La police scientifique avait commencé à retirer
tous les revêtements de sol dans chacune des pièces de
l’appartement, la cuisine, la salle de bain et la petite entrée. Il
avait fallu toute la journée pour obtenir les autorisations
nécessaires à l’opération. Erlendur avait exposé son raisonnement
au cours d’une réunion avec le préfet de police qui convint, même
si c’était de mauvaise grâce, qu’il pesait assez de soupçons pour
aller fouiller les fondations de l’appartement de Holberg.
L’affaire fut traitée prioritairement à cause du meurtre qui venait
d’être commis dans l’immeuble.
Erlendur avait relié la nécessité des fouilles à
la recherche du meurtrier de Holberg, il avait laissé entendre que
Grétar pouvait parfaitement être encore en vie et être l’auteur du
crime. La police faisait d’une pierre deux coups. Si les soupçons
de Marion Briem s’avéraient fondés, cela exclurait Grétar comme
meurtrier et résoudrait l’énigme d’une disparition datant de
vingt-cinq ans.
On prit le plus gros modèle de camionnette
disponible pour y placer tout le mobilier de Holberg, à part les
étagères fixées aux murs et leur contenu. La nuit était déjà tombée
au moment où elle recula jusqu’à l’immeuble. Peu de temps après, un
engin arriva, sur lequel avait été fixé un marteau piqueur. Des
enquêteurs de la police scientifique s’étaient regroupés aux abords
de l’immeuble, bientôt rejoints par d’autres policiers de la
criminelle. Nulle trace des habitants de l’immeuble.
Il avait plu toute la journée, comme au cours des
jours précédents. Mais il tombait maintenant une bruine fine,
ondulant au gré du vent froid de l’automne, qui mouillait le visage
d’Erlendur, lequel se tenait à l’écart, sa cigarette entre les
doigts. A ses côtés, il y avait Sigurdur Oli et Elinborg. Un petit
groupe de badauds s’était rassemblé devant l’immeuble, mais ils ne
s’aventuraient pas trop près. Parmi eux se
trouvaient des journalistes, des cameramen de la télévision et des
photographes des journaux. Les voitures, qu’elles soient grosses ou
petites, portant les logos de la presse étaient garées un peu
partout dans le quartier et Erlendur, qui avait interdit tout
échange avec les journalistes, se demanda s’il devait les faire
évacuer.
L’appartement de Holberg fut bientôt totalement
vide. La grosse camionnette attendait à l’entrée de l’immeuble
qu’on décide ce qu’il fallait faire du mobilier. Erlendur finit par
donner l’ordre d’emmener le tout dans les remises de la police. Il
vit les hommes emporter les revêtements de sol et la moquette de
l’appartement et les mettre dans la camionnette qui disparut de la
rue à grand bruit. Le chef de la police scientifique salua Erlendur
d’une poignée de main. Il s’appelait Ragnar, c’était un homme
grassouillet d’une cinquantaine d’années et il avait une touffe de
cheveux noirs, tout ébouriffés. Il avait fait ses études en
Grande-Bretagne, ne lisait rien d’autre que des romans policiers
britanniques et cultivait une passion pour les séries policières
anglaises qu’on diffusait à la télévision.
– Qu’est-ce que tu nous fais faire encore
comme bêtise ? demanda-t-il en jetant un œil vers la presse.
Il avait dit cela d’un ton jovial. L’idée d’aller creuser le sol à
la recherche d’un cadavre le séduisait franchement.
– Comment est-ce que ça se présente ?
demanda Erlendur.
– La dalle tout entière est recouverte d’une
épaisse couche de peinture marine, annonça Ragnar. Il est
impossible d’y déceler la trace d’une ancienne intervention. On ne
voit pas le moindre raccord dans le ciment ni quoi que ce soit qui
témoignerait de travaux antérieurs. Nous sommes en train de donner
des coups de marteau sur la dalle mais ça sonne creux partout. Je
ne sais pas si c’est dû à un affaissement du terrain ou bien à
autre chose. Le béton de cet immeuble est épais et de bonne
qualité. Ce n’est vraiment pas de la camelote. En revanche, il y a
des marques d’humidité un peu partout par terre. Ce plombier avec
qui vous avez été en contact, il ne pourrait pas nous
aider ?
