CHAPITRE VII
Hermant et deux de ses gardes, habillés comme des marchands et accompagnant un chariot chargé de tissus et de fourrures, étaient parvenus, harassés, à l’aube, aux environs de Nolay, après avoir parcouru de nuit les sept lieues séparant cette bourgade d’Autun par des chemins enneigés qu’il leur fallait déblayer sans cesse.
Les gardes avaient pris une collation et s’étaient réchauffés auprès d’un feu dans une clairière, tandis que leur chef, poursuivant jusqu’à la petite cité, était allé reconnaître les lieux. C’était l’heure où, dans les masures, hommes des métiers et hommes de la terre, avec leur famille, mangeaient sans se presser la soupe du matin car, en hiver, la vie coule plus lentement. L’unique taverne de Nolay venait d’ouvrir. Hermant y entra, s’installa près de la cheminée où des bûches flambaient et commanda des pois au lard ainsi qu’un flacon de Montrachet, ce qui en fit d’emblée un client de choix. L’aubergiste, maître Albert, vanta d’abondance ce cru qu’il préférait pour sa part au Santenay « sans vouloir faire offense, dit-il, à nos voisins ».
Hermant continua une conversation aussi bien engagée puis, après quelques remarques sur la rigueur de l’hiver et la dureté des temps, en vint à son propos : passant sa main sur son visage, il déclara qu’il aurait bien besoin des soins d’un barbier et demanda s’il en existait un qui n’écorchât pas trop ses clients dans le bourg. Maître Marcel prit un air navré :
— Tu n’en trouveras plus ici, seigneur, répondit-il. Nous en avions un, pas très habile d’ailleurs, du moins comme barbier, un homme douteux, cauteleux, qui recevait souvent une étrange pratique, des gens venus de Dieu sait où. Il est parti, sans doute pour Autun, il y a de cela deux bonnes semaines. On ne l’a plus revu et, si tu m’en crois, on ne le reverra plus.
— Il a quitté Nolay avec une mule chargée de tout ce qu’il y avait d’un peu précieux dans son échoppe.
— Comment le sais-tu ?
— Cela ne passe pas inaperçu. Et puis je vais te montrer autre chose. Veux-tu me suivre ?
Le tavernier, précédant Hermant, traversa la salle de l’auberge, puis les cuisines où déjà un tournebroche et des marmitons s’affairaient, et parvint ainsi à une porte qui donnait sur la ruelle où se trouvait l’échoppe du barbier. Elle était grande ouverte. Les deux hommes s’en approchèrent.
— Comme tu peux le voir, dit maître Marcel, tout a été mis sens dessus dessous, minutieusement fouillé.
— Des gens d’ici ?
— Non, seigneur ! Le troisième jour après la disparition de Claus, à l’aube, nous avons trouvé l’échoppe dans l’état où tu la vois. Tout cela a été fait de nuit. Très discrètement.
— Allons donc ! s’écria le chef des gardes. A qui feras-tu croire qu’on n’a rien vu, rien entendu ?
— Entendu, peut-être, admit le tavernier. Étant donné le genre de clients que recevait le barbier, personne ne s’est risqué à y aller voir de plus près.
— Admettons ! Une, plusieurs personnes ?…
— Dans la nuit, je n’ai entendu galoper qu’un seul cheval près de mon auberge.
— Mais des complices pouvaient attendre à proximité ?
— Certains le prétendent, seigneur…
— Cesse de m’appeler « seigneur » ! dit Hermant, agacé. Je ne suis qu’un simple marchand.
L’aubergiste se gratta la tête puis répondit, l’air à la fois malin et gêné :
— Ne le prends pas mal, seigneur, mais tu ne peux pas être ce que tu dis : un marchand ne parle pas comme toi… un marchand ne mène pas l’enquête que tu mènes… Et puis il ne se paie pas le vin que tu bois.
Désarmé, l’officier sourit :
— Tu es un rusé compère, dit-il.
— Pour te servir, seigneur, aussi pour servir tes gardes qui sont en train de se réchauffer comme ils peuvent à la clairière de Notre-Dame après un trajet de nuit bien pénible. Ils seraient bien mieux ici, au chaud, qu’à se rôtir le ventre et à se geler le cul près d’un méchant feu en forêt… surtout si vous devez demeurer quelque temps…
Hermant réfléchit un instant, se remémorant les instructions que l’abbé lui avait données.
— Nous resterons ce jour et la nuit qui vient, précisa-t-il. Bien que l’échoppe du barbier sans doute ait été déjà fouillée à fond, je vais la faire surveiller ainsi que le chemin qui vient d’Autun, Précaution sans doute inutile, mais qui sait… Donc, pour ce jour, nous prenons pension chez toi.
— C’est un grand honneur, seigneur. Tu seras servi comme il se doit !
— Je l’espère bien. Et pour commencer, si tu apportais un autre flacon de ce vin si précieux ?
La surveillance établie par Hermant ne donna rien : pas de barbier, pas de visiteur suspect. Il regagna Autun, avec ses deux « commis », assez perplexe. Il y trouva Childebrand et Erwin de méchante humeur. La comédie que l’abbé avait demandé à frère Antoine de jouer n’avait apparemment déclenché aucune initiative, aucun mouvement révélateur. Les deux missi furent quelque peu rassérénés par les renseignements que Hermant rapportait de Nolay et dont celui-ci n’avait pas aperçu la portée, étant tout à la déception de n’avoir pu mettre la main ni sur Claus ni sur un complice. Ces informations ne fournissaient-elles pas la preuve qu’en soupçonnant le barbier d’avoir perpétré le meurtre du vicomte, on était sur la bonne piste ? Ne montraient-elles pas aussi que Claus avait dû être recruté par des gens avec qui il devait jouer serré, étant donné les précautions extrêmes qu’il avait prises ? S’il avait accompli son crime comme mercenaire, comment et quand avait-il été payé ? Ne pouvait-il pas craindre que, étant au courant de tous les aspects de ce forfait dont il avait été l’exécutant, et présentant de ce fait un péril extrême pour ceux qui l’avaient conçu et commandé, il fût lui-même en danger d’être récompensé pour ses services crapuleux par le fer ou la corde et non par l’or ?
Le chef de la garde qui était arrivé l’oreille basse à cette réunion au cours de laquelle les missi faisaient le point de l’enquête, en présence de leurs seconds, se rengorgea à mesure que la discussion soulignait la portée de son expédition. L’abbé, cependant, après avoir marqué une pause, souligna qu’une fois constaté le départ précipité de Claus, il importait maintenant d’établir quelle route il avait empruntée et vers où.
