Ce fut Elinborg qui retrouva la femme de
Husavik.
Il lui restait encore à vérifier deux noms sur sa
liste et elle avait laissé Sigurdur Oli à Nordurmyri en compagnie
des enquêteurs de la police scientifique. La première femme montra
la réaction dont Elinborg avait si souvent été témoin : un
grand étonnement qui semblait toutefois plus ou moins préparé,
étant donné qu’elle avait entendu l’histoire par d’autres sources,
peut-être même plusieurs fois. Elle affirma qu’elle s’attendait
d’ailleurs à la visite de la police. La femme suivante, la dernière
figurant sur la liste d’Elinborg, refusa de lui parler. Elle refusa
de la laisser entrer chez elle. Prétendit ne pas savoir de quoi
elle parlait et ne pouvoir lui être d’aucun secours.
Cependant, on pouvait déceler chez elle comme une
vague hésitation. On avait l’impression qu’elle devait faire appel
à toutes ses ressources pour dire ce qu’elle voulait dire à
Elinborg qui sentit qu’elle lui servait des réponses préparées.
Elle se comportait comme si elle s’attendait à sa visite mais,
contrairement aux autres, elle ne souhaitait rien savoir de tout
ça. Elle voulait se débarrasser d’Elinborg sur-le-champ.
Elinborg eut le sentiment qu’elle avait trouvé
celle qu’ils recherchaient. Elle consulta à nouveau ses documents.
La femme s’appelait Katrin, était directrice d’un département de la
bibliothèque de Reykjavik. Mariée. Son époux était chef de produit
dans une grande agence publicitaire. Elle avait la soixantaine.
Trois enfants. Des fils, nés entre 1958 et 1962. Cette année-là,
elle avait quitté Husavik pour venir s’installer à Reykjavik où
elle était demeurée depuis.
Elinborg sonna à nouveau à la porte.
– Je crois que vous devriez me parler,
dit-elle quand Katrin ouvrit à nouveau.
La femme la regarda.
– Je ne peux vous être
d’aucune d’aide, répondit-elle immédiatement, d’un ton plutôt
cassant. Je sais de quoi il s’agit. J’ai eu droit à ces affreux
coups de téléphone. Mais je n’ai pas connaissance du moindre viol.
J’espère que ça vous suffit. Je vous prierais de ne pas me déranger
à nouveau.
Elle repoussa la porte.
– Il se peut que, moi, je m’en contente, mais
je connais un certain Erlendur, qui mène l’enquête sur le meurtre
de Holberg – vous avez peut-être entendu parler de lui – et lui,
n’en restera pas là. La prochaine fois que vous ouvrirez votre
porte, il sera là et il ne s’en ira pas. Il ne vous laissera pas
lui fermer la porte au nez. Il peut même vous convoquer au poste,
si les choses se gâtent.
– Je vous prie de bien vouloir me laisser
tranquille, dit Katrin en refermant la porte.
J’aimerais tellement pouvoir le faire, pensa
Elinborg. Elle attrapa son téléphone portable pour appeler
Erlendur, qui quittait l’université. Elinborg lui décrivit la
situation, il lui répondit qu’il serait sur place d’ici dix
minutes.
Il ne vit pas trace d’elle devant la maison en
arrivant chez Katrin, cependant il reconnut sa voiture sur le
parking. C’était une grande maison, sur deux niveaux, avec un
garage double, dans le quartier de Vogar. Il appuya sur la sonnette
et, à sa grande surprise, ce fut Elinborg qui vint lui
ouvrir.
– Je crois bien que j’ai trouvé la Femme de
Husavik, dit-elle à voix basse en faisant entrer Erlendur. Elle est
venue me chercher dehors tout à l’heure et m’a invitée à entrer, en
me demandant d’excuser son comportement. On lui a déjà raconté
l’histoire du viol et elle s’attendait à notre visite.