– Il est en maison de
retraite à Akureyri et ne prévoit pas de faire un autre voyage à la
capitale au cours de cette vie. Il nous a expliqué de façon assez
précise à quel endroit il avait pratiqué l’ouverture dans le
sol.
– Nous sommes aussi en train d’introduire une
caméra dans l’égout. Pour vérifier que les tuyaux sont en bon état
et savoir si on décèle une trace de l’ancienne intervention.
– Est-ce qu’il est nécessaire de percer tous
ces trous ? demanda Erlendur en indiquant le tracteur d’un
signe de tête.
– Je n’en ai pas la moindre idée. Nous
disposons de marteaux piqueurs électriques plus petits mais ils ne
donnent rien dans la bouillasse. Nous avons également de petites
perceuses et si nous tombons sur du vide, nous pourrons pratiquer
un trou dans la dalle et y introduire une petite caméra du type de
celles qu’on utilise dans les canalisations d’évacuation.
– J’espère que ça sera suffisant. Ça serait
plutôt moche si on était obligé d’y aller avec ce gros
tracteur.
– En tout cas, il y a vraiment une sacrée
puanteur dans ce trou, dit le chef de la Scientifique, puis les
deux hommes se dirigèrent vers l’immeuble. Trois techniciens, vêtus
de combinaisons jetables blanches, les mains recouvertes de gants
en plastique et tenant des marteaux de marque Stanley, exploraient
l’appartement. Ils donnaient des coups dans le sol et faisaient des
croix au marqueur bleu là où ça sonnait le creux.
– D’après le cadastre, le sous-sol a été
transformé en appartement en 1959, dit Erlendur. Holberg l’a acheté
en 1962 et il a probablement emménagé immédiatement. Il a toujours
vécu ici depuis.
L’un des techniciens vint vers eux et salua
Erlendur. Il avait en sa possession des plans de l’immeuble, pour
chaque étage et pour le sous-sol.
– Les toilettes sont situées au centre de
l’immeuble. Les tuyaux d’évacuation descendent des étages et
rentrent sous terre à l’emplacement des toilettes du sous-sol.
C’est ici qu’elles se trouvaient avant les transformations et on
peut imaginer que l’appartement a été organisé autour d’elles. Leur
tuyau d’évacuation rejoint celui de la salle
de bain et continue ensuite à gauche puis passe sous une partie du
salon, sous la chambre, avant de ressortir dans la rue.
– Les recherches ne doivent pas se limiter au
seul tuyau des toilettes, observa le chef de la police
scientifique.
– Non, mais nous avons introduit une caméra
dans le tout-à-l’égout depuis la rue. Ils m’ont dit que le tuyau
s’est rompu à l’endroit où il rentre sous la chambre et on a eu
l’idée de regarder là en premier. D’après ce que j’ai compris,
c’est là que le sol a été cassé lors de la dernière
intervention.
Ragnar hocha la tête et regarda Erlendur qui
haussa les épaules comme si le travail des techniciens ne le
concernait pas.
– La rupture ne doit pas être bien ancienne,
observa le chef. C’est sûrement de là que vient la puanteur. Donc,
d’après toi, cet homme a été enterré dans les fondations il y a
vingt-cinq ans.
– En tout cas, c’est de cette époque que date
sa disparition, répondit Erlendur. Leurs paroles se mélangeaient au
bruit des coups de marteau qui s’unissaient les uns aux autres pour
résonner entre les murs vides. Le technicien prit un casque
antibruit dans une sacoche noire de la taille d’un petit sac de
voyage et le plaça sur ses oreilles, il en tira ensuite une petite
perceuse électrique et la brancha. Il appuya deux ou trois fois sur
le bouton comme pour l’essayer, retourna la perceuse et commença à
forer. Le bruit était assourdissant et les autres techniciens
mirent également leurs casques. Mais cela ne donnait pas grand
résultat. La perceuse patinait dans le béton dur. Il finit par
renoncer en secouant la tête.
