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23 juin 1996, Hokkaido, lac Saroma
Plus personne ne tapait sur la table, plus personne ne jetait son verre
VOUS EST-IL ARRIVÉ DE COURIR CENT KILOMÈTRES EN UN SEUL JOUR ? La grande majorité des gens (de ceux qui ont conservé leur santé mentale, devrais-je plutôt dire) n’ont jamais connu ce type d’expérience. Aucun individu normal ne tenterait quelque chose d’aussi insensé. Moi, je l’ai fait une fois. Une fois seulement. J’ai réussi à courir cent kilomètres dans une compétition qui commençait le matin et s’achevait le soir. Physiquement, la course était absolument épuisante, bien entendu, et pendant un certain temps j’ai pensé que je m’abstiendrais dorénavant de courir. Je crois par conséquent que je ne participerai pas une deuxième fois à ce genre d’épreuve mais… qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Peut-être qu’un jour, oubliant cette leçon, je tenterai de nouveau un ultra-marathon ? On ne sait pas ce que nous apportera demain… avant d’être à demain. Quoi qu’il en soit, lorsque à présent je repense à cette course, je me rends compte à quel point l’événement a compté pour moi en tant que coureur. J’ignore quelle en est la signification générale. Mais si on le considère comme un « acte très éloigné de l’ordinaire sans pour autant être contraire aux principes humains fondamentaux » sans doute peut-on s’attendre à ce qu’il vous apporte une conscience de vous-même bien particulière. Qu’il ajoute un certain nombre d’éléments nouveaux à l’observation méditative que vous vous portez. Avec comme résultat que la vue que vous avez de votre vie, de ses couleurs, de ses formes, s’en trouvera peut-être transformée. En plus ou en moins, en mieux ou en pire. Dans mon cas, c’est ce qui est arrivé, et j’en ai été transformé.
Ce qui suit repose sur des notes, prises à la manière d’un croquis rapide, que j’ai rédigées « pour ne pas oublier », quelques jours après cette course. Maintenant que je relis ces pages, dix ans plus tard, tous les sentiments et les pensées qui m’ont habité ce jour-là me reviennent avec acuité. Peut-être le lecteur pourra-t-il comprendre ce que cette rude épreuve a imprimé en moi – ce qui a été heureux et ce qui ne l’a pas tellement été. Mais il se peut que le lecteur se contente de dire : « Je n’y comprends pas grand-chose ! »
Chaque année au mois de juin, se déroule l’ultra- marathon de cent kilomètres, sur les rives du lac Saroma, dans l’île de Hokkaido, une région qui ne connaît pas la saison des pluies. Le début de l’été en Hokkaido est une période très agréable mais dans la partie la plus septentrionale de l’île, où se situe le lac Saroma, la chaleur estivale est encore à venir. Aux heures matinales auxquelles débute la course, le gel est encore bien là, et il faut se protéger avec des vêtements épais. Au fur et à mesure que le soleil monte dans le ciel, le corps se réchauffe progressivement, et les coureurs, comme des insectes accomplissant leur mue, ôtent l’une après l’autre des couches de vêtements. À la fin de l’épreuve, même si j’avais conservé mes gants, je ne portais plus qu’un débardeur et j’avais un peu froid. Si la pluie s’était mise de la partie, l’atmosphère aurait vraiment été glaciale, mais heureusement, malgré des nuages persistants, nous n’avons pas eu à subir une seule goutte.
Les marathoniens courent autour du lac Saroma, qui fait face à la mer d’Okhotsk. Une fois la course véritablement entamée, on se rend compte à quel point ce lac est immense. Le départ est donné à Yubetsu, une ville sur la côte occidentale du lac et l’arrivée est fixée à Tokorocho (aujourd’hui appelée Kitami), sur la rive orientale. La dernière partie de l’épreuve (à partir du kilomètre 85 et jusqu’au kilomètre 98) se court à travers le Jardin naturel de Wakka, une vaste étendue protégée, une bande de terre longue et étroite, face à la mer. Le parcours – si tant est qu’on soit en mesure d’admirer le paysage – est de toute beauté. Le trafic n’est pas interrompu durant la compétition, mais les véhicules comme les piétons se faisant plutôt rares, ce n’est pas nécessaire. Sur les côtés de la piste, des vaches mâchouillent leur herbe placidement. Elles ne manifestent pour ainsi dire aucun intérêt à l’égard des coureurs. Elles sont bien trop occupées à brouter pour se soucier de ces humains singuliers et de leurs actes insanes. D’ailleurs, de leur côté, les coureurs n’ont guère le loisir de prêter attention au comportement des ruminants. Au-delà des quarante-deux kilomètres, il y a un point de contrôle tous les dix kilomètres, et l’ on est automatiquement disqualifié si l’on dépasse le temps autorisé. Le contrôle est très sévère : chaque année, un grand nombre de participants est ainsi éliminé. Je ne suis tout de même pas venu jusqu’à l’extrémité nord du Japon pour me faire exclure à mi-parcours. Il me faut absolument réussir à rester dans les temps impartis.
