Erlendur regardait Katrin.
– C’est comme ça qu’il s’est procuré les
informations sur son véritable père ? demanda-t-il.
– Il a découvert qu’il était impossible qu’il
soit le fils de son père, répondit Katrin tout bas.
– Comment ? demanda Erlendur. Qu’est-ce
qu’il recherchait ? Pourquoi est-ce qu’il a cherché des
données sur lui-même dans la base ? Par hasard ?
– Non, répondit Katrin. Cela n’avait rien
d’un hasard.
Elinborg en avait assez. Elle voulait interrompre
l’interrogatoire pour permettre à Katrin de récupérer. Elle se
leva, prétextant avoir besoin d’un verre d’eau, et fit signe à
Erlendur de l’accompagner. Il la suivit jusqu’à la cuisine. Là,
Elinborg argua que la femme avait traversé assez d’épreuves pour
l’instant et qu’ils devaient la laisser tranquille, lui conseiller
d’aller consulter un avocat avant d’ajouter quoi que ce soit. Il
fallait repousser la suite de l’interrogatoire à plus tard dans la
journée, contacter sa famille et demander à quelqu’un de rester à
ses côtés pour l’aider. Erlendur objecta que Katrin n’avait pas été
arrêtée, qu’aucun soupçon ne pesait sur elle et qu’il ne s’agissait
pas là d’un interrogatoire officiel mais d’une recherche
d’informations. Katrin se montrait extrêmement coopérative en ce
moment et, pour cette raison, ils devaient poursuivre.
Elinborg secoua la tête.
– Il faut battre le fer pendant qu’il est
chaud, observa Erlendur.
– Si tu t’entendais ! grogna
Elinborg.
Katrin apparut à la porte de la cuisine et leur
demanda s’il ne valait pas mieux qu’ils continuent. Elle était
disposée à leur dire toute la vérité et, cette fois-ci, sans rien
omettre.
– Je voudrais qu’on en finisse,
observa-t-elle.
Elinborg lui demanda si elle
souhaitait contacter un avocat mais Katrin refusa sa proposition.
Elle affirma n’en connaître aucun et n’avoir jamais eu besoin de
recourir à l’un d’entre eux. Elle savait comment elle devait s’y
prendre.
Elinborg regarda Erlendur d’un œil accusateur. Il
demanda à Katrin si elle souhaitait qu’ils reprennent. Une fois
qu’ils furent tous assis, Katrin commença à raconter. Elle se
tordit les mains d’un air triste avant de disparaître dans son
récit.
Albert prenait l’avion pour
l’étranger ce matin-là. Ils s’étaient levés aux aurores. Elle avait
préparé du café pour eux deux. Ils discutèrent encore une fois de
vendre la maison pour acheter quelque chose de plus petit. Ils en
avaient souvent parlé, mais n’avaient jamais mis le projet à
exécution. Peut-être parce qu’ils croyaient que c’était franchir un
trop grand pas et qu’ils souligneraient à quel point ils se
faisaient vieux. Ils n’avaient pas l’impression d’être âgés mais
étaient toutefois séduits par l’idée de réduire leur train de vie.
Albert avait l’intention de s’adresser à un agent immobilier dès
son retour. Ensuite, il partit au volant de la jeep.
Elle alla se recoucher. Il
lui restait encore deux heures avant d’aller au travail, mais elle
ne trouva pas le sommeil. Elle resta allongée à se tourner dans le
lit jusqu’à huit heures. A ce moment-là, elle se leva. Elle était
dans la cuisine quand elle entendit entrer Einar. Il avait les
clefs de la maison.
Elle s’aperçut immédiatement
qu’il était bouleversé mais elle ne savait pas pourquoi. Il lui dit
qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il faisait les cent pas
entre le salon et la cuisine et refusait de s’asseoir.
– Je savais qu’il y
avait quelque chose qui ne collait pas, dit-il en regardant sa mère
avec colère. Je l’ai toujours su !
Elle ne comprenait pas la
raison de cette agressivité.
