PRÉFACE

 

En cette année 796 où l’abbé saxon Erwin et le comte Childebrand sont envoyés en mission à Autun par Charles, roi des Francs et des Lombards, la constitution de ce qui deviendra un empire (Charles étant sacré empereur à la Noël de l’an 800) a déjà été menée fort avant. Les territoires conquis ou sous contrôle s’étendent de la mer du Nord aux Pyrénées et à l’Italie centrale, de la côte Atlantique aux confins de la Bavière. Le roi Charles apparaît comme le souverain chrétien le plus puissant d’Occident, le bras séculier de la papauté.

Comment les « barbares » francs sont-ils parvenus à élever leurs chefs jusqu’à ce degré d’autorité ? Par la guerre et par les conquêtes. Des Mérovingiens comme Clovis, qui se convertit au christianisme, ou Dagobert régnaient déjà sur de vastes territoires. Mais la royauté mérovingienne dégénéra, le royaume se disloqua, des guerres intestines engendrèrent désordres et ravages. A la cour de certains rois, le pouvoir réel passa aux « maires du palais », chefs de clans puissants.

En Austrasie, royaume dont la principale capitale était Metz et qui comprenait les territoires arrosés par le Rhin, la Meuse, la Moselle, l’Escaut… et même des pays du Massif central, ces maires du palais constituèrent une véritable dynastie avec des hommes tels que Pépin l’Ancien (début du VIIe siècle), Grimoald, Pépin de Herstal (fin du VIIe-début du VIIIe siècle). Leur pouvoir cependant vacillait à la mort de ce dernier quand l’un de ses fils, un bâtard, Charles, par une série de victoires reconstitua un royaume et écarta la menace d’une invasion de la Gaule en écrasant à Poitiers, en l’an 732, l’armée musulmane de l’émir d’Espagne Abd al-Rahmân qui périt au combat. Bien que cette victoire ait été loin d’empêcher définitivement les incursions des Sarrasins, elle valut à Charles Martel un regain de prestige et d’autorité.

Il revint à son fils, Pépin le Bref, de franchir le pas : celui-ci fit enfermer dans un couvent le « roi » mérovingien Childéric, et se fit reconnaître lui-même comme roi par le « peuple » franc à Soissons, après quoi il reçut l’onction des mains de Boniface, évêque de Germanie, qui sera sanctifié. Il devenait ainsi élu de Dieu et non plus seulement du peuple.

En septembre 768, Pépin meurt après avoir ordonné (selon le principe que le royaume est propriété personnelle du souverain) le partage de ses possessions entre ses deux fils Carloman et Charles. La mort prématurée de Carloman en 771 laisse Charles seul à la tête de l’héritage royal. Il se lance alors dans une série de campagnes pour affermir son autorité et agrandir son territoire. C’est ainsi qu’à son titre de roi des Francs il put ajouter celui de roi des Lombards quand il eut vaincu ces derniers. Après avoir été proclamé « empereur des Romains » par le pape Léon III, il aura donc créé en Occident un empire, chrétien, face à l’Empire d’Orient, gouverné jusqu’en 802 par l’impératrice Irène, et face à l’empire musulman de l’Abbasside Haroun al-Rachid.

Formellement, il s’agit d’une restauration, celle de l’Empire romain, un monde parlant le latin. En réalité, la société qui s’est mise en place n’a plus que de lointains rapports avec la Rome antique. Elle s’inspire, certes, fortement de ce qu’étaient les structures et coutumes « barbares », notamment franques, mais elle s’en différencie de plus en plus. C’est un monde nouveau que celui dans lequel Erwin et Childebrand mènent leurs investigations, nouveau dans ses structures de production, dans son organisation sociale, dans ses pouvoirs, nouveau quant aux pratiques religieuses, quant aux rôles de l’Église et quant aux mentalités. C’est un monde à la fois familier et étrange, déconcertant souvent en dépit de sa logique apparente, un monde enfin qui se veut plus policé mais où la violence affleure constamment.