Elinborg précéda Erlendur et entra dans le salon
où se trouvait Katrin. Elle lui serra la main et essaya de sourire
sans vraiment y parvenir. Elle était habillée avec goût, portait
une jupe grise et un chemisier blanc, ses longs cheveux raides et
épais lui tombaient sur les épaules, peignés sur le côté. Elle
était grande, avait des jambes fines et des épaules frêles, un joli
visage empreint à la fois de douceur et d’inquiétude.
Erlendur balaya le salon du
regard. Les livres étaient apparents dans les bibliothèques
vitrées. Un joli secrétaire se trouvait à côté d’une des
bibliothèques, un vieux canapé de cuir bien entretenu trônait au
milieu de la pièce et, dans l’un des coins, il y avait une table
avec un cendrier. Des peintures sur les murs. De petites aquarelles
joliment encadrées, des photos de sa famille. Il les examina plus
attentivement. Elles étaient toutes anciennes. Représentaient les
trois garçons avec leurs parents. Les photos les plus récentes
dataient de leurs communions. On aurait dit qu’ils n’avaient pas
passé le baccalauréat, ni étudié à l’université et ne s’étaient pas
mariés.
– Nous allons réduire notre train de vie, dit
Katrin comme pour s’excuser quand elle remarqua qu’Erlendur
examinait les lieux. Ce palace est devenu nettement trop grand pour
nous.
Erlendur hocha la tête.
– Votre mari est aussi à la
maison ?
– Albert ne rentrera que tard ce soir. Il est
à l’étranger. J’espérais que nous pourrions parler de tout cela
avant son retour.
– On ferait peut-être mieux de s’asseoir,
observa Elinborg. Katrin s’excusa de son impolitesse et leur
proposa de s’installer. Elle prit place seule sur le sofa, quant à
Elinborg et Erlendur, ils occupèrent chacun l’un des fauteuils face
à elle.
– Que me voulez-vous précisément ?
demanda Katrin en les regardant à tour de rôle. Je ne comprends pas
exactement en quoi je suis liée à cette affaire. L’homme est
décédé. Et cela ne me regarde pas.
– Holberg était un violeur, expliqua
Erlendur. Il a eu une petite fille avec une femme de la péninsule
de Sudurnes, après l’avoir violée. Au cours de l’enquête que nous
avons menée sur lui, on nous a dit qu’il avait déjà fait ce genre
de chose avant et que la femme était originaire de Husavik, qu’elle
avait environ le même âge que la victime suivante. Il se peut que
Holberg ait commis d’autres viols par la suite, nous ne le savons
pas, mais nous devons absolument retrouver sa victime de Husavik.
Holberg a été assassiné à son domicile et nous avons des raisons de
penser que l’explication se trouve dans son passé, aussi
désagréable qu’elle soit.
Erlendur et Elinborg
remarquèrent tous les deux que le discours semblait ne produire
aucun effet sur Katrin. Elle ne manifesta aucune réaction en
entendant parler des viols commis par Holberg ni même de la fille
qu’il avait conçue, elle ne demanda pas la moindre précision
concernant la femme originaire de la péninsule de Sudurnes ni sur
la petite. Erlendur reprit la parole.
– Vous n’êtes pas choquée par ces
nouvelles ? demanda Erlendur.
– Non, répondit Katrin, du reste, qu’est-ce
qui devrait me choquer ?
– Que pouvez-vous nous dire à propos de
Holberg ? demanda Erlendur au bout d’un bref silence.
– Je l’ai immédiatement reconnu sur les
photos dans les journaux, annonça Katrin et il semblait que la
dernière trace de résistance ait disparu de sa voix. Ses paroles se
faisaient chuchotement. Cependant, il avait énormément changé,
ajouta-t-elle.
– Nous avions cette photo dans nos archives.
C’est celle qu’il avait fournie pour obtenir le renouvellement de
son permis poids lourds. Il était chauffeur routier et sillonnait
le pays tout entier.