— Timothée m’a rapporté, dit-il, que, selon des rumeurs, ce barbier aurait été aperçu, avec sa mule, sur le chemin de Luzy. Cela vaudrait sans doute la peine de lancer une reconnaissance vers l’Ouest pour ratisser la région qui borde la route de Moulins jusqu’à une douzaine de lieues d’ici et pour se renseigner auprès des cultivateurs, des bergers et des bûcherons. On m’a averti qu’une bande tenait la montagne du côté du Montaigu. Peut-être que notre homme s’y est réfugié.
Erwin se tourna vers Hermant.
— Naturellement, nous te confierons cette reconnaissance, précisa-t-il.
Le chef de la garde se déclara honoré de cette nouvelle mission. Timothée, au moment où l’abbé sortait de la salle de délibérations, lui glissa dans l’oreille :
— Je ne t’ai jamais rapporté de tels bruits. Pourquoi donc…
Le Saxon, d’un geste, lui intima l’ordre de se taire :
— Je veux en avoir le cœur net, expliqua-t-il. Le bon pêcheur jette plus d’une fois son carrelet dans la rivière. Si, à la fin des fins, il ne ramène rien, du moins a-t-il pêché la certitude qu’à cet endroit il n’y avait plus de poisson… Quant à cette nouvelle expédition, pas de discrétion excessive, n’est-ce pas ?
— Je vois… Pour cela, fais-moi confiance !
Bientôt on chuchota dans toute la ville que les envoyés du roi préparaient une mission secrète destinée à débusquer ce barbier qui, étant soupçonné d’avoir empoisonné le vicomte Aldric, avait fui précipitamment Nolay et avait été repéré sur la route de Moulins. Le départ d’Hermant et de ses gardes se fit à l’aube par des chemins détournés, les sabots des chevaux étant enveloppés de paille pour éviter le martèlement de leurs pas. Mais mille paires d’yeux, depuis les demeures où chacun était supposé dormir encore, observaient les précautions savamment inutiles de cette expédition.
Ensuite, Timothée et ses informateurs, le Pansu et les siens, Erwin et Childebrand, aidés aussi par Sauvat, l’ancien geôlier, se mirent à l’écoute des rumeurs de la cité, surveillant tous les points où quelque chose aurait pu se produire, quelque chose d’insolite, de significatif concernant l’inspirateur et complice de l’assassinat. Aucun poisson ne mordit à ce nouvel appât. L’expédition menée par Hermant dura trois jours. Elle n’apporta rien qui aurait pu confirmer l’hypothèse que Claus avait fui vers l’Ouest. Hermant et son escorte aperçurent au loin, près de Luzy, trois ou quatre vagabonds qui détalèrent dans les fourrés à leur approche. Le chef de la garde rentra complètement bredouille, et mécontent.
Les deux missi firent, en tête à tête, un bilan morose, le comte redoutant que des initiatives, qui s’étaient soldées par des échecs, n’entament le crédit dont devaient bénéficier en toutes circonstances les envoyés du souverain.
— Des échecs, dis-tu ? intervint Erwin. Je ne le crois pas. Ce qu’on ne trouve pas est souvent aussi important que ce qu’on trouve.
— En attendant… commença le comte.
— T’inquiéterais-tu d’opinions passagères ? Un général doit-il prêter l’oreille aux on-dit quand il dirige une manœuvre hardie en pleine bataille ? Tout sera oublié le jour – prochain, crois-moi – où nous aurons tiré l’affaire au clair…
— Quand ? Et combien de temps à demeurer encore dans ce maudit pays ? lança Childebrand, avec emportement.
— Allons, allons, ami, pense au nombre de bévues que la colère engendre !
— De quel bois es-tu donc fait !
— … Pense, poursuivit Erwin, imperturbable, aux félicitations que le roi ne manquera pas de nous adresser quand nous lui présenterons les résultats d’une enquête menée diligemment à bon terme.
Le comte fit quelques pas en réfléchissant sombrement. L’abbé se leva et, le prenant par le coude pour il arrêter sa marche, il lui dit :
— Ami, je sais que tu as là-bas ta famille, ta demeure dans une ville que tu aimes, tes amis avec lesquels tu peux converser en francique… Mais songe à tout ce qui est en cause ici. Alors, je t’en prie, pas d’impatience, pas de colère. Maudis-moi tant que tu veux, mais n’écoute pas ton démon.
— Je ne te maudis pas ! bougonna Childebrand.
Le jour même, en fin de matinée, alors que le grand marché battait son plein, le crieur public annonça que les missi dominici donneraient une récompense de vingt-cinq deniers à qui découvrirait une fosse contenant la dépouille, enterrée clandestinement, d’un homme mort récemment, et une récompense de dix deniers à qui fournirait des renseignements dignes de foi à ce sujet. Il y eut grande effervescence dans la ville, un remue-ménage, des potins, des discussions de taverne, mais, après un jour et demi d’attente, aucune piste sérieuse n’avait été révélée.
Le surlendemain de cette annonce, un gamin se présenta au quartier général des missionnaires de Charles, apportant un pli à l’intention de frère Antoine. Dès que celui-ci en eut pris connaissance, il se précipita dans la salle de délibérations où Childebrand et Erwin trompaient leur attente en buvant de là cervoise. Le message était ainsi rédigé :
« Chère bedaine,
« Mes informateurs m’ont appris hier que les envoyés du souverain (qui sont tes seigneurs et les miens) avaient fait crier une annonce qui témoignait à la fois de leur perspicacité et de leur embarras. Ils ont jugé et bien jugé que si Claus et son portefaix à quatre pattes n’avaient été aperçus sur aucune des routes partant d’Autun, c’est sans doute que le barbier y avait terminé son exécrable existence. Peut-être, cependant, n’ont-ils pas suffisamment tenu compte de la peur qu’inspirent celui ou ceux qui, après avoir embauché cette crapule, l’ont stipendié à leur façon. Pourtant, en matière de canaillerie, le barbier de Nolay n’était pas un novice. Il est donc tombé sur plus retors et plus expéditif que lui. Voilà de quoi donner à réfléchir à tout témoin. Vingt-cinq deniers sont une belle somme, assez pour acheter un petit troupeau, mais pas assez pour risquer sa vie.
« Votre très humble serviteur n’a pas de ces soucis. Pour lui prendre la vie, il faudrait d’abord le prendre tout court. Certains s’y sont essayés et s’y sont cassé les dents. C’est pourquoi il peut signaler sans crainte que ses hommes, qui sont à la dévotion du roi Charles, ont battu la campagne et que, aidés par le dégel, ils ont découvert une tombe fraîchement creusée dans la Forêt Sacrée à une demi-lieue de Couhard près de la route de Lyon. Elle a été immédiatement dissimulée sous des branchages par leurs soins. Puis-je recommander une reconnaissance rapide ?