D’ailleurs, tous ces territoires, dont beaucoup ont été récemment conquis et placés sous l’autorité du roi par les armes, sont loin de constituer un tout homogène. Charles a largement préservé les particularités politiques, juridiques et autres de chacune des composantes de son royaume, puis de son empire. Les habitants du sud de la Francie conservent vivace le souvenir de leur passé gallo-romain. Fiers de leur ascendance, ils considèrent les envahisseurs du Nord avec dédain. Ils continuent à habiter des villae à la romaine ou s’y efforcent, en contraste avec le type de demeure qui prévaut au Nord et à l’Est. Les noms de personnes continuent à rappeler les origines diverses des uns ou des autres : ceux qui sont de consonance wisigothique, lombarde, franque, burgonde, etc., n’ont pas chassé les noms latins. Pas d’unité linguistique non plus. Le latin est certes langue officielle, celle des actes, de la correspondance, celle de la diplomatie, celle aussi de la culture et de la religion. Mais, à la cour de Charlemagne, on utilise surtout le francique, langue germanique. Les parlers burgonde, frison, alémanique, lombard, sans parler du basque ou du breton, sont bien vivants. Quant au latin populaire, en terre gallo romaine, il a évolué en dialectes romans qui se différencient de plus en plus les uns des autres. Le latin classique n’est plus entendu du peuple, ce qui engendre une différence sociale et culturelle considérable entre ceux qui le parlent et l’écrivent et les autres. Ainsi l’unification politique, la réunion de territoires divers, la constitution d’un empire étendu sous une même souveraineté ont laissé subsister d’énormes différences d’un territoire à un autre. Comment cependant imposer et maintenir une cohésion indispensable ?

Pour y parvenir Charles, roi puis empereur, a imposé à peu près partout une administration reposant sur deux piliers : le comte (aux frontières le marquis) et les missi dominici. Chaque territoire est donc administré par un « compagnon » du souverain, un comte, choisi généralement au sein d’une grande famille franque. Il est nommé par le roi, reçoit de lui, avec sa charge, le domaine devant assurer sa subsistance et celle de sa famille, et peut être révoqué par lui. Ses pouvoirs qui sont comme une délégation de ceux du souverain comprennent le maintien de l’ordre, l’exercice de la justice, les services militaires, les travaux publics. Il lève les impôts et assure l’exécution des capitulaires (ordonnances) royaux. Il peut lui-même en édicter pour son comté. Il perçoit un casuel, en particulier un pourcentage sur les peines pécuniaires que son tribunal prononce, des taxes particulières, et compte surtout sur les revenus du domaine qui lui est alloué et les corvées qu’il peut imposer à ceux qui y travaillent. Comme dans son lot peuvent figurer des terres « ecclésiastiques », des litiges opposent souvent comtes et évêques ou encore comtes et abbés.

Le comte est assisté d’un vicomte nommé par le roi sur sa proposition et d’autres fonctionnaires subalternes. Le vicomte et ces derniers exercent les responsabilités que leur délègue le comte dans la gestion du « pays ». Chacun d’eux peut recevoir un domaine à titre précaire.

Cependant comté et diocèse ayant souvent les mêmes limites, les attributions et pouvoirs de l’évêque, nommé en fait par le roi et dépendant de lui, entrent parfois en concurrence avec ceux du comte, d’autant que Charles le Grand, selon les cas et les personnalités, peut privilégier l’un ou l’autre de ses représentants. En dépit des distinctions qui séparent, en principe, pouvoir temporel et pouvoir spirituel, il considère ses évêques comme des administrateurs à peine différents des autres.

Pour bien tenir en main ses royaumes, le roi dispose d’un instrument redoutable et redouté, « l’envoyé du maître », le missus dominicus, plus connu sous sa forme au pluriel missi dominici car ils vont presque toujours par deux : un comte et un évêque (ou un abbé). Le souverain leur assigne pour chacune de leurs inspections un territoire sur lequel ils ont plein pouvoir pour tous les problèmes de gestion et d’administration, de justice, de conscription, de propriété, d’imposition, de statut personnel et même pour les affaires ecclésiastiques. Les missi dominici doivent non seulement procéder aux enquêtes et vérifications nécessaires, mais encore se saisir des litiges portés devant eux, soit pour les juger eux-mêmes, soit, s’ils dépassent leur compétence, pour en référer au tribunal du roi. Ces pouvoirs très étendus des missi sont définis par des ordonnances (capitulaires) portant le sceau même du souverain.

