Le circuit cycliste du triathlon emprunte une célèbre route côtière appelée Sasagawa Nagare. Le panorama est magnifique, avec, de loin en loin, d’étranges escarpements rocheux qui s’élèvent dans la mer. (Bien que je n’aie guère eu le loisir d’admirer le paysage.) Nous roulons depuis la partie nord de Murakami, le long du rivage, jusqu’à une zone proche de la limite avec la préfecture de Yamagata et revenons ensuite par la même route. Il y a ici et là des côtes, mais aucune assez sévère pour me désarçonner. Je ne me préoccupe pas de savoir qui me dépasse ou qui je dépasse, je m’applique uniquement à conserver un rythme soutenu de pédalage en utilisant la petite vitesse. À intervalles réguliers, je tends la main vers ma bouteille et avale quelques gorgées d’eau. Peu à peu, je retrouve des sensations naturelles. Je me sens apte à présent à maintenir la cadence et, lorsque j’arrive au point du demi-tour, je change de braquet, j’accélère et, durant la deuxième moitié de la course, je double sept coureurs. Le vent n’est pas trop fort, ce qui me permet de pédaler tout mon content. Quand le vent est violent, les cyclistes de mon espèce, ceux qui restent des novices, se découragent rapidement. Car savoir se servir du vent demande énormément d’expérience et une technique très affûtée. Mais lorsqu’il n’y a pas de vent, il s’agit purement d’une question de force dans les jambes. Après avoir réussi à terminer les quarante kilomètres à une cadence plus rapide que prévu, j’ai enfilé mes bonnes vieilles chaussures de course et me suis lancé sur la route.

Le passage du vélo à la course, cependant, n’a pas été une partie de plaisir. En principe, dans la dernière portion du parcours cycliste, j’aurais dû me retenir afin de garder de l’énergie pour la course, mais l’idée ne m’a pas effleuré. Je me suis contenté de foncer à toute allure, et d’enchaîner d’emblée sur la course. Comme il fallait s’y attendre, mes jambes n’ont pas apprécié. Ma tête leur ordonnait : « Allez, courez ! » mais les muscles de mes jambes n’obéissaient pas. Je courais et je n’avais aucune sensation de course.

Malgré de légères différences, le même schéma se répète à chaque triathlon. Durement malmenés pendant plus d’une heure quand je roulais à vélo, mes muscles peinaient à s’activer, alors que j’exigeais d’eux qu’ils soient encore « bons pour le service ». Il leur fallait du temps pour passer d’un rail à un autre. Durant à peu près les trois premiers kilomètres, mes deux jambes m’ont paru presque bloquées et c’est seulement ensuite que j’ai été en mesure de véritablement courir. Il m’a fallu d’ailleurs plus de temps qu’à l’ordinaire pour retrouver cette capacité. Des trois disciplines qui composent le triathlon, la course est évidemment mon point fort, et, en général, je peux facilement passer devant une bonne trentaine de concurrents. Cela n’a pas été le cas ce jour-là. Tout juste si j’ai réussi à en doubler une dizaine. Néanmoins, au final, les choses se sont équilibrées. Au cours du triathlon précédent, un grand nombre de cyclistes m’avaient dépassé, alors que cette fois, c’était ma course qui n’était pas fameuse. Néanmoins, la différence entre les épreuves où j’avais brillé et celles où j’avais été mauvais s’était atténuée, mon temps global s’était stabilisé. En somme, peut-être étais-je en train de devenir un véritable triathlète. Il y avait sûrement là de quoi se réjouir. Tandis que je courais à travers la belle cité ancienne de Murakami, les encouragements des spectateurs – sans doute de simples habitants de la ville, me disais-je – m’ont galvanisé, et j’ai jeté mes dernières forces dans le sprint final. Un instant de bonheur. Les impressions pénibles, les incidents inattendus, tout s’est évanoui d’un coup lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée. J’ai repris mon souffle et en souriant j’ai serré la main de l’homme portant le dossard 329. Nous avons échangé des « Bravo ! » mutuels. Nous n’avions cessé de nous poursuivre durant l’épreuve cycliste. Il m’avait dépassé à plusieurs reprises. Juste quand nous avions entamé la course à pied, mes lacets s’étaient dénoués. J’avais dû m’arrêter deux fois pour les rattacher. Sans cet incident, je sais que j’aurais doublé ce concurrent (c’est du moins mon hypothèse optimiste). Lorsque j’ai piqué un sprint à l’extrême fin de la course, j’ai failli le dépasser, il s’en est fallu de trois mètres, pas plus. Bien entendu, ne pas avoir vérifié au début de la course que mes chaussures étaient correctement lacées relève de mon entière responsabilité.