« Quant à la mule, animal fort avisé qui s’est enfui sans doute au moment de l’assassinat de son maître, elle vient d’être retrouvée par l’un des miens dans des bois du côté de Lucenay. Voilà qui ôte les derniers doutes.
« Votre très humble serviteur,
« Doremus »
Childebrand parcourut soupçonneusement la missive qu’Erwin lui avait remise.
— Espérons, marmonna-t-il, qu’il ne s’agit pas à nouveau d’une fausse piste !
— Les précédentes, riposta l’abbé, étaient d’autant moins fallacieuses qu’elles nous ont menés à celle-ci.
— A la grâce de Dieu ! dit le comte en faisant appeler Hermant.
A peine celui-ci en eut-il lancé l’ordre que déjà vingt gardes couraient aux écuries, harnachaient leurs montures et se présentaient, en armes, à leur chef. Le détachement, accompagné par frère Antoine et Timothée, franchit au galop la porte du quartier général en direction de la voie d’Agrippa, prenant ensuite la route de Lyon, puis pénétra dans la Forêt Sacrée. Après des heures de recherches difficiles, l’un des gardes finit par découvrir un tumulus de terre fraîchement remuée recouvert par des branches mortes disposées régulièrement. Hermant, accouru, y plaça deux sentinelles en attendant l’arrivée du comte Childebrand et de l’abbé Erwin qu’une estafette était allée prévenir.
C’est accompagnés de deux fossoyeurs et du médecin sarrasin que les deux missi parvinrent à la tombe présumée du barbier criminel, Childebrand redoutant toujours un fiasco, voire une mystification. Aussi est-ce avec soulagement que, dès les premiers coups de bêche, il vit apparaître la dépouille d’un homme qui avait été enseveli à peu de profondeur, à même la terre. Les fossoyeurs, après l’avoir dégagé, placèrent le cadavre sur une toile de manière que l’expert puisse procéder immédiatement à de premiers examens. Celui-ci n’eut pas de peine à découvrir la cause de la mort : il montra à hauteur du cœur, dans le dos, puis à la nuque les tiges de deux flèches qui avaient été certainement cassées par le meurtrier, les pointes étant restées dans la chair. Il put retirer ces fers et les confia à Timothée, disant qu’ils pouvaient permettre d’identifier l’assassin. Le corps fut ensuite placé sur un chariot, et la troupe, conduite par les missi, regagna lentement le quartier général tandis que des badauds de plus en plus nombreux regardaient passer, muets, tête découverte, cet étrange convoi mortuaire.
On ne se bouscula pas, malgré la curiosité morbide que suscitait l’événement, pour identifier le cadavre. Les enquêteurs durent avoir recours au témoignage de l’aubergiste de Nolay, maître Marcel, qui, malgré l’état dans lequel se trouvait la dépouille, reconnut formellement Claus le barbier. Deux autres personnes, l’une habitant Nolay, l’autre Autun, acceptèrent ensuite de corroborer cette identification.
Dès la mise au jour du cadavre de Claus, d’ailleurs, les missi avaient lancé des enquêtes nouvelles et ordonné des démarches auprès des autorités de la ville et du comté ; Timothée et frère Antoine mirent à profit les complicités qu’ils s’étaient acquises dans l’entourage des personnages importants, auprès des négociants et jusque dans le petit peuple ; Hermant et les plus délurés de ses gardes menèrent les investigations officielles et Sauvat questionna des indicateurs qui, en temps ordinaire, informaient le comte, mais étaient tout disposés à servir quiconque les paierait, à plus forte raison des représentants du roi. Ceux-ci, demeurés en leur villa, étudiaient, à mesure qu’ils leur parvenaient, les renseignements que ce dispositif faisait converger vers eux.
Pour éviter toute polémique, ils convoquèrent rapidement le comte Thiouin pour le tenir au courant des derniers développements de leur enquête et des recherches en cours. Le comte ne fit aucun commentaire et, en prenant congé, remercia les missi.
Dans la soirée, comme ils l’avaient fait pour Thiouin, ils mandèrent l’intendant Bodert à leur quartier général et le reçurent dans la salle des délibérations.
— Tu as appris, naturellement, lui dit Childebrand, que le cadavre de Claus a été découvert, enseveli dans une fosse peu profonde, à l’orée de la Forêt Sacrée, non loin de la route de Lyon.
— Évidemment, répondit l’intendant.
— On t’a certainement rapporté que le barbier avait été tué de deux flèches tirées par-derrière, l’une et l’autre mortelles, précisa le comte.
— On me l’a rapporté.
— Enfin, tu dois savoir que nous n’avons désormais plus aucun doute quant à la culpabilité de ce Claus. C’est lui qui, engagé comme aide ou s’étant faufilé parmi les domestiques, a versé le poison qui a tué le vicomte Aldric, c’est lui qui a été l’exécutant de ce meurtre.
— Puisque tu le dis…
— Mais, derrière celui qui exécute, il y a celui qui ordonne et la justice veut qu’il soit aussi découvert.
— Sans doute.
— Tu n’as aucune idée, pas le moindre soupçon à ce sujet ? demanda Childebrand.
— C’est aux enquêteurs qu’incombe la responsabilité du soupçon.
— Mais c’est à tout serviteur du souverain qu’incombe le devoir d’aider les enquêteurs !
L’intendant, en réponse, se borna à hocher la tête en signe d’approbation.
Erwin qui, jusque-là, était demeuré assis à côté de Childebrand, se leva et s’approcha du siège de Bodert. Comme celui-ci, par respect, se disposait à se lever, l’abbé, d’une pression de la main sur l’épaule, lui signifia de n’en rien faire, et se campa devant lui.
— Nous allons nous épargner, dit-il, beaucoup d’embarras et de tracas… Nous savons donc que Claus a quitté la cité d’Autun en catastrophe. A ton sens, pourquoi ?
— Que puis-je en savoir ?
— Tu devrais faire un effort, suggéra Erwin avec un sourire engageant. Voyons, pourquoi un empoisonneur, qu’ensuite on retrouve assassiné, voulait-il fuir si vite ? Tu ne vois toujours pas ? N’était-ce pas pour échapper précisément à ceux qui ont fini quand même par le rattraper et l’exécuter ?
— Oui, on peut le penser, acquiesça l’intendant, d’un ton hésitant.