 

La société carolingienne comporte fondamentalement deux catégories de personnes : les puissants et le peuple. Les puissants constituent une aristocratie qui fournit aux royaumes dont Charles est le souverain son haut personnel laïque et religieux : dignitaires de la cour, généraux, comtes et marquis, évêques et abbés, etc. Ils sont généralement, mais pas nécessairement, d’origine franque ; beaucoup sont apparentés, fût-ce lointainement, au roi. Ils sont à la tête de domaines qui peuvent atteindre de grandes dimensions, des milliers et même des dizaines de milliers d’hectares lorsqu’il s’agit de parents et proches du souverain, de grandes familles et de puissantes abbayes, sans parler des biens de la couronne. Des intendants veillent férocement, mais pas forcément avec efficacité, au rendement de ces domaines.

Le peuple, lui, ne comprend, en principe, que deux sortes de personnes : les libres et les non-libres. Les premiers disposent donc librement d’eux-mêmes et de leurs familles. Ils prêtent serment au roi, lui doivent le service militaire (l’ost), peuvent participer à sa justice. Les autres n’ont aucun droit, sont soumis entièrement aux tâches et contraintes que leur impose leur maître, voire à ses caprices ; celui-ci peut rompre à sa guise leurs unions matrimoniales ; leurs enfants et eux-mêmes peuvent être vendus. Tel est notamment le statut des esclaves qui demeurent nombreux dans le royaume, car les conquêtes et les déportations en génèrent toujours de nouveaux. Sont esclaves ceux qui sont nés de parents, voire d’un seul parent, esclaves ; ceux qui ont été condamnés pour dettes ou autre délit jugé grave peuvent être réduits à la servitude, ce qui, d’ailleurs, entraîne de nombreux abus judiciaires.

Dans les faits, au temps de Charlemagne, entre ces deux statuts extrêmes – libres et non-libres – se situent de nombreux états intermédiaires, la situation variant souvent d’une région à l’autre, voire d’un territoire à un autre dans une même région.

Au centre du système agraire, concernant les exploitants directs, se situe le manse (de mansio : maison), ensemble de labours et de pâturages, comprenant verger, potager, taillis, et naturellement demeure, étable, grange…, d’une surface jugée suffisante pour la vie d’une famille. Sa superficie varie considérablement d’un pays à l’autre, d’un site à l’autre. Elle tourne autour de dix bonniers (un bonnier valant très approximativement un hectare et quarante ares, soit 14 000 m²).

Les paysans libres disposent au moins d’un manse. Mais ils peuvent acquérir d’autres terres ou en prendre en location. Certains se trouvent donc à la tête de plusieurs manses. Cependant ils sont aussi menacés par l’avidité des puissants qui cherchent à s’approprier tout ou partie de leurs biens voire à les réduire à l’état de colons, usant parfois à cette fin, de manière abusive, de leurs pouvoirs.

Le domaine dont dispose un maître (par exemple un comte) comporte, généralement, deux sortes de terres : celles qu’il cultive ou plutôt fait cultiver directement, par des esclaves, celles qu’il confie à des tenanciers ou colons. Parfois ceux-ci disposent d’un manse, voire davantage, par famille, parfois chaque manse est divisé en tenures plus ou moins fécondes. Il arrive ainsi que trois ou quatre familles de colons soient installées sur un seul manse.

Quant aux esclaves, le maître leur confie des tâches agricoles sur son domaine propre ainsi que (dans sa villa) des besognes artisanales. Cependant, du temps de Charlemagne, nombreux sont ceux qui, affranchis ou non, sont « casés », c’est-à-dire reçoivent maison et tenure, devenant en quelque sorte des colons.

