Quand Erlendur rentra chez lui ce soir-là, sa
fille Eva Lind était assise, adossée à la porte de son appartement,
et semblait endormie. Il lui parla et essaya de la réveiller. Il
n’obtint aucune réaction de sa part, il l’attrapa donc sous les
aisselles, la souleva et l’amena à l’intérieur de l’appartement. Il
ne savait pas si elle était endormie ou sous l’emprise d’une
drogue. Il la déposa sur le sofa du salon. Sa respiration était
régulière. Son pouls semblait correct. Il la regarda pendant un bon
moment en se demandant ce qu’il devait faire. Il lui aurait
volontiers donné un bain. Il émanait d’elle une mauvaise odeur, ses
mains étaient dégoûtantes et ses cheveux tout collés de
saletés.
– Où est-ce que tu es allée te fourrer ?
soupira Erlendur.
Il prit place dans un fauteuil à côté d’elle sans
avoir enlevé son chapeau ni son imperméable et pensa à sa fille
jusqu’à ce qu’il tombe dans un profond sommeil.
Il eut du mal à se réveiller quand Eva Lind le
secoua le lendemain matin. Il tentait de s’accrocher aux lambeaux
d’un rêve qui éveillait en lui le même malaise que la nuit
précédente. Il savait qu’il s’agissait du même rêve mais ne
parvenait pas plus qu’alors à le garder en mémoire, il n’arrivait
pas à l’analyser. Tout ce qu’il en restait était l’état de malaise
et d’inquiétude qui l’accompagnait après le réveil.
Il n’était pas encore huit heures et l’obscurité
la plus totale régnait au-dehors. Erlendur eut l’impression que le
bruit de la pluie et des bourrasques glacées de l’automne avait
cessé. A son grand étonnement, il sentit une odeur de café provenir
de la cuisine, mêlée à celle de la vapeur d’eau, comme si quelqu’un
avait pris un bain. Il remarqua qu’Eva Lind avait passé une de ses
chemises ainsi qu’un vieux jeans qu’elle serrait autour de sa
taille fine à l’aide d’une ceinture. Elle était pieds nus et propre
comme un sou neuf.
— Dis donc, tu étais dans un
bel état hier soir, dit-il en regrettant aussitôt ses paroles. Il
se fit ensuite la réflexion qu’il aurait mieux fait d’arrêter de
s’en soucier depuis longtemps.
– J’ai pris une décision, annonça Eva Lind en
allant dans la cuisine. Je vais te faire grand-père. Papy Erlendur.
C’est toi.
– Donc, tu t’offrais une dernière fiesta hier
soir, c’est ça ?
– Ça ne te dérangerait pas que j’habite ici
un moment, juste le temps de trouver autre chose ?
– Pas de problème.
Il s’assit à la table de la cuisine et but le café
qu’elle lui avait servi dans la tasse.
– Et comment es-tu parvenue à cette
conclusion ?
– Seulement…
– Seulement quoi ?
– Est-ce que je peux rester chez
toi ?
– Aussi longtemps que tu veux. Tu le sais
bien.
– Tu veux bien arrêter de me poser des
questions ? Arrêter ces interrogatoires. On dirait que tu es
toujours au boulot.
– Je suis toujours au boulot.
– Tu as retrouvé la fille de
Gardabaer ?
– Non, ce n’est pas une priorité. J’ai eu une
discussion avec son mari, hier. Il ne sait rien. La fille a laissé
un message disant qu’Il était ignoble
et elle se demandait ensuite : qu’est-ce que j’ai fait ?
– Il y a sûrement quelqu’un qui lui a tapé
l’embrouille pendant le mariage.
– Tapé l’embrouille ? observa Erlendur.
Quelle drôle d’expression.
– Quel genre de truc est-ce qu’on peut faire
à la mariée pendant un mariage pour l’amener à se
tirer ?
— Je n’en sais rien, répondit Erlendur d’un air
absent. Je suppose que le gars a tripoté les demoiselles d’honneur
et qu’elle s’en est aperçue. Je suis content que tu aies décidé de
garder l’enfant. Cela t’aidera peut-être à te sortir de ce cycle
infernal. Il est grand temps.
Il marqua une pause.
– C’est bizarre de voir à
quel point tu es en forme par rapport à l’état dans lequel tu étais
hier soir, ajouta-t-il.