– Je savais qu’il y
avait un truc qui ne collait pas dans tout ce bordel, répéta-t-il,
en hurlant quasiment.
– Enfin ! De quoi
est-ce que tu parles, mon chéri ? demanda-t-elle, toujours
sans comprendre l’origine de sa fureur. Qu’est-ce qui ne colle
pas ?
– J’ai violé le code, déclara-t-il. J’ai
enfreint les règles pour violer le code. J’avais envie de voir
comment la maladie était entrée dans la famille. Et, je vais te
dire, elle se trouve dans certaines familles. Elle existe bien dans
quelques familles, mais pas dans les nôtres. Ni dans celle de papa,
ni dans la tienne. Voilà ce qui ne colle pas. Tu comprends ?
Est-ce que tu comprends ce que je suis en train de te
dire ?
Le portable d’Erlendur retentit à l’intérieur de
la poche de son imperméable et il demanda à Katrin de l’excuser.
Erlendur était arrivé dans la cuisine au moment où il décrocha.
C’était Sigurdur Oli.
– Il y a la bonne femme de Keflavik qui te
cherche, déclara-t-il de but en blanc.
– La bonne femme ? Tu veux dire
Elin ?
– Oui, Elin.
– Tu lui as parlé ?
– Oui, répondit Sigurdur Oli. Elle m’a dit
qu’il fallait qu’elle te parle, et tout de suite.
– Tu sais ce qu’elle veut ?
– Elle a catégoriquement refusé de me le
dire. Et vous, comment ça se présente ?
– Est-ce que tu lui as donné mon numéro de
portable ?
– Non.
– Si elle rappelle, donne-lui mon numéro, dit
Erlendur avant de raccrocher. Katrin et Elinborg l’attendaient dans
le salon. Elle reprit son récit.
Einar faisait les cent pas
dans le salon. Katrin essayait de le calmer et de comprendre ce qui
mettait son fils dans un tel état. Elle s’assit et le pria de venir
s’asseoir à côté d’elle, mais il ne l’écouta pas. Il passait et
repassait devant elle. Elle savait qu’il connaissait des
difficultés depuis longtemps et que le divorce n’était pas pour
arranger les choses. Sa femme l’avait quitté. Elle voulait prendre
un nouveau départ. Elle ne voulait pas se laisser submerger par la
douleur.
– Dis-moi ce qui ne va
pas, dit-elle.
– Tellement de choses,
maman, un nombre incalculable de choses.
– Qui est mon
père ? demanda son fils qui se planta face à elle. Qui est mon
véritable père ?
Elle le
regardait.
– Nous n’avons plus aucun
secret, maman, dit-il.
– Qu’est-ce que tu as
découvert ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu as donc
fait ?
– Je connais l’identité
de celui qui n’est pas mon père, répondit-il. C’est l’homme que
j’appelle papa. (Il se mit à hurler.) Tu as bien entendu ?
Papa n’est pas mon père ! Et s’il n’est pas mon père, alors,
qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? Et mes
frères ? Tout à coup, ils ne sont plus que mes demi-frères.
Pourquoi est-ce que tu ne m’as jamais rien dit ? Pourquoi
est-ce que tu m’as menti pendant tout ce temps ?
Pourquoi ?
Elle le fixait et les larmes
lui montèrent aux yeux.
Il se tut.
– Est-ce que je suis un
enfant adopté ? Un orphelin ? Qu’est-ce que je
suis ? Qui suis-je ? Maman ?
Katrin éclata en sanglots. De
lourds sanglots. Il la fixait et s’était un peu calmé en la voyant
pleurer sur le canapé. Il s’écoula un moment avant qu’il comprenne
ce qu’il avait fait. Il finit par s’asseoir à côté d’elle et la
prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi en silence jusqu’à ce
qu’elle entreprenne de lui raconter cette nuit à Husavik au cours
de laquelle son père était parti en mer, cette nuit pendant
laquelle elle était sortie s’amuser avec ses amies et où elle avait
rencontré ces deux hommes dont Holberg, lequel était entré de force
dans son domicile.