En somme, le statut des uns et des autres est moins rigide que les apparences juridiques pourraient le laisser croire, des glissements vers « le haut » ou « le bas » étant susceptibles d’intervenir sans cesse. Ce qui ne change guère, ce sont les redevances et services que doivent au maître tous ceux qui vivent sur une tenure : des volailles et des œufs, du bétail et du lait, du grain, des légumes, du vin, du foin, etc., et même de petites sommes d’argent. Il leur faut assurer les labours, l’ensemencement, l’engrangement, la fenaison, la garde des troupeaux… ainsi que les charrois de toutes sortes, souvent même la vente au marché rural et en outre participer aux travaux de gros œuvre et d’entretien des voies de communication, etc.

Les hommes libres, qui ont prêté au roi (à l’empereur) serment de fidélité, lui doivent d’abord le service d’ost. Chaque année, le souverain, par l’intermédiaire des autorités locales et des missi, convoque à ce service armé un pourcentage de mobilisables qui dépend des campagnes envisagées. L’endroit où le rassemblement doit s’effectuer s’appelle Champ de Mai car la revue des troupes a lieu en ce mois-là.

Chaque homme doit se présenter avec son cheval et ses armes, à savoir une épée longue, une épée courte, une lance, un écu (bouclier), un arc et douze flèches, et pour les chefs, en outre, un broigne (cuirasse de cuir couverte de plaques de métal) et un casque. Il doit amener avec lui trois mois de vivres. Le tout est à ses frais et représente environ cinq sous d’or, somme considérable. Il faut quatre manses environ pour pourvoir à l’équipement d’un combattant. Ceux qui les possèdent sont mobilisables. Ceux qui ne les possèdent pas s’associent et l’un d’eux peut être appelé pour l’ost. Dans les comtés et pays, une partie du contingent peut être affectée, notamment par les missi, à la constitution d’une garde locale.

Les hommes libres cherchent souvent à échapper à cette obligation du « ban de l’ost » qui pèse lourdement sur le royaume (Charlemagne a mené plus de cinquante campagnes en quarante-six années de règne). Mais les dispenses sont rares. Certains essayent de monnayer une exemption auprès des services du comte, de payer un remplaçant ou de se faire engager dans la milice du lieu. Mais l’ost est, du temps de Charlemagne, sous une surveillance rigoureuse. Les dérobades sont lourdement sanctionnées : amende de soixante sous d’or, servitude pour les insolvables. Quant à la désertion, elle est punie de mort.

Les hommes libres sont aussi astreints à l’impôt (ce qui ne veut pas dire que les colons y échappent forcément). En fait, la perception des impôts directs dus au trésor royal est très irrégulière et dépend souvent du comte qui en assure la collecte. Il consiste en un cens (soit par personne, soit sur les biens), lequel tend à disparaître. Ce n’est pas le cas de la dîme qui est au bénéfice exclusif de l’Église et qui est perçue sans défaillance.

Les ressources fiscales essentielles proviennent des tonlieux qui sont des droits sur les transports par route ou par eau, sur le passage des ponts et des écluses, sur l’accès aux marchés, etc. Il ne s’agit en principe que de taxer le commerce. En fait, ces tonlieux, perçus sur place par des agents souvent avides, donnent lieu à de fréquents abus et font l’objet de récriminations populaires.

Mention à part doit être faite des « dons » que la couronne demande aux puissants, sorte d’impôt sur la fortune réputé volontaire, en fait obligatoire. Le roi peut aussi compter, outre les revenus de ses domaines, sur les bénéfices provenant de la frappe des monnaies, laquelle est effectuée en plusieurs villes du royaume, et sur les droits de chancellerie. Le souverain conserve comme biens propres le butin des guerres, ce qui lui permet de récompenser les fidélités et les courages.