– A cette époque-là, il m’avait raconté qu’il
était avocat à Reykjavik.
– Il travaillait probablement au Service des
phares et des affaires portuaires, rectifia Erlendur.
– J’avais juste un peu plus de vingt ans.
Albert et moi avions déjà deux enfants quand cela s’est produit.
Nous nous sommes mis en ménage très jeunes. Il était parti en mer,
je veux dire, Albert. Mais cela n’arrivait pas souvent. Il
dirigeait un petit magasin et était aussi agent d’assurances.
– A-t-il connaissance de ce qui est
arrivé ? demanda Erlendur.
Katrin hésita un instant.
– Non, je ne le lui ai jamais dit. Et je vous
serais reconnaissante si tout cela pouvait rester entre nous.
Ils se turent.
– Vous n’avez raconté l’événement à
personne ? demanda Erlendur.
– Non, à personne.
– Je crois encore que c’était ma faute.
Seigneur Dieu, soupira-t-elle. Je sais que je ne devrais pas. Je
sais que je n’y étais pour rien. Il y a quarante ans que ça s’est
passé et je m’en veux encore, bien que je sache que je n’ai rien à
me reprocher. Quarante ans.
Ils attendaient.
– Je ne sais pas dans quelle mesure vous
voulez entrer dans les détails. Ni ce qui importe pour vous dans
cette affaire. Comme je vous dis, Albert était en mer à ce
moment-là. J’étais sortie m’amuser avec des amies et nous avons
rencontré ces hommes au bal.
– Ces hommes ? interrompit
Erlendur.
– Holberg et un autre qui était avec lui. Je
n’ai jamais réussi à connaître son nom. Il m’a montré un petit
appareil photo qu’il avait toujours sur lui. Nous avons un peu
discuté photographie. Ils nous ont accompagnées chez mon amie et,
là, nous avons continué à faire la fête. Nous étions un groupe de
quatre filles et sortions nous amuser ensemble. Deux d’entre nous
étaient mariées. Au bout d’un certain temps, j’ai annoncé que je
souhaitais rentrer chez moi et alors, il m’a proposé de me
raccompagner.
– Holberg ? demanda Elinborg.
– Oui, Holberg. J’ai refusé, j’ai dit au
revoir à mes amies et je suis rentrée seule à la maison. Ce n’était
pas loin. Mais, quand j’ai ouvert la porte – nous occupions une
petite maison individuelle dans une rue en cours de construction à
Husavik –, il s’est subitement retrouvé planté derrière moi. Il m’a
dit quelque chose que je n’ai pas compris, m’a poussée vers
l’intérieur et a refermé la porte. Je ne savais absolument pas de
quoi il retournait. Je me demandais si je devais être surprise ou
terrifiée. L’alcool m’embrouillait les sens. Évidemment, cet homme
était un parfait inconnu, je ne l’avais jamais vu avant.
– Pourquoi vous sentez-vous coupable,
alors ? demanda Elinborg.
– J’ai fait des âneries au bal, reprit Katrin
après une brève pause. Je l’ai invité à danser. Je ne sais pas ce
qui m’a pris. J’avais un peu bu et je n’ai jamais bien supporté
l’alcool. Nous nous étions bien amusées avec
mes amies et disons que nous nous lâchions complètement. J’étais
irresponsable. Et ivre.
– Mais vous n’avez pas à vous reprocher quoi
que ce soit… commença Elinborg.
– Tout ce que vous me direz ne me sera
d’aucun secours, dit Katrin d’un air résigné en regardant Elinborg,
en outre, vous n’avez pas à me dire ce que j’ai à faire ou pas. Ça
ne sert à rien.
– Il s’était accroché à nous à partir de ce
moment-là, continua-t-elle. Il ne présentait pas mal du tout, cet
homme. Il se montrait drôle et savait comment nous faire rire, nous
les filles. Il nous amusait tout autant qu’il s’amusait avec nous.