— Bien… Nous avançons. Mais cela ne nous dit pas qui Claus redoutait. Examinons ce que nous en savons ! Il s’agissait manifestement d’une ou plusieurs personnes… disons : redoutables, précisément. Avant son crime, le barbier, en effet, avait déjà pris des dispositions pour s’éclipser, notamment en vidant son échoppe de tout ce qu’elle contenait d’un peu précieux et en en chargeant sa mule qu’il avait ensuite cachée aux anciennes carrières d’Autun.
— Si tu le dis.
— Reprenons ! continua Erwin posément. Donc des ennemis redoutables. Et aussi des personnes qui le connaissaient. N’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Et aussi qui savaient… qui il était, ce qu’il avait commis.
— Peut-être avait-il accompli auparavant à Autun quelque forfait lui attirant des inimitiés mortelles, dit Bodert.
Le Saxon secoua la tête.
— Hautement improbable, répondit-il. Pourquoi alors serait-il venu se mettre dans la gueule du loup ?… Non… ceux qui savaient, eh bien, savaient qu’il avait empoisonné le vicomte.
— Peut-être…
— Nous sommes donc d’accord… Autre chose : nous avons fait examiner les pointes des flèches qui sont restées fichées dans les chairs du mort ainsi que les fragments des tiges. Elles proviennent de l’atelier d’Étienne.
— Il fournit tout le comté.
— Au fait, t’avais-je déjà dit comment le barbier avait été tué ?
— Tout le monde le sait.
— Les excellents archers ne sont pas légion. Celui qui a exécuté Claus a fait mouche par deux fois à deux endroits mortels. Dans l’obscurité, quelle adresse !
— Cela ne prouve rien.
— Pas encore, en effet. Autre indice : le meurtrier n’a pas agi seul. Le corps du barbier a été traîné dans les bois sur une certaine distance avant d’être enterré à la hâte, à l’orée de la Forêt Sacrée. Selon nos constatations, les exécuteurs étaient au moins quatre : celui qui a fait mouche, deux aides qui ont transporté et mis en terre le cadavre et un guetteur. Résumons : Claus empoisonne le vicomte Aldric puis, son crime accompli, quitte dans la nuit le château pour rejoindre sa mule et fuir. Quatre personnes, au moins, au courant de son forfait, le suivent, l’exécutent et l’enterrent.
— Des vengeurs ? hasarda Bodert.
— J’avoue que je n’y avais pas pensé, mais c’est une idée intéressante, dit Erwin, méditatif… Donc quatre vengeurs, mais aux ordres de qui ?
Le missionnaire royal changea brusquement de ton et lança à l’intendant :
— Nous ne mettrons pas longtemps à le découvrir et comprends-moi bien : nous avons tous pouvoirs pour interroger comme il convient tes serviteurs, tes domestiques, tes familiers, ta femme et toi-même. Qui, mieux que toi, était placé pour découvrir ce que venait d’accomplir Claus le barbier et, mû par un esprit de vengeance, pour ordonner qu’on l’abatte ? En appliquant la question, nous obtiendrions des aveux concordants, des certitudes. Que de souffrances, que de meurtrissures morales et physiques inutiles ! Mais si tu nous y contrains…
L’intendant avait pâli. Il bredouilla :
— De telles menaces, pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? reprit Erwin doucement. Que, ayant démasqué le criminel, tu l’aies condamné à mort dans un moment de fureur, c’est tout à fait plausible. Certes, il n’est pas bon que Vengeance se substitue à Justice, mais enfin… voilà… tu as le choix.
Dès lors commença un duel serré entre l’intendant qui continuait de nier toute implication dans l’élimination de Claus l’empoisonneur et l’abbé qui ne lui laissait aucun répit.
— Permettras-tu que d’autres supportent les conséquences d’une vengeance dont tu devrais assumer la responsabilité principale ? demandait inlassablement Erwin. Puisque, de toute façon, nous savons bien ce qu’il en est, ne serait-il pas plus raisonnable que tu l’admettes ?
A l’intendant qui tentait encore de finasser, le Saxon, sans désemparer, répétait qu’il lui serait facile d’obtenir des confessions de tous ceux qui avaient forcément prêté la main à cette « vengeance ».
— Tu as évidemment mené une enquête rapide dès que fut connu l’assassinat du vicomte. Ceux auprès desquels tu t’es renseigné sont déjà autant de témoins disponibles. Les vengeurs, quatre ou plus, qui ont poursuivi l’empoisonneur, voilà d’autres témoins… Et je pourrais continuer. Sache qu’à partir du moment où nous serions obligés de les soumettre à la question, rien ne saurait arrêter une justice qui sanctionnerait très lourdement ceux qui ont été les instruments de la vengeance ! Exécuter un criminel ne coûte qu’une amende, mais entraver la justice du roi se paie très cher !
Plus l’interrogatoire se prolongeait, plus Bodert, accablé, se tassait sur son siège avec, cependant, de brefs moments de révolte. Childebrand, médusé, regardait l’abbé saxon, impitoyable, tourner autour de sa proie.
Tout à coup, l’intendant se dressa et cria :
— Assez ! Assez ! Dois-je endurer tout cela pour un barbier de malheur ?
— D’autant que tu le savais coupable, murmura Erwin à son oreille.
— Oui, oui, je l’ai découvert ! Oui. Maintenant la paix, oh ! la paix !
— Donc tu savais qu’il allait fuir. Après ce qu’il avait fait, il n’en était pas question. Tu as décidé sa mort…
— Mais tu ne vois pas que je suis à bout… J’ai fait ôter cette crapule du monde des vivants… Et après, hein, et après ?
— Deux flèches seulement, l’exécuteur est un fameux tireur, plaça Childebrand.
— Et tes gens, tes aides, guetteur et fossoyeurs ? demanda Erwin.
— Laissez mes fidèles, mes meilleurs serviteurs en dehors de tout cela ! Je paierai le wergeld (14) de ce barbier assassin, si tant est qu’il y en eût un !
Bodert se rassit, épuisé, courba la tête et essuya son front en sueur.
— Bien, reprit Erwin redevenu en un instant calme et apparemment affable. Il est temps, je crois, de nous restaurer quelque peu avant de reprendre l’ensemble.
— Que veux-tu donc encore ? lâcha l’intendant avec accablement.
L’officier de bouche fit servir une collation composée d’une soupe, de perdrix rôties et de châtaignes grillées accompagnées de vin aux aromates et d’hydromel. Bodert toucha à peine aux mets tout en buvant coup sur coup plusieurs gobelets de vin. Tandis qu’il se morfondait, Erwin et Childebrand échangeaient des propos qui faisaient traîner le repas.
