CHAPITRE V
Le lendemain matin, les envoyés du souverain firent comparaître Guénard devant eux, après avoir averti pour la forme le comte d’Autun. Le chef des gardes fut reçu dans la salle d’audience avec le même apparat que, la veille, le comte lui-même. Dès qu’il fut en présence de Childebrand, il débita un long discours rempli de remords et de contrition. Il était au service du roi, tout entier à sa dévotion, vénérait tout ce qui en émanait et particulièrement les missi dominici, et il avait fallu le plus abominable des concours de circonstances pour qu’il fît grave offense à l’un d’entre eux, qui plus est, un homme de Dieu. Il n’aurait pas assez de toute une vie de dévouement et de repentir pour expier son involontaire forfait.
Childebrand coupa court. Comment, ultérieurement, il aurait à l’expier, n’était pas pour l’heure le plus important. De toute façon, le châtiment viendrait. Il s’agissait que l’enquête progresse. La façon dont ses gardes en usaient avec les paysans, les colons, les esclaves… et les moines en pèlerinage, ne présentait plus guère de mystères. A ce sujet aussi, justice serait faite. Cependant, quant au meurtre lui-même, bien des ombres demeuraient.
Alors que Guénard commençait une protestation, disant que ni de près ni de loin il n’avait été au courant d’intentions criminelles concernant le vicomte, et que par conséquent encore moins il avait pu tremper dans…, Childebrand à nouveau l’interrompit :
— Quelques points, peut-être sans importance, peut-être au contraire très significatifs, demandent à être éclaircis, dit-il. Nous attendons de toi une franchise totale. Si nous découvrions que tu as menti, même par omission, c’en serait fait immédiatement de toi.
Guénard accueillit ces avertissements sans sourciller. L’interrogatoire le montra assumant ses responsabilités mais s’efforçant, constamment, et habilement, de faire retomber les fautes les plus lourdes sur Aldric.
— Étant donné qu’il n’est plus là pour soutenir le contraire, tu ne risques rien à le charger, fit remarquer Childebrand.
— Ce qui dépendait de mon commandement, je te l’ai dit, seigneur, répondit Guénard. Sans rien dissimuler. Mais tous, ici, te confirmeront que le vicomte était devenu au fil des ans de plus en plus avide, cruel, méfiant et que, bien souvent, c’est moi, oui, prenant sur moi, qui ai tempéré sa rudesse ! Ces derniers temps, il était comme fou. Je ne vous apprendrai rien en disant qu’il y avait d’abord cette histoire avec la femme de l’intendant. Vous avez vu ce qui s’est passé au banquet. Beaucoup vous diront que c’est ce qui l’avait complètement dérangé, peut-être parce que, parait-il, elle se détournait de lui.
— Pour qui ? demanda Erwin.
— Je ne veux pas rapporter des ragots. Mais, si vous permettez, à mon sens, il n’y avait pas que cela.
— Alors quoi ?
— Je ne sais pas au juste. Les choses ont empiré à la suite de la capture de Benoît… Vers la fin de l’automne. D’ailleurs, Aldric a fait répandre qu’on l’avait capturé alors que j’ai de bonnes raisons de croire qu’il s’était livré.
— Qui est ce Benoît ?
— Qui il était plutôt, car il a été exécuté : le principal lieutenant de Doremus, ancien moine comme celui-ci, mais cent coudées au-dessous de son chef. Car on peut dire ce qu’on veut de Doremus, c’est un bandit et je le ferais passer volontiers en enfer, mais c’est un meneur d’hommes et, parfois, je regrette qu’il soit au service du mal et non du roi.
— Donc, ce Benoît…
— … s’est trouvé entre les mains du vicomte et lui a révélé certaines choses, je ne peux pas dire quoi parce que les entrevues se sont déroulées en tête à tête. A mon avis, il était venu fournir des informations en espérant une bonne rétribution et en se disant que par la promesse d’autres révélations, il pourrait se faire un magot. Mauvais calcul parce qu’il a été immédiatement bâillonné, mis au secret et étranglé.
— Comment cela ?
— Sur ordre du vicomte, que j’ai d’ailleurs rencontré le jour même où ce Benoît lui avait fait des confidences fatales.
— Quel jour ?
— C’était un mardi, je m’en souviens très bien, le vicomte me parut très soucieux. Je ne sais vraiment pas ce que le bandit avait pu lui dire, mais apparemment rien d’agréable. Il ne m’a fait aucune allusion à leur conversation. Il m’a demandé de prendre toutes dispositions pour qu’il puisse effectuer, malgré l’hiver, un déplacement urgent dans les deux jours. A mon étonnement il a précisé : un cheval robuste, des vivres, des armes, aucune escorte. Comme j’insistais, il m’a répété avec colère : « Aucune escorte, es-tu sourd ! »
— Il est donc parti…
— … le jeudi, et seul comme il l’avait dit. Il est resté absent trois jours, étant de retour le samedi. Ah ! ce retour, je m’en souviendrai toute ma vie. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Dans sa salle d’audience où il m’avait convoqué, il marchait de long en large, martelait la table en proférant des insanités, m’interpellait, m’insultait : j’étais un incapable, un crétin, un traître !
— As-tu une idée de ce qu’il a pu découvrir pendant ce voyage et d’abord sais-tu où il s’est rendu ?
— D’après certains colons qui l’auraient aperçu, il aurait pris la route d’Arnay.
— C’est bien cette cité que nous avons traversée venant de Pouilly ? demanda Childebrand à Erwin.
— Oui, répondit le Saxon, pensif. Y avait-il quelque chose ou quelqu’un qui pouvait l’attendre à Arnay, quelque affaire expliquant cette démarche précipitée ?
— Ni l’un ni l’autre à ma connaissance, répondit Guénard. Mais ce que je peux vous assurer, c’est qu’il en est revenu comme fou. Une seule chose me paraît évidente : cela devait tourner autour de Doremus et de sa bande, et là devait se trouver un danger extrême car il n’a plus eu qu’une idée en tête : l’extermination, disant et répétant qu’il ne fallait pas faire de quartier, qu’il était inutile de capturer des prisonniers, que le fil de l’épée suffirait bien à tout régler, sans égard ni pour les femmes, ni pour l’âge car il fallait écraser les vipères dans le nid. C’est à la suite de cela qu’il a monté, sans tarder, une expédition contre Doremus dont il m’a ôté la direction. Je suis chef des gardes, je connais mon devoir et je sais qu’il est parfois cruel. Mais j’ai été heureux d’être dessaisi de ce commandement, étant donné l’état où je le voyais. Le détachement a tenté pendant près d’une semaine d’encercler et anéantir les gens de Doremus qui lui ont finalement échappé. Quand il est revenu, bredouille, je l’ai vu dans une inquiétude et dans une rage insanes. Il m’a, de nouveau, accablé d’injures, agonisant aussi les gardes qu’il traitait de pleutres et d’incapables. Dès lors, il est entré dans une sorte de folie avec des accès de frénésie suivis de subits abattements. C’est la raison pour laquelle la sortie qu’il a faite au banquet ne m’a étonné qu’à moitié.
