Le démenti, cinglant, ne se
fait pas attendre : les Allemands répondent qu'il n'est pas
question de réévaluer le mark, comme Jacques Chirac l'a annoncé.
Pour Bonn, il n'y a pas de problème du mark, mais un problème du
franc lié à la crise politique et sociale dans notre pays.
Dans le même entretien au Washington Times, le
Premier ministre implique à la fois le Mossad et des éléments
renégats de l'entourage du Président syrien dans l'attentat
perpétré contre un avion d'El Al en avril ! Il déclare que c'est
Helmut Kohl qui le lui aurait appris ! Matignon dément. Polémique.
Le journal annonce la publication prochaine de l'enregistrement de
cet entretien. Cafouillage...
Il est décidé qu'un ancien collaborateur de Valéry
Giscard d'Estaing, Philippe Sauzay, sera nommé au prochain tour
extérieur au Conseil d'État, et que Guy Fougier sera nommé au tour
suivant.
A la suite du message du Président sur le
nucléaire, Raymond Barre le remercie de son attention. Il se
réjouit que les prérogatives du Président soient maintenues en
matière de défense. Sur les questions de fond, il partage toutes
les positions prises par le Président de la République.
Lundi 10 novembre
1986
Dans Le Point,
Yves Chalier révèle à Jean-Marie Pontaut
que le ministère de l'Intérieur l'a fait partir pour le Brésil avec
un vrai-faux passeport. Pierre
Verbrugghe me dit que c'est fort possible, mais qu'il n'en a pas la
preuve. La DST, placée sous ses ordres, aurait pu le faire sans
l'en prévenir. Il va chercher à savoir.
Il interroge à la DST :
- Qui vous a donné cet ordre ?
- Mais... le ministre!
- Quel ministre: Pasqua ou Pandraud ?
- Pasqua.
- Et vous ne m'en avez pas parlé!
- On me l'a interdit.
Le Président reçoit Renaud Denoix de Saint Marc.
Au Conseil des ministres sont prévues deux communications, l'une de
Didier Bariani, l'autre de Gaston Flosse sur la politique du
Pacifique-Sud. Le Président :
Il n'est pas question de telles communications
alors que personne ne m'a parlé de cette politique et alors qu'il
n'y a pas encore eu de réunion du Conseil du
Pacifique-Sud.
Le Président émet aussi des réserves sur les
mouvements de recteurs, dont ceux d'Orléans et de Dijon. L'Élysée
demande une note à ce sujet à René
Monory. Au téléphone, le ministre déclare à Jean-Louis
Bianco : Je n'ai rien de spécial contre ces recteurs. Mais ces mouvements me
sont demandés par des parlementaires de la majorité.
Au Liban, libération de Marcel Coudari et Camille
Sontag par l'OJR.
Mardi 11 novembre
1986
Piet Botha inaugure dans la Somme un mémorial aux
soldats sud-africains morts au cours des deux guerres
mondiales.
Mercredi 12 novembre
1986
Avant le Conseil, dans le bureau de Jean-Louis
Bianco. Jacques Chirac fait une grande sortie à propos du
Pacifique-Sud : Qu'est-ce que c'est que cette
histoire ? Qu'est-ce que c'est que ce Conseil? A quoi ça sert ? Et
puis, l'avoir réuni pour la première fois à Mururoa, c'est une
vraie provocation ! Il faut prendre ces pays par la
douceur!
Dans son bureau, le
Président fait observer à Jacques Chirac que le Conseil du
Pacifique-Sud est une organisation interne à la France :
S'il y a des gens qui se vexent pour cela, ils se vexeront pour autre
chose.
Il s'informe d'un autre projet qui vient à l'ordre
du jour du Conseil : Je vois que vous voulez
créer une Maison de la France pour promouvoir le tourisme en
France. Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée, mais il ne
faudrait pas que ce soit une administration de plus !
Jacques Chirac,
fouillant dans ses papiers avec un désarmant sourire : Je ne connais pas du tout le dossier. En tout cas, ce
n'est pas dans les intentions du gouvernement.
Le Conseil débat du projet de Code de la
nationalité qui prévoit de faire de l'acquisition de la nationalité
française, pour les enfants d'étrangers nés sur notre sol, un acte
volontaire et non plus automatique. Visiblement mal à l'aise (en
fait, il est opposé à ce texte), Albin
Chalandon cite Renan : La nation, c'est
la volonté de vivre ensemble.
Jacques Chirac :
Ceci est un texte de bon sens. Conforme à une
certaine idée de... (Il s'interrompt et reprend) :
Je partage l'avis de Renan !
Jean-Louis Bianco se penche vers moi pour me
demander si Ernest Renan est le nouveau ministre de la
Justice...
Le Président :
Ce projet s'inspire d'une philosophie que je
ne partage pas. Je redoute que les jeunes qui sont déjà déchirés
entre deux cultures ne soient davantage marginalisés. Nous avons
une législation plus que centenaire, qui a eu des effets heureux.
Pourquoi la changer ?
Une nouvelle fois, Jean-Bernard
Raimond parle de la normalisation des
relations franco-espagnoles entreprise depuis quelques mois.
Le Président l'interrompt: Ce n'est pas tout à
fait un début, monsieur le ministre des Affaires étrangères. Les
difficultés entre la France et l'Espagne tenaient à l'élargissement
du Marché commun et au terrorisme basque. L'élargissement a été
heureusement réglé, sans quoi nos relations se seraient posées en
des termes différents. Quant au terrorisme basque, les mesures
actuelles ont été précédées par l'extradition de trois Basques en
novembre 1984. L'an dernier, j'ai reçu le roi d'Espagne et j'ai
signé avec lui un pacte d'amitié. A l'invitation du roi, je me
rendrai à Madrid pour que le deuxième acte de cette réconciliation
soit accompli.
A l'issue du Conseil, François Mitterrand reçoit
Alain Devaquet. Le Président lui demande de l'aider à faire
financer le programme européen de recherche à hauteur de 7,7
milliards, comme prévu avant mars 1986. Devaquet explique
qu'Édouard Balladur et Jacques Chirac ne veulent accorder que 4,2
milliards, comme la Grande-Bretagne. Il en est désolé, car il
partage le point de vue du Président. François Mitterrand
l'encourage à tenir bon.
Un ministre me glisse à propos d'Édouard Balladur
: C'est une fausse valeur, un mélange
d'incompétence et de pusillanimité, une politique du doigt mouillé
et de caprices. Il a dépassé son seuil d'incompétence
!
Injuste. Je trouve au contraire l'homme compétent,
soucieux d'apprendre et de servir l'intérêt général.
François Mitterrand sur
le ministre d'État : Son obsession du
protocole est attendrissante...
Le même ministre, sur Jacques Chirac :
Jacques Chirac ne fait rien, ne connaît rien,
ne s'intéresse à rien. Balladur est le vrai Premier ministre, et
personne ne s'intéresse à l'emploi.
Installation officielle de la CNCL, rue Jacob, en
présence de Jacques Chirac ; François Mitterrand n'a pas été
invité. S'il l'avait été, il n'y serait pas allé.
Michèle Cotta a eu tort de croire à la promesse du
Premier ministre...
Après de longs débats, les socialistes décident de
s'abstenir sur le vote du budget de la Défense nationale. Fabius,
Quilès et Hernu voulaient voter pour, puisque le Président y avait
apposé sa marque. Jospin et Laignel voulaient voter contre, le
budget de la Défense étant supérieur à celui de l'Éducation
nationale.
Dans une interview à RFI, le Président déclare que la France soutiendra
le régime de N'Djamena pour permettre au Tchad
de disposer des moyens de reconquérir son intégrité.
François Mitterrand part ce soir pour le Sommet
franco-africain de Lomé. Il se rendra ensuite en visite officielle
au Mali et au Burkina. Escale en Guinée, où il rencontrera le
Président Lansana Conté.
Jeudi 13 novembre 1986
Premier jour du Sommet franco-africain. Rien à
signaler, sauf que les Africains ne semblent pas douter que le
Président ait conservé tous ses pouvoirs.
A Paris, la tension monte : une assemblée générale
se tient à Paris-XIII (Villetaneuse) contre le projet Devaquet de
réforme de l'enseignement supérieur. Voté fin octobre par le Sénat,
le texte doit revenir devant l'Assemblée le 28 novembre. La grève
est décidée à compter du 17 novembre.
Vendredi 14 novembre 1986
A Lomé, deuxième jour du Sommet. Une attaque en
règle, y compris des chefs d'État modérés, se dessine contre
Jacques Chirac à propos du rétablissement des visas et de la venue
en France de Piet Botha. Le Président se
donne le luxe de le défendre : Pourquoi Botha
n'irait-il pas se recueillir sur les tombes des soldats sud-africains ? Au cours du déjeuner, comme
les chefs d'État se placent à leur gré, Jacques Chirac se retrouve
longtemps isolé à une table en compagnie de Jacques Foccart. Ce
dernier se montre parfaitement correct avec le Président. Michel
Aurillac aussi.
Samedi 15 novembre
1986
Un jeune Caldoche est tué à Thio au cours
d'affrontements entre militants du FLNKS et du RPCR.
Dimanche 16 novembre
1986
Jacques Chirac annule son rendez-vous de demain
avec Jean-Marie Tjibaou, chef du FLNKS, et se fait remplacer par
Bernard Pons. Il s'agit de débattre du référendum
d'autodétermination qu'il a promis lors de sa visite en
Nouvelle-Calédonie, le 29 août.
Lundi 17 novembre
1986
Signature d'un accord partiel de règlement du
contentieux financier franco-iranien. La France remboursera 330
millions de dollars à Téhéran. L'accord sur Eurodif pourrait
débloquer partiellement le dossier des otages.
A Villetaneuse, début de la grève contre le projet
Devaquet.