Quand la table fut desservie, l’abbé demeura un long moment silencieux et méditatif.
— Il y a quelque chose qui me tracasse, dit-il en se frottant la joue. Je pense à la façon dont les choses ont pu se dérouler cette fatale nuit et… Voyons ! Le vicomte a absorbé le poison à la fin du deuxième service, à ce que nous savons. Certains détails prouvent que le meurtrier a pu constater très rapidement la triste réussite de son entreprise. Si ce que nous avons imaginé tout à l’heure est vrai, il n’attend pas son reste et prend immédiatement la fuite, n’est-ce pas ?
— Pourquoi tout cela ? murmura l’intendant, épuisé.
— Mais voyons, parce que cela ne tient pas ! répondit Erwin, tout en marchant lentement avec de brusques arrêts autour du siège sur lequel Bodert était assis. Toi, tu es retenu un grand moment dans la salle du banquet, dans l’attente de témoigner. Convives et serviteurs sont consignés sur place. Comment aurais-tu pu mener une enquête, découvrir une vérité que nous-mêmes nous avons mis des jours à apercevoir, et monter une expédition en pleine nuit ? D’ailleurs, comment savoir où était parti Claus le barbier, comment le trouver, où ? Et puis ces deux flèches mortelles tirées dans une obscurité que les nuages rendaient particulièrement noire… Tu vois ? Je te le répète : cela ne tient pas. Et puis, reste à savoir pourquoi ce Claus aurait pris tant de risques, car le meurtre d’un vicomte est puni de la roue.
Bodert sursauta.
— Décidément, poursuivit Erwin, s’il me paraît acquis que tu as fait exécuter le barbier puisque tu l’as admis, je crois qu’il nous reste encore à en élucider les circonstances et surtout les raisons. A ce sujet, je voudrais faire comparaître en ta présence, intendant Bodert, un témoin intéressant… Faites-le entrer !
Celui qui se présenta, sa coiffure à la main et en s’inclinant devant les missi, était un homme d’une quarantaine d’années de haute et forte carrure, vêtu simplement mais non pauvrement.
— Comment t’appelles-tu, quel est ton métier et où habites-tu ? demanda Childebrand.
— Deschars est mon nom. Je suis forgeron établi à Épinac, pour te servir, seigneur.
— Parle sans crainte sous la protection du roi. As-tu vu passer à Épinac l’homme que voici ?
Le forgeron dévisagea Bodert.
— Sans nul doute, seigneur. Il montait un cheval splendide.
— Était-il seul ? demanda Childebrand.
— Deux autres cavaliers armés l’accompagnaient. Ils se sont arrêtés à la fontaine qui est sur la place. Ils ont cassé la glace qui recouvrait le bassin pour faire boire leurs chevaux.
— Comment peux-tu être certain qu’il s’agissait bien de celui qui est ici ?
— D’autres témoins pourront le confirmer. J’ai de bons yeux.
— Peux-tu dire de quelle direction ces cavaliers venaient ? demanda l’abbé.
— Non, seigneur.
— Et quelle direction ils ont prise ?
— Apparemment celle de l’Ouest.
— Quel jour cela s’est-il produit ?
— Il y a environ deux semaines.
Quand le forgeron se fut retiré, Erwin demanda à l’intendant s’il avait des observations à faire au sujet de ce témoignage. Bodert, qui s’était ressaisi, haussa les épaules avec une expression du visage qu’il voulait méprisante.
— Je ne voudrais pas te répéter ce que j’ai dit tout à l’heure concernant les interrogatoires que nous pourrions mener, souligna le moine. Deux hommes en armes t’accompagnaient. Nous croyons savoir qui. Au passage, je te signale que tous ceux qui t’entourent sont désormais sous notre protection…
— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Bodert.
— Tu m’entends !… Ces cavaliers ne se feront pas trop prier pour nous dire où vous vous êtes rendus et quand.
Comme l’intendant continuait à se taire, Erwin, campé devant lui, reprit sur un ton impérieux :
— Nous savons bien pourquoi maintenant tu ne desserres plus les dents. Nous savons que trois jours après le meurtre d’Aldric tu es allé à Nolay. Nous savons que, laissant les deux cavaliers qui t’accompagnaient à proximité du bourg, tu as gagné discrètement, de nuit, l’échoppe du barbier que tu as mise sens dessus dessous. Nous savons qu’au matin vous êtes revenus à Autun en passant par Épinac, qui est un peu à l’écart de la route directe, pour brouiller les pistes. Nous savons pourquoi tu as fait cela et que cela n’a rien à voir avec une vengeance ! Nous avons, pour le prouver, plus de témoins qu’il ne nous en faut.
Bodert s’était levé, rouge de colère.
— C’est un tissu de mensonges ! cria-t-il. Et pourquoi aurais-je fait toutes ces démarches imbéciles ?
— Encore une manifestation de ce genre, lança Childebrand, et tu te retrouveras fers aux mains et aux pieds, poursuivi et condamné pour outrages à la puissance royale en la personne de ses missi dominici. Et tu sais ce qu’il t’en coûterait !
— Dois-je donc me laisser accuser sans me défendre ! protesta l’intendant.
— Accusé, tu ne l’es pas encore, sinon de l’exécution d’un assassin, ce qui ne vaut au plus que quelques deniers, répondit Erwin. Mais tu vas l’être bientôt de beaucoup plus grave. Si tu fais tant de difficultés pour reconnaître que tu t’es rendu à Nolay, c’est que, là, le bât te blesse. Mais revenons à la nuit du banquet. Claus verse le poison, s’assure de son effet et quitte le château avant même qu’on découvre le cadavre du vicomte. Il se rend aux carrières où il a laissé sa mule et, au lieu de s’enfuir, il attend. Et qu’attend-il ? Évidemment le salaire de son crime. A l’aube, il voit s’approcher de lui plusieurs cavaliers. Méfiant, il crie qu’il a laissé derrière lui une dénonciation indiquant le nom de son commanditaire, pour le cas où celui-ci songerait à acquitter sa dette en le supprimant. Mais celui qui a eu recours aux répugnants services du barbier ne peut le laisser vivre avec un tel secret. Deux flèches tirées par-derrière règlent le problème. Reste la dénonciation. D’où le voyage à Nolay, ton voyage à Nolay. C’est là que doit se trouver le document te désignant comme celui qui a organisé et payé l’assassinat du vicomte Aldric, qui a embauché Claus et facilité son admission au château comme serveur…
— Je te défie bien de prouver qu’un tel document ait jamais existé, jeta l’intendant avec superbe.
— Parce que tu l’as retrouvé et détruit ? demanda Erwin sur un ton ironique.