Cet ultra-marathon est l’un des pionniers au Japon. La compétition rassemble des athlètes qui vivent dans la région, efficaces et performants. C’est une manifestation sympathique à laquelle il est plaisant de participer.
Je n’ai pas grand-chose à dire sur la première partie de la course, depuis le départ jusqu’au premier point de repos, au kilomètre 55. Je me suis contenté de courir en silence. Fondamentalement, ce n’était pas tellement différent d’une course de fond, un dimanche matin. Si j’étais capable de conserver une foulée de jogging, soit un kilomètre en six minutes, avais-je calculé, je pourrais boucler les cent kilomètres en dix heures. En y ajoutant les quelques minutes nécessaires pour me reposer et me nourrir, j’espérais terminer en moins de onze heures. (J’ai compris plus tard que j’avais été bien trop optimiste.)
Au kilomètre 42, un panneau indique Ceci représente la distance d’un marathon. Une ligne blanche sur le poteau en béton marque précisément le kilométrage. Si j’exagère un peu, je dirai que j’ai ressenti comme un léger tremblement en dépassant ce panneau. J’expérimentais pour la première fois l’au-delà des quarante-deux kilomètres. Pour moi, c’était comme le détroit de Gibraltar. Comme m’élancer ensuite sur une mer inexplorée. Au-delà, quelles étaient les créatures inconnues, tapies dans l’attente, qui vivaient là ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je ressentais la même terreur que les marins de l’ancien temps.
Une fois la ligne dépassée, alors que je me rapprochais des cinquante kilomètres, j’ai eu comme l’impression que mes sensations corporelles se modifiaient légèrement. Comme si les muscles de mes jambes commençaient à se rigidifier. En outre, j’avais faim, j’avais soif. J’avais décidé qu’à chaque arrêt je devrais absolument boire un peu d’eau, que j’aie soif ou non ; pourtant, comme un destin malheureux, comme la reine de la nuit au cœur sombre, la déshydratation m’a tenaillé tout au long du chemin. Je me sentais un peu inquiet. Je n’en étais pas encore à mi-course, et si je me trouvais déjà dans cet état, serais-je capable de terminer les cent kilomètres ?
Au point de repos du kilomètre 55, je me suis changé et j’ai enfilé des vêtements propres. Je me suis restauré avec le petit en-cas qu’avait préparé ma femme. À présent que le soleil se trouvait haut dans le ciel et que la température s’était élevée, j’ai ôté ma combinaison, revêtu une chemisette propre et un short. J’ai aussi changé de chaussures : mes New Balance spéciales ultra-marathon (croyez-moi, il existe vraiment des produits de ce genre), de pointure huit, je les ai troquées contre une huit et demie. Mes pieds avaient commencé à gonfler et j’avais besoin d’une demi-pointure supplémentaire. Le temps restait nuageux, le soleil ne se montrait décidément pas, et j’ai décidé de me débarrasser de mon chapeau. Je m’en étais muni aussi afin de garder la tête au chaud en cas de pluie, mais tout risque d’averse paraissait écarté. Il ne faisait ni trop chaud ni trop froid, des conditions vraiment idéales pour une course de fond. J’ai vidé deux packs de gelée nutritive, les ai remplis d’eau, me suis restauré de pain beurré et de cookies. J’ai procédé à quelques étirements soigneux sur l’herbe et aspergé mes mollets d’un spray anti-inflammatoire. Je me suis rincé le visage, en ai fait disparaître la poussière et la sueur, je me suis rendu aux toilettes.
Je m’étais ainsi accordé un repos de dix minutes environ mais pas une seule fois je ne m’étais assis. Si je l’avais fait, je craignais que me relever et me remettre à courir ne soit trop difficile. Ne pas m’asseoir me paraissait plus prudent.