Georges Besse, PDG de Renault, est tué devant son
domicile par deux femmes. L'assassinat est revendiqué par Action
directe.
François Mitterrand est au Burkina Faso. Après le
dîner chez Sankara, les journalistes ne sont plus préoccupés que
d'une chose : le Président est absent de France alors que le
terrorisme sévit.
Avec son directeur de cabinet, Michel Aurillac
aide les collaborateurs du Président à convaincre la presse de l'importance de ce
voyage.
Le capitaine Sankara, usant de citations
approximatives de François Mitterrand, somme le Président de se
rallier à son point de vue, selon lequel nous ne sommes pas engagés par nos dettes. Jésus n'
a-t-il pas chassé les marchands du Temple ? Organisons-nous,
vous là-bas, nous ici, pour faire
triompher cette ligne, car, sinon, jamais on
ne réconciliera les riches avec les pauvres, les exploiteurs avec
les exploités. Il condamne le racisme dont souffrent les
Noirs en France et réclame une pensée pour nos
frères maliens récemment expulsés. Après un vibrant :
La patrie ou la mort! Nous vaincrons !,
il invite François Mitterrand à lever son verre à l'amitié entre la
France et le Burkina.
Mettant de côté le discours préparé, le Président
parle durant soixante-dix minutes : Il est
parfois difficile d'échapper aux passions, aux excès de sa propre
logique (...), tant il est difficile de savoir où se situe
exactement le droit des peuples. Exemple: le problème
israélo-arabe, puisque deux peuples réclament la même terre en
fonction de principes qui se contredisent et se complètent. Oui
donc à un État palestinien, puisque l'errance de ce peuple est
proprement intolérable ! (...) Le capitaine Sankara est un homme
dérangeant (...). Après les propos qu'il a tenus, je ne pouvais pas
me contenter d'un petit compliment et aller me coucher (...). Il
dit ce qu'il pense. Moi aussi ! (...) Il a le tranchant d'une belle
jeunesse, mais il tranche trop. Mais s'il n'était pas comme ça à
trente-sept ans, comment serait-il à soixante-dix ans ? Je
l'encourage donc, mais pas trop (...). Je n'ai pas à me mêler de
votre politique intérieure, même si vous constituez une équipe
jeune, dérangeante, insolente (...). Si vous avez besoin de nous,
vous nous le direz. Si vous n'en avez pas besoin, très bien. C'est
vous qui décidez chez vous. A Paris, c'est moi - enfin, il n'y a
pas que moi...
Mardi 18 novembre
1986
Le Conseil constitutionnel déclare conforme la loi
sur le découpage électoral.
Le prochain Conseil européen — à Londres, dans
quinze jours — sera d'abord consacré à des discussions sur le
problème de l'emploi. Jacques Chirac est convié au dîner.
Jean-Bernard Raimond participera à un dîner séparé avec ses
collègues, au cours duquel seront évoqués le terrorisme,
l'immigration, la drogue et le droit d'asile.
Margaret Thatcher nous fait savoir qu'elle
souhaite, pour des raisons électorales, donner à ce Conseil un
profil bas. Elle ne proposera donc aucune initiative nouvelle. Elle
cherchera même à éviter qu'une discussion s'engage sur la politique
agricole commune ou sur la situation financière de la Communauté,
qui n'a pas été réglée non plus au sommet précédent. De toute
façon, la Commission n'a fait aucune proposition nouvelle.
Mercredi 19 novembre
1986
Le Soviet suprême de l'URSS adopte une loi sur le
travail individuel permettant la création d'un secteur
semi-privé.
Au Conseil des ministres, Édouard Balladur parle
du Budget, dont la discussion a commencé avant-hier au Sénat.
François Mitterrand :
Y a-t-il des observations ?
Personne ne prend la parole.
François Mitterrand :
Y a-t-il des observations rentrées ?
Personne ne répond.
Albin Chalandon, garde des
Sceaux, fait une communication sur son projet de création de
prisons privées. Il évoque le surpeuplement des prisons :
Au rythme du budget
1986, il faudrait soixante-sept ans pour régler le problème
des prisons ; au rythme du budget 1987,
il faudrait vingt ans... Il y a d'ailleurs déjà du personnel privé dans les
prisons ; dans certaines prisons, il y a des religieuses (...). Le
recours au secteur privé est imposé par l'énorme disproportion
entre les besoins et les capacités, d'autant plus que la justice
répressive fonctionne mal, dans la mesure où elle règle ses
décisions sur les possibilités d'accueil des prisons. Dans ces
établissements nouveaux, les règles de sécurité et les conditions
de vie faites aux détenus seront strictement conformes à celles qui
existent dans le secteur public. Le greffe sera assuré par du
personnel public, l'usage des armes strictement réglementé, et le
personnel soumis au contrôle de l'État. Ce projet est de nature à
régler en deux ans un problème lancinant qui se pose à l'État depuis plus de vingt ans !
François Mitterrand
: L'analyse et la description que vous venez
de faire sont justes, qu'il s'agisse de l'encombrement des prisons
ou de la situation des prisonniers. Mais je suis très réservé sur
les conclusions que vous en tirez. Ce qui me heurte — et je ne suis
pas le seul —, c'est le transfert de souveraineté de l'État au
profit du secteur privé. J'ai appris que, dans les prisons
américaines, il n'y avait que 2 500 places privées sur 750
000.
(Alexis de Tocqueville écrivait en 1836 dans ses
Notes sur le système pénitentiaire : «
Si c'est l'affaire du gouvernement
d'assurer la sécurité de la société
(...), l'affaire de l'entrepreneur est de gagner de l'argent. Et le
gouvernement, en traitant avec lui, a nécessairement soumis plus ou
moins l'intérêt public à l'intérêt privé... »)
Le Président parle
ensuite de Georges Besse, qui vient d'être assassiné : C'était l'un de nos responsables les plus qualifiés et les
plus remarquables. Nous avons tous ressenti comme un deuil
personnel la mort de Georges Besse. C'est un homme qui
manquera à notre pays et au
développement de l'industrie automobile. L'hommage de la
nation [allusion à la décision d'une promotion posthume dans
l'ordre de la Légion d'honneur] constitue une
initiative tout à fait heureuse.
Jeudi 20 novembre
1986
François Mitterrand apprend que les services
secrets allemands ont alerté le gouvernement français qu'une
tentative d'attentat contre lui a été déjouée à Conakry. Nul ne l'a
prévenu. Il en est furieux.
Le Sommet franco-britannique annuel se tient à
Paris. Margaret Thatcher vient de rencontrer Ronald Reagan.
Conversation à l'Élysée :
Margaret Thatcher :
Je lui ai dit que la deuxième réduction de 50
% des missiles balistiques nucléaires laisserait l'Europe sans
défense adéquate. Il ne resterait plus que les bombardiers et les
missiles, qui sont insuffisants, car ils ne touchent pas toute
l'URSS. Les Américains ne sont pas sérieux, parce qu'ils ne sont
pas vraiment soumis à la critique de leur Parlement. Il faut sans
relâche leur donner notre point de vue. Tout cela me conforte dans
mon hostilité à l'option zéro, car l'arme nucléaire est la seule
justification de la présence américaine en Europe. Reagan a été
piégé à Reykjavik. Son rêve de « guerre
des étoiles » mine les bases de notre sécurité. Je ne suis pas
d'accord avec lui. Quand je le lui ai dit, l'autre jour, il s'est mis en colère. Il m'a dit: «
Le communisme fera partie des cendres de
l'Histoire. » Mais personne ne lui parle de ça ! Le cabinet ne le
pousse pas dans ses retranchements. Reykjavik a été un recul dans
la solidarité de l'Alliance. Je lui ai dit: « Nous avons besoin de
vos missiles. » Il m'a répondu : « Notre solidarité se manifeste
par la présence de 300 000 hommes en Europe. » Il a insisté sur le
fait que l'Europe est une ligne de frontière pour les États-Unis.
Mais il ne pousse pas sa réflexion très loin. Heureusement, rien
d'irréparable n'a été commis à Reykjavik, grâce à l'insistance
russe sur l'abandon de l'IDS. Ils ont tort d'en avoir peur : l'IDS
ne sera jamais efficace à plus de 20 %. Reagan m'a dit qu'il allait
moderniser ses armes balistiques pour négocier en position de force
face aux Soviétiques, ce qui m'a soulagée pour les Trident. Je ne
pense pas que la première réduction de moitié des armes balistiques
soit faite avant la fin du siècle. Nous lui avions fait passer des
messages avant Reykjavik. Il ne les a pas lus. Il croyait que les
missiles tactiques de la « guerre des étoiles » remplaceraient les
missiles balistiques. Or, ils seront évidemment plus vulnérables.
Et il en faudra beaucoup trop, compte tenu de la capacité d'attaque
des Soviétiques. Il faudrait donc dépenser beaucoup plus d'argent.
Il n'est pas financièrement acceptable pour les États-Unis de
détruire des armes qui marchent pour construire des armes qui ne
marchent pas !... J'ai dit à Reagan que nous n'avions pas été assez
consultés. On s'est compris. Mais il faut sans relâche leur
présenter notre point de vue. Partout. Nous avons à élaborer une
position commune, vous et moi. J'étais réservée sur l'option zéro
[elle était contre], mais nous étions liés par la décision initiale
sur les Pershing. Cela va créer des difficultés...