Le visage couvert d’une fine couche de poussière,
il déclara :
– Il va falloir qu’on utilise le tracteur et
qu’on y aille au marteau piqueur. Il nous faudra aussi des masques.
Quel est l’espèce d’imbécile qui a eu cette idée de génie ?
conclut-il en crachant par terre.
– Holberg ne s’est quand même pas servi d’un
marteau piqueur en pleine nuit, observa le chef.
– Il n’a pas eu besoin de faire quoi que ce
soit à la faveur de la nuit, répliqua Erlendur. Le plombier s’est
chargé de creuser le trou à sa place.
– On verra bien. Il est possible qu’il ait
réellement dû faire des travaux dans les fondations. Peut-être bien
que tout ça n’est rien d’autre qu’une fausse piste.
Erlendur sortit dans l’obscurité de la nuit.
Sigurdur Oli et Elinborg s’étaient installés dans sa voiture où ils
se régalaient de hot-dogs que Sigurdur Oli était allé chercher au
drugstore le plus proche. Un hot-dog attendait Erlendur sur le
tableau de bord. Il l’avala d’un coup.
– Si nous découvrons le cadavre de Grétar
ici, qu’est-ce que ça va nous apporter ? demanda Elinborg en
s’essuyant la bouche.
– J’aimerais bien le savoir, répondit
Erlendur pensif. J’aimerais bien le savoir.
A ce moment-là, leur supérieur hiérarchique
immédiat, l’inspecteur divisionnaire, vint en faisant de grands
gestes, il tambourina à la vitre du véhicule, ouvrit la portière et
demanda à Erlendur de l’accompagner un moment. Sigurdur Oli et
Elinborg descendirent également de la voiture. Le chef s’appelait
Hrolfur, il avait eu un arrêt maladie quelques jours auparavant
mais il semblait maintenant parfaitement remis. Il souffrait d’un
fort embonpoint et éprouvait bien des difficultés à perdre du
poids. D’une nature paresseuse, il participait rarement aux
enquêtes criminelles. Tous les ans, ses arrêts maladie étaient
légion.
– Pour quelle raison n’ai-je pas été informé
de cette opération ? demanda-t-il d’un ton qui ne cachait en
rien sa colère.
– Tu es malade, répondit Erlendur.
– N’importe quoi ! tonna Hrolfur. Ne va
pas t’imaginer que tu peux diriger le service comme bon te
semble ! Je suis ton supérieur. J’exige que tu m’informes
d’opérations de cette sorte avant de faire une de tes conneries
d’âne bâté !
– Attends un peu, je croyais que tu étais
malade, répéta Erlendur en feignant l’étonnement.
– Et comment as-tu eu l’idée de mener le
procureur en bateau ? gronda Hrolfur. Comment peux-tu imaginer
qu’il y ait le cadavre d’un homme là-dessous ? Il n’y a pas le
moindre indice qui aille dans ton sens.
Absolument aucun, à part du délire concernant les fondations des
immeubles et des mauvaises odeurs. Tu as pété les plombs, ou
quoi ?
Sigurdur Oli se dirigea vers eux d’un pas
hésitant.
– Erlendur, j’ai là au bout du fil une femme
à qui je crois que tu devrais parler, dit-il en tenant le téléphone
d’Erlendur qui l’avait laissé dans la voiture. C’est personnel.
Elle a l’air extrêmement choquée.
Hrolfur se tourna vers Sigurdur Oli, lui ordonna
de déguerpir et de les laisser tranquilles.
Sigurdur Oli insista.
– Erlendur, il faut absolument que tu lui
parles tout de suite, dit-il.
– Non mais, qu’est-ce que c’est que ça ?
Vous faites comme si je n’existais pas ! hurla Hrolfur en
tapant du pied. C’est un complot, ou quoi ? Erlendur, s’il
fallait que l’on aille fouiller les fondations des immeubles à
cause de mauvaises odeurs dans les appartements, on y passerait
tout notre temps. C’est complètement à côté de la plaque !