— Ne vois-tu rien d’autre à signaler pour cette période, rien qui t’ait semblé insolite, révélateur ?
— Rien, sauf un voyage de plus longue durée qu’il a entrepris par la suite, avec son second, Harald. Ils ont été attaqués en chemin et s’en sont sortis de justesse.
— Un dernier mot, Guénard, intervint Childebrand. As-tu une idée, un soupçon susceptibles de nous mettre sur la piste du meurtrier d’Aldric ?
— S’il s’agit des raisons qu’on avait de le tuer, je pourrais vous citer vingt personnes et plus qui le haïssaient, à qui il avait fait du mal et qui pouvaient souhaiter sa mort. Mais s’il s’agit de pistes sérieuses, de soupçons vraiment fondés, je n’en ai aucun. Je n’ai donc pas de nom à citer.
— Et nous te comprenons ! Bien, bien !… Tu te tiens à notre entière disposition. Et tu conserves le secret le plus absolu sur ce qui s’est dit ici, y compris sur ce que toi, tu as dit. Tu as entendu, le plus absolu ! Il n’y a, pour l’heure, pas d’autre pouvoir en ce comté que le nôtre.
Les obsèques d’Aldric, célébrées par l’archiprêtre et non par l’évêque Martin, eurent lieu dans l’après-midi. L’office attira une foule considérable animée par la curiosité plus que par la compassion ou le chagrin. Le comte Childebrand et Erwin, qui ne pouvaient se dispenser d’y assister, refusèrent les places d’honneur qu’on leur avait attribuées dans le lieu saint et, comme le comte Thiouin ne pouvait plus, dès lors, en accepter une, elles restèrent spectaculairement vides, attirant plus les regards que la cérémonie elle-même.
Ni la comtesse Hertha ni la vicomtesse Oda n’étaient présentes, ce qui, ajouté à l’absence de l’évêque et à celle d’autres personnalités comme le chef du municipe, suscita des mouvements, une excitation, des murmures, voire des commentaires exprimés sans retenue, et transforma l’office en une sorte de foire aux rumeurs à peine troublée par l’allocution banale et crispée du vicaire. Les commères n’avaient d’yeux que pour la belle Gertrude qui, assise au deuxième rang à côté de son époux, hiératique, parée comme une châsse, regardait vers l’autel, sans qu’un trait de son visage bouge, se dérouler le service funèbre de celui que toute la ville lui avait prêté comme amant.
Dans la foule, indifférente pendant tout l’office, on ne ressentit un peu d’émotion qu’au moment où l’on vit, derrière le cercueil que des hommes portaient vers le cimetière, s’avancer, seule, suivie des personnalités, Jeanne, la très jeune fille d’Aldric et d’Oda, qui retenait ses sanglots à grand-peine. Alors un lourd silence marqua le passage de la mort.
Le lendemain, à l’aube, quand le comte se présenta à la porte de la chambre qu’occupait l’abbé, il trouva celui-ci à genoux, mains jointes et tête inclinée, plongé dans une profonde prière. Quand il entendit les pas de Childebrand, le Saxon se redressa et, tout en revêtant son manteau d’hiver, dit à celui-ci qu’il avait adressé une supplique au Très Haut pour qu’Il éclaire leur chemin à ce tournant de leurs investigations. Après cela, il saisit à son chevet le fourreau qui contenait son épée, coiffa un bonnet de fourrure et passa un coutelas à sa ceinture.
— Tu as vraiment là un étrange glaive, lui dit le comte, désignant le fourreau.
— Oui, la lame, indienne (12), en est souple et très tranchante. Un cadeau précieux d’un combattant d’Espagne.
Accompagnés seulement d’une escorte de quatre gardes, les deux missi prirent la route d’Arnay. Le temps s’était radouci. Par instants, il pleuvait, mais la neige fondante et la boue étaient, à tout prendre, bien préférables aux congères et au froid glaçant qui avaient entravé leur marche lors du parcours qui les avait menés de Pouilly à Autun.
A Arnay où ils arrivèrent au début de l’après-midi, ils se firent connaître au chef du municipe et au centenier (13), lesquels redoublèrent de zèle pour leur accueil et leur hébergement, car c’était la première fois que la cité avait l’honneur de recevoir des envoyés du souverain. Les deux missi durent insister pour qu’ils s’abstiennent d’organiser des festivités, soulignant qu’eux-mêmes étaient venus pour enquêter et qu’ils entendaient consacrer tout leur temps à leurs investigations.
Dès leur arrivée, ils s’installèrent, après une collation, dans la salle où se tenait habituellement le tribunal local pour procéder à l’audition de témoins, s’il s’en trouvait. Ils expliquèrent au centenier qu’ils désiraient savoir si dans la première semaine d’octobre un homme, seul sans doute, était venu à Arnay pour y procéder à une sorte d’enquête. Ils ne pouvaient en dire davantage, mais attachaient du prix à ce que tous ceux qui pourraient les renseigner à ce sujet viennent, sans crainte, témoigner devant eux. Leur dévouement serait favorablement noté.
Bientôt ce fut une cohue devant la porte de leur salle d’audience. Nombreux étaient ceux qui, prétextant un vague renseignement, voulaient approcher des missionnaires de Charles le Victorieux, les voir, être vus d’eux, se faire bien voir et amasser ainsi provision d’anecdotes pour de nombreuses veillées. Childebrand dut préciser que les prétendus témoins qui se révéleraient n’être que des imposteurs, bien loin de s’acquérir des mérites, risquaient d’encourir une amende. La menace refroidit à peine l’ardeur des curieux. Childebrand et Erwin poursuivirent leur audience jusqu’à une heure tardive. Ils convinrent que rien n’en était résulté, sauf cette conviction – qui ne manquait pas d’intérêt – qu’aucun homme ne s’était arrêté en la cité, que ce soit au début d’octobre ou à toute autre date, pour se livrer à des recherches. Quant à savoir si un cavalier seul était passé par Arnay à ce moment-là, autant chercher une aiguille dans une meule de paille. Ils reçurent à ce sujet cent témoignages, mais aucun de quelque intérêt.
— Le fait qu’Aldric soit parti d’Autun par la route d’Arnay ne signifie rien, souligna le comte. Il a fort bien pu bifurquer au domaine de Cordesse sur Saulieu, ou encore, à peine sorti de la ville, prendre la direction de Beaune.
Erwin acquiesça.
— Cependant, dit-il, il est également possible qu’il ait simplement traversé Arnay pour se rendre à Pouilly. Je ne vois pas le vicomte, plongé dans la plus extrême confusion, imaginer des ruses pour masquer sa destination. Il n’y a guère que quatre lieues d’ici à Poigny. Nous y serons demain avant la fin de la matinée.
