Je m’éveillai aux aurores, plein d’une exaltation semblable à celle que le Petit Sauvage ressentait le premier matin des grandes vacances. Ma foi avait atteint son zénith. Je SAVAIS que Manon foulerait le plancher de notre maison avant qu’il ne fût minuit.
Mon impatience était telle qu’à onze heures du matin mes valises étaient déjà bouclées. J’étais prêt à convoler en d’interminables noces, à Bali, Oslo, Vladivostok ou Buenos Aires. Une longue odyssée nuptiale nous attendait.
Fébrile, je dressai un joli couvert pour deux dans la cuisine et mitonnai un succulent repas de fête ; puis, ainsi que je l’avais prévu, je projetai sur les murs du salon des diapositives de vues sous-marines. L’effet était saisissant ; j’avais l’impression de respirer au fond de l’une des criques où le Petit Sauvage s’émerveillait devant le spectacle des jambes nues de Madame de Tonnerre.
Manon ne vint pas déjeuner. Déçu, j’ouvris le flacon qui renfermait son odeur et boulottai deux homards les yeux mi-clos. J’avais ainsi l’illusion qu’elle était assise en face de moi.
Vers dix-huit heures, je me trouvais toujours seul. Ne tenant plus en place, je me rendis au 315 Prince Arthur Ouest. Il faisait déjà nuit ; les fenêtres de Manon n’étaient pas éclairées. Je me livrai à mille suppositions, aux conjectures les plus folles. Manon m’avait-elle ménagé une surprise ? Bertrand l’avait-il étranglée avant de se donner la mort ? Un pressentiment lourd m’envahit.
Je pousse la porte de l’église, appuie sur le bouton de l’interphone. Personne ne répond. Saisi par une horrible anxiété, je franchis la porte vitrée à l’aide d’un vieux clou, force la serrure de leur appartement, pénètre dedans. Il semble inhabité. Les penderies sont vides ; dans la cuisine, le réfrigérateur est débranché. Je décroche le téléphone. Il n’y a plus de tonalité.
Alors, soudain, je comprends.
Un BONHEUR vif s’allume en moi, éteint sur-le-champ mes inquiétudes et me jette dans une jubilation presque douloureuse. Je me sens au cœur toutes les joies du monde. Mon entêtement insensé a brisé les résistances de Manon, a eu raison de son attachement à Bertrand ! Leur couple s’est défait ; ils n’ont plus de toit commun. Manon doit s’apprêter à me rejoindre ; peut-être est-elle déjà dans notre maison.
Sans délai, je cavale à en perdre haleine jusqu’à chez nous, renverse sur Prince Arthur Ouest une octogénaire en baskets, bouscule une paire de Chinois, traverse les rues sans prendre garde aux berlines ; puis je coupe à travers un parking aménagé sur un terrain vague.
J’arrive rue Hutchinson. Notre demeure est sombre. En partant, j’avais laissé les lampes allumées et la porte ouverte. Manon doit m’attendre à l’intérieur.
J’entre ; le plafonnier ne marche pas.
— Manon… Manon ?
Un silence complet règne dans le salon où il fait nuit.
J’appelle à nouveau ; je suis seul.
Tout à coup, je m’aperçois que toutes les lumières des maisons de notre rue sont éteintes. J’ouvre une fenêtre et entends la voix d’un voisin mieux informé que moi. Une panne de secteur paralyse le quartier, dit-il ; l’électricité ne sera rétablie que tard dans la nuit.
Je ne possède ni allumettes ni briquet. A tâtons, je me rends dans ma chambre et m’étends sur mon lit. Avant minuit, Manon s’allongera à mes côtés. Je le SAIS désormais. Le bruit de mon réveil résonne.
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Minuit moins le quart.
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Minuit.
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Minuit et demi.
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Une heure du matin.
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Manon n’est toujours pas là.
Je me lève en m’interdisant de m’alarmer, descends prudemment au rez-de-chaussée ; je suis comme aveugle. Où est la porte de la cuisine ? Ah, la voilà… Oui, c’est bien celle-ci ; je l’ouvre.
Manon est là, devant moi !
Je la respire, la devine dans l’obscurité. Sa silhouette se dessine devant moi. Je suis heureux, heureux, heureux, heureux, heureux.
Soudain le courant revient ; la lumière s’allume.
Je suis seul devant la petite bouteille qui contient le parfum de Manon ; j’avais oublié de la refermer.
Tout s’éclaire, tout s’assombrit en moi.
Bertrand a emmené Manon loin de mon regard. Je ne peux plus éviter la vérité. Elle a donc consenti à le suivre. L’intensité de mon désir de gosse n’a pas suffi à façonner l’horrible réalité. J’ai mal. Accepter ? Jamais. Je ne suis plus Monsieur Eiffel, ce familier des concessions ; dans mon corps circule le sang pur du Petit Sauvage. Se résigner est un verbe dont j’ai oublié le sens. Mon cœur d’enfant se rétracte. La douleur est trop vive pour la supporter ; je m’en éloigne et me quitte pour ne plus sentir. Je m’anesthésie, m’efforce de n’avoir plus de contact avec mes émotions et, tout à coup, me regarde dans un miroir.