François Mitterrand :
Si nous nous retrouvons dans un état
d'infériorité stratégique, les armes à courte portée ne peuvent
avoir d'effet dissuasif. Eux peuvent réduire de 50 % leurs armes
stratégiques... Je suis plus souple que vous sur les armes
intermédiaires. Je préférerais qu'il n'y en ait pas, même si la
présence américaine est un facteur de sécurité en Europe. Il n'est
pas politiquement tenable, après avoir dit non aux SS 20, de
maintenir les Pershing. Je n'attache pas d'importance à la présence
américaine en Europe. Elle pousse les Russes au bellicisme. J'en
vois la limite. Les États-Unis feraient-ils la guerre si l'URSS
attaquait l'Europe ? Je n'en suis pas du tout sûr! Tout dépend de
la résolution américaine. Il suffirait aux Russes de ne pas viser
des objectifs américains en Europe pour que les Américains
préferent la négociation au tout pour le tout. C'est un problème
politique et psychologique. S'ils n'ont pas cette résolution, la
présence de leurs soldats sur le continent ne la leur donnera pas.
Je pense qu'ils l'ont à 80 %. Notre effort doit viser à remplacer
les 20 % manquants. Si l'option zéro permettait de se débarrasser
des armes à courte et à moyenne portée, avec des moyens de
vérification, je pense que ce serait cohérent. Notre vraie force
est dans les sous-marins. Je mesure les problèmes du Trident:
pourquoi ne pas imaginer des fabrications communes
franco-anglaises, comme on l'a fait pour Concorde ? Cela
diversifierait nos armements !
Margaret Thatcher :
Le Trident est garanti pour les vingt
prochaines années. Après cela, personne ne peut prévoir. L'IDS ne
sera jamais efficace à plus de 20 %. Au total, vous et moi avons le
même objectif: ne pas soumettre notre force nucléaire à la
négociation américano-soviétique. Il faut donc définir un minimum
d'armement nucléaire incompressible pour chacun de
nous.
Vendredi 21 novembre
1986
Comme d'habitude, séance plénière du Sommet
franco-britannique dans le jardin d'hiver de l'Élysée. Les deux
délégations se font face. On fait parler chaque ministre sur les
projets communs. Il est entendu à l'avance que seul le Président
conclura, en réponse à Margaret Thatcher.
Lorsque vient la discussion sur les questions
communautaires, Margaret Thatcher explique que la Communauté n'a
pas besoin d'un budget de la Recherche de plus de 4,4 milliards.
François Mitterrand réplique qu'il souhaite qu'on se rapproche des
7,7 milliards initialement prévus. Devant les ministres et les
hauts fonctionnaires stupéfaits, Jacques
Chirac fait « non » de la main et interrompt le Président :
Nous irons davantage vers les chiffres évoqués
par Mme Thatcher que vers ceux recommandés par M. Delors
à Bruxelles.
J'ai honte d'être là.
Enterrement de Georges Besse.
Jacques Chirac propose à François Mitterrand qu'au
prochain Conseil, Pierre Verbrugghe soit remplacé par Pierre
Jourdan, directeur de cabinet de Robert Pandraud, à la direction
générale de la Police nationale. Le Président refuse.
Verbrugghe souhaite pourtant partir, après
l'affaire du « vrai-faux » passeport.
Samedi 22 novembre
1986
Les universités parisiennes convergent vers la
Sorbonne pour des états généraux des étudiants convoqués par
l'UNEF-ID. Elles appellent tous les étudiants de France à se mettre
en grève, à mobiliser les lycéens et à manifester le 27, jour où
doit s'ouvrir à l'Assemblée nationale le débat sur le projet de
réforme Devaquet, pour en exiger le retrait pur et simple.
A Paris-VII, création d'une coordination étudiante
contre le projet Devaquet. L'émeute gronde. Elle risque de prendre
une grande ampleur.
François Mitterrand est à Auxerre pour célébrer le
centenaire de la mort de Paul Bert. Il est agacé par le discours
trop convenu qu'on a préparé pour lui. Il rend le texte à son aide
de camp et improvise. Il dit approuver les manifestants étudiants,
mais précise qu'il n'est pas partisan du retrait total du projet de
loi : seulement des dispositions contestées portant sur la liberté
accordée aux universités de déterminer
les conditions d'accès aux différentes
formations, de fixer le montant des frais d'inscription, et
celles remettant en cause le caractère national des diplômes.
Dimanche 23 novembre
1986
La révolte gagne. Cent mille personnes défilent
dans Paris, à l'appel de la FEN et du PS, pour
l'avenir de la jeunesse et contre la politique réactionnaire du gouvernement.
Lundi 24 novembre
1986
Grand succès de la privatisation de Saint-Gobain.
La demande est quatorze fois supérieure à l'offre ; l'action a
augmenté de 40 % en dix mois.
Promulgation de la loi sur le découpage
électoral.
La grève s'étend dans les facultés. Parler de la
sélection n'a décidément jamais porté chance à un ministre.
Mardi 25 novembre
1986
La mobilisation fait boule de neige dans les
universités de province et dans les lycées, dont les élèves
défilent spontanément au quartier Latin et constituent une
coordination lycéenne.
Mercredi 26 novembre
1986
Avant le Conseil, François Mitterrand a une rude
explication avec Jacques Chirac à propos de la menace d'attentat de
Conakry dont il n'a pas été avisé.
Le Conseil des ministres approuve l'ordonnance sur
la liberté des prix et le droit de la concurrence.
Alain Devaquet planche
devant l'Assemblée. Atmosphère houleuse. Le ministre admet qu'il
faut traiter le mouvement avec
précaution.
Charles Pasqua vient redemander à François
Mitterrand d'autoriser la réforme du service des voyages officiels
afin d'y placer Raymond Sasia. Le Président s'y oppose à
nouveau.
Michel Baroin, chargé par Jacques Chirac de
préparer le Bicentenaire de la Révolution, travaille bien. Il
propose néanmoins de modifier l'ordre des mots qui composent la
devise républicaine. Au lieu de « Liberté, égalité, fraternité »,
il propose « Fraternité, liberté, égalité ». Le mot égalité serait rejeté à la fin comme on pousse un gêneur vers la sortie, commente
joliment Claude Manceron.
Jeudi 27 novembre
1986
De la Sorbonne à l'Assemblée nationale, quelque
200 000 lycéens défilent à nouveau. Des manifestations dans une
cinquantaine de villes de province rassemblent 400 000 personnes.
La coordination nationale des universités en grève appelle à une
manifestation nationale jeudi prochain, 4 décembre.
Vendredi 28 novembre
1986
Au Parlement, le projet Devaquet est renvoyé en
commission. René Monory, ministre de l'Éducation nationale, a lâché
Alain Devaquet, ministre délégué chargé de la Recherche et de
l'Enseignement supérieur.
Conseil restreint à Matignon. Jacques Chirac
demande qu'on réécrive le texte sur les trois points contestés par
les manifestants.
Cet après-midi, à Paris, 20 000 lycéens défilent
encore aux abords de l'Assemblée nationale.
Les USA rompent l'accord SALT 2 en mettant en
service un cent trente et unième B 52 équipé de missiles de
croisière.
Sommet franco-italien à Paris. François Mitterrand
reçoit Bettino Craxi, redevenu Premier ministre après sa récente
démission. L'entretien s'ouvre par des considérations sur la
situation de Ronald Reagan après la révélation des livraisons
américaines d'armes à l'Iran.
François Mitterrand :
Reagan était une référence. Elle est en train
de se détruire. Les Américains entrent dans une période de
difficultés. On ne comprend pas comment ils ont pu s'engager dans
cette opération. Sauver les otages ? Les otages sont des victimes ;
dans toute guerre il y a des victimes !
Bettino Craxi :
Après Reykjavik, quelle est votre réaction
?
François Mitterrand:
Cette option zéro, on ne doit pas l'accorder
facilement aux Soviétiques. Mais si on va jusqu'au bout de la
discussion, il n'y a pas de raison de la refuser : ils installent, on installe
; ils retirent, on retire ! Il faut introduire les armes à courte portée, les inclure dans la négociation du
point zéro. [Le Président explique le caractère artificiel
de la distinction sur les portées.] La plus
faible de nos fusées à courte portée fait quatre fois Hiroshima. Je
comprends que Mme Thatcher ait lancé une discussion avec Reagan, et
je l'approuve. La présence d'armes nucléaires américaines en Europe
est-elle déterminante ? Je n'en suis pas convaincu. Ou les
Américains sont résolus, ou ils ne le sont pas. Leur détermination
n'est pas fonction de la nature des armes qu'ils ont ici. Je ne
sais pas ce qu'ils feront. Cela dépendra de l'autorité du Président
et de l'état de leur opinion, pas du type d'armes déployées en
Europe.
Avec Mme Thatcher, nous
sommes assez d'accord. Elle est plus souple qu'on ne croit. Elle a
eu peur d'un accord à Reykjavik sur la base de 50 % pour les armes
stratégiques et de 100 % pour les armes intermédiaires. Mais elle
est prête à payer le prix de l'option zéro.
Bettino Craxi : Vous
n'avez pas l'impression que le dialogue entre
les Deux va être gelé, maintenant ? Pourquoi les Russes
devraient-ils favoriser un accord
?
François Mitterrand :
Ma conviction est qu'ils le cherchent. Je
crois qu'ils préféreraient traiter avec Reagan. Ils se disent qu'un
Président plus faible serait moins porté à la négociation. Vous attendez Gorbatchev à
Rome?
Bettino Craxi :
La date n'est pas encore fixée. Je l'ai vu à
Moscou, l'an passé. Et la Méditerranée ?
François Mitterrand
: J'avais fait une proposition, il y a
quelques années, pour la Méditerranée occidentale...
Bettino Craxi :
On pourrait la relancer. J'en ai parlé aux
Algériens. Ils m'ont dit qu'ils n'avaient pu accepter, car il n'y
avait que des pays membres ou proches de l'Alliance, et eux seuls
comme non-alignés. Ils voudraient que la Yougoslavie en
soit.
François Mitterrand
: Pourquoi pas ?
Bettino Craxi : On
pourrait réunir les pays qui ne sont pas engagés dans un conflit.
François Mitterrand :
C'est une bonne formule.