Il prenait toutes les précautions possibles pour
s’exprimer mais il savait aussi que si l’ordre des choses avait été
respecté, Eva Lind n’aurait absolument pas dû être fraîche comme
une rose, qu’elle n’aurait pas pris un bain ni préparé du café et
qu’elle ne se comporterait pas non plus comme si elle n’avait
jamais rien fait d’autre que de s’occuper de son père. Il la
regardait et constata qu’elle réfléchissait aux diverses réponses
envisageables en attendant le discours, il attendait qu’elle se
lève et lui fasse l’article. Mais elle n’en fit rien.
– J’ai pris quelques cachets, dit-elle très
calmement. Ça ne se fait pas tout seul. Et pas non plus d’un seul
coup. C’est un processus qui prend du temps et je le fais comme je
veux.
– Et l’enfant ?
– Ce que je prends n’aura aucune conséquence
sur sa santé. Je n’ai pas envie de lui faire du mal. J’ai
l’intention de le garder.
– Que sais-tu des effets que peuvent avoir
ces saletés de médicaments sur le fœtus ?
– Je les connais parfaitement.
– Tu fais comme tu veux. Prends des trucs,
mets-toi en isolement, enfin, je sais pas comment vous appelez ça,
reste ici dans l’appartement et fais bien attention à toi. Je
peux…
– Non, rétorqua Eva Lind. Tu ne fais rien. Tu
continues à vivre ta vie en évitant de me fliquer. Tu ne te
demandes pas ce que je fais. Si je ne suis pas à la maison quand tu
rentres, c’est pas grave. Si je rentre tard ou même pas du tout à
l’appartement, alors tu t’en occupes pas. Ça veut dire que je suis
pas là, point.
– Donc, ça ne me concerne pas.
– Ça t’a jamais concerné, confirma Eva Lind
en buvant une gorgée de café.
Au même moment, le téléphone sonna et Erlendur se
leva pour répondre. C’était Sigurdur Oli qui appelait de chez
lui.
– Je n’ai pas réussi à te joindre hier,
dit-il. Erlendur se souvint qu’il avait éteint son téléphone
portable pendant qu’il discutait avec Elin à Keflavik et il ne
l’avait pas rallumé ensuite.
– J’ai interrogé hier un certain Hilmar. Il
est aussi chauffeur routier et il couchait parfois chez Holberg, à
Nordurmyri. Temps de repos obligatoire comme ils appellent ça. Il
m’a dit qu’Holberg était un bon gars, qu’il n’avait rien à lui
reprocher et qu’à sa connaissance il se montrait agréable avec tout
le monde au travail, serviable et bon camarade, blablabla. Il ne
pouvait pas lui imaginer d’ennemis, mais il a quand même précisé
qu’il ne le connaissait pas si bien que ça. Après m’avoir fait
entendre toutes ces louanges, Hilmar a fini par me dire que Holberg
n’était pas vraiment comme à son habitude la dernière fois qu’il
était resté chez lui, il y a environ dix jours. Il avait même eu un
comportement bizarre.
– Comment ça, bizarre ?
– D’après la description de Hilmar, le fait
de répondre au téléphone le rendait nerveux. Il lui avait confié
qu’il ne parvenait pas à se débarrasser d’un casse-couilles – c’est
le terme qu’il avait employé – qui passait son temps à lui
téléphoner. Hilmar affirme qu’il a dormi chez lui la nuit du samedi
au dimanche, Holberg lui a demandé une fois de décrocher à sa
place. C’est ce qu’il a fait mais quand le correspondant a compris
que ce n’était pas Holberg qui avait répondu, il a raccroché
immédiatement.
– Peut-on savoir de qui provenaient les
appels reçus par Holberg ces temps derniers ?
– Je suis en train de m’en occuper. Il y a
autre chose. Je viens de recevoir un relevé de la compagnie
nationale du téléphone concernant les appels passés par Holberg et
il fait apparaître un détail plutôt intéressant.
– Quoi donc ?
– Tu te rappelles son ordinateur ?
– Oui.
– Nous ne l’avons pas allumé.
– Non, la police scientifique s’en
occupe.
– As-tu remarqué s’il était connecté à la
prise téléphonique ?
– Non.