— Soit ! approuva Childebrand d’un ton maussade.
L’arrivée à Pouilly raviva pour le comte le souvenir de leur dernière étape et des incidents qui avaient marqué leur passage en cette cité. Après une réception officielle d’autant plus chaleureuse qu’il n’y avait cette fois-ci que six personnes à héberger et à nourrir, l’abbé proposa à Childebrand une visite chez ce notable dont la femme Hermine avait disparu et dont le spectre réclamait vengeance.
Ce marchand drapier, Cyprien, habitait une villa située un peu à l’écart de la cité. Il gérait un domaine assez vaste avec l’aide de plusieurs familles de colons qu’il avait « casés » et de quelques esclaves domestiques. Averti par un coursier du municipe de l’arrivée des missi, il les reçut avec une déférence courtoise et une grande dignité, sans excès d’obséquiosité. C’était un homme triste dont l’existence avait été endeuillée par le fait que le ménage qu’il formait avec Hermine n’avait pas eu d’enfants. Pour autant, il n’avait jamais songé à répudier sa femme pour laquelle il avait toujours eu une grande affection. Sa mort, ou plutôt sa disparition, « mais pouvait-on désormais douter qu’elle fût morte », l’avait apparemment frappé au cœur. Il continuait de commercer et de gérer son domaine sans goût mais par devoir, car bien des familles dépendaient de lui. Il ne souhaitait pas qu’elles passassent sous un joug plus lourd que le sien.
Tandis qu’il parlait, l’abbé observait les esclaves de la domesticité, remarquant qu’en effet ils étaient bien vêtus, semblaient en bonne santé et servaient leur maître avec respect et prestesse, mais sans la nervosité qu’engendre la peur. Une vieille cuisinière vint même parler de quelque détail ménager à Cyprien avec une rudesse affectueuse que celui-ci accepta avec un pâle sourire amusé.
— Ce qui me ronge, dit le maître de maison, c’est cette incertitude où je suis malgré tout. Voici des semaines que Hermine, ma douce femme, a disparu…
Erwin tourna vivement la tête vers lui :
— Un moment ! Cyprien, s’écria-t-il. Peux-tu me dire quand exactement elle a disparu ?
— Comment, mon père, pourrais-je oublier ce jour néfaste entre tous ? C’était un vendredi, le jour du supplice de Notre Seigneur, le premier vendredi du mois d’octobre.
Childebrand étouffa un juron et regarda Erwin d’un air à la fois stupéfait et exalté. L’abbé reprit :
— Il est de la plus grande importance que tu nous dises ce qui s’est passé exactement ce jour-là.
L’homme, le visage crispé, des larmes dans les yeux, répondit :
— Hélas, mon père, hélas, tu touches là au plus profond de mon remords et de ma douleur. Vous savez que le deuxième dimanche d’octobre se tient la grande foire de Beaune. J’étais donc parti avec une demi-douzaine de mes commis, deux voitures transportant des draps et des toiles de lin pour cette foire. Afin que mon étal soit prêt à temps, j’ai donc quitté Pouilly le vendredi. A mon retour, j’ai appris par mes domestiques que Hermine avait disparu pendant cette fatale journée. J’ai pensé à un accident : aussi ai-je fait entreprendre immédiatement des recherches, dans les bois, sur les berges des ruisseaux et jusqu’à l’Armançon. J’ai fait explorer les étangs. Hermine était une femme généreuse, bonne. Combien d’hommes de la ville, combien de femmes, touchés par sa disparition, m’ont aidé en cette circonstance, je ne saurais le dire ! Nous n’avons rien trouvé, jusqu’au jour où, dans les bois, on a aperçu son fichu, ensanglanté.
— Qui ?
— Le forgeron, Étienne. Il pleurait, lui, cet homme colossal, il pleurait comme un enfant en me le rapportant.
— Où était ce bois ? Je veux dire, où est-il ?
— Le bois de Vesvres, à une lieue d’ici, plutôt dans la direction d’Arconcey.
— Maintenant, réfléchis bien avant de me répondre ! Crois-tu possible que ta femme ait suivi son agresseur jusque-là ?
— Impossible ! Surtout que ce sont de mauvais chemins. Et puis pourquoi l’aurait-elle suivi ?
— Pardonne encore cette question ! dit le Saxon en se caressant le menton. Est-ce que cela aurait eu un sens pour un agresseur de mener de gré ou de force une femme dans ce bois-là pour, hélas, la tuer ?
— Aucun sens. Il aurait eu à traverser plusieurs manses avec sa victime… autant d’occasions d’être vu… Vous savez bien qu’il y a toujours quelqu’un, même à l’orée de l’hiver, dans les champs, les prés et dans les bois.
— Nous aboutirions donc à la conclusion que le fichu ensanglanté a été déposé, d’ailleurs accroché à un buisson et, en somme, bien en vue, pour égarer les recherches.
— Sans doute, mon père, dit Cyprien en secouant la tête douloureusement. Sans doute… Je n’avais jamais envisagé les choses comme cela… Mais, mon père, est-ce que cela change quoi que ce soit ?
— Je crains, hélas, que oui, dit Erwin, et que tu ne sois pas arrivé à la fin de ton calvaire. L’abbé se leva brusquement :
— Combien d’hommes peux-tu mettre tout de suite à notre disposition ? demanda-t-il d’un ton impérieux.
— Immédiatement une dizaine, dans l’heure une trentaine.
— Très bien. Qu’ils entreprennent des recherches sur ton domaine sans rien omettre, pouce carré par pouce carré ! Je dis : sans rien omettre, taillis, pièces d’eau, bosquets, meules, greniers, étables, resserres, ateliers, granges et, en votre maison, toutes pièces, surtout celles qui sont peu utilisées, ainsi que les logements des esclaves… tu m’as entendu. J’ai bien dit que pas un pouce carré ne reste en dehors de cette fouille !
— Tu crois donc…
— Oui, mon fils. Si ta femme n’est plus en vie, c’est ici et non ailleurs qu’on la lui a ôtée, car, comme tu l’as dit, on ne pouvait prendre le risque d’être vu avec elle. Le fichu n’était qu’une diversion.
— … qui nous a, hélas, égarés.
— Attendons de voir si l’événement me donne tristement raison, répondit le Saxon. Encore un mot : l’hiver a-t-il été précoce en cette région, cette année ?
— Très précoce. Je me souviens que, ce fatal vendredi, nous avons rencontré sur la route de Beaune neige et verglas qui nous ont retardés… Oui, et quand je suis revenu, tout était enneigé.