Bettino Craxi :
Cela concernerait la Méditerranée occidentale,
plus l'Égypte. J'ai l'impression que les Algériens ne poseront pas
le problème du Maroc. On peut commencer avec quatre pays: France,
Italie, Algérie, Yougoslavie.
François Mitterrand
: Les Marocains vont hurler...
Bettino Craxi :
On les invitera dans un second temps, avec
l'Espagne et l'Égypte.
François Mitterrand :
Je suis prêt à m'associer à une démarche de ce
genre. A sortir un peu du jeu des alliances. Ce serait positif.
Nos relations avec tous ces pays sont bonnes. Et Malte ? Ils sont
un peu bavards... Une initiative à quatre ne doit pas se heurter à
un non possumus marocain. Il ne faut pas vexer l'Espagne non plus.
On pourrait imaginer une invitation lancée à cinq au Maroc, à la
Tunisie, à l'Égypte. Je suis d'accord sur cette
perspective.
Bettino Craxi :
L'objectif serait de créer en Méditerranée un
groupe de nations en contact qui s'occuperait de trois ou quatre
problèmes: la Libye, Chypre, le conflit du Proche-Orient... Même de
l'affaire palestinienne, sur laquelle nous n'arrivons même plus à
dire un mot.
François Mitterrand :
Par rapport au monde arabe, les pays européens
que nous citons sont plus ouverts que ceux du Nord, davantage
soumis aux Américains. Si vous voulez reprendre l'initiative en
faisant référence à ma proposition de 1982, en l'adaptant, je suis
d'accord. Nous avons intérêt à réunir les gens autour de questions
concrètes, à sortir le plus souvent possible du problème des
alliances. Sinon, ce sont les deux grandes puissances qui traitent
et qui ont le dernier mot.
Bettino Craxi :
Et l'Europe n'est pas en état de faire autre
chose que des déclarations de principe...
Dimanche 30 novembre
1986
Jacques Chirac évoque à la télévision, dans
l'émission Questions à domicile, la
possibilité d'une réécriture des articles litigieux du projet
Devaquet. Il parle de malentendus.
Lundi 1er décembre 1986
François Fillon, rapporteur de la Commission de
Défense, critique la position de Jacques Chirac sur l'arme tactique
et sollicite une audience du Président.
Recevant Renaud Denoix de Saint Marc, le Président
refuse la nomination, qu'on lui propose à nouveau pour le prochain
Conseil des ministres, du commissaire Pierre Jourdan au poste de
directeur général de la Police nationale : Je
souhaite avoir plusieurs noms. J'ai dit à M. le Premier ministre et
à M. le ministre de l'Intérieur que pour les hauts postes de la
Police, il fallait naturellement des hommes qui aient leur
confiance et aussi la mienne. C'est la sûreté de la République qui
est en cause.
A propos de Jacques Chirac, le
Président me dit : Un faux dur entouré
de faux professionnels.
François Mitterrand inaugure le musée d'Orsay,
consacré au XIXe siècle. Il reste en
compagnie de Valéry Giscard d'Estaing, auquel ce musée doit
d'exister. Tous deux oublient Jacques Chirac dans un coin. A 16 h
40, la visite terminée, le Président sort sur le parvis. Jacques
Chirac, renfrogné, le suit. Sur leur gauche se font entendre des
vociférations et des sifflets : Tonton, tiens
bon ! Dans deux ans, nous votons ! Chirac, Pasqua, en 88 on s'en
souviendra ! La foule est jeune et bruyante. Quelques
pancartes de SOS Racisme flottent au-dessus des têtes. Impassible,
François Mitterrand prend son temps pour
regagner sa voiture. Avant d'y monter, il se tourne vers son
Premier ministre : Il me semble que je suis
sifflé, monsieur le Premier ministre...
- Non, monsieur le Président, rétorque Chirac avec un sourire pincé et un air de défi,
c'est moi que ces jeunes conspuent
!
- Ah, je me disais bien aussi : pourquoi est-ce qu'ils m'en
voudraient ?
Dans la soirée, René Monory, ministre de
l'Éducation, reçoit le président de l'UNEF-ID, Philippe Darriulat,
sans en aviser Alain Devaquet. Il lui annonce que le gouvernement
est prêt à modifier les articles sur les droits d'inscription et la
nature des diplômes.
Mardi 2 décembre
1986
Isabelle Thomas est écartée de la coordination
nationale étudiante.
Matignon confirme : le projet Devaquet sera
amendé. René Monory prend la direction des opérations ; il ne veut
pas donner de lui une image sectaire. Devaquet est furieux.
Jacques Chirac propose
une charte pour la sécurité de l'Europe occidentale : la dissuasion en
Europe nécessite un couplage stratégique entre les deux rives de
l'Atlantique ; celui-ci exige la présence de forces classiques et
nucléaires américaines sur notre continent. C'est une idée de
François Bujon dont je n'ai pas du tout entendu parler.
Vu un ambassadeur de France en poste dans un pays
très sensible du Moyen-Orient, qui me dit avoir reçu l'ordre de
faire passer tous ses télégrammes sous forme de messages au ministre seul. Le Président ne doit pas
savoir...
Mercredi 3 décembre
1986
Avant le Conseil, François Mitterrand suggère à
Jacques Chirac de retirer les dispositions contestées du projet
Devaquet. Le Premier ministre lui annonce qu'il retirera le dossier
à Alain Devaquet.
Le Président reçoit le secrétaire d'État américain
à la Défense, Caspar Weinberger, venu le rassurer sur Reykjavik
:
Le Président :
Je suis heureux de vous voir. J'ai gardé un
bon souvenir des conversations que nous avons eues lors de votre
précédent passage à Paris. Vous avez déjà eu des entretiens avec
les ministres, qui m'en ont parlé.
Caspar Weinberger :
Je suis venu essentiellement pour entendre vos
avis. Pour vous écouter. Le Président Reagan a été très heureux
d'apprendre que j'allais vous voir. Je sais qu'on a éprouvé, en
Europe, une certaine préoccupation après la rencontre d'Islande,
mais je voulais vous dire très nettement que le Président Reagan
n'a jamais envisagé d'accepter un accord qui aurait abouti à une
absence de dissuasion, à abandonner la dissuasion sans solution de
remplacement. J'ai lu, à propos de Reykjavik, des choses... Les
comptes rendus soviétiques étaient faux. Quand il a lu ça, le
Président Reagan s'est demandé si c'était bien de la même rencontre
qu'il s'agissait ! Pendant toute sa carrière politique (et je
travaillais déjà avec lui lorsqu'il était gouverneur de
Californie), le Président Reagan s'est montré attaché à l'idée
d'une réduction des armements nucléaires. Mais, bien sûr, pour
arriver à une parité au moyen d'accords vérifiables.
Il est vrai qu'en Islande il
a envisagé des réductions substantielles. Mais, dans chaque cas,
elles devaient aboutir à de véritables équilibres. L'Union
soviétique voulait qu'il y ait diminution de tous les missiles. Le
Président Reagan était partisan de conserver les moyens
d'une dissuasion nucléaire ; et, de toute
façon, nous aurions gardé des bombardiers B1 et, plus tard, les
bombardiers Stealth. Si l'URSS acceptait une réduction drastique de
ses armes les plus dangereuses, nous aurions un monde plus
stable.
De toute façon, à Reykjavik,
il n'y a eu que des conversations, pas d'accord. M. Gorbatchev
voulait que le Président Reagan renonce à l'IDS. Le Président
Reagan s'y est refusé, c'est sa priorité numéro un. D'autant que,
si un accord permettait de parvenir à une réduction massive des
armes offensives, l'IDS serait plus importante encore.
Dans ces conversations, il
n'a jamais été question de prendre en compte des forces de
dissuasion indépendantes qui ne sont pas concernées, et nous
souhaitons au contraire qu'elles soient maintenues et développées.
Mais peut-être voulez-vous me poser des questions ? J'ai déjà trop
parlé...
Le Président :
Je n'ai pas de questions spéciales à vous
poser. J'ai déjà reçu, peu de temps après Reykjavik, un envoyé du
Président Reagan. L'important, maintenant, est de savoir comment
vous envisagez la suite.
Caspar Weinberger :
Nous avions espéré la venue de M. Gorbatchev à
Washington en 1986. Il l'avait promis, mais il ne tiendra pas sa
promesse. Pour autant, la négociation n'est pas achevée. A Genève,
nous avons des entretiens. Pendant ce temps-là, le
déploiement des euromissiles se
poursuit en Europe. Nous continuons la
fabrication de nos bombardiers les plus modernes, ainsi que de nos
nouveaux missiles pour sous-marins. Néanmoins, nous continuons bien
sûr à souhaiter un accord, je veux dire un véritable accord,
comportant des réductions, et non pas seulement un accord du type
des SALT, qui permettaient en fait un accroissement du nombre des
armes.
Le Président :
Pour ce qui concerne le principe d'une
réduction sensible des armements nucléaires, c'est fort bien. Le
problème est de savoir à quel niveau une telle réduction
commencerait à dégarnir notre défense. Mais la marge est grande...
Il nous faudrait préserver la dissuasion nucléaire : c'est
indispensable. Mais elle n'a nul besoin d'être assurée par des
milliers de missiles ; il faut trouver un chiffre raisonnable, car,
voyez-vous, nous n'avons toujours pas de stratégie de remplacement.
Mais quand j'entends parler d'une réduction de 50 % du nombre de
vos missiles stratégiques, cela ne me pose pas de problème.
Le problème est d'améliorer les techniques de contrôle, et là,
l'URSS est loin de faire ce qu'il faut et
d'accepter ce qu'il faut.
Pour ce qui concerne les
armes nucléaires américaines en Europe et ce que l'on appelle
l'option zéro, il faut savoir ce que l'on met dedans : les forces
nucléaires intermédiaires, mais aussi les armes nucléaires à courte
portée (qui peuvent nous atteindre aussi) ? D'autre part, quel est
le mode de contrôle ?