— Parce que tout ce que tu m’imputes est contraire à la vérité !
— Tu ignores une chose, reprit l’abbé à voix basse, c’est que Claus le barbier ne savait pas écrire. Il a donc dicté son message à un écrivain public que nous avons retrouvé et qui a témoigné : il a conservé en mémoire le texte en question, un texte assez vague pour ne pas impliquer Claus dans le meurtre d’Aldric, mais très révélateur dans le cas où il serait menacé voire mis à mort, ce qui fut le cas.
Erwin prit sur la table un parchemin qu’il lut :
« Moi, Claus le barbier, affirme et confirme, par tous les saints, que ce que j’ai fait m’a été imposé et payé par l’intendant Bodert pour son propre bénéfice. Que cela établisse la vérité pour le cas où je ne pourrais plus le faire moi-même ! »
— Voilà donc, dit le Saxon, ce que tu as fini par trouver en fouillant l’échoppe de Claus, voilà ce que tu as cru détruire à jamais !
— Je m’inscris en faux ! cria l’intendant. C’est une machination, c’est une infamie ! Tous ces gens que vous avez forcés à témoigner de manière fallacieuse…
Childebrand se dressa de toute sa hauteur :
— Tu en as trop dit, Bodert ! lança-t-il. Tu as trop longtemps insulté les représentants du roi ici présents ! Tu vas avoir à répondre de tes paroles et de tes actes !
— Vous voulez me faire payer un crime dont je ne porte pas la responsabilité, voilà la vérité ! répliqua l’intendant, hors de lui. J’en appelle au Très-Haut, j’en appelle au jugement de Dieu ! Toi, l’abbé, si tu n’étais pas homme d’Église, je te demanderais raison de tes accusations et de tes mensonges l’épée à la main.
— C’est à moi que tu auras à faire ! martela Childebrand.
Erwin s’approcha de l’intendant qui continuait de crier et de gesticuler.
— Mon état de moine, lui dit-il en le toisant, ne m’empêche nullement de témoigner éventuellement de la vérité sous le regard de Dieu, d’autant qu’ici, aujourd’hui, je suis avant tout le représentant du souverain et de sa justice. On te dit très habile à l’épée. Est-ce pour cela que tu souhaites cette ordalie ?
— Je maintiens que tu en as menti ! Ta dérobade me servira de preuve !
— Oh ! mais je n’ai pas dit que j’allais me dérober, dit le Saxon. Je te demande seulement de bien réfléchir… Je te sais coupable… Réfléchis bien !
Bodert eut un rire méprisant :
— J’ai réfléchi. En face de moi, tu ne pèseras pas lourd, lança-t-il.
— Soit, dit Erwin. Nous allons régler cela immédiatement, ici même, puisque tu le réclames.
Il demanda alors à un garde de rendre à Bodert l’arme qu’on lui avait retirée avant qu’il ne comparaisse devant les missi. Quant à lui, il sortit son épée du fourreau qu’il avait placé à côté de son siège. Il remonta dans sa ceinture les pans de sa tunique et s’avança vers la partie dégagée de la salle.
Bodert, en bretteur averti, attaqua tout de suite Erwin qui s’était à peine mis en garde. Il porta plusieurs bottes que l’abbé sembla parer avec difficulté. Celui-ci se trouva bientôt adossé à la cloison. Childebrand se mordait les lèvres. L’intendant ferraillait sauvagement, semblait à chaque assaut sur le point de toucher le Saxon qui s’en sortait par une ultime parade comme par miracle.
Puis une riposte de hasard fit une longue estafilade sur le bras gauche de l’assaillant qui s’arrêta un instant, surpris. « Va donc ! » cria Childebrand. L’abbé ne bougea pas. Avec un cri de rage, Bodert prit un nouvel élan. Une entaille à la poitrine l’arrêta net. Il tenta quand même un nouvel assaut. L’épée du Saxon lui entama la joue à un doigt de l’œil droit. Erwin alors s’approcha, piqua sans se hâter la cuisse de son adversaire, puis, d’un coup sur la garde, lui fit sauter l’arme de la main. Perdant son sang en abondance, Bodert vacilla puis s’écroula. L’abbé plaça la pointe de son épée sur la gorge de celui-ci et dit simplement :
— Dieu a jugé.
Il essuya son arme et la replaça posément dans son fourreau. Childebrand s’était précipité pour le serrer dans ses bras, avec un visage éclairé par le soulagement et la joie. Puis il se tourna vers l’intendant qui gisait en gémissant. Le comte n’en croyait pas ses yeux. Pour la deuxième fois, depuis le début de leur mission, le Saxon se révélait à lui comme un combattant dont il avait rarement rencontré l’égal.
— Bonté du Ciel !… murmura-t-il.
— Oui, ami, répondit l’abbé. Laissons à Dieu ce qui n’appartient qu’à Lui. Quant à ce personnage présomptueux, nous allons le faire panser et soigner ici même. Je gage que, demain, remis de ses émotions et aussi, un peu, de ses blessures, il aura beaucoup de choses à nous confesser, sans faire de difficultés.
Childebrand, qui demeurait sous le coup de son étonnement, murmura distraitement une vague approbation. Se tournant de nouveau vers son ami il dit :
— Quel homme es-tu donc ?
— Il me semble, répondit Erwin, que tu m’as déjà posé une question semblable.
— Sans réponse, il me semble…
Le Saxon sourit.
— Je suis certain, dit-il, que le Très-Haut appréciera une action de grâces pour l’aide merveilleuse qu’Il vient d’apporter à la justice du roi.
Childebrand hocha la tête avec un air qui exprimait à la fois sympathie et perplexité. L’abbé était déjà en prière. Le comte se joignit à lui. Puis il fit apporter un flacon du meilleur vin. Cependant un médecin et deux aides étaient venus prendre Bodert, à demi inconscient, pour le transporter dans une chambre gardée où il serait soigné.
Les deux missi s’apprêtaient à regagner leurs couches, car l’interrogatoire de l’intendant les avait menés au-delà de minuit, quand Timothée fit irruption pour leur annoncer que Gertrude, dans tous ses états, demandait à comparaître sur-le-champ devant eux. Alertée par l’absence prolongée de son époux, appelé comme témoin par les missi, à ce qu’elle savait, elle venait aux nouvelles, à la fois véhémente et angoissée.
Childebrand et Erwin délibérèrent s’ils devaient la recevoir. Ils convinrent que son rôle éventuel dans la cause qu’ils instruisaient excluait une entrevue précipitée, à sa requête. C’est convoquée à son tour comme témoin qu’elle serait entendue, et au moment décidé par les enquêteurs. En attendant, Timothée était chargé de l’informer que des accusations graves avaient été retenues contre son époux, qu’il était détenu et qu’elle serait avisée des suites de l’enquête.