En fin d’après-midi, l’un des vachers du domaine, le visage bouleversé, vint annoncer qu’une macabre découverte venait d’être faite. Bien que Childebrand et Erwin eussent voulu l’en empêcher, Cyprien accompagna les deux missi jusqu’à une cressonnière gelée, située à cinq cents pieds seulement de la demeure principale, et au fond de laquelle gisait le cadavre de Hermine. Quand ils y arrivèrent, plusieurs serviteurs, la tête découverte, certains en pleurs, regardaient la glace au-dessous de laquelle on apercevait par transparence la dépouille comme intacte de la femme du drapier. Celui-ci se précipita, sanglotant, frappant la dure surface de ce sarcophage de ses poings. Il fallut plusieurs domestiques pour le relever et l’arracher à ce cercueil. C’est en balayant la neige qui recouvrait cette cressonnière que le chef des étables et deux de ses aides avaient dévoilé le corps enfoui de la victime.
Childebrand obtint quand même qu’on éloignât Cyprien au moment où on sortirait sa femme de ce cercueil.
— Dire que je suis passé cent fois devant cette cressonnière sans me douter qu’elle était là, elle, Hermine ! répétait le malheureux mari pendant qu’on l’entraînait vers sa demeure.
L’examen du cadavre, immédiatement effectué par un médecin à la lueur des torches, prouva qu’elle avait été tuée d’une dague en plein cœur, achevée plutôt, car son corps portait des meurtrissures impliquant qu’elle avait été torturée.
Erwin, toute la nuit, assista Cyprien qui, dans l’excès de sa détresse, voulait se supprimer. Au matin, les notables en délégation vinrent présenter leurs condoléances au maître drapier, et il fallut endiguer le flot de ceux qui, soit par sincère compassion, soit par curiosité malsaine, voulaient être reçus par celui qui était dans le malheur. Les envoyés du roi retardèrent leur départ, d’abord pour assister aux obsèques solennelles de Hermine, ensuite pour poursuivre leur enquête sur place à la lumière de la nouvelle péripétie dramatique. A l’église, quand ils entrèrent pour prendre part à la place d’honneur au service funèbre, ils furent l’objet d’une manifestation de sympathie qu’ils durent arrêter d’un geste.
En interrogeant la domesticité de Cyprien, ils apprirent que Hermine, en l’absence de son mari, avait décidé de se rendre chez un colon dont la femme était sur le point d’accoucher. Leur manse n’était pas très éloigné. Elle n’y était jamais arrivée. Le chemin pour s’y rendre passait-il près de la cressonnière ? A cent pieds environ. Et la route venant d’Arnay ? Oui, assez près, elle aussi. Enfin, y avait-il par là une cabane, une hutte, un appentis, où le meurtrier aurait pu entraîner sa victime ? On mena les deux missi à une resserre où l’on rangeait pour l’hiver les faucilles, les faux, les râteaux et autres instruments agricoles. Ils y trouvèrent un désordre qui pouvait signifier qu’une lutte s’y était déroulée.
Dès lors, il était loisible de penser que c’était Aldric qui, après les révélations de Benoît, s’était rendu à Pouilly pour obtenir de Hermine des renseignements qu’il devait considérer comme vitaux. Servi par une sinistre chance, il l’avait surprise en chemin, l’avait capturée, maîtrisée puis, après l’avoir torturée pour la faire parler, lui avait clos les lèvres à jamais. Il avait jeté le corps dans la cressonnière, bientôt gelée et recouverte de neige. En exposant le fichu ensanglanté sur un buisson dans une forêt située à l’écart, à une lieue de là, il était parvenu à égarer les recherches. On pouvait également estimer qu’il devait exister une relation entre ce que Hermine lui avait, malgré elle, révélé, et l’expédition conduite par lui-même contre Doremus et qu’il aurait voulue implacable.
Erwin et Childebrand durent attendre le lendemain des obsèques pour trouver Cyprien, qui avait fini par dormir une couple d’heures, en état de répondre à leurs questions.
— Tu nous pardonneras de raviver ta douleur… commença l’abbé.
— Ne vous dois-je pas tout, à vous qui avez vu ce que je n’ai pas su voir ?
— … mais pour faire bonne justice, il nous faut t’interroger sur Hermine elle-même, ses origines, ses amitiés, sa vie.
— Autant parler d’un ange, répondit Cyprien en essuyant ses larmes… Elle était originaire de Feurs…
— … de Feurs, dis-tu ? s’écria Childebrand.
— Oui. Ses parents y tenaient et y tiennent encore comme moi un commerce de drap. Je l’ai connue lors d’un déplacement, il y a une douzaine d’années. Elle avait alors dix-huit ans. Elle était la beauté et la sagesse mêmes. Tout de suite nous nous sommes aimés, adorés. Un an après, avec le consentement heureux de nos parents, nous étions mariés. Hélas, aucun enfant n’est venu égayer notre foyer. Bien que nous ayons entrepris pèlerinage sur pèlerinage et prié le Ciel de toute notre ardeur, notre couple est demeuré stérile. Hermine en a beaucoup souffert. C’était pour elle une plaie ouverte. Aussi, pour apaiser un peu son affliction, se dévouait-elle, sans compter, lorsqu’une mère ou une future mère avait besoin de secours et de soins. Les femmes de mes colons et même mes esclaves peuvent en témoigner. Mon seul réconfort dans cette détresse est de savoir que leurs larmes ont coulé pour elle.
— Nous l’avons vu, Cyprien. Sache que de telles larmes lui ont ouvert toutes grandes les portes de la félicité éternelle, car rien ne peut être plus agréable à Dieu que l’amour que lui ont porté les humbles de cette terre.
— Mais elle n’est plus là, mon père ! Moi, elle m’a quitté à tout jamais ! s’écria l’homme.
— Seuls le temps et la prière adouciront ton malheur… Cependant il faut bien que nous remplissions le rôle que nous a confié le roi et qui est de rendre en son nom la justice. Je dois te demander si Hermine connaissait à Feurs la famille d’Anne, qui a épousé voici onze ans celui qui est devenu le vicomte Aldric et qui d’ailleurs l’a répudiée pour stérilité deux ans après.
— Hermine et Anne se sont très bien connues. Elles étaient à peu près du même âge. Adrien et Céleste, les parents d’Anne, fréquentaient la famille de ma femme. Anne avait un frère, Pierre, de deux ans plus âgé qu’elle. Ses parents et son frère sont, à ma connaissance, toujours en vie. Quant à cet Aldric, il paraît que le démon a fini par avoir son âme.
— Pourquoi « démon » ? demanda Childebrand.
— Sa réputation était fermement établie à vingt lieues à la ronde. Personne n’a jamais compris qu’un descendant de Charles Martel, un Nibelung, se donne comme adjoint et exécutant un être pareil.
— Oublierais-tu qu’il a été assassiné ?
— Être une victime n’efface aucun péché. Que Dieu le juge !
— Te souviens-tu, demanda le Saxon, si, il y a environ neuf années de cela, Anne est venue rendre visite à ta femme ? C’était au moment où Aldric se préparait à se séparer d’elle.
— Je m’en souviens parfaitement. Elle est restée plusieurs semaines ici. Elle était dans un piteux état, elle que j’avais connue si rayonnante : affaiblie, nerveuse, pleurant sans cesse pour un oui, pour un non, malgré les soins que Hermine prenait d’elle. Puis, sur le conseil de ma femme, elle est repartie, un peu réconfortée, rassérénée.