Caspar Weinberger : Pour
ces armes, les Soviétiques demandaient le gel. Mais c'est parce qu'ils en ont plus que nous. C'est
inacceptable. Donc, il faudrait rééquilibrer avant d'accepter une
réduction du niveau, accompagnée d'un accord
vérifiable.
dique dans le domaine du
remplacement du nucléaire. Nous autres Européens, sans rejeter le
principe ni la perspective d'armes défensives dans l'espace, nous
sommes obligés de constater qu'il subsistera, dans la meilleure des
hypothèses, un hiatus de dix à quarante ans. Aussi sommes-nous sans
stratégie de rechange pour une ou deux générations.
Si, plus tard, un chapelet de
satellites permettant une défense efficace dans l'espace peuvent
être réalisés, le problème sera différent. Mais, même en portant le
regard sur l'avenir, nous avons encore, pour un demi-siècle
environ, à maintenir notre indépendance dans la paix.
Caspar Weinberger :
Personne ne songe à abandonner les moyens de
notre défense. Quant aux perspectives d'avenir que vous rappelez,
elles interviendront avant quarante ans. Nous poursuivons cette
recherche ; chaque année semble apporter davantage de percées
scientifiques ou technologiques ; désormais, il nous
faudrait simplement des moyens beaucoup plus considérables pour
faire concrètement ce que nous savons déjà faire, le problème
principal restant celui de l'informatique.
Nous sommes très optimistes, nous devrions atteindre nos objectifs
plus tôt que prévu.
Le Président Reagan
souhaiterait que je vous dise quelques mots à propos de l'Iran. Je
vous sais gré de la courtoisie dont vous faites preuve en ne
m'interrogeant pas à ce sujet...
Le Président :
Je ne vous en ai pas parlé. Ce sont des
problèmes de conscience que je peux comprendre. Nous avons
nous-mêmes nos otages et l'Iran, bien sûr, en est principalement
responsable.
Caspar Weinberger :
L'Iran pose un problème stratégique très
important et nous espérons depuis longtemps qu'il sera possible de
retrouver dans ce pays un gouvernement plus rationnel. On a dit au
Président Reagan : quelques éléments rationnels, dans ce pays,
souhaitent rétablir les relations. Le Président a pensé qu'il y
avait là une possibilité utile, même si elle comportait des
risques. C'était une ouverture vers la solution d'un problème grave
et immuable depuis huit ans, depuis la chute du Shah. C'est
pourquoi il y a eu quelques livraisons d'armes défensives,
d'ailleurs pas très modernes.
Mais je dois en convenir :
les renseignements donnés au Président Reagan étaient mauvais. Les
Iraniens dont il était question ne voulaient que des armes. En
fait, il n'y a plus d'Iraniens modérés encore vivants en Iran. Ce
qui a été tenté par le Président Reagan l'a été pour des motifs
louables, même si cela n'a pas eu les résultats
escomptés.
Le Président :
C'est le problème des États terroristes qui
inspirent certaines actions ou qui les cautionnent. C'est vrai qu'à
plusieurs reprises j'ai eu à m'occuper de très près de ce problème.
On m'a fait comprendre que si la France consentait à certaines
concessions, eh bien, on me laissait entendre que nos otages
pourraient être libérés. C'est donc bien qu'il y a un lien direct
entre la diplomatie iranienne et le terrorisme. On m'a demandé de
changer du tout au tout ma politique à l'égard du monde arabe : ce
n'était pas réalisable ; d'intercéder auprès du Koweït, qui est un
État souverain ; de régler les contentieux financiers entre la
France et l'Iran ; de libérer cinq assassins 214
emprisonnés en France : telles étaient les
conditions initiales, mais, dans ce dialogue ambigu, les Iraniens
posaient des conditions excessives et irréalisables. Ils
demandaient trop ! Tout cela émanant d'une révolution qui ne
présente aucune garantie, c'est impossible ! J'ai vécu cela de très
près. C'est vrai que le sort et l'évolution de l'Iran sont
importants pour le reste du monde, il nous faut éviter que
l'intégrisme religieux ne gagne de proche en proche le
Moyen-Orient, le Proche-Orient, le Maghreb. Mais vous l'avez dit
vous-même : à qui parler ? Toute main tendue est aussitôt retirée.
Ce qu'il faut, c'est rester intransigeant sur les
principes.
Caspar Weinberger :
Le Président Reagan voulait faire cette
tentative, c'est un homme qui a du cœur, il est très sensible au
drame des otages. Quant au rôle d'Israël, il a été bizarre. Israël
s'est comporté en grossiste, en intermédiaire, en alourdissant la
facture et en poursuivant ses propres desseins. Nous essayons
d'aider les contras, mais nous voulons le faire légalement, sur la
base d'une autorisation du Congrès. Si les choses se sont passées
comme on l'a dit, il devra y avoir des sanctions.
Monsieur le Président, je
voudrais vous signaler aussi que le Président Reagan a nommé M.
Carlucci comme conseiller pour la Sécurité nationale. C'est un
homme très compétent, très remarquable, c'est mon ancien adjoint,
je suis très reconnaissant au Président Reagan de l'avoir désigné.
C'est une chance qu'il ait bien voulu renoncer à ses activités
privées. D'autre part, le Président Reagan a accepté de déclencher
trois enquêtes...
Le Président:
C'est la démocratie. Ce sont les lois de la
politique intérieure. Nous comprenons, mais ilfaut que vous sachiez
que vous avez vos amis à l'étranger. Ils n'ont pas intérêt à voir
l'autorité du Président affaiblie. Le Président Reagan est encore
là pour deux ans et il convient qu'il puisse continuer de
bénéficier de l'autorité qu'il a acquise et qui est grande. La
marche générale de l'Alliance ne doit pas être entravée. Elle
dépend beaucoup de lui. J'aimerais que vous transmettiez ce message
au Président Reagan, ainsi que mon souvenir personnel.
Caspar Weinberger : Nous
avons conservé un très fort souvenir de votre passage à New York,
le 4 juillet dernier, et nous nous réjouissons, à Washington, de
vous revoir. Je vais me rendre à la réunion des ministres de la
Défense de l'OTAN. D'ici quelques jours, M. Shultz se rendra à
celle de l'Alliance, et nous espérons ensuite qu'il y aura un
retour à la normale. Revenir à la normale, c'est se préoccuper
d'augmenter le budget de la Défense. Je félicite d'ailleurs à ce
sujet le ministre français de la Défense...
Le Président :
C'est vrai, nous avons fait un
effort...
Caspar Weinberger :
Le consensus qui existe en France nous
stupéfie. Chez nous, nous avons des discussions sur tout. Mais
votre ministre de la Défense s'est très bien débrouillé, peut-être
allons-nous le prendre comme consultant !
Le Président :
J'ai quand même des difficultés, mais je ne
les exporte pas !
Caspar Weinberger :
Je suis content de voir que votre ambassadeur
à Washington, M. de Margerie, est là. Nous avons en lui un
excellent ambassadeur à Washington.
Le Président :
J'ai le plaisir de le voir ce matin. Monsieur
le ministre, ma porte vous sera toujours ouverte.
Ainsi, Franck Carlucci remplace John Pointdexter :
voici à la Maison Blanche un nouveau conseiller pour la Sécurité,
le cinquième de mes interlocuteurs depuis 1981 après Richard Allen,
William Clark, Bud McFarlane et John Pointdexter.
A L'Heure de vérité,
sur Antenne 2, Michel Rocard réaffirme sa ferme
intention d'être candidat. Mais il évoque pour la première
fois des circonstances imprévisibles ou
exceptionnelles qui pourraient le
conduire à retirer sa candidature.
François Mitterrand :
Mais qu'il se présente ! Moi, je n'irai
pas.
La CNCL élit en une heure les nouveaux présidents
de l'audiovisuel. Claude Contamine remplace Jean Drucker à
Antenne 2. René Han remplace Jeanine
Langlois-Glandier à FR3. Henri Tezenas
prend RFI. Roland Faure remplace
Jean-Noël Jeanneney à Radio-France. On
nous rapporte que la CNCL ne connaissait pas l'orthographe de
certains noms parmi ceux qu'on lui a enjoint de « choisir
»...
Jeudi 4 décembre
1986
Plusieurs centaines de milliers de personnes
manifestent à Paris aux Invalides et dans les principales villes de
France pour le retrait total du projet Devaquet.
A 19 h 30, une délégation d'étudiants est reçue
par René Monory et Alain Devaquet. Échec total.
Pendant ce temps, les étudiants crient sur
l'esplanade des Invalides : « Mamie Vaquet,
les étudiants ne te disent pas merci ! », « T'as le ticket fric,
t'as le ticket fac ! », « 1936-1986, les grèves qui font aimer la
grève ! », « La grève, c'est un peu d'air et d'abord un sourire !
», « CRS avec nous ! », « Vos enfants sont étudiants !
»
Lorsque les délégués étudiants rendent compte de
leur entrevue de quarante-cinq minutes avec le ministre de
l'Éducation — il n'est pas question de retirer le projet Devaquet
—, des incidents éclatent sur le pont Alexandre-III et aux
Invalides. Tirs tendus de grenades lacrymogènes. 41 manifestants
hospitalisés ; l'un a la main arrachée, l'autre perd un oeil. 20
policiers blessés.
Vendredi 5 décembre
1986
A Londres, Sommet européen à partir de 13 heures.
Comme il y a cinq ans, à Lancaster House. Premier cas de répétition
depuis 1981. La boucle semble bouclée : j'aurai tout vu.
On règlera Eurêka ; on discutera le rapport Delors
sur les finances de la Communauté ; on lancera Erasmus.
A Paris, à 10 heures, Conseil interministériel à
Matignon sur le projet Devaquet. René Monory refuse de céder.