– La majeure partie des
appels de Holberg, la plupart d’entre eux, étaient dirigés vers un
fournisseur d’accès Internet. Il passait des journées entières à
surfer sur Internet.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda
Erlendur qui était particulièrement peu doué dans le domaine de
l’informatique.
– Nous le découvrirons peut-être quand nous
allumerons son ordinateur, répondit Sigurdur Oli.
Ils arrivèrent en même temps à l’immeuble de
Holberg, dans le quartier de Nordurmyri. Le ruban jaune de la
police avait disparu et il n’y avait plus de traces visibles du
crime. Il n’y avait aucune lumière dans les étages. Les voisins ne
semblaient pas être chez eux. Erlendur avait la clef de
l’appartement. Ils allèrent directement à l’ordinateur et
l’allumèrent. Celui-ci se mit à ronronner.
– C’est une machine très puissante, commenta
Sigurdur Oli et il se demanda un moment s’il devait en détailler
les caractéristiques techniques pour Erlendur mais il abandonna
l’idée. Après quelques négociations auprès du fournisseur d’accès à
Internet, celui-ci avait fini par lui communiquer le numéro
d’identifiant de Holberg.
– Ok, dit-il, on ferait peut-être mieux de
savoir s’il utilise Netscape, qui est la seule façon d’aller sur
Internet une fois la connexion établie avec le fournisseur d’accès,
aller dans Démarrer, puis Tous les programmes, regarde, voilà le
programme Internet et là, il y a Netscape. Voyons voir s’il
conservait des dossiers dans les Favoris, y’en a un sacré paquet,
un putain de paquet. Les Favoris te permettent d’aller plus
rapidement à des pages que tu visites souvent. Tu vois à quel point
la liste est longue. J’ai l’impression que ce ne sont rien que des
sites pornographiques, allemands, hollandais, suédois, américains.
Il est possible qu’il ait téléchargé une partie du contenu de ces
sites sur C, le disque dur. Alors, on ferme tout ça, on va dans
Démarrer puis Tous les Programmes et ensuite Windows Explorer, on
l’ouvre. Voilà le contenu du disque dur. Eh bien, dis
donc !
– Quoi ? demanda Erlendur.
– Ce qui signifie ?
– Il faut une quantité phénoménale de données
pour remplir le disque. Il doit contenir des films en version
intégrale. Là, il a quelque chose qu’il appelle les films A3. On
regarde ce que c’est ?
– Absolument.
Sigurdur Oli double-cliqua sur le fichier et une
petite fenêtre s’ouvrit avec un film. Ils le regardèrent quelques
instants. C’était un court extrait de film porno.
– Est-ce que c’était une chèvre qu’ils
tenaient au-dessus de la fille ? demanda Erlendur
incrédule.
– Les fichiers films A sont au nombre de 303,
ils peuvent contenir des scènes comme celles-ci, voire des films
entiers.
– Les films A ? demanda Erlendur.
– Je ne sais pas, répondit Sigurdur Oli,
peut-être les films avec Animaux. Voilà les films G. On regarde le
film G88 ? Double-cliquer sur le fichier, agrandir
l’image…
– Double-cli… répéta Erlendur mais il
s’arrêta net quand quatre hommes en pleine action occupèrent la
totalité de l’écran 17 pouces.
– Les films G sont donc probablement les
films gays, conclut Sigurdur Oli à la fin de l’extrait. Du porno
homo.
– Il était dingue de ça, le gars, observa
Erlendur. Ça fait combien de films en tout ?
– Il y a environ deux mille fichiers mais il
est possible qu’ils soient encore plus nombreux.
Le portable d’Erlendur sonna dans la poche de son
imperméable. C’était Elinborg. Elle avait cherché à savoir où
trouver les deux hommes qui accompagnaient Holberg à Keflavik la
nuit où Kolbrun avait déclaré avoir subi l’agression. Elinborg
annonça à Erlendur que l’un d’entre eux, Grétar, avait disparu
depuis des années.
– Disparu ? demanda Erlendur.
– Oui, il s’agit de l’une de nos fameuses
disparitions.
– Et l’autre ? demanda Erlendur.
– L’autre est à la prison
de Litla-Hraunid, continua Elinborg. Un délinquant connu de longue
date. Il lui reste un an à tirer sur une condamnation de quatre
ans.
– Pour quel motif ?
– Tout un tas de trucs.