— Pour Feurs ?
— Sans doute. Mais je ne sais pas.
— Tu as dit que Hermine se dévouait souvent pour les enfants des autres. Je suppose que, parfois, certaines mères avaient besoin de nourrices. Ta femme en connaissait-elle ?
— Un homme ne s’occupe pas de ces choses-là. Demande à Rosa, notre cuisinière, elle doit le savoir.
— Nous le lui demanderons… A moins que le comte Childebrand n’ait d’autres questions à te poser, nous allons arrêter là notre pénible devoir en te renouvelant l’expression de notre compassion.
— Sache, dit Childebrand, que le nom du meurtrier, celui qui a coupé la fleur de la vie, te sera révélé sans tarder. Et reçois nos excuses pour avoir été obligé d’évoquer douloureusement celle que tu as aimée.
Le drapier s’inclina respectueusement :
— Dites au roi Charles qu’il n’a pas de sujet plus dévoué que moi…
Puis se tournant vers l’abbé et se mettant à genoux, il ajouta :
— Soyez remerciés, tous deux. Bénis-moi, mon père !
Avant qu’ils ne quittent le domaine de Cyprien, Erwin tint à rencontrer la cuisinière Rosa. La matrone se souvenait fort bien du séjour d’Anne à la villa. Le moine dut lui arracher les mots de la bouche car elle se considérait comme dépositaire des secrets de Hermine, dont elle avait été, d’une certaine façon, la confidente. En mettant en doute gentiment sa perspicacité, le Saxon finit par lui faire dire :
— Moi, Rosa, on ne me trompe pas, mon père et, tout moine que tu es, je te défie de prouver le contraire. Ainsi, malgré ce qu’elle prétendait, je dis qu’Anne attendait un enfant, qu’elle avait le masque des femmes enceintes et puis d’autres choses que vous autres les hommes, même d’Église, vous n’avez pas besoin de savoir.
— Allons donc !…
— Ah ! mon père, je vais me fâcher ! Je suis sûre de ce que je dis, aussi sûre que te voilà devant moi, comme je suis certaine que Hermine le savait aussi, même que c’est sans doute pour cela qu’elle l’a hébergé si longtemps ici. Mais comme ça allait se voir, Anne n’a pas pu rester davantage.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle ne voulait pas que ça se sache.
— Mais pourquoi ?
— Est-ce que je sais, moi ? répondit Rosa. C’est tout des affaires de là-haut. Je dis qu’elle ne voulait pas que ça se sache, un point c’est tout !
— Elle est donc repartie pour Feurs achever sa grossesse, selon toi ?
— Mon père, où as-tu l’esprit ? A Feurs ? Pour cacher sa grossesse ? Anne avait peur. De quoi, je ne sais pas. Je suis sûre qu’elle avait peur. De son mari, sans doute.
La matrone hésita, puis se décida.
— La preuve, c’est que cette grossesse, elle est allée l’achever chez Fabienne.
Erwin laissa voir son étonnement.
— Cette fois-ci, tu ne trouves plus rien à dire, seigneur envoyé du roi, dit-elle triomphante.
— Et elle a eu un enfant ?
— Ça, je ne sais pas. D’après moi, oui. Mais de cela, ma patronne ne m’a pas soufflé mot.
— Et où habite cette Fabienne ?
— Si c’est pour lui faire du mal…
— Écoute-moi bien, Rosa ! Crois-tu qu’un homme du roi chargé de sa justice puisse commettre un forfait ? Alors parle ! Il y va peut-être de sa vie. Il faut que nous agissions vite. Parle, femme, c’est un ordre !
— Elle habite là-haut, à Arconcey.
— Mais n’est-ce pas près de la forêt de Vesvres ?
— Juste en lisière, au Nord.
— Sois bénie, Rosa ! Nous allons la sauver s’il en est encore temps.
— Je l’espère, mon père, dit la matrone, pour une fois décontenancée.
— Va en paix ! ajouta l’abbé. Tu es une bonne et honnête femme.
L’arrivée des missi sema la panique dans le village d’Arconcey, ce qui inspira à Childebrand des réflexions amères sur l’accueil réservé à ceux qui gouvernaient le pays, lesquels auraient dû susciter non la peur, mais la confiance et le respect.
— A qui en revient la faute ? demanda simplement Erwin.
Celui-ci, seul à posséder le dialecte du pays, en procédant de proche en proche et en parvenant à vaincre non sans mal les appréhensions qu’il provoquait, réussit à apprendre où se trouvait la chaumière de Fabienne. On lui indiqua également que, victime d’une grave maladie, elle était morte récemment, aux ides de septembre. Les deux missionnaires trouvèrent en effet sur son manse un jeune ménage de tisserands qui venait de s’installer. Ils apprirent que Fabienne avait pour amie proche une femme de son âge, une veuve, qui subsistait tant bien que mal sur un petit manse voisin, aidée par la charité publique.
Elle aussi, d’abord réticente, puis conquise par la simplicité de ces seigneurs qui s’étaient assis sur des tabourets à sa table en lui demandant du pain, du fromage et un simple gobelet de cervoise, finit par admettre qu’elle était en effet l’amie de Fabienne, « comme une sœur pour elle ». Elle se mit alors à pleurer sur sa mort récente qui la laissait, elle, Émilie, seule au monde.
— Écoute-moi bien ! lui dit alors l’abbé. Il y a de cela une huitaine d’années, est-ce qu’une dame – tu vois ce que je veux dire – est venue chez Fabienne pour terminer une grossesse et accoucher discrètement ?
— Assurément, mon père. A l’époque, Fabienne avait déjà un nourrisson de neuf mois chez elle. Cette dame est arrivée, environ à son cinquième mois. Elle a dit qu’elle avait fauté et qu’elle voulait cacher sa honte. Fabienne lui a dit qu’un enfant, dès lors qu’il était baptisé, était un enfant de Dieu et que le sien, quelle qu’ait été sa faute, serait baptisé.
— Elle a accouché…
— … d’un beau garçon. A terme. Je l’ai assistée dans son travail. Hélas ! l’accouchement s’est mal passé. Elle voulait nourrir son enfant. Elle était trop malade. Elle a dit qu’elle devait repartir chez elle ; je ne sais pas où. Elle a donné pas mal de deniers à Fabienne pour se charger du nourrisson. Elle a dit aussi qu’une femme de la ville viendrait pour s’occuper des frais, de tout.
— Et cette femme est venue ?
— Oui, de temps à autre, accompagnée d’une sorte de régisseur. Un homme âgé. Il est mort depuis, je crois. D’après le chemin qu’ils prenaient, ils devaient venir de Semur, ou de Pouilly. Des personnes qui, sûrement, devaient avoir du bien.
— Et l’enfant est resté chez Fabienne ?
— Jusqu’à sa sixième année.