Ça va ? m’a-t-on demandé.
Oui, ça va, ai-je répondu simplement. J’aurais été bien incapable d’en dire plus.
Après avoir bu suffisamment, pratiqué des étirements sur mes membres inférieurs, je suis reparti sur la piste et j’ai recommencé à courir. Il restait quarante-cinq kilomètres, il fallait courir, courir jusqu’au bout. À peine avais-je repris ma course, cependant, que j’ai senti que quelque chose clochait. Les muscles de mes jambes s’étaient durcis comme une vieille gomme solidifiée. Mon endurance était encore tout à fait intacte, ma respiration, régulière, pas du tout désordonnée. Seules mes jambes n’en faisaient qu’à leur tête. Moi, je voulais résolument courir, mais on aurait bien dit que mes jambes n’étaient pas du même avis.
J’ai renoncé à convaincre ces jambes récalcitrantes et tenté de me concentrer sur le haut du corps. J’ai imprimé à mes bras des mouvements aussi amples que possible, ce qui entraînait la partie supérieure du corps et transmettait ainsi de l’élan au bas du corps. Grâce à cette énergie, je suis parvenu à propulser mes jambes vers l’avant. (Après la course, mes poignets étaient tout gonflés.) Bien entendu, j’avançais très lentement. Ma vitesse était peu différente de celle d’une marche rapide. Néanmoins, malgré cette lenteur, comme si mes jambes avaient de nouveau compris quel rôle était le leur, ou peut-être comme si elles s’étaient résignées à leur destin, leurs muscles ont recommencé à réagir normalement, et j’ai été en mesure de courir à peu près comme à mon habitude. Qu’ils en soient remerciés.
Même si mes jambes à présent recommençaient à fonctionner, entre le point de repos du kilomètre 55 et celui du kilomètre 75, l’épreuve a été extrêmement douloureuse. J’avais la sensation d’être semblable à un morceau de bœuf en train de passer à vitesse réduite au hachoir à viande. J’avais en moi le désir d’aller de j’avant, mais mon corps ne voulait plus m’obéir. Il agissait à la manière d’une voiture qu’on obligerait à grimper une côte avec le frein à main enclenché. Mon corps était comme dispersé, il sentait que sous peu il serait hors d’usage. Manque d’huile, vis desserrées, mauvais réglage des pignons. Ma vitesse baissait terriblement tandis que les coureurs me dépassaient l’un après l’autre. Même une vieille femme frêle d’environ soixante-dix ans m’a doublé et m’a crié : « Courage ! » Aah… comment allais je m’en sortir, alors qu’il y avait encore quarante kilomètres ?
Progressivement, différentes parties de mon corps, chacune à tour de rôle, se sont mises à me faire souffrir. D’abord, la douleur a atteint ma cuisse droite, puis elle s’est transportée au genou droit, puis à ma cuisse gauche, etc. Les parties respectives de mon corps, successivement, se sont dressées l’une après l’autre pour se plaindre à haute voix de leur souffrance. Elles ont hurlé, protesté, récriminé fortement et m’ont fait comprendre qu’elles n’avaient pas l’intention de continuer à fonctionner. Ce concert de plaintes était excusable car elles ignoraient l’expérience d’une course de cent kilomètres. Oui, je les comprenais bien. Pourtant, tout ce que je leur demandais, c’était de se taire et de continuer. Comme Danton ou Robespierre tentant, à force d’éloquence, de persuader les tribunaux révolutionnaires enfiévrés et hostiles, j’ai essayé de parlementer avec les parties de mon corps, de les amener à se montrer un peu plus coopératives. Je les ai encouragées, les ai piquées au vif, flattées, grondées, stimulées. « Allez, les amies, encore un peu d’efforts ! Vous allez y arriver, il vous suffit d’avoir du courage ! » Mais si l’on y réfléchit – et moi, j’y réfléchissais –, Danton et Robespierre ont fini décapités, n’est-ce pas ?
Finalement, j’ai serré les dents et réussi, dans un état d’extrême douleur, à avaler ces vingt kilomètres de plus. J’avais usé et abusé de tous les moyens à ma disposition.