C’est inimaginable !
– C’est Marion Briem qui a eu cette idée très
intéressante, reprit Erlendur aussi calmement qu’avant, et j’ai
trouvé qu’elle valait le coup. C’est aussi l’opinion du procureur.
Je te prie de bien vouloir m’excuser de ne pas avoir pris contact
avec toi mais je suis ravi de te voir à nouveau sur pied. Et à dire
vrai, mon cher Hrolfur, tu as vraiment l’air en pleine forme. Je te
prie maintenant de bien vouloir m’excuser.
Erlendur passa devant Hrolfur qui les regardait,
lui et Sigurdur Oli, tout prêt à répondre quelque chose mais il ne
savait pas quoi au juste.
– J’ai eu une idée, dit Erlendur. Il y a
longtemps qu’on aurait dû le faire.
– Quoi ? demanda Sigurdur Oli.
– Appelle donc les gens du Service des phares
et des affaires portuaires et demande-leur s’ils peuvent te
confirmer le fait que Holberg était à Husavik ou dans les environs
vers 1960.
– D’accord. Tiens, parle-lui.
– On l’a redirigée vers ton portable. Elle a
appelé le poste de police pour te parler. Ils lui ont dit que tu
étais occupé mais elle a insisté.
A ce moment-là, le marteau piqueur fixé au
tracteur se mit en route. Un bruit assourdissant se fit entendre
dans l’appartement en sous-sol et ils virent une épaisse poussière
sortir par la porte. Tout le monde était sorti et se tenait à
distance en attendant, à part le conducteur de l’engin. Ils
regardèrent leurs montres et semblèrent se dire entre eux que
l’heure était bien avancée. Ils savaient qu’ils ne pourraient pas
continuer bien longtemps à faire un tel boucan dans ce quartier
résidentiel tard dans la soirée. Il allait bientôt falloir qu’ils
arrêtent et qu’ils attendent le lendemain matin, à moins qu’ils ne
prennent d’autres mesures.
Erlendur se précipita dans la voiture avec le
téléphone à la main et referma la porte pour s’isoler du bruit. Il
reconnut immédiatement la voix.
– Il est ici, annonça Elin dès qu’elle
entendit Erlendur au bout du fil. Elle semblait effectivement en
état de choc.
– Elin, calmez-vous, dit Erlendur. De qui
est-ce que vous me parlez ?
– Il est là sous la pluie devant ma maison et
il regarde à l’intérieur.
La voix se fit chuchotement.
– Qui donc, Elin ? Est-ce que vous êtes
chez vous ? A Keflavik ?
– Je ne sais pas quand il est arrivé et je ne
sais pas depuis combien de temps il est là. Je viens juste de
remarquer sa présence. Ils ne voulaient pas me mettre en rapport
avec vous.
– Je n’arrive pas très bien à vous suivre. De
qui êtes-vous en train de parler, Elin ?
– Enfin, de l’homme. J’ai bien l’impression
que c’est cette saloperie.
– Qui ?
– Mais l’homme qui s’en est pris à
Kolbrun.
– Kolbrun ? De quoi
parlez-vous ?
– Vous êtes certaine de ne pas vous
tromper ?
– Ne me dites pas que je me trompe ! Ne
venez pas me dire ça ! Je sais parfaitement ce que je
dis.
– Comment ça, l’homme qui s’en est pris à
Kolbrun ? Quel homme ? Que voulez-vous dire ? De qui
parlez-vous ?
– Enfin, de HOLBERG ! (Au lieu d’élever
la voix, Elin chuchotait, énervée, dans le combiné.) Il est là,
devant chez moi.
Erlendur restait silencieux.
– Vous êtes là ? chuchota Elin.
Qu’est-ce que vous allez faire ?
– Elin, dit Erlendur en appuyant lourdement
sur chacun de ses mots. Il est impossible que ce soit Holberg.
Holberg est mort. Ça doit être quelqu’un d’autre.
– Ne me parlez pas comme si j’étais une
enfant. Il est là, sous la pluie, et il me regarde. Le
monstre.