Je me suis souvenue plus tard qu’il avait posé des questions sur
Albert et qu’il avait découvert que j’étais seule à la maison. Mais
il l’avait fait de façon à ce que je ne soupçonne à aucun moment ce
qu’il avait derrière la tête.
– Cela correspond dans tous les détails à
l’histoire du viol qu’a commis Holberg sur la femme de Keflavik,
observa Erlendur. Certes, celle-ci avait accepté qu’il la
raccompagne. Ensuite, il lui a demandé de se servir du téléphone
puis il lui a sauté dessus dans la cuisine, l’a entraînée jusqu’à
la chambre à coucher où il a mis son dessein à exécution.
– L’homme était complètement différent.
Répugnant. Et les choses qu’il disait. Il a arraché mon manteau,
m’a poussée dans la maison en me traitant de tous les noms. Il
était très énervé et excité. J’ai tenté de le raisonner mais
c’était inutile et, quand je me suis mise à crier “à l’aide”, il
s’est rué sur moi pour me faire taire. Ensuite, il m’a traînée
jusqu’à la chambre…
Elle fit appel à tout son courage et leur raconta
ce à quoi Holberg s’était livré, de manière claire et sans rien
omettre. Elle n’avait rien oublié de ce qui s’était produit ce
soir-là. Bien au contraire, elle se rappelait chaque détail. Son
récit était tout à fait dénué de sentimentalisme. On aurait dit
qu’elle lisait des faits bruts et objectifs consignés sur une
feuille de papier. Jusqu’alors, elle ne leur avait jamais parlé de
l’événement de cette façon, jamais avec cette précision, et elle
était parvenue à créer une telle distance par rapport à celui-ci
qu’Erlendur eut l’impression qu’elle racontait
quelque chose qui était arrivé à une autre femme. Pas à elle-même
mais à quelqu’un d’autre. En d’autres lieux. A une autre époque. Au
cours d’une autre vie.
Une fois, au cours du récit, Erlendur grimaça
alors qu’Elinborg la plaignait en silence.
Katrin se tut.
– Pourquoi n’avez-vous pas porté plainte
contre cette ordure ? demanda Erlendur.
– On aurait dit un monstre. Il m’a menacée de
venir me régler mon compte si jamais j’allais raconter ça et que la
police l’arrêtait. Mais le pire, c’est qu’il a dit que si j’en
faisais toute une histoire, il affirmerait que je lui avais demandé
de venir chez moi et que j’avais voulu coucher avec lui. Il a
utilisé d’autres mots, mais j’ai parfaitement compris où il voulait
en venir. Il était doté d’une force phénoménale et je n’avais
pratiquement pas de traces physiques. Il avait fait bien attention.
J’y ai repensé plus tard. Il m’a frappé au visage quelques fois
mais jamais fort.
– Quand cela a-t-il eu lieu ? demanda
Erlendur.
– C’était fin 1961. En automne.
– Et il n’y a eu aucune suite ? Vous
n’avez plus jamais revu Holberg ou bien…
– Non, je ne l’ai jamais revu après ça. Pas
avant de voir sa photo dans les journaux.
– Vous avez quitté Husavik ?
– C’était, de toute façon, ce que nous avions
l’intention de faire. Cette idée trottait toujours dans la tête
d’Albert. Je n’y étais plus aussi opposée après cette histoire. Les
gens de Husavik sont charmants et c’était agréable d’y habiter,
mais je n’y suis jamais retournée depuis.
– Vous aviez deux enfants, deux fils,
n’est-ce pas ? dit Erlendur en faisant un signe de la tête en
direction des photos de communion. Et c’est après que vous avez eu
votre troisième fils… quand ?
– Deux ans plus tard, répondit Katrin.
Erlendur la regardait et il remarqua qu’elle
mentait pour la première fois depuis le début de la
discussion.