« Je ne suis pas un homme. Juste un rouage d’une machine. Une machine, ça ne ressent rien. Donc, tu continues, c’est tout. »
Voilà ce que je me disais. Voilà à peu près tout ce que j’étais capable de penser. Si j’avais été une créature vivante, faite de chair et de sang, j’aurais sans doute plié face à tant de souffrance. Bien sûr, il existait quelque chose qui était moi. Et il y avait bien une conscience qui allait avec. Mais à ce moment, je devais absolument m’obliger à considérer que ces entités n’étaient que des « formes opportunes », et rien de plus. C’était une manière de penser étrange, oui, vraiment une sensation étrange. Une conscience qui voulait se nier elle-même. Je devais me faire entrer de force dans un lieu inorganique. J’avais saisi instinctivement que c’était le seul moyen de survivre.
« Je ne suis pas un homme. Juste un rouage d’une machine. Une machine, ça ne ressent rien. Continue à avancer, c’est tout. »
Je me répétais ces phrases dans ma tête, comme un mantra. D’innombrables fois. Je me les répétais, littéralement « comme une machine ». Et je tentais de réduire le monde de mes perceptions à ses limites les plus étroites. Tout ce que je voyais était le sol, à trois mètres devant moi, et rien n’existait pour moi au-delà. Le monde s’était rétréci à trois mètres devant moi. Il m’était tout à fait inutile de penser au-delà. Le ciel et le vent, l’herbe, cette herbe justement que broutaient les vaches, les spectateurs et leurs encouragements, le lac, les romans, la réalité, le passé, les souvenirs – plus rien n’avait de connexion avec moi. Simplement je devais me propulser au-delà de ces trois mètres – telle était ma minuscule raison de vivre, en tant qu’humain. Non, pardon, en tant que « machine ».
Tous les cinq kilomètres, je m’arrêtais et je buvais de l’eau. À chaque pause, je procédais à quelques étirements rapides. Mes muscles étaient aussi durs que du pain oublié pendant une semaine dans un réfectoire, j’avais peine à imaginer qu’il s’agissait de mes propres muscles. À l’un des arrêts, il y avait des prunes confites au vinaigre et j’en ai mangé une. Jamais je n’aurais pensé qu’une prune au vinaigre pouvait être aussi délicieuse. Petit à petit, le sel et le vinaigre se sont agréablement propagés de ma bouche à tout mon corps.
Au lieu de vouloir courir à tout prix, peut-être aurait-il été plus judicieux de marcher. Beaucoup de coureurs le faisaient à présent, afin de reposer un peu leurs jambes. Mais moi, je n’ai pas marché une seule fois. Je me suis souvent arrêté, j’ai fait de brefs étirements, mais je n’ai pas marché. Je n’étais pas venu participer à cette compétition pour marcher. Mais pour courir. C’était dans ce but – et dans ce but uniquement – que j’avais pris l’avion jusqu’à l’extrême nord du Japon. Peu importait la lenteur de mes foulées, il n’était pas question de marcher. C’était la règle. Si je me permettais de l’enfreindre une seule fois, je serais amené à recommencer encore et encore. Et si j’avais succombé, il m’aurait été extrêmement difficile d’arriver au bout de cet ultra-marathon.
Je suis parvenu de la sorte, en endurant mille maux, aux alentours du kilomètre 75, et là, c’était comme si j’étais passé à travers quelque chose. Telle a été ma sensation. Je dis « passer à travers » faute d’une meilleure pression. Comme si mon corps était passé sans dommage au travers d’un mur en pierres. Je ne me souviens Pas exactement à quel moment est intervenue cette traversée. Soudain, j’ai remarqué que j’étais déjà de l’autre côté. J’avais compris, sans l’ombre d’un doute, que j’étais passé au travers. Je ne comprenais pas très bien la logique ou la manière dont la chose s’était accomplie – j’étais simplement tout à fait persuadé de cette réalité : j’étais passé de l’autre côté.
Après quoi, je n’ai plus eu besoin de penser. Ou plus précisément, il n’y avait plus aucune nécessité à ce que je me force, consciemment, à « penser à quelque chose ». Je n’avais qu’à me laisser entraîner par le courant et à le faire de manière automatique. Si je me laissais aller, quelque chose de puissant me pousserait vers l’avant, tout naturellement.