— Et après ?
— Je ne sais pas.
— Il est parti ?
— Sans doute.
— Seul ? Avec cette femme de la ville ?
— Je ne sais pas.
Quand Erwin eut traduit à Childebrand cet échange de propos, le comte, que l’irritation gagnait, lui dît qu’au besoin, par d’autres méthodes, « on saurait délier la langue de cette mégère ».
— Ce serait bien mal payer sa bonne volonté, rétorqua Erwin en francique. Mais si elle se tait sur ce point, elle qui a bavardé si complaisamment jusqu’à présent, c’est qu’elle doit avoir une solide raison. Réservons le fouet comme ultime moyen !
Se tournant vers Émilie, l’abbé reprit en dialecte :
— Femme, on ne trompe pas les missionnaires du roi, encore moins un homme de Dieu comme moi. Je sais que tu sais et qui, si tu ne dis rien, c’est que tu as peur ou que tu veux protéger quelqu’un. Au nom du Seigneur qui nous voit, au nom du roi Charles le Juste qui nous commande, je te promets que quoi que tu saches, quoi que tu dises, il n’en résultera pour toi aucun mal d’aucune sorte. Au contraire. Mais si tu continues à te taire, je ne te garantis rien, car mon ami, ici, est déjà fort en colère. Allons, décide-toi !
Après bien des hésitations, Émilie finit par confesser que Fabienne connaissait Doremus, qu’elle avait peut-être eu des bontés pour lui, qu’elle l’avait aidé et que même, quand elle pouvait, elle l’avertissait des dangers qu’il courait.
— Mais moi, j’ai toujours refusé, protesta-t-elle véhémentement. Je ne voulais pas avoir d’histoires. Et même si, pour moi et pour beaucoup d’autres, Doremus n’est pas tout à fait un brigand, j’ai toujours pensé que mieux valait se tenir à l’écart.
— Tu as agi sagement. Mais quel rapport avec l’enfant ?
— Eh bien, la femme de la ville venait de moins en moins souvent. Et un enfant, quand ça grandit, ça coûte de plus en plus. Fabienne, je te l’ai dit, en avait deux sur les bras : le bébé abandonné qu’elle nourrissait déjà et celui de la malheureuse accouchée, qui, entre nous, n’a pas dû survivre longtemps car elle saignait à faire pitié. Je reviens à Fabienne. Deux grands gamins… Finalement, elle s’est entendue avec Doremus et, à ce qu’elle m’a dit, il a promis de s’en charger. Deux bouches de plus, deux bouches de moins, pour lui, n’est-ce pas…
— Et Doremus revenait la voir souvent ?
— Je n’étais pas au courant, répondit Émilie prudemment. De temps en temps, sans doute, pour donner des nouvelles des gamins : Jean l’orphelin et Cosme l’abandonné. D’après Fabienne, Doremus en était content. Il leur apprenait à lire, à écrire, à compter, peut-être aussi un peu à se débrouiller sur les marchés, si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois.
— Je sais qu’à la fin de l’été, quand Fabienne s’est sentie mourir, Doremus est venu la voir avec un autre moine défroqué – pardonne-moi, mon père –, un certain Benoît, qu’elle n’aimait pas d’ailleurs. Une tête de fouine sur un corps d’ours.
— Comment sais-tu cela ? demanda Erwin avec un sourire en dessous.
— C’est Fabienne qui me l’a dit, répondit Émilie précipitamment. Elle est morte peu après. Ce qu’elle a révélé à ces deux hommes, je ne le sais pas.
— Dis-moi encore : un cavalier est-il venu au début de l’hiver, à peu près aux calendes d’octobre, pour demander des nouvelles de Fabienne et pour savoir ce qu’il en était d’un garçon qui serait né chez elle il y a huit ans ?
— Oui, je m’en souviens : un bel homme, richement vêtu sur un cheval superbement harnaché. Je lui ai dit que Fabienne était morte. Pour le reste je n’ai pas desserré les dents. Mais il a dû en interroger d’autres, peut-être plus bavards, surtout avec un denier d’argent sous le nez.
— Ce qui fait que, de proche en proche, il a pu apprendre pour Doremus et pour ses enfants… Jean et Cosme, as-tu dit ?
— Oui, seigneur.
Mis au courant, Childebrand manifesta sa satisfaction.
— Oui, je crois que tout se tient, affirma Erwin en francique.
— Comme c’est bon d’entendre enfin notre vieille langue après tout ce charabia, ajouta le comte avec un large sourire.
— Tu sais, ma vieille langue, à moi, c’est le saxon, répondit l’abbé.
Il fallut toute, l’insistance du missionnaire pour faire accepter à Émilie un peu d’argent. Mû par une soudaine inspiration, celui-ci coupa un carré de l’étoffe de sa coule et l’offrit à la femme qui, émue aux larmes, reçut ce souvenir à genoux avec une bénédiction.
Frère Antoine cheminait lentement sur la sente qui menait à Moux, à pied, à côté de sa monture qui portait comme provisions de bouche de la saucisse, du fromage et du pain ainsi qu’un tonnelet de vin. Il était vêtu d’un épais manteau de laine et ne portait aucune arme sauf une dague. Il avait fait étape, venant d’Autun, à Ménessaire où il avait stupéfié la pratique de la taverne par sa capacité stomacale. Quelques histoires drôles, racontées dans un dialecte proche du parler local, lui avaient valu immédiatement une réputation de moine paillard. Il souhaitait que cette renommée arrive le plus rapidement possible aux oreilles de celui qu’il voulait rencontrer. Aussi, sur les chemins de montagne où le froid mordait, ne se pressait-il guère.
Au sortir d’un hameau, à une lieue de Ménessaire, il trouva sa route barrée par un enchevêtrement de branches. A quelques pas derrière, sur une souche, se tenait un homme, glaive au côté, arc à l’épaule. Il portait lui aussi une coule, brunâtre, et avait enroulé autour de son cou une bande de laine avec laquelle il protégeait du froid son nez et sa bouche. De sa face on n’apercevait que les yeux. L’homme dégagea sa bouche et lança à l’arrivant avec un sourire, s’exprimant en latin :
— Ainsi, voici donc frère Antoine qui vient faire visite à son frère indigne ! On ne peut pas dire, quand tu te rends en un pays, que tu te laisses ignorer.
— Comment faire autrement, Doremus, si je voulais te rencontrer ?
— Depuis ton départ d’Autun, nous t’avons suivi pas à pas.
— Tu aurais pu m’intercepter avant, cela m’aurait évité de m’essouffler et de me geler.
— Bah, un peu d’exercice ne te fait pas de mal, et puis, ici, je suis un peu chez moi. Nous y serons à l’abri des mauvaises surprises.
— Les surprises, ce sont mes maîtres, pour l’heure, qui en décident, et il n’y en aura pas.
— Car tu viens sur leur ordre ?
— Disons qu’ils ne veulent pas savoir.