— Si elle insiste et fait du tapage, précisa Childebrand, n’hésite pas à la faire conduire dans une chambre où elle sera maintenue jusqu’à sa comparution !
Timothée que cet ordre n’enthousiasmait guère, car il prévoyait une réaction passionnée de Gertrude, acquiesça d’un air résigné.
— Évitons cependant d’en arriver là, lui dit le Saxon. De toute façon, elle ne nous échappera pas… Et puis, pour le moment, il est inutile de lui parler des blessures que Bodert a reçues et dont tu es déjà informé, n’est-ce pas…
— Un jugement de Dieu improvisé et expéditif… précisa Childebrand.
— Car tu as, seigneur… commença le Grec.
Le comte désigna Erwin :
— Ce moine-ci, dit-il, a la foudre de Dieu au bout de son glaive.
Le lendemain, longuement, les deux missi entendirent Bodert dont les blessures étaient plus spectaculaires que graves et qui, en conséquence, put être interrogé sur tous les aspects de l’affaire. Gertrude, qui était restée sur place, le fut également.
Alors que, après ces interrogatoires, Childebrand et Erwin, leurs aides et les rachimbourgs qu’ils avaient désignés examinaient la manière dont le procès, fixé au surlendemain, devait se dérouler, un officier vint prévenir les envoyés du roi que la vicomtesse Oda qui était arrivée en litière demandait à être entendue.
— Elle s’est donc décidée, murmura Erwin.
La vicomtesse fut transportée dans une chambre où les envoyés du roi la rejoignirent immédiatement. Ils trouvèrent sur sa couche une femme d’une pâleur extrême, les traits tirés, mais le regard résolu. A la chambrière qui l’avait accompagnée, elle donna l’ordre de se retirer.
Se tournant alors vers les missi, elle leur dit d’une voix ferme :
— Demain, vous allez rendre la justice au nom de Dieu et du roi. Je sais de quelle façon vous avez mené vos investigations ; les forfaits et les crimes sont connus, les accusés aussi. Mais les coupables ?
Elle soupira.
— Les coupables, reprit-elle, les connaissez-vous tous ? Hélas… Trop longtemps, seigneurs, je me suis tue. Honte sur moi !… Silencieuse jusqu’à cet instant… Mon honneur, celui de mon sang, celui de ma fille et de l’enfant que je porte en moi, l’ignominie de la victime, que n’ai-je pas invoqué pour clore mes lèvres sur ce terrible secret… En vain… Jour et nuit, sans pitié, il me harcelait.
Elle s’arrêta un instant.
— Regardez-moi !… Cette vérité m’étouffe… Je n’en peux plus… Qu’importe la honte, qu’importe le châtiment… Que ne puis-je me mettre à genoux pour confesser ma faute, pour confesser mon crime !
— Que dis-tu, Oda, que dis-tu ? s’écria Childebrand.
— Ceci, seigneur : moi, fille de la famille des Arnouls, je ne puis laisser condamner à ma place un homme, quel qu’il soit, pour avoir ordonné un crime que, moi, j’ai perpétré ! C’est moi qui ai tué Aldric !
— Reprends-toi ! lança le comte. As-tu perdu la raison ? Nous savons qui a commandé le meurtre, qui en a réglé l’exécution, qui l’a commis par le poison. De cela nous avons cent preuves. Irréfutables. Le chagrin et la honte t’égarent. Encore une fois, reprends-toi !
— La scène, l’horrible scène… elle est là, devant mes yeux, murmura Oda. J’ai, comte, toute ma raison. Ce qui me vient aux lèvres ce n’est pas le récit d’un délire, mais l’aveu de la vérité… L’aveu, te dis-je !
— Il y a des fautes sans aveu, mais aussi des aveux sans faute, dit doucement l’abbé.
— Ce que ma conscience m’oblige à révéler, trop tardivement – et je m’en accuse comme d’un mortel péché – n’est hélas que trop certain…
— Qu’en sais-tu ? Peux-tu admettre…
— Je t’en prie, mon père, ne m’ôte pas le courage qu’il me faut, le peu qu’il me reste. Oh ! Dieu ! par où commencer ?
Elle médita un long moment.
— Ce jour du banquet, une de mes suivantes qui y participait parmi la domesticité vint me prévenir de l’esclandre que vous savez. Ainsi ma honte qui ne faisait jusque-là l’objet que de ragots était révélée au grand jour, devant vous, devant tous. Mon honneur était en miettes. Oh ! j’en avais supporté, oui, que n’avais-je pas enduré ! Combien de fois j’ai demandé à la Vierge Marie de me soutenir dans le malheur et surtout d’apaiser la colère qui, jour après jour, me submergeait. Pouvez-vous imaginer ce que c’est, pour une femme de sang noble, d’être traînée dans la boue, maltraitée, humiliée tandis que grandit en son sein un enfant qui aurait dû réveiller l’amour ?
— Sans doute un homme ne le peut-il pas, répondit l’abbé, mais en vérité, que le sang qui circule dans les veines soit noble ou non, l’humiliation reste l’humiliation et la honte reste la honte… La colère aussi, hélas !
Oda regarda Erwin et lui dit :
— Oui, mon père, la colère, la rage plutôt, une fureur qui me saisit tout entière, anéantissant toute lucidité, me poussant aux extrêmes. Ce soir-là, je me suis fait transporter jusqu’aux abords de l’endroit où se déroulait cette fête détestable. Je ne sais comment, mue par la vengeance – seule je peux connaître les forces qu’elle déchaîne –, je pus faire dans le froid glaçant, alourdie par mon fardeau, les pas, un à un, qui me rapprochaient du château après avoir quitté ma litière à quelque distance du vestibule. C’est alors que je le vis, au moment même où je m’apprêtais à pénétrer dans l’édifice. Je le vis ou plutôt je reconnus sa silhouette. Mais non sa démarche car il titubait. J’ai pensé qu’il était ivre. Sous la vaste cape qui me dissimulait tout entière, je serrai dans ma main droite un stylet. A ce moment, il se pencha en avant pour vomir. Je le frappai à la tête. Il tomba. Un grand calme se fit en moi. Mes forces m’abandonnèrent. Je ne sais pas comment je pus regagner ma litière. Revenue chez moi, ce fut comme si rien de cela n’avait jamais existé, comme si j’avais fait un cauchemar. Je n’étais plus sûre de rien. Puis vous êtes venus me dire qu’Aldric avait été empoisonné. C’est alors, tout de suite, que j’aurais dû vous révéler la vérité, aussi atroce qu’elle ait été. Je me suis tue, m’enfonçant chaque jour un peu plus dans ce silence mensonger, jusqu’à ce que… Mais je vous ai déjà dit, je crois, ce qui m’a conduite jusqu’à vous, ce remords lancinant… Voilà… Faites de moi ce qui doit l’être selon la justice.