 

Le pouvoir du roi repose donc moins sur la fiscalité que sur ses forces armées, son administration, largement nourrie sur place en quelque sorte, et, naturellement, sur l’exercice de la justice en ce sens qu’il demeure, pour toute cause importante, le recours, l’arbitre, bref l’autorité suprême, et qu’elle est rendue en son nom.

La justice ne concerne guère que les hommes de statut libre, les autres étant presque entièrement soumis à l’arbitraire de leurs maîtres. Il n’existe pas de code valable pour tous et par tout le royaume. Chacun doit être jugé selon son statut juridique, celui que lui confère son appartenance ethnique : les Francs saliens sont soumis à la loi salique, les Burgondes à la loi gombette établie par leur roi Gondebaud… en 502, les Gallo-Romains au droit romain, etc. Cette personnalité des lois entraîne une grande diversité des peines et suppose chez les juges une connaissance étendue des droits et des coutumes.

En matière de justice, le comte, dépositaire de l’autorité royale, occupe une place essentielle. Devant son tribunal viennent toutes les causes majeures, notamment les affaires criminelles, les autres étant du ressort de subordonnés, vicaires ou centeniers. Ce tribunal, le « plaid » comtal, est composé, outre le comte lui-même, d’assistants appelés « rachimbourgs » ou en latin boni homines qu’on traduira par « prud’hommes » ou « notables ». Peu à peu ils sont remplacés, en raison de la complexité du droit, par un corps de magistrats professionnels, les scabini, scabins ou échevins, qui éclairent le jugement du comte.

Tout délit ou crime doit être porté devant le tribunal par un plaignant sauf lorsque l’autorité du roi et les intérêts du royaume sont en cause, auquel cas le plaid comtal s’en saisit de lui-même. Il en est ainsi lorsqu’il y a infraction au « ban » royal (impérial), c’est-à-dire aux ordres proclamés du souverain qui concernent notamment les atteintes à l’ordre public et au bien d’autrui, les rapts, la fraude monétaire et fiscale, la désertion, etc. Il s’agit donc d’un domaine judiciaire très étendu et qui d’ailleurs tend encore à s’étendre.

Quant à la procédure, elle demeure fondée largement sur les déclarations sous serment et les témoignages (les faux serments et le parjure étant châtiés sévèrement), sur l’aveu, pouvant, en certains cas, être obtenu par la torture, et, si nécessaire, sur le jugement de Dieu, l’ordalie. L’accusé peut subir alors l’épreuve des braises ardentes, de l’eau bouillante… Lorsque deux justiciables soutiennent des opinions radicalement contradictoires, on peut recourir au duel judiciaire, Dieu étant censé soutenir le juste ; le vainqueur est innocenté, le vaincu, s’il n’est pas mort, condamné. Erwin le Saxon, quant à lui, fait partie d’une école nouvelle qui commence, parallèlement aux procédures traditionnelles, à utiliser les enquêtes pour déterminer innocence ou culpabilité. Il est vrai qu’il dispose, pour ce faire, de toute l’autorité d’un « envoyé du souverain ».

Car les missi dominici possèdent des droits de justice étendus. Ils peuvent présider le tribunal du comté ou convoquer des assises exceptionnelles. Ils peuvent juger tous les représentants du roi sur leur territoire de mission, casser une sentence du comte et faire venir devant eux une cause en appel. Eux seuls peuvent trancher les litiges successoraux… Lorsqu’il s’agit d’affaires d’importance, mettant notamment en cause des Grands du royaume, ils peuvent décider de les porter devant le tribunal du roi. Celui-ci juge en dernier recours, y compris pour les causes qui n’ont pas été tranchées par les tribunaux ecclésiastiques. Le souverain ne préside lui-même ce tribunal royal que pour les affaires majeures ou qu’il juge telles.