Doremus siffla et deux autres hommes, armés, sortirent des taillis.
— Méfiant quand même, dit le Pansu.
— C’est pourquoi nous sommes encore en vie, répondit Doremus.
Les quatre hommes suivirent alors un itinéraire compliqué dans la forêt, gravissant des pentes ravinées, traversant de petites vallées, avant de parvenir à une clairière où se trouvait un campement bien protégé par des fossés hérissés de pieux, par des palissades et par des pièges.
Frère Antoine aperçut de nombreux hommes en armes, quelques femmes qui préparaient la collation de la mi-journée et une demi-douzaine d’enfants de six à douze ans apparemment. Doremus retira son capuchon, découvrant ainsi son crâne chauve. Il invita le Pansu à entrer dans la tente qui se trouvait au centre du campement et qui était chauffée par un brasero. Antoine qui avait amené son tonnelet offrit une tournée à son hôte et à ses deux aides, après quoi, ceux-ci s’étant éclipsés, il put entamer avec le rebelle la conversation dont Childebrand et Erwin attendaient des précisions nécessaires à leur enquête.
— Tu n’as pas peur, dit Antoine, que je livre aux missi le secret de ta retraite ?
Doremus se mit à rire :
— D’abord, répondit-il, il faudrait que tu la retrouves. Ensuite, il faudrait qu’on nous y trouve. Nous en avons plus d’une comme celle-ci. Et surtout tu n’en feras rien. Tu sais bien pourquoi j’ai été réduit à cette vie, de même que ceux qui sont avec moi. Si tes maîtres sont ce qu’on dit d’eux, ils doivent commencer à comprendre ce qui se passe par ici, avec ou sans Aldric.
— Est-ce toi qui l’as expédié ou fait expédier ?
— Tu sais bien que non, répondit Doremus. Écoute, frère, ne tournons pas autour du pot ! Dis-moi ce que vous savez, je te dirai ce que je sais.
— Bien, bien, comme dirait notre Childebrand ! Voici donc !
Lorsque le Pansu eut exposé à sa façon le point où en était l’enquête, Doremus se gratta la tête avec un air affligé.
— Vois-tu, dit-il, si je dois un jour être puni pour quelque chose, c’est pour avoir fait confiance à ce Benoît qui s’est révélé, après tant d’années passées loyalement près de moi, traître, vénal et idiot. J’ai commis l’impardonnable sottise de l’emmener avec moi chez la vieille Fabienne quand, se sentant partir, elle m’a fait demander de venir de toute urgence… Attends ! Ne m’interromps pas ! Ce petit Cosme qui a maintenant huit ans et qu’elle m’a confié avec un autre gamin un peu plus âgé, il y a deux ans, je me doutais bien qu’il était de bonne lignée mais j’ignorais laquelle. Alors sur son lit d’agonie, Fabienne m’a raconté ce qu’elle savait de l’affaire : un jour, Hermine, épouse d’un drapier de Pouilly et qu’elle connaissait, était arrivée chez elle avec une femme qui se faisait appeler Aurore et dont elle ne tarda pas à découvrir qu’en réalité elle s’appelait Anne. Hermine prétendit qu’il s’agissait d’une épouse adultère qui avait besoin de dissimuler sa faute, qu’elle avait pour mari un homme jaloux et violent, haut placé, que cet homme la tuerait ou la ferait tuer s’il apprenait qu’elle l’avait trompé et ce qui en était résulté. C’est pourquoi il fallait qu’elle achève sa grossesse et accouche en secret. L’enfant s’il naissait devrait être élevé loin de… et c’est là que Fabienne lâcha le nom de la cité d’Autun. Anne, Autun, Hermine de Pouilly, le sinistre Benoît flaira là un secret susceptible de lui rapporter une forte récompense. Tout cela, après une recherche facile, le mit sur la piste d’Aldric, je passe sur les détails. Celui-ci n’eut aucune peine à déterminer qui était cette Hermine, amie et confidente de sa première femme. L’époque à laquelle, selon Fabienne, tout cela s’était déroulé – précision que Benoît avait également livrée à Aldric – alarma vivement le vicomte qui commença à soupçonner la vérité. Pour en avoir le cœur net, il se précipita donc à Pouilly, le reste t’est connu et, quant à moi, je me mords encore les poings d’avoir fait confiance à cette ordure de Benoît, lequel, comme tu le sais, ne l’a pas emporté en paradis…
— … puisqu’il a été sans tarder envoyé chez Lucifer. Mais, pour ce qui te concerne, quand as-tu su avec certitude ce qui s’était passé voilà huit ans de cela ?
— Hélas ! je n’ai commencé à comprendre l’affaire que trop tard pour sauver Hermine. Je fus d’abord alerté par ce que je croyais être l’arrestation de Benoît. On m’apprit qu’il était mort. L’avait-on torturé pour le faire parler ? Qu’avait-il tu ? Qu’avait-il révélé ? Tu vois, mon frère, combien j’étais naïf. Cependant j’avais envoyé un de mes adjoints à Pouilly pour préparer une rencontre avec Hermine. Il revint au camp en catastrophe pour m’apprendre qu’elle avait disparu et qu’on avait retrouvé son fichu ensanglanté. Dans mon esprit les choses se présentaient ainsi : Benoît avait été capturé, torturé ; il avait parlé. A qui ? A Aldric ! Puis certains de mes informateurs m’avisèrent que le vicomte avait été aperçu se rendant, seul, à Poigny, le jour même de la disparition de Hermine. Il était ensuite rentré à Autun en faisant un détour par Arconcey où il s’était livré à une enquête significative sur Fabienne, sur un enfant qu’elle aurait élevé à partir de telle date, demandant ce qu’il était devenu. Aucun doute ne pouvait plus subsister.
— Une quasi-certitude certes, mais quelles preuves ?
— C’était le problème. Je continuais à me reprocher de n’avoir pu sauver Hermine, Aldric ayant, par le crime peut-être, devancé mon secours. Je ne commettrais pas une seconde erreur. Je me précipitai chez Fabienne : je tombai sur ce qui ne pouvait manquer de s’y trouver : dissimulé sous une pierre de l’âtre, un parchemin rédigé par Anne de Feurs, fille de Pierre et Céleste, femme d’Aldric reconnaissant en Cosme le fils né de son mariage avec ce dernier. Qu’aurais-tu fait, frère Antoine, à ce moment-là ?
— Je me serais peut-être rendu à Feurs pour…
— On voit bien que tu n’as jamais été chef de bande. J’ai tout de suite compris ce que signifiait l’existence de cet enfant (dont il avait eu connaissance sans nul doute par les aveux de Hermine) pour cette canaille d’Aldric remarié avec Oda, femme de haut lignage : une catastrophe qu’il ne pouvait prévenir qu’en commettant un meurtre de plus : celui de Cosme. Aussi la première chose à entreprendre était-elle de faire mouvement avec mes hommes et leurs familles vers mon camp le plus sûr et de me mettre en défense. Le reste, tu le connais : je n’ai perdu que deux hommes et Cosme est toujours vivant.