Il est évident qu’effectuer une aussi longue course est éprouvant physiquement. Pourtant, à ce moment-là, l’épuisement n’était plus pour moi le problème majeur. Comme si, peut-être, en moi, il y avait eu une acceptation naturelle de cet état de fatigue extrême, devenue « normale ». Mes muscles n’étaient plus alors une assemblée révolutionnaire en pleine effervescence, on aurait dit qu’ils s’étaient adaptés à la situation, qu’ils avaient renoncé à se plaindre. Plus personne ne tapait sur la table, plus personne ne jetait son verre. Mes muscles acceptaient en silence l’épuisement, comme une phase historique inévitable, une conséquence de la révolution. Moi, j’étais transformé en une créature automobile, qui faisait tournoyer ses bras en rythme, d’avant en arrière, et dont les jambes se propulsaient vers l’avant, un pas après l’autre. Plus d’idées. Plus de pensées. Je me suis brusquement rendu compte que même la souffrance physique s’était évanouie. Ou peut-être s’était-elle fourrée dans un coin hors de vue, comme un vieux meuble dont on n’arrive pas à se débarrasser.
C’est dans cet état, une fois accompli le « je suis passe de l’autre côté », que je me suis mis à dépasser de nombreux coureurs. Après le contrôle du kilomètre 75 (où il faut parvenir en moins de huit heures et quarante-cinq minutes sous peine d’être éliminé), un grand nombre d’autres participants, contrairement à moi, ont commencé à ralentir ou même ont renoncé à courir, se bornant à marcher. Dès lors, et jusqu’à la ligne d’arrivée, je crois en avoir doublé environ deux cents. Je suis sûr en tout cas d’en avoir dépassé au moins deux cents. Un ou deux seulement m’ont doublé. Si j’ai pu dénombrer ainsi les coureurs devant qui je passais, c’est parce que je n’avais rien d’autre à faire. Harassé, épuisé à l’extrême, non seulement j’avais totalement accepté cette condition, mais la réalité était que je pouvais encore courir, et que pour moi alors, c’était tout ce que j’avais à espérer du monde.
Comme j’avançais en mode automatique, si l’on m’avait demandé de courir au-delà des cent kilomètres, j’aurais peut-être pu le faire. Cela semblera étrange, pourtant, vers la fin du parcours, non seulement la souffrance physique n’existait plus, mais encore les notions de qui j’étais et de ce que je faisais avaient plus ou moins disparu de ma compréhension. Cette impression aurait pu me sembler tout à fait folle, mais non, j’étais incapable même d’éprouver comme bizarre cette extrême bizarrerie. Car, en courant, j’avais alors pénétré sur le territoire de la métaphysique. D’abord, il y avait eu l’acte de courir, et comme un accompagnement, cet existant qui était « moi ». Je cours, donc je suis.
Lorsque je m’approche de la fin d’un marathon, tout ce que je souhaite d’habitude, c’est en finir au plus vite, terminer la course aussi rapidement que possible. Voilà tout ce à quoi je suis capable de penser. Mais cette fois, ce genre de considération ne m’a même pas effleuré. Il ne me semblait pas qu’avoir achevé cette course avait véritablement du sens. C’est comme la vie. Ce n’est pas Parce qu’elle a un terme que notre existence a du sens.
Selon moi, qu’il y ait quelque part un terme à notre existence permet commodément de lui donner du sens et je crois y deviner simplement une métaphore indirecte de son caractère limité. Très philosophique. Pourtant, à ce moment-là, je ne pensais pas du tout en termes philosophiques, c’était juste une sensation que j’éprouvais globalement à travers mon corps, et je n’y mettais pas de mots.
Ce sentiment n’a fait que se renforcer quand je me suis engagé dans la toute dernière section de la course, dans le parc naturel de cette très longue péninsule. Ma manière de courir se rapprochait alors d’un état méditatif. J’étais sensible à la beauté du paysage côtier et les odeurs de la mer d’Okhotsk parvenaient jusqu’à moi. Le crépuscule commençait à tomber (nous étions partis tôt le matin), l’air prenait une transparence spéciale. L’herbe épaisse de ce début d’été embaumait aussi. J’ai vu quelques renards rassemblés dans un champ. Ils nous regardaient, nous, les coureurs, d’un air étonné. Des nuages épais, lourds de signification – on aurait dit quelque peinture anglaise du XIXe siècle –, plombaient le ciel. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent. Beaucoup d’autres coureurs, autour de moi, se traînaient péniblement, silencieux, en direction de la ligne d’arrivée. Et moi, le fait d’être parmi tous les participants me procurait une sensation paisible de bonheur. J’inspirais. Je soufflais. Je n’entendais aucun dérèglement dans le bruit de ma respiration. L’air me pénétrait très calmement puis était expulsé. Mon cœur silencieux se dilatait puis se contractait, encore et encore, à un rythme bien établi. Mes poumons, tels des soufflets de forge, apportaient loyalement de l’oxygène neuf à mon corps. Je pouvais sentir travailler tous ces organes, je pouvais percevoir le moindre son qu’ils émettaient. Tout fonctionnait à la perfection. Les gens, sur le bord du chemin, nous criaient : « Courage, vous y êtes presque ! » Comme l’air limpide, leurs voix me traversaient. J’avais la sensation qu’elles passaient à travers moi jusque de l’autre côté.
