Nous appareillâmes vers midi, à bord du catamaran blanc. Alice tenait la barre ; j’étais aux écoutes. Une bonne brise nous éloignait à vive allure de ce petit bout de terre qui m’avait vu renaître. J’étais déjà nostalgique de la longue intimité avec moi-même que je venais de connaître ; mais je savais que mon île était désormais en moi. Pour la retrouver, il me suffirait de fermer les yeux et de m’abandonner dans une rêverie éveillée.
J’appréhendais quelque peu mon retour parmi les grandes personnes. En éliminant Alexandre Eiffel, je m’étais départi d’une carapace. Si j’étais apte à connaître des bonheurs proches de la complétude, je pouvais également souffrir plus douloureusement des peines que me causeraient les adultes. Comment Alexandre serait-il accepté par leur monde ?
Cette crainte me quitta quand j’aperçus les côtes, de la France. A cette vue, mon sang nouveau me battit les tempes. Manon m’attend, pensai-je le cœur gonflé de joie. J’ai trente-huit ans, je suis radioactif et ne me sens plus obligé par rien ; ma vraie vie démarre ! Je suis un enfant disposé à jouer à l’adulte. Et pour commencer j’épouserai Manon afin de jouer avec elle au couple marié. Notre Quotidien imprévisible, prudent, n’aura rien de comparable avec celui que j’ai connu avec Elke.
Nous changerons souvent la règle du jeu, au gré de notre fantaisie, et refuserons toujours le piège sournois des habitudes. Je veux bien troquer notre cabane contre une maison car je sais aujourd’hui que j’ai assez d’enfance en moi pour y vivre comme si nous étions dans une cabane ! Puis, ainsi que je l’avais imaginé petit garçon, je deviendrai le Nez des Parfums Tonnerre, un Nez subversif qui ébranlera les sociétés de grandes personnes en commercialisant des fragrances capables de réveiller le gosse ou la gamine assoupis au fond de soi. Cette vieille idée me chatouillait à nouveau.
Je ne doutais pas une seconde de la réalisation de mes souhaits. Mes DÉSIRS n’avaient-ils pas retrouvé leur toute-puissance ? Je ne tolérerais plus de compromis. Ou ma vie était aussi belle que celle dont j’avais rêvé enfant, ou je voulais mourir. Là était ma force.
Dieu merci, en pénétrant dans les eaux de la baie de la Mandragore le bateau cessa de tanguer. Je repris mes esprits. Nous approchions du but. Des bribes de musique provenaient du jardin de la villa des Tonnerre. Ils donnaient une réception. Etaient-ils en train de lancer un nouveau parfum ? Il semblait y avoir du monde. Des journalistes ? Cette société brillante et nombreuse m’inquiéta. Quatre mois de solitude m’avaient déshabitué du commerce de surface avec les hommes. Débarquer dans un cocktail pour demander Manon en mariage ne me plaisait guère.
Je mis pied à terre avec appréhension et fébrilité dans le petit port commun à nos deux propriétés, saluai Alice et lui dis sottement :
— A bientôt.
— Non.
— Pardon.
— Joue bien à l’adulte…
Elle me sourit et repartit par la mer ; mon esprit n’était déjà plus occupé que de Manon. Dans la foule d’élégantes et d’hommes en frac qui se pressaient devant l’orangerie des Tonnerre, je ne l’apercevais pas. Dépenaillé comme je l’étais, je n’osais m’avancer ; quand je la vis.