Quoi qu’il en soit, j’ai heureusement terminé ma course à la ligne d’arrivée, située en face de l’hôtel de ville de Murakami. Enfin, le triathlon s’achevait. Je ne m’étais pas noyé, je n’avais pas crevé, je n’avais pas été piqué par une méchante méduse. Aucun ours affamé ne s’était jeté sur moi, aucune guêpe ne m’avait attaqué, aucun éclair ne m’avait atteint. Ma femme, qui m’attendait à la ligne d’arrivée, n’avait découvert aucune ténébreuse affaire me concernant. Au contraire, elle m’avait accueilli avec fierté. Ah, que j’étais heureux ! Ce qui m’emplissait particulièrement de joie après ce jour d’épreuves était que j’avais été capable de prendre un plaisir personnel à l’événement. Mon temps n’était certes pas de ceux dont on se vante. J’avais commis de nombreuses petites erreurs. Mais j’avais tout donné, sans compter, et j’en ressentais physiquement une sorte d’agréable réminiscence. D’autre part, j’avais la conviction que j’avais progressé sur différents points par rapport au triathlon précédent. Et c’était là quelque chose de très important. Savoir négocier la transition entre chacune des disciplines qui composent l’épreuve est ardu ; c’est l’expérience qui prime en la matière. Grâce à elle, on apprend comment compenser ses insuffisances. Pour l’exprimer autrement, s’instruire de l’expérience est ce qui rend le triathlon aussi plaisant, aussi intéressant.

Bien sûr, la course est pénible physiquement, et parfois il y a des moments où le moral en prend un coup. Pourtant, il semble bien que la « peine » soit la condition préalable à ce genre de sports. Si la souffrance n’entrait pas en jeu, qui diable s’embêterait à participer à des disciplines telles que le triathlon ou le marathon, qui réclament autant de temps et d’énergie ? Ce qui nous procure le sentiment d’être véritablement vivants – ou du moins, en partie –, c’est justement la souffrance, la souffrance que nous cherchons à dépasser. Notre qualité d’être vivant ne tient pas à des notions comme le temps que l’on réalise ou le rang, mais à la conscience que l’on acquiert finalement de la fluidité qui se réalise au cœur même de l’action. (En tout cas, si tout se passe bien.)

Sur la route qui me ramenait à Tokyo, j’ai vu un certain nombre de voitures chargées de vélos sur le toit. Les passagers étaient bronzés, ils avaient l’air en excellente forme. Des triathlètes, bien sûr. Après cette modeste course, un dimanche de début d’automne, nous rentrions tous chez nous, nous revenions à notre vie ordinaire. Et, dans la perspective de la compétition suivante, nous allions sans doute, là où nous vivions, nous remettre à notre entraînement silencieux. D’un point de vue extérieur, une telle existence peut paraître insignifiante, inutile ou vaine, ou même tout à fait improductive, mais pour moi ces jugements n’ont aucune importance. Peut-être, en effet, ne s’agit-il que d’actions qui ressemblent, comme je l’ai écrit plus haut, à la tentative de puiser de l’eau à l’aide d’un vieux seau percé ; pourtant, les efforts mis en œuvre ont une réalité qui subsiste. Qu’ils soient bénéfiques ou pas, décontractés ou anxieux, peu importe, en fin de compte. Ce qui pour nous est le plus important ne se voit pas avec les yeux (mais se ressent avec le cœur). On obtient souvent les choses qui ont une véritable valeur au moyen d’actes apparemment improductifs. Même les actions qui semblent infructueuses ne sont pas forcément stupides. C’est ce que je pense. Ce que je ressens, ce dont j’ai fait l’expérience.

Bien entendu, je ne sais absolument pas combien de temps je poursuivrai réellement ce cycle d’actions infécond. Mais je m’y suis attelé avec opiniâtreté depuis si longtemps, et sans m’en lasser, que je crois bien que je continuerai aussi longtemps que je le pourrai. Les courses de fond m’ont éduqué, ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui (en plus ou en moins, en mieux ou en pire). Aussi longtemps que possible, j’espère que nous continuerons à vivre côte à côte, ma compagne la course et moi. Ai-je une autre vie (même si l’exprimer ainsi semble illogique) que celle-là ? Je ne crois pas maintenant avoir le choix.

Telles étaient les pensées qui me traversaient l’esprit alors que j’étais au volant de ma voiture.

Je pense que cet hiver je courrai un autre marathon, quelque part dans le monde. Et j’imagine que l’été prochain je participerai à un autre triathlon. Ainsi les saisons vont et viennent, et les années passent. J’aurai un an de plus et j’aurai sans doute terminé un autre roman. Je fais face à chacune de mes tâches, j’y consacre le meilleur de mes forces. Je me concentre sur chaque enjambée. Mais en même temps, je réfléchis avec le point de vue le plus large possible, tentant d’embrasser le paysage au plus lointain. Je suis bien un coureur de fond. Mon temps, le rang que j’obtiens, mon apparence, les critiques des autres, tout cela est secondaire. Pour un coureur comme moi, ce qui est vraiment important est d’atteindre le but que j’ai assigné à mes jambes. Je donne tout ce que j’ai, je supporte ce que je dois supporter, et j’obtiens ce qui compte pour moi. De chaque échec, de chaque bonheur, j’essaie de tirer une leçon concrète (qu’importe qu’elle soit minuscule, si elle est concrète). Avec le temps, avec l’âge, les courses qui se succéderont, je finirai pas atteindre un lieu ultime qui me conviendra. Ou plutôt un lieu qui s’en rapprochera fugitivement (oui, cette expression est sans doute meilleure).

Un jour, si je possède une tombe et que je suis libre de choisir ce qui sera gravé dessus, voilà ce que j’aimerais y lire :

Haruki Murakami

1949-20** Écrivain (et coureur) Au moins, jusqu’au bout il n’aura pas marché

Voilà ce qu’à ce jour je voulais dire.