J’étais moi, et puis je n’étais pas moi. Voilà ce que je ressentais. C’était un sentiment très paisible, très serein. La conscience n’était pas quelque chose de tellement important. Oui, voilà ce que je pensais. Bien entendu, comme je suis romancier, je sais bien que la conscience est tout à fait nécessaire pour que je puisse accomplir mon travail. Sans conscience, comment écrire une histoire dotée d’un caractère propre ? Et pourtant, je ne le ressentais pas ainsi. La conscience n’était pas quelque chose de particulièrement important.
Néanmoins, lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée à Tokorocho, j’étais extrêmement heureux. Bien entendu, chaque fois que je termine une course, j’éprouve de la joie, mais cette fois, c’était vraiment autre chose, bien plus fort. J’ai levé en l’air mon poing droit. Il était alors 16 heures 42. Depuis le départ, je courais donc depuis onze heures et quarante-deux minutes.
Pour la première fois depuis une demi-journée, je me suis assis par terre, j’ai épongé ma sueur, j’ai bu de l’eau jusqu’à plus soif, j’ai délacé mes chaussures, et puis, alors que l’obscurité gagnait lentement le paysage environnant, j’ai pratiqué quelques étirements soigneux. À peu près à ce moment-là est née et a grossi en moi une nouvelle impression. Quelque chose que je décrirais ainsi : « J’ai accepté un défi risqué et j’ai trouvé en moi la force de m’y confronter. » Un bonheur personnel, mêlé de soulagement. Le soulagement plus fort sans doute Que le bonheur. Comme si un nœud serré très fort, à l’intérieur de moi, se relâchait peu à peu, un nœud dont je n’avais pas su, jusqu’alors, qu’il se trouvait là, en moi.
Tout de suite après cette course autour du lac Saroma, j’ai été obligé de descendre les escaliers de manière très précautionneuse, en m’agrippant à la rampe. Mes jambes vacillaient et ne soutenaient pas très bien mon corps. Quelques jours plus tard, cependant, elles étaient de nouveau en bon état de fonctionnement et je pouvais monter ou descendre un escalier sans problème. Sans doute s’étaient-elles adaptées, au cours des années, aux courses de fond. Le seul problème, comme je l’ai dit précédemment, concernait mes mains. Pour compenser la fatigue des muscles de mes jambes, j’avais énergiquement balancé mes bras d’avant en arrière. Le lendemain de la course, mon poignet droit a commencé à me faire souffrir, il est devenu rouge et tout gonflé. J’avais couru de nombreux marathons, mais c’était bien la première fois que mes mains, et non mes jambes, posaient problème.
Pourtant, la conséquence la plus significative pour moi de cet ultra-marathon n’a pas été d’ordre physique, mais bien davantage d’ordre psychologique. Après cette expérience, j’ai souffert d’une sorte de prostration psychique. Avant même que j’en aie eu conscience, je me suis senti recouvert d’un mince film, que je qualifierai de « blues » du coureur (en réalité, ma véritable sensation était plus proche d’un voile d’un blanc transparent). Après avoir achevé cet ultra-marathon, c’était comme si l’enthousiasme spontané qui sous-tendait l’acte même de courir m’avait déserté. Bien entendu, il fallait tenir compte de mon extrême fatigue, mais il ne s’agissait pas que de cela. Indéniablement, mon désir de courir n’était plus aussi évident. J’en ignore la raison. Il m’était arrivé quelque chose. Ensuite, aussi bien le nombre de parcours de jogging que les distances effectuées ont notablement diminué.