Childebrand se mordait les lèvres.
— La justice ? dit Erwin, méditatif. Oui, noble Oda : ce qui doit être fait selon la justice, mais d’abord selon la vérité.
Le Saxon se pencha vers elle et lui demanda tranquillement :
— Aldric était un homme de haute taille, n’est-ce pas ?
— Hélas ! de fière allure, répondit-elle.
— Il était sur la plus haute marche de l’escalier du Nord au moment où tu l’as vu ?
— Il me semble.
— Et toi, tu te trouvais en bas ?
— Je le crois.
— Sais-tu qu’on a découvert une plaie à la base du crâne, mais derrière, au niveau de la nuque.
— Tu vois bien…
— Oda, interrompit l’abbé, il est impossible que tu aies pu porter ce coup alors qu’il se trouvait en haut des marches et toi en bas, même s’il s’est penché en avant. Les médecins nous ont démontré que le stylet avait frappé la base du crâne et avait pénétré de bas en haut. Dans la position que tu décris, cela serait impossible, même en admettant que, tout simplement, tu aies pu atteindre Aldric. Ta mémoire te trahit !
— Je l’ai frappé, j’en suis sûre. Je ne suis pourtant pas devenue folle !
— Souviens-toi ! Il était déjà à terre. Peut-être l’as-tu vu tomber ? Sans doute, même. Souviens-toi ! Il s’est penché en avant. Il a tourné sur lui-même puis il s’est abattu sur les marches, face contre terre. C’est alors que tu t’es approchée, n’est-ce pas, c’est alors que tu as frappé, comme ceci !
Erwin fit le geste de donner un coup de poignard à un homme étendu sur le sol.
— Souviens-toi ! Comme ceci ! Alors oui, dans cette position il était à portée de ton stylet, alors oui, pardonne mon insistance, on peut comprendre que le coup ait porté comme il l’a fait. Il n’y a pas d’autre explication possible.
Regardant l’abbé avec un air de souffrance aiguë, elle murmura :
— Qu’importe tout cela, mon père. N’en suis-je pas moins une criminelle, une épouse qui a tué son époux !
— Le Très-Haut jugera ton esprit, ton cœur et ton âme, ma fille. Nous, missionnaires du roi, nous avons déjà fort à faire à juger ce qui fut. Or l’homme que tu as frappé, à terre, était déjà mort ! Le poison avait fini de faire son œuvre. Tu n’as poignardé qu’un cadavre.
— Oh ! Dieu ! murmura-t-elle. Mais c’est cent fois plus horrible !
Elle se mit à sangloter convulsivement.
— Implore le Seigneur de calmer ton remords et d’apaiser ton âme. Courage ! dit l’abbé.
— Mon père, mon père ! s’écria-t-elle, se redressant à demi, je le vois, là, devant moi… Je le vois, te dis-je !… Chancelant… titubant… et moi je m’approche, je serre le poignard dans ma main… je le hais… je veux lui faire du mal… je veux qu’il meure… Ma main se lève… Je frappe… Oh ! horreur… Je le vois, à mes pieds, je le vois ! Oh ! mon père…
— Apaise-toi !
— Mon cœur saigne… le démon…
— Le démon, hélas ! le démon, interrompit Erwin… Le Malin qui te présente des images fallacieuses pour égarer ta raison et corrompre ton cœur. Il tente ton âme pécheresse… Récite avec moi le Notre Père et le Ciel écartera de toi le Tentateur…
Après la prière, l’abbé reprit :
— Penses-tu qu’affaiblie, égarée, alourdie, dans la nuit, de là où tu te trouvais, tu aurais pu le frapper comme il le fut s’il s’était trouvé debout devant toi ? Même penché ? Dois-je te le répéter : étant donné ce que les médecins ont constaté et confirmé, aucun doute ne peut subsister : c’était impossible !
— Cependant, mon père… hasarda-t-elle.
— Il suffit ! dit l’abbé d’un ton sévère. Ne te mets pas à la traverse de notre justice ! En ce comté, que de fautes, de forfaits et de crimes ont été commis ! Tous les coupables, quel que soit leur rang, seront punis ! Apprends-le de ma bouche ! Nous savons qui a ordonné le meurtre de ton époux, qui l’a organisé et qui l’a exécuté. Ce qui est en cause, c’est l’autorité et la renommée du roi Charles. Nous avons à nettoyer les écuries d’Augias. A présent, tu es instamment priée de ne plus entreprendre aucune démarche et de te taire ! Sache que mes conclusions sont forcément la vérité ! Obéis !
S’étant redressée sur son coude, en grimaçant de douleur, la vicomtesse Oda répondit :
— Je comprends vos raisons de justice, seigneurs, et me range à l’obéissance. Mais apprenez quand même l’étendue de ma détresse. Que j’aie ou non tué Aldric, ma culpabilité est inexpiable et mon désespoir d’autant plus profond que, quel qu’il ait été, je l’ai aimé, hélas, je l’aimais quand je l’ai frappé, mort ou vivant, et sans doute – oh ! faiblesse insensée ! – je l’aime encore ! Il était mon époux. Ma fille, à laquelle on n’a pas épargné le récit de ses turpitudes et de ses crimes, le pleure malgré tout. Elle, peut-être l’a-t-il sincèrement aimée. Quoi qu’il en soit, ni d’elle, ni de l’enfant que je porte je ne veux faire des bâtards. Je ne demanderai donc pas l’annulation de notre mariage, sachez-le, seigneurs !
— Même si sa nomination comme vicomte est déclarée nulle dès l’origine ? demanda Childebrand.
— Mon ventre est assez noble pour ennoblir mes enfants ! dit-elle d’une voix affermie.
Quand elle fut partie, le comte demanda au Saxon :
— Es-tu donc si sûr de toi en cette affaire ? D’ailleurs, le cadavre ne gisait-il pas sur le dos quand nous l’avons découvert ? N’y a-t-il place en ton esprit pour aucun doute ?
— Aucun concernant les canailles qui méritent un châtiment exemplaire. Pour le reste, comme tu l’as dit, Dieu seul sonde les reins et les cœurs !
— J’ai dit cela, moi ? s’exclama Childebrand.