Il écouta son histoire sans
dire un mot.
Elle lui raconta que Holberg
l’avait violée puis menacée et qu’elle avait pris toute seule la
décision de garder l’enfant et de ne jamais raconter ce qui s’était
passé. Ni à son père, ni à lui. Et cela n’avait pas posé de
problème. Ils avaient une vie heureuse. Elle n’avait pas permis à
Holberg de lui retirer sa joie de vivre. Et il n’avait pas réussi à
détruire sa famille.
Elle lui raconta qu’elle
avait toujours su qu’il était le fils de celui qui l’avait violée.
Mais que cela ne l’avait absolument pas empêchée de le chérir tout autant que ses deux autres fils et
qu’elle savait qu’Albert l’adorait particulièrement. Ainsi, Einar
n’avait-il jamais eu à souffrir des actions de Holberg.
Jamais.
Il s’écoula quelques minutes
avant qu’il comprenne les implications de ce qu’elle venait de lui
confier.
– Pardonne-moi, dit-il
enfin. Je n’avais pas l’intention de me mettre en colère contre
toi. J’ai cru que tu avais trompé papa et que c’était comme ça que
j’avais été conçu. Je ne savais pas pour le viol.
– Bien sûr que non,
répondit-elle. Comment aurais-tu pu le savoir ? Avant
aujourd’hui, je n’ai jamais parlé à quiconque de ce qui s’est
passé.
– J’aurais dû aussi
envisager cette possibilité, dit-il. C’en était une autre, mais
elle ne m’a pas traversé l’esprit. Pardonne-moi. Tu as dû te sentir
tellement mal pendant toutes ces années.
– Il ne faut pas que tu
penses à ça, dit-elle. Tu n’as pas à souffrir de ce qu’a fait
Holberg.
– J’ai déjà souffert
pour ça, maman, dit-il. Des souffrances incalculables. Et pas
seulement moi. Pourquoi est-ce que tu n’as pas avorté ?
Qu’est-ce qui t’en a dissuadée ?
– Seigneur Dieu, Einar, ne
dis pas ça. Ne parle jamais comme ça.
Katrin se tut.
– Vous n’avez jamais pensé faire une
interruption de grossesse ? demanda Elinborg.
– Tout le temps. Constamment. Jusqu’à ce
qu’il soit trop tard. J’y ai réfléchi chaque jour dès que je me
suis rendu compte que j’attendais un enfant. Je suis même allée
jusqu’à consulter un médecin qui m’a examinée et m’a conseillé de
ne pas le faire. On pouvait tout aussi bien croire que l’enfant
était d’Albert. C’est sûrement ce qui m’a décidée. Et puis, après
la naissance, j’ai fait une dépression. Je ne sais plus comment ça
s’appelle mais il y a un mot qu’on utilise maintenant pour ce
phénomène qu’est la dépression après l’accouchement. On m’a envoyée
en traitement à l’hôpital psychiatrique de Kleppur. Au bout de
trois mois, j’avais suffisamment récupéré pour pouvoir m’occuper de
mon fils et, depuis lors, je l’ai toujours aimé.
– Pourquoi votre fils a-t-il recherché une
maladie génétique dans la base de données du Centre d’études du
génome ? demanda-t-il enfin.
Katrin le regarda.
– Cette petite fille de Keflavik, comment
est-elle morte ? demanda-t-elle.
– D’une tumeur au cerveau, répondit Erlendur.
D’une maladie qui s’appelle la neurofibromatose.
Katrin se mit à pleurer et soupira
lourdement.
– Alors, vous ne savez pas ?
dit-elle.
– Qu’est-ce que je ne sais pas ?
– Notre chérie est morte il y a trois ans,
annonça Katrin. D’une manière incompréhensible. D’une façon
absolument incompréhensible.
– Votre chérie ?
– Notre petit cœur à nous, précisa-t-elle. La
fille d’Einar. Elle est morte. La pauvre petite fille.