Après cette épreuve, j’ai pourtant continué à courir, comme à mon habitude, un marathon par an. Il est clair que l’on ne peut le faire avec des motivations superficielles. C’est pourquoi je me suis entraîné à peu près sérieusement, et j’ai réussi à terminer ces courses à peu près correctement. Mais je n’ai jamais dépassé le « à peu près ». Comme si, au plus profond de moi, s’était niché un je-ne-sais-quoi inconnu. Non pas que le désir de courir se soit tout simplement évanoui. Quelque chose s’était perdu, et, en même temps, un autre élément, nouveau, avait pris naissance dans le coureur que j’étais. Sans doute ce processus selon lequel une chose s’en allait, puis était remplacée par une autre, avait-il entraîné ce « blues » du coureur, jusqu’alors inconnu de moi.
Quelque chose de nouveau avait pris naissance en moi ? Il m’est difficile de trouver les mots exacts, mais je dirais qu’il s’agissait peut-être d’un sentiment proche du renoncement. Un peu comme si, en exagérant légèrement, après avoir réussi cette épreuve de cent kilomètres, j’avais posé le pied sur un « lieu autre ». Une fois mon épuisement envolé quelque part aux alentours des soixante-quinze kilomètres, ma conscience avait atteint une sorte de vide, teinté d’une touche philosophique ou religieuse. J’éprouvais comme un besoin plus fort d’introspection. Peut-être ne possédais-je plus la même attitude simple qu’auparavant, celle qui me faisait courir coûte que coûte, et ce nouveau besoin m’avait-il modifié Par rapport à l’acte de courir.
Bon, il est possible que j’en rajoute un peu. Peut-être après tout avais-je simplement trop couru. Accompli au fil des mois et des années des distances trop longues. En outre, j’atteignais la fin de la quarantaine, et peut-être me heurtais-je à des barrières infranchissables pour les capacités physiques d’un homme de mon âge. Peut-être m’habituais-je à l’idée que j’avais dépassé le pic de ma condition physique. Ou peut-être encore traversais-je sans le savoir un état psychologique dépressif provoqué par une sorte d’andropause auquel nul homme n’échappe. Ou bien enfin ces divers facteurs s’étaient-ils mêlés pour former en moi une espèce d’énigmatique cocktail négatif. Étant impliqué là-dedans, je peux difficilement analyser ce phénomène avec objectivité. Quoi qu’il en soit, je lui ai donné le nom de « blues » du coureur.
Il va sans dire que j’avais été très heureux d’être allé au bout de cet ultra-marathon. J’y avais gagné une certaine confiance en moi. Encore aujourd’hui, je suis content d’avoir couru cette épreuve. Néanmoins, il m’en est resté ce que l’on peut appeler des « séquelles ». Durant une longue période après la course, j’ai subi un vrai déclin en tant que coureur de fond (ce qui ne signifie pas que par le passé j’avais été tellement brillant, mais tout de même). À chaque marathon, mon temps augmentait. L’entraînement comme la course (à peu de différence près) n’étaient plus que des formalités à accomplir. Cela ne me touchait plus comme auparavant. La quantité d’adrénaline que je sécrétais le jour de l’épreuve, également, diminuait notablement. C’est sans doute pourquoi ma passion s’est détournée des marathons pour se porter sur les triathlons. J’ai joué au squash avec plus d’enthousiasme. Mon style de vie a changé petit à petit. Courir n’était plus aussi vital. J’ai fini par admettre cette évidence. En somme, une distance s’était creusée quelque part entre ma conscience et le fait de courir. Comme lorsque s’éloigne la folie des amours qui débutent.
À présent, je sens que je me suis enfin débarrassé du « blues » du coureur, cette espèce de brouillard qui m’a environné pendant si longtemps. Je n’en suis pas totalement sorti, non, mais je crois sentir que quelque chose de nouveau émerge. Le matin, quand je lace mes chaussures, je peux en percevoir les avant-signes, très ténus. L’atmosphère se modifie réellement, à la fois autour et à l’intérieur de moi. Je tiens à prendre soin de ces jeunes pousses. De la même façon que je refuse de ne pas entendre un son, de ne pas voir une scène ou de me tromper de direction, je me concentre sur ce qui est en train d’advenir à mon corps.