— Mais ce parchemin, Fabienne, car c’est elle qui l’avait caché…
— Elle ne savait pas lire, interrompit Doremus.
— Et tu ne t’es pas rendu à Feurs ?
— Si, frère Antoine, car j’étais animé par une vengeance inextinguible… Tiens, pendant qu’on y est, verse-moi donc encore un gobelet de ton nectar ! Je suis parti pour Feurs à la mi-octobre par un temps épouvantable avec trois compagnons, sous le déguisement le plus pratique qui est celui de pèlerin. D’ici à Feurs, par des chemins peu commodes, surtout quand il faut éviter des gardes, il y a bien une soixantaine de lieues. Il nous fallut dix jours pour y arriver. A Feurs, je me présentai seul chez les parents d’Anne : riche demeure, triste demeure : partout le souvenir de cette fille qu’on avait crue promise, malgré tout, à un avenir brillant et qui était revenue mourir chez elle, saignée à blanc par ce qu’on croyait être une fausse couche…
— Mais pourquoi, diable, n’a-t-elle jamais avoué la vérité !
— Parce que, jusqu’au seuil de la mort, elle a craint Aldric. Mieux valait un enfant obscur, mais vivant, qu’un héritier mort. Et puis il y avait, ultime sauvegarde éventuelle, ce parchemin donné à Fabienne.
— As-tu montré aux parents le parchemin ?
— J’ai demandé à Adrien et à Céleste, père et mère d’Anne, et à son frère Pierre de m’accorder une entrevue parce que le moine que j’étais avait des confidences capitales à leur faire. Tu me pardonneras le subterfuge, mon frère, mais moine, en mon cœur, je le suis à moitié resté et puis, à la guerre comme à la guerre !
— A moitié ? Plutôt au quart !
Frère Antoine fit sur Doremus un grand signe de croix :
— Mais je t’absous ! psalmodia-t-il.
— Tu ne peux imaginer l’effet que leur firent mes révélations. La foudre ! Le père se leva comme un furieux, marchant de long en large et s’arrêtant à chaque instant devant moi pour me lancer : « Cela n’est pas vrai, dites-moi que cela n’est pas vrai ! » La mère était effondrée, sanglotant, implorant le Ciel. Le frère demeurait muet sur son siège avec une face plus terrible que les cavaliers de l’Apocalypse. Puis le père, se calmant un peu, revint vers moi : « Toi qui surgis du passé pour raviver, comme au premier jour de notre deuil, notre douleur, que l’Enfer le plus cruel soit ta demeure éternelle si tu es venu avec des mensonges à la bouche et poussé par les plus infâmes intérêts ! » Je pris alors à ma ceinture le parchemin de leur fille et le tendis à celui qui m’interpellait. Il le lut et s’assit, anéanti. Il fallut alors que j’entre dans de longues explications : tout ce que nous avons découvert, vous et moi, peu à peu. Je fus bien obligé de ne leur cacher rien, pas même mon état de hors-la-loi, me plaçant, je ne sais pourquoi, à leur discrétion. Et puis, de toi à moi, Cosme était demeuré à mon camp.
— N’ont-ils pas exigé de le reprendre ? demanda Antoine.
— Ce furent à son sujet des questions sans fin : comment était-il, comment allait-il, était-il fort, intelligent, que savait-il, et ainsi de suite… Tout ce que peuvent demander des grands-parents qui, après huit années de deuil et de mélancolie, se découvrent un petit-fils s’appelant Cosme, nom traditionnel dans la famille ; quant à Pierre, son oncle, il ne parlait que de venir au camp avec moi pour ramener immédiatement son neveu à Feurs, chez lui. Il me fallut des heures et plusieurs discussions pour les convaincre qu’il était plus en sécurité pour le moment sous ma garde. Aldric qui n’avait pas hésité à plusieurs reprises à commettre infamies et crimes ne manquerait pas de suivre une piste jalonnée de sang jusqu’à Feurs pour se débarrasser une fois pour toutes de l’obstacle qui risquait de ruiner une carrière si acharnée. Cependant, je conseillai au père de se rendre à Autun, en secret surtout, pour rencontrer le comte Thiouin, et le mettre au courant de l’affaire. Ce dernier, me rétorqua-t-on, n’allait-il pas prendre le parti de son vicomte ? « D’après ce que m’ont rapporté mes informateurs, leur dis-je, le comte d’Autun serait de plus en plus irrité par Aldric, exaspéré même par cet adjoint qui emplit ses coffres, accumule les forfaits, suscite haines et révoltes, portant ainsi à la réputation du comte lui-même les coups les plus néfastes ; vous serez écoutés et, la renommée de votre lignée aidant, je l’espère, entendus. Montrez donc ce parchemin à l’appui de vos dires, mais ne vous en dessaisissez pas. Si l’on vous interroge, dites que c’est la nourrice Fabienne elle-même qui est venue avant sa mort soulager sa conscience en vous livrant son secret. »
— Ont-ils suivi tes conseils ?
— Imagine, mon frère – comment ne pas y voir le doigt de la Providence ? – que, pendant que je séjournais à Feurs, un serviteur vint dire à la famille d’Anne que deux cavaliers mystérieux s’étaient arrêtés à une taverne située un peu à l’écart de la ville pour y séjourner un ou deux jours et que depuis ils avaient enquêté, fouiné, pour savoir si un garçon d’environ huit à dix ans « n’était pas venu faire visite au seigneur Adrien ». Ils touchèrent là, du doigt, l’imminence du danger. Et moi aussi. Ils comprirent qu’il fallait absolument qu’ils taisent ma visite, que le voyage d’Adrien à Autun soit entouré des plus secrètes précautions.
— Pour autant, l’a-t-il entrepris ? demanda Antoine.
— Tu penses bien que, revenu sur mes terres à moi, c’est la première chose dont je me suis assuré. D’ailleurs, j’avais demandé à l’un de mes compagnons de rester à Feurs et, si le père d’Anne entreprenait de se rendre à Autun, de veiller sur lui. Je pense qu’il sera du plus haut intérêt, pour toi et ces excellences royales, de savoir que l’homme, escorté de son fils et de deux gardes, a gagné Autun au septième jour de novembre, qu’il y a été hébergé chez le maître drapier Aubert en toute discrétion, qu’il a été reçu deux fois par le comte Thiouin !
— Nom de Dieu !
— Voilà un juron qui devrait te valoir un jour supplémentaire de Carême.
Le Pansu fit appel au tonnelet sans oublier Doremus.
— Foutue affaire quand même ! dit-il.
Puis, après s’être largement désaltéré, il demanda :
— Adrien et Pierre ont-ils regagné Feurs ?
— Pierre, oui. Le père est resté à Autun et doit y être encore.
— Nom de Dieu !
— Un jour de Carême en plus, ça fait deux, frère Antoine !