Selon le principe général, les condamnations, quand il s’agit d’hommes libres, consistent en paiement de compensations en argent sanctionnant délit, agression et même meurtre. Leur montant, selon un tarif détaillé et précis, est proportionnel à la gravité des dommages, blessures ou meurtre. Il est d’autre part fixé en fonction du statut social de la victime. Chacun a sa valeur pécuniaire, son wergeld. Plus on est « grand », plus on vaut cher, mieux on est protégé. Cependant, surtout lorsque l’accusé n’est pas un homme libre, ou encore quand le crime est jugé exceptionnellement grave, des peines beaucoup plus lourdes peuvent être prononcées : réclusion dans un monastère, servitude, châtiments corporels, yeux crevés… et la mort sous des formes plus ou moins cruelles. Il faut noter que dans les cas où une amende est infligée (un wergeld exigé) par le « plaid » du comte, celui-ci en retient une fraction comme rétribution de ses services, ce qui explique qu’il ait facilement la main lourde.

 

Au centre de tout le dispositif du pouvoir, en matière judiciaire comme dans les autres, se situent donc le roi (l’empereur) et sa cour, c’est-à-dire la Chancellerie avec ses clercs, ses notaires (1), qui rédigent les capitulaires, assurent la correspondance, le service des archives, etc., le camérier ou chambellan qui veille sur le trésor, les officiers de bouche comme le sénéchal ou le bouteiller, le comte de l’étable (connétable) qui, avec les mariscalci, les maréchaux, ses adjoints, s’occupe des chevaux… sans oublier les fils, filles, cousins et autres parents de Charles, ses familiers et ses nombreux amis. Parmi ceux-ci figurent, à l’époque où se déroule l’enquête d’Erwin et de Childebrand à Autun, de nombreux savants, lettrés, poètes, érudits que le roi a séduits, qu’il a su s’attacher et dont il a réuni les meilleurs en une Académie de beaux esprits : le grammairien et poète Pierre de Pise, le théologien Paulin de Frioul, le chroniqueur Paul Diacre, l’astronome Dungal, le géographe Dicuil, l’évêque d’origine hispanique et grand helléniste Théodulf, Angilbert, Clément le Scot, et surtout Alcuin, Angle d’origine, qui eut, à partir du moment où il se mit au service du souverain franc, la haute main sur ce qu’on appelle la Renaissance carolingienne.

Pour Charlemagne et ses sages, il s’agit de faire de l’Occident le centre rayonnant du christianisme, de renouveler l’étude et la connaissance des poètes, philosophes, historiens et savants latins, voire grecs, et, à la base, d’ouvrir auprès des évêchés et monastères de nombreuses écoles afin que le royaume (l’empire) dispose de clercs, de notaires, d’administrateurs, de scabins convenablement instruits, d’évêques sachant célébrer les offices et prêcher, d’abbés compétents, de comtes et de marquis capables de gouverner. « Du latin, de la grammaire, du calcul, de la lecture, du chant et de bons livres », telle est la recommandation impérative que Charles le Grand adresse sans cesse à ceux qui le servent.

Elle comporte deux obligations : l’une concerne les moyens, l’autre les hommes. Quant aux moyens, il s’agit d’abord de remédier à une pénurie de manuscrits. Les textes sacrés dont disposent au départ évêques, prêtres, moines et abbés, sont le plus souvent fautifs, lacuneux, confus. Quant aux classiques latins, tout en souffrant des mêmes défauts, ils n’offrent qu’un pâle reflet, et déformé, de la culture antique. Il est donc primordial de doter les bibliothèques de manuscrits nouveaux permettant une connaissance plus approfondie, plus étendue, plus éclairée de cette culture. Ces manuscrits, il faut les acheter, souvent à prix d’or, et les acheminer sous bonne garde. Il faut de même se procurer des textes sacrés fiables, complets et en ordre. Dès lors, on peut corriger ceux que l’on possède déjà. Il faut faire de tous ces manuscrits des copies nombreuses et exactes. Peuvent alors être établis des manuels à l’usage de tous ceux qui sont invités fermement à étudier les fondements du savoir : les enfants (essentiellement de notables), ces notables eux-mêmes, les Grands, les gens de cour, le roi Charles donnant l’exemple.