Maintien de la totalité du projet. Jacques Chirac est d'accord et
autorise René Monory à intervenir à la télévision à 20
heures.
A 13 h 45, Jacques Chirac nous rejoint à Londres.
Édouard Balladur assure l'intérim. Alain Devaquet veut
démissionner. Environ 300 000 étudiants, place de la République,
réclament le retrait du projet de loi Devaquet.
A 17 h 30, le Premier ministre téléphone à Édouard
Balladur. Il passe son temps à gérer la crise étudiante au
téléphone. Il décide de rentrer à Paris.
A 20 heures, René Monory
déclare à la télévision : Le Premier ministre
m'a demandé de prendre directement en main le dossier
universitaire. J'ai l'intention de le faire à ma manière et à mon
rythme.
Samedi 6 décembre
1986
Dans la nuit d'hier, un jeune étudiant de
vingt-deux ans, Malik Oussekine, a trouvé la mort, rue
Monsieur-le-Prince, dans le 6e
arrondissement de Paris. Deux policiers des escadrons motocyclistes
se sont acharnés sur lui. Le choc de cette mort étouffe toutes les
violences.
Ce sont les enfants du rock
débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de
Coluche et Renaud, nourris de soupe infra-idéologique cuite au
show-biz, ahuris par les saturnales de Touche pas à mon pote, et,
somme toute, les produits de la culture Lang (...). C'est une
jeunesse atteinte d'un sida mental, écrit Louis Pauwels dans Le Figaro
Magazine de ce matin.
Alain Devaquet remet sa démission, qui n'est pas
acceptée par Jacques Chirac.
Une manifestation de deuil et de protestation
rassemble à nouveau plusieurs dizaines de milliers d'étudiants et
de lycéens de la Sorbonne à la place d'Italie. Affrontements avec
les forces de l'ordre. La manifestation dégénère au quartier
Latin.
A Londres, petit déjeuner entre François
Mitterrand et Helmut Kohl :
Le Président :
Jacques Chirac vous a parlé des troubles
monétaires en France. Il y a de l'inquiétude. Mais la France a des
réserves importantes. Depuis les élections et la dévaluation, le
surplus est néanmoins en train de fondre. Il n'y a pas péril
extrême, mais une tendance importante. La monnaie, c'est
psychologique... [Il passe à un tout autre sujet :]
Il est très important d'aider l'Égypte. Elle
est la clé du monde arabe. La vallée du Nil appartient à cinquante
familles. Partout où la terre est monopolisée par des grandes
familles ou par l'État, il y a révolution. Pas là où le capitalisme
est monopolisé par les hommes... La démocratie se développe avec la
propriété privée de la terre. Avoir son sol, c'est être
libre. Les révolutions ne se font que par l'alliance des paysans et des militaires. La propriété privée,
contrairement à ce que prévoit Marx, interdit la révolution. C'est
pourquoi il y aura une révolution en Russie, car ils ont fait de
grandes propriétés d'État.
Kadhafi est obligé de mettre
une sourdine à ses projets. Je l'avais prévenu qu'au sud du
12e
parallèle ce serait la guerre.
En Iran, la révolution veut
s'établir. La succession de Khomeyni est ouverte. Quel clan
l'emportera ? Si on se fie à l'Histoire, on va vers un pouvoir
modéré à l'intérieur et dur à l'extérieur. Cela ne durera pas cinq
ans. Sauf si l'Iran bat l'Irak. Alors, ce sera l'armée qui dominera
la vie politique iranienne.
Le Conseil européen souhaite l'adoption rapide
d'Erasmus. Les chefs d'État et de gouvernement ont confié à Jacques
Delors la mission de faire avancer les dossiers les plus délicats,
notamment en matière agricole. Le Sommet a accepté le principe
d'une « action concertée » contre le terrorisme.
En fin d'après-midi, retour à Paris. Discussion
avec le Président, dans l'avion, sur la crise étudiante. On examine
toutes les éventualités : intervenir ? aller voir les blessés, dont
les policiers ? Demander le retrait du texte ? Pour François Mitterrand, il serait
pour nous très dangereux d'aller trop loin, car la situation peut
se retourner en faveur du pouvoir, comme en Mai 68.
Je ne suis pas de son avis. A mon sens, la seule
chose que les Français attendent, c'est le retour au calme. La
seule façon de l'obtenir est le retrait total du texte. Dans une
circonstance voisine, il y a deux ans, le Président a demandé au
Premier ministre de le faire. Raison de plus, aujourd'hui, après
mort d'homme. Je lui suggère de convoquer Jacques Chirac dans la
nuit et de lui conseiller de retirer le texte. Si la situation
s'aggrave, le Président pourrait exiger un tel retrait. Tout autre
geste aujourd'hui serait vain.
Le Président :
Les Français n'aiment pas l'agitation. Le
réflexe sécuritaire profite toujours à la droite. Je n'oublie pas
qu'après un Mai 68 il y a un Juin 68.
Arrivée à Paris. Dîner avec Felipe Gonzalez.
A 21 heures, Jacques Chirac demande à être reçu
par le Président.
A 21 h 30, le Premier
ministre arrive, souriant, dans mon bureau : Les
manifs vont s'effondrer. Voilà ce qui arrive
quand on récupère un mouvement ! Les étudiants, il suffit de leur
payer un journal pour les tenir. La coordination est dirigée par
des trotskistes. Et, m'a dit Isabelle Thomas, par des étrangers
! (Vérification faite, Isabelle Thomas n'a jamais parlé de
cela avec lui.)
François Mitterrand fait entrer Jacques Chirac
dans son bureau. Il ne lui demande pas le retrait du texte,
seulement celui des points litigieux. Le Premier ministre reconnaît
que le Président le lui a déjà suggéré mercredi dernier. Il accepte
de retirer trois titres sur les quatre de la loi : Mais je ne peux pas retirer tout, à cause de ma
majorité...
François Mitterrand :
Il n'y aurait pas de honte à cela. Moi-même,
en 1984, j'ai dû m'y résoudre face à la pression de la rue, au plus
fort de la guerre scolaire.
Chirac parti, Jean-Louis Bianco et moi rédigeons
avec le Président un communiqué : La cohésion
nationale doit passer avant toute chose. Je donnerai tort, et le
pays avec moi, à quiconque usera de violence.
A 23 heures, le
Président reçoit Pierre Joxe et lui demande de ne pas être,
à l'Assemblée, à la pointe du combat contre le texte : Il ne faut pas donner le sentiment de jouer la
politique du pire.
A chacun de ses amis qui l'appellent pour le
pousser à l'épreuve de force avec la droite sur l'affaire étudiante
le Président répond la même chose :
Vous avez tort. Le réflexe sécuritaire ne
profiterait pas à la gauche.
Dimanche 7 décembre
1986
Lors d'un grand meeting célébrant le dixième
anniversaire du RPR, Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur,
proclame : Oui, nous tiendrons ! Tenez-vous
prêts, si les événements le nécessitent, à défendre avec nous la
démocratie et la République !
Jacques Chirac prononce également un discours
plutôt musclé. Le Premier ministre se
déclare favorable au dialogue avec les jeunes et espère que les
événements ne dégénéreront pas dans une violence que chacun ne peut
que condamner et qui s'est déjà trop développée. Il refuse toujours
de retirer l'ensemble du texte. René Monory menace d'ailleurs, dans
ce cas, de démissionner.
A 17 h 30, Jacques Chirac entend Alain Madelin,
venu lui conseiller de retirer le texte. Pierre Méhaignerie le lui
demande aussi. Mais René Monory ne veut rien savoir, et Chirac est
d'accord avec lui. Charles Pasqua redoute les obsèques de Malik
Oussekine et souhaite lui aussi le retrait du texte.
La coordination nationale étudiante appelle à une
journée de deuil pour demain, à de nouvelles manifestations et à
une grève générale pour mercredi prochain, mots d'ordre auxquels se
rallie la CGT.
Lundi 8 décembre
1986
François Léotard demande à Jacques Chirac de
retirer le projet, en le menaçant de démissionner : Nous ne cautionnerons pas cette dérive conservatrice et
autoritaire.
Le Premier ministre reçoit ensuite Edmond Maire,
qui lui annonce une grande mobilisation ouvrière pour
mercredi.
Jacques Chirac réunit un Conseil interministériel.
Édouard Balladur a changé d'avis et reconnaît qu'il faut retirer le
texte. Le projet Devaquet est retiré. La démission du ministre
délégué est acceptée.
A 12 h 40, Jacques
Chirac annonce le retrait : Aucune
adaptation, si nécessaire soit-elle, ne peut être menée à bien sans
une large adhésion de toutes les parties intéressées, notamment
étudiants et enseignants. Elle ne peut se faire aussi que dans le
calme. Il apparaît clairement que tel n'est pas le cas aujourd'hui.
Les manifestations en cours, avec tous les risques de violence et
les dangers qu'elles comportent pour tous, en sont la preuve. C'est
pourquoi j'ai décidé de retirer l'actuel projet de
loi.
Mort en détention d'Anatoli Martchenko, un des
dissidents russes les plus farouches et les plus fameux.
Déjeuner avec François
Mitterrand : Jacques Chirac a bienfait
de retirer le texte. C'était un acte difficile, mais inévitable. Il
l'a fait ; il a eu raison. Il fallait que cela vienne de lui. Si
c'était venu trop visiblement de moi, il aurait pu y avoir un effet
boomerang catastrophique. La politique consiste parfois à faire
faire ce qu'ils veulent par ses adversaires.
Dans l'après-midi, visite à la famille Oussekine,
dans une HLM de Meudon-la-Forêt. Je suis frappé de la dignité, de
la sérénité de la vieille dame et des deux jeunes filles qui nous
reçoivent.
Mardi 9 décembre
1986
Jacques Chirac renonce à la session extraordinaire
du Parlement sur le Code de la nationalité et sur les prisons
privées.