Pour la première fois depuis très longtemps, j’éprouve un sentiment de franchise et de docilité alors que j’accumule chaque jour les distances en vue du prochain marathon. J’ai ouvert un nouveau cahier, dévissé le bouchon d’une nouvelle bouteille d’encre, et j’écris quelque chose de nouveau. Pourquoi suis-je maintenant aussi rempli de ces sentiments généreux ? Je suis incapable de l’expliquer méthodiquement. Peut-être le fait d’être revenu à Cambridge et d’avoir retrouvé les rives de la Charles River a-t-il revivifié d’anciennes émotions ? Peut-être le retour sur cette scène nostalgique a-t-il revitalisé les souvenirs de ces jours heureux où je courais sans arrière-pensée ? Ou bien plus simplement est-ce le temps qui a passé ? Ou enfin, peut-être, l’espèce de régulation inévitable en marche à l’intérieur de moi est-elle allée au bout de son processus ?
Comme je l’ai déjà noté plus haut – et je suppose que c’est le cas de la majorité de ceux qui écrivent de manière professionnelle –, lorsque j’écris, je pense à toutes sortes de choses. Ce à quoi je pense ne se traduit pas nécessairement en phrases que je note. Simplement, je pense en rédigeant mes pages. Mes pensées s’ordonnent au cours de mon travail d’écriture. Relire ou corriger ce que j’ai fait me permet de les approfondir. Pourtant, j’ai beau accumuler une grande quantité d’écrits, je ne parviens pas à une conclusion. De même, j’ai beau corriger mon travail, je n’en perçois pas la finalité, encore aujourd’hui. Quand je dis ce genre de choses, en fait, je me contente de proposer certaines hypothèses. Ou de paraphraser le problème. Ou encore de détecter une analogie entre la structure du problème et autre chose.
À vrai dire, je suis encore perplexe. Pour quelles raisons ai-je dû subir ce « blues » du coureur ? Quels en sont les tenants et les aboutissants ? Et pour quelles raisons ce « blues » s’est-il aujourd’hui allégé ? Est-il presque sur le point de disparaître ? Je suis toujours incapable d’en donner une explication. Je dirai juste : « C’est la vie. » Il est possible que nous devions l’accepter telle quelle, sans en connaître toutes les raisons mystérieuses. Comme les impôts, le flux et le reflux des marées, la mort de John Lennon, les erreurs d’arbitrage lors de la Coupe du monde de football.
En tout état de cause, je ressens, de manière claire, que le temps a accompli un tour complet, qu’un cycle s’est achevé. L’acte de courir est redevenu une partie joyeuse et nécessaire de ma vie quotidienne. Depuis maintenant quatre mois, je m’entraîne sérieusement chaque jour. Non plus comme une répétition mécanique ou comme une cérémonie bien établie. Mon corps éprouve le désir naturel de s’élancer sur la route et de courir. Comme lorsqu’il est assoiffé et qu’il ressent le désir de boire le jus d’un fruit frais. J’imagine le marathon de New York le 6 novembre prochain, et je me demande ce que sera ma course et à quel point j’y prendrai plaisir. Le temps que je réaliserai n’est pas un problème. J’aurai beau y mettre toutes mes forces, je sais que je ne serai plus capable de courir comme autrefois. Je crois pouvoir accepter cette réalité. Même si ce n’est pas particulièrement agréable, c’est ce qui arrive lorsqu’on vieillit. De même que j’ai mon propre rôle à jouer, le temps joue le sien. Et le temps accomplit son travail beaucoup plus fidèlement et plus précisément que je ne pourrai jamais l’accomplir. Dès l’instant où le temps a commencé (au fait, quand donc était-ce ?), il a progressé vers l’avant sans le moindre repos. Et ceux qui ont échappé à une mort précoce ont reçu comme privilège la bénédiction de vieillir. Demeure en attente la déchéance physique dans toute sa gloire. On doit s’habituer à accepter cette réalité.
Courir contre le temps n’est pas l’important. Pour moi maintenant, voilà ce qui est devenu beaucoup plus significatif : quel plaisir je prendrai, avec quelle satisfaction j’arriverai au bout des quarante-deux kilomètres de course. Les choses auxquelles je goûte, celles qui ont de la valeur, ne s’expriment pas en chiffres. Je cherche à tâtons une fierté d’une espèce légèrement différente.
Je ne suis pas un jeune homme ingénu qui se bat pour des records, ni une machine inorganique. Je ne suis rien d’autre qu’un écrivain professionnel qui connaît ses limites et qui cherche à conserver ses capacités et sa vitalité aussi longtemps que possible.
Il reste un mois avant le marathon de New York.