La tâche est immense : inventorier les bibliothèques, vérifier l’état et la valeur des manuscrits, visiter les scriptoria où les moines copient et recopient les textes, en s’assurant de leur compétence et sérieux, contrôler les connaissances de ceux qui doivent jouer un rôle essentiel dans la diffusion du savoir à commencer par les clercs, évêques ou abbés, faire acheter les textes indispensables qui viennent souvent de loin, d’Italie voire de l’Orient byzantin ou musulman, par des filières complexes, s’occuper du système scolaire peu à peu mis en place, non sans difficultés ni lacunes, car les enseignants qualifiés n’abondent pas.

Pour mener à bien toutes ces tâches, les proches du roi sont largement mis à contribution (Alcuin s’épuisera à la besogne). Eux-mêmes ne peuvent compter que sur un nombre insuffisant d’érudits parmi lesquels figurent assez souvent des clercs d’origine irlandaise, angle ou saxonne comme l’abbé Erwin. Ceux-ci doivent parcourir des milliers de lieues, d’un comté à l’autre, d’un diocèse à l’autre sur la vaste étendue d’un empire où les communications ne sont ni faciles, ni rapides. Aussi tout déplacement, à commencer par ceux des missi dominici, est-il l’occasion d’inspections concernant le réveil culturel de l’Occident.

Au centre de cet effort, ainsi que dans tous les autres domaines, se situent Charlemagne et sa cour. Comme le roi (l’empereur), sauf dans les dernières années de son règne, est constamment en campagne, il s’agit largement d’une cour itinérante. Peu à peu, cependant, Aix, où Charles a fait construire une merveille de chapelle, va devenir sa capitale favorite, d’autant qu’il est de plus en plus difficile de promener çà et là des services centraux de plus en plus lourds. Aix-la-Chapelle va donc apparaître comme le centre de l’univers carolingien, le lieu où il fait bon vivre auprès d’un monarque dont le règne est exceptionnel.

Pour ceux de son époque, l’Empire carolingien apparaît comme la réalisation d’un grand dessein, un motif d’orgueil, une ère de relative stabilité après des siècles de désordres, le signe de l’unité occidentale retrouvée, et sous la bannière du Christ, après des morcellements anarchiques. On pense à Rome mais on vit une aventure nouvelle.

Pour nous, il s’agit de la mise en place de structures religieuses, ethniques, culturelles et politiques qui vont marquer durablement l’histoire, heureuse ou tragique, de l’Europe et continuent d’influencer notre temps. Cela ne vaut pas seulement pour les grands traits de sa destinée. Le monde carolingien est à la fois très loin et très proche de nous dans sa quotidienneté. C’est là sans doute son intérêt. Là réside son attrait.

 

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Je voudrais exprimer ici mes remerciements à Laurent Theis qui, pour cette enquête d’Erwin le Saxon, m’a fait bénéficier de son érudition rigoureuse et de ses conseils précieux.

Ils vont aussi aux animateurs des archives et de la bibliothèque d’Autun où j’ai pu récolter nombre de détails et circonstances permettant d’établir ce récit, et concernant notamment les dimensions et l’allure de la cité à l’époque carolingienne, la topographie et domaines du comté, la lignée des comtes d’Autun et leur parenté avec Charles Martel, donc avec Charlemagne, la liste des évêques et jusqu’à certaines péripéties.

Sur l’époque et la société carolingiennes on consultera avec profit :

 

Louis Halphen : Charlemagne et l’Empire carolingien, Ed. Albin Michel

Pierre Riché : Les Carolingiens, une famille qui fit l’Europe, Ed. Pluriel-Hachette

Pierre Riché : La Vie Quotidienne dans l’Empire carolingien, Ed. Hachette

Laurent Theis : L’Héritage de Charles, Ed. Du Seuil-Histoire

Philippe Wolff : L’Éveil intellectuel de l’Europe, Ed. du Seuil-Histoire

 

et aussi :

 

Jacques Le Goff : La Civilisation de l’Occident médiéval, Ed. Arthaud – Les Grandes Civilisations

Eginhard : La Vie de Charlemagne, traduction et annotations de Louis Halphen, Ed. Les Belles Lettres.