Un ministre important, déjeunant avec moi, résume
ainsi la situation :
Sur Jacques Chirac : Il a
tort de ne faire que de la politique étrangère. Cela ne lui
rapporte rien. Et il ne gouverne pas. Il ne cherche pas les voix de
Le Pen. Ça, je ne peux le lui reprocher. Il n'a simplement pas de
stratégie. Le gouvernement n'a aucune coordination : les ministres
n'ont été réunis qu'une fois en neuf mois ! Nous ne nous voyons que
le mercredi matin, chez le Président. Tout est donc entre les mains
de son cabinet. Ulrich ne s'occupe que des relations avec l'Élysée.
Pour le reste, chaque conseiller technique est le maître. Et ce
sont tous des ultras : il y a des recteurs Durand à tous les étages
! Quand je négocie avec les syndicats dans mon secteur, j'envoie
mon texte au conseiller. Il suffit alors que le moindre
sous-responsable du CNPF lui téléphone pour qu'il le durcisse. Si
j'essaie de demander à Chirac un arbitrage, il m'est impossible de
l'avoir au téléphone et il me faut quinze jours pour avoir un
rendez-vous. Et si je lui écris, il passe ma lettre à un
conseiller, qui classe ! C'est vrai pour tous les ministres,
sauf Balladur.
Sur le projet de Code de la nationalité :
Chalandon veut le retirer
définitivement.
Sur la crise étudiante : Jacques Chirac s'est senti lié par la plate-forme
électorale. Il n'a changé d'avis que lundi
matin, quand Maire lui a annoncé une grande mobilisation ouvrière
pour mercredi. Ce n'est pas Léotard, c'est Maire qui l'a convaincu.
Les militants RPR étaient déjà en train de préparer des meetings
d'explication de la loi Devaquet ! Ils sont perdus. Jacques Chirac
aurait dû procéder à un remaniement tout de suite. Maintenant,
c'est trop tard, Le Pen va tout récupérer.
Sur Édouard Balladur : Chirac
a toujours eu besoin d'un gourou, mais là, il a été déçu. Balladur
voulait passer en force et Chirac ne l'a pas suivi.
Sur Charles Pasqua : Ce n'est
pas un méchant. Il a été le premier à demander le retrait de la
loi. Il m'a dit, en parlant de l'UDF: « Je préférerais m'entendre
avec les socialistes plutôt qu'avoir à travailler avec ces gens-là.
»
Sur René Monory : Il est
discrédité. Le seul qui a du poids au CDS, c'est Méhaignerie.
Monory est un faux dur.
Sur François Léotard : Ce
n'est qu'un tout petit politicien.
Sur lui-même : Je n'ai pas
voulu aller à l'anniversaire du RPR. Je me tiens à l'écart. Je
soutiens Chirac, sans trop m'impliquer. Un jour, le RPR sera à
prendre et deviendra un parti de centre gauche, perdant sa droite,
qui ira vers Le Pen.
Sur 1987 : Je suis très
inquiet, nous allons avoir 200 000 chômeurs de plus et des crises
violentes dans les chantiers navals, la sidérurgie et
l'agriculture.
Sur François Mitterrand : C'est un très grand monsieur. Il sera candidat, sera
réélu, gardera l'Assemblée et gouvernera avec le centre,
c'est-à-dire le RPR. Je reconstruirai l'opposition.
Manifestation (« Plus jamais
ça ! ») à la mémoire de Malik Oussekine.
Bernard Pons est à Nouméa. Rupture avec le
FLNKS.
Le directeur de la DST arguë du « secret défense »
pour ne pas répondre aux questions du juge Michaud sur le faux
passeport d'Yves Chalier. Pierre Verbrugghe propose sa démission au
Président ; il ne veut pas couvrir cela. François Mitterrand lui
demande de rester encore.
Jean-Louis Bianco
proteste auprès de Jean-Bernard Raimond à propos du filtrage des
informations à destination du Président. Il lui rappelle qu'il a
déjà eu l'occasion de signaler que des télégrammes importants
n'avaient pas été transmis comme ils auraient dû l'être à la
Présidence de la République. Or, la même situation s'est répétée.
Il remontre qu'il serait normal que la Présidence fût destinataire,
comme cela a toujours été le cas dans le passé, des notes
concernant les principaux événements internationaux ou les
échéances importantes pour la politique étrangère de la France. Il
demande que soient clarifiées et améliorées les règles qu'il
convient de mettre en œuvre pour que notre pays n'ait qu'une seule
politique étrangère.
François Mitterrand,
invité d'Europe 1, à propos de la
cohabitation, se pose en juge arbitre et se déclare sur la même
longueur d'ondes que les étudiants.
Mercredi 10 décembre
1986
Le chômage touche 2 574 000 personnes. Ils ne font
pas mieux...
Avant le Conseil des ministres, Jacques Chirac,
l'air sombre, évoque devant le Président l'hypothèse d'un
remaniement ministériel important. François
Mitterrand : Cela ne sert jamais à
rien.
Au Conseil sont abordées les ordonnances de
Philippe Séguin sur l'emploi des jeunes et sur le temps de travail.
François Mitterrand ne s'engage pas à les signer. Ce qui, il y a
six mois, aurait provoqué une grave crise passe aujourd'hui presque
inaperçu.
300 000 manifestants à Paris à la mémoire de Malik
Oussekine.
Jeudi 11 décembre
1986
Dissolution de la coordination étudiante qui
s'était créée contre le projet Devaquet.
Adoption définitive de la loi Méhaignerie sur le
logement.
Le colonel Kadhafi lance une offensive dans le
Tibesti.
Vendredi 12 décembre 1986
Le conseil d'administration de TV6 décide d'être
candidat à sa propre succession, malgré les doutes de Marcel
Bleustein-Blanchet.
Le Président ne signera pas l'ordonnance sur
l'aménagement du temps de travail, mais signera probablement celle
sur la réforme de l'ANPE.
A Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères
et de la Défense de l'OTAN souscrivent sans réserve à l'élimination
des armes intermédiaires soviétiques et américaines — l'option zéro
pour les FNI. Mais les alliés des États-Unis, insistant sur le
maintien des armes nucléaires américaines à courte portée,
s'opposent à une deuxième option zéro. A mon avis, les Pershing II
ne garantissent pas le couplage États-Unis-Europe, que rien,
d'ailleurs, ne peut garantir infailliblement. Mais leur retrait ne
peut qu'accroître et non réduire l'incertitude sur le couplage.
Surtout si, simultanément, les Américains continuent à parler de
retrait des troupes américaines stationnées en Europe. Je suggère
au Président de demander à chaque candidat américain et au futur
Président, non pas de « garantir » la protection américaine, mais
du moins de réaffirmer l'importance vitale de l'Europe pour la
sécurité américaine.
Une partie de l'Administration américaine sortante
(Weinberger, Pearl, Abrahamson) s'acharne contre tous les accords
de maîtrise des armements et contre le traité ABM. Weinberger et
Pearl tentent de convaincre Reagan de reconnaître la légitimité de
l'interprétation large du traité ABM (ce qui supprimerait toute
entrave aux expériences IDS) et de décider le déploiement de l'IDS
dès 1993. Aucun responsable américain n'a pu citer de percée
technologique qui justifie cette accélération du déploiement. La
technologie des lasers de puissance et des faisceaux de particules
n'est pas mieux maîtrisée qu'en 1983. Ce qui peut être déployé, ce
sont des missiles antimissiles non nucléaires autour des silos
terrestres et, peut-être, quelques armes très rapides dans l'espace
: de quoi détruire les missiles adverses dans leur phase terminale,
protéger les silos et donc les armes, en aucun cas les populations
ou les villes. Ce n'est donc pas un moyen de protéger l'Amérique
contre une attaque nucléaire russe. Mais cela risque de pousser
l'Amérique au repli et à l'oubli de ses alliés. Les risques qui en
découlent sont suffisamment graves pour que les Européens
rappellent solennellement aux États-Unis leur attachement au traité
ABM.
Hubert Védrine propose aussi d'écrire au Président
des États-Unis, dans les prochaines semaines, sur ce sujet.
Lundi 15 décembre
1986
A la suite de la rupture de Goukouni Oueddeï avec
le colonel Kadhafi, une alliance tactique est conclue entre lui et
Hissène Habré.
Cette semaine, pour la première fois, on ne nous a
plus demandé le départ de Pierre Verbrugghe ! Parce qu'on sait
qu'il a décidé de partir de son plein gré. Pas question cependant,
pour le Président, d'accepter Pierre Jourdan pour le remplacer. Il
serait disposé à accepter Yvan Barbot.
Mardi 16 décembre
1986
Les ministres de l'Agriculture des Douze décident
une nouvelle réduction de la production laitière, une baisse des
quotas et des prix de la viande bovine, ainsi que le déstockage
d'un million de tonnes de beurre.
Mercredi 17 décembre
1986
Avant le Conseil, François Mitterrand confirme à
Jacques Chirac qu'il ne signera pas l'ordonnance sur l'aménagement
du temps de travail. Chirac paraît fou de rage, mais ne dit
rien.
Bernard Pons rend compte au Conseil des ministres
de son voyage en Nouvelle-Calédonie : J'ai
constaté en Nouvelle-Calédonie une inquiétude chez les loyalistes,
un durcissement chez les proches de l'extrême droite. Nous devons
prendre acte de la rupture du dialogue voulue par le FLNKS alors
que le gouvernement a multiplié les ouvertures. Nous devons
maintenir le dialogue avec les indépendantistes modérés du
LKS.
Jacques Chirac : Les indépendantistes modérés sont
horrifiés par le comportement du FLNKS, dont
les dirigeants renient toutes leurs traditions et leurs racines.
Ils sont manipulés et financés par la Libye et l'URSS. On leur
a donné beaucoup trop de place dans la concertation. C'est
vrai du précédent gouvernement et même de
celui-ci. Ils veulent faire de la Nouvelle-Calédonie une sous-Libye
du Pacifique !
Raymond Barre est au plus haut dans les
sondages.
A la suite de la nomination, hier, d'un Russe à la
tête de la république du Kazakhstan, de graves émeutes à caractère
nationaliste éclatent à Alma-Ata. Mikhaïl Gorbatchev pense en
termes d'homo sovieticus. Pour lui, le problème des nationalités
n'existe pas.
Jeudi 18 décembre
1986
Jacques Chirac annonce un plan d'aide à
l'agriculture de 2 milliards.
A la SNCF, une grève éclate pour des questions
salariales. Elle s'étend progressivement à l'ensemble du
réseau.
Vendredi 19 décembre
1986
A la suite de l'offensive libyenne dans le
Tibesti, violents combats dans le nord du Tchad entre les forces
libyennes et les partisans de Goukouni Oueddeï, soutenus par
l'armée régulière venue de N'Djamena. L'écrasement de la résistance
tchadienne est à craindre. Devant ce risque, Hissène Habré demande
à la France d'en faire plus — au minimum un parachutage de
carburant et de vivres.
Le Premier ministre et le ministre de la Défense
sont d'avis d'accepter cette demande. Le Président est réticent à
cause des risques d'engrenage.
Samedi 20 décembre
1986
L'ancien ministre des Affaires étrangères de 1981,
Claude Cheysson, devenu commissaire
européen, suggère à François Mitterrand une initiative sur
l'agriculture mondiale. Il a vu Jim Baker le 8 décembre, à
Washington, pour lui dire la nécessité de donner aux habitants du
monde rural l'assurance d'un avenir convenable, sans nouvel exode
vers les villes. Cheysson pense que la négociation du GATT à Genève
sera par nature livrée aux experts, et qu'elle comportera un
marchandage au cours duquel tous les problèmes seront mêlés :
industrie, services, agriculture... Personne ne prendra à son
compte l'intérêt du monde rural et la protection de sa spécificité.
Il propose donc de préparer l'opinion à un accord de limitation des
produits, de montrer qu'il y a des surplus structurels agricoles au
Nord, et que les choses iront en empirant en raison des gains
constants de productivité. Si l'on n'y prend garde, cela aura au
Nord des conséquences dramatiques sur le mode de vie rural. Baker,
dit-il, admet que le Sommet des pays industrialisés de Venise
pourrait être l'occasion d'en débattre, mais les États-Unis, qui
seront entièrement occupés par la campagne présidentielle dès la
fin de 1987, ne peuvent s'en préoccuper.
Cheysson suggère donc de susciter un dialogue, et,
à cette fin, de charger quelques personnes indépendantes de
préparer un mémorandum pour les deux Présidents des États-Unis et
de la Communauté. Ce mémorandum serait ensuite transformé par les
sherpas en un très bref document
destiné au Sommet de Venise. Pour lui, il renviendrait à la
Commission, dont il fait partie, d'émettre une telle proposition,
mais elle ne le peut pas. Il suggère donc à François Mitterrand de
demander qu'un bref rapport soit préparé pour Venise par deux
personnalités européennes, l'une de droite, l'autre de gauche, et à
deux Américains, l'un démocrate, l'autre républicain, sur
l'ensemble des problèmes sociologiques, économiques et techniques
du monde rural.
Cette bonne idée restera sans suite. Dommage
!
Infatigable acteur et observateur passionné,
Claude Cheysson ne cessera jamais de surprendre par la jeunesse de
son regard sur le monde.
L'Assemblée adopte diverses dispositions d'ordre
social, dont le projet Séguin sur l'aménagement du temps de travail
et la loi sur les procédures de licenciement.
Mardi 23 décembre
1986
En tête à tête, le Président interroge Jacques
Chirac sur le lancement d'une nouvelle négociation sociale globale,
un nouveau Grenelle, que viennent d'annoncer les médias. Le Premier
ministre déclare que c'est totalement faux, qu'il s'agit d'une
invention de journalistes.
Au Conseil des ministres, avancé en raison des
fêtes de Noël, l'atmosphère est curieusement détendue après les
événements de la semaine dernière. Il y a un échange assez
significatif entre le Premier ministre et André Giraud à propos des
réfugiés du Surinam en Guyane :
Le Premier ministre :
Je me demande s'il ne serait pas bon d'avoir
un commandement militaire autonome en Guyane alors que le colonel
qui est actuellement en charge dépend des Antilles.
André Giraud, très sec :
Ce n'est pas la question. Le seul problème qui
se pose est d'ordre logistique.
Le ton sur lequel le ministre de la Défense répond
au Premier ministre me sidère.
André Rossinot se lance
dans un long exposé-bilan de la session parlementaire, d'un ton
très stakhanoviste : On a fait cinquante-neuf
fois ceci, etc. Lorsqu'il déclare : On
a bien appliqué la plate-forme,
l'affirmation ne suscite pas d'enthousiasme. Lorsqu'il annonce
qu'il n'y a pas eu de changement de rythme dans l'action
gouvernementale, les sourires sont nombreux. Enfin, lorsqu'il
souligne que l'absence de session extraordinaire prouve la sérénité
du gouvernement, les rires fusent.
Grève à la RATP, qui vient s'ajouter à celle de la
SNCF.
La situation au Tchad s'aggrave. A l'issue du
Conseil des ministres se tient dans le bureau du Président une
réunion avec Jacques Chirac, André Giraud, le général Forray et
Jean-Louis Bianco. Le Président ouvre la
discussion : J'ai reçu de Hissène Habré une
demande d'intervention militaire de la France au nord du
16e
parallèle. J'ai voulu vous en saisir aussitôt
pour en délibérer. Je dois vous dire que cette demande ne modifie
pas ma réaction instinctive, qui est celle que je vous ai déjà
exposée. Nous n'avons pas d'accord de défense avec le Tchad.
[Il a été dénoncé par Jacques Chirac en 1976.] Mais il n'en demeure pas moins que nos intérêts sont en
cause. [Il demande au général Forray de faire le point de la
situation militaire, puis reprend :] Sommes-nous en mesure d'engager une guerre sur ce terrain
cent fois connu, mais qui ne nous a pas laissé un bon souvenir ?
Est-ce que la France va apprendre que nous sommes engagés (avec des
succès, mais aussi des échecs et des morts) ? Pouvons-nous en
revanche supporter de ne pas venir plus directement en aide à un
gouvernement ami ? Il faut avoir en tête des idées simples : les
Libyens sont plus forts que les Tchadiens, les Libyens sont moins
forts que nous.
André Giraud évoque
plusieurs possibilités qui méritent discussion
: ravitailler la colonne de secours de Hissène Habré ; donner plus
de matériel pour aider une guérilla légère ; installer une base
logistique près du 16e parallèle, à
l'ouest.
Le Président n'est pas
hostile à cette dernière idée : On pourrait
aussi s'interroger sur l'idée de remonter notre ligne rouge, mais
je ne vois pas l'intérêt de modifier ce qui a été décidé et que
connaissent les chefs d'État africains.
André Giraud évoque la possibilité de détruire le
radar de Faya, qui est tombé entre les mains des Libyens.
Le Premier ministre :
Je ne suis pas favorable à ce que nous nous
engagions dans une opération de guerre au nord du
16e
parallèle. Pardonnez-moi, monsieur le
Président, mais c'est un piège à cons ! Je partage le constat que
vous avez fait à plusieurs reprises en soulignant la distinction
entre le Tchad utile et le Nord. Mais, d'un autre côté, il faut
faire des signes pour entretenir la perplexité ou la peur chez les
Libyens.
Finalement, il est décidé que le Président enverra
une lettre à Hissène Habré (que Jean-Christophe Mitterrand lui
portera demain) dans laquelle il lui fera part de la décision de la
France de renforcer son aide, sans toutefois engager ses forces
armées au nord du 16e parallèle.
Mercredi 24 décembre
1986
Le journaliste d'Antenne 2 Aurel Cornea est libéré. L'OLP n'y est
pas pour rien.
Vendredi 26 décembre
1986
Jacques Chirac iiappelle
Jean-Louis Bianco : Je suis de plus en plus
inquiet pour le Tchad. Il y a un risque de déstabilisation du
régime de Hissène Habré. Notre crédibilité par rapport aux
Africains est en cause, mais je ne dis pas qu'il faille faire
quelque chose, car il y a un risque d'engrenage. Un signe de
fermeté de notre part aurait des avantages par rapport aux Libyens,
aux partisans de Hissène Habré au Tchad, aux
Africains.
Jean-Louis Bianco :
Avez-vous des propositions à faire au
Président, que je pourrais transmettre ?
Jacques Chirac :
Non, non, je voulais simplement lui faire part
de mes réflexions.
André Giraud se montre fort correct vis-à-vis du
Président. Il lui écrit à deux reprises et a visiblement envie de
traiter directement avec lui. Il redevient le grand haut
fonctionnaire qu'il a été. Il répète dans ses lettres qu'il propose
une action contre les radars libyens d'Ouadidoum, grâce à un
missile Martel qui pourrait être tiré d'avion à 30 kilomètres de
l'objectif.
Le Premier ministre fait
remarquer au Président : Il faut d'abord être
sûr que Hissène Habré ne nous raconte pas d'histoires à propos du
bombardement d'Arada.
Enquête faite, un bombardement libyen a bien eu
lieu sur cette ville du Tchad : une bombe, un mort, cinq blessés.
Il est vraisemblable que le Président va autoriser une opération
sur Ouadidoum.
Les troupes libyennes investissent la ville de
Zouar.
Concernant les Falashas, les choses avancent bien.
Un jour, je raconterai ce qu'a fait la France pour rendre possible
cette opération « Tapis volant ».