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1er septembre 2005, Kauai, Hawaii
Premier marathon à Athènes, en plein cœur de l’été
HIER, AOÛT S’EST ACHEVÉ. Durant les trente et un jours de ce mois, j’ai couru au total trois cent cinquante kilomètres.
Juin : 260 kilomètres (60 kilomètres par semaine).
Juillet : 310 kilomètres (70 kilomètres par semaine).
Août : 350 kilomètres (80 kilomètres par semaine).
Mon objectif est de participer au marathon de New York, le 6 novembre. Je dois pour cela procéder à divers ajustements, mais dans l’ensemble les choses se déroulent bien. Il y a cinq mois, j’ai commencé à mettre au point un plan d’attaque en vue de cette course, en augmentant progressivement la distance que j’effectue, par paliers successifs.
Le temps a été magnifique au mois d’août sur l’île de Kauai. Pas un seul jour il n’a plu au point de m’empêcher de courir. Quand il y a eu de la pluie, c’était une averse très plaisante, qui rafraîchissait un peu mon corps surchauffé. Le temps sur la plage nord de Kauai est relativement agréable en été, mais il est rare d’avoir des journées aussi belles en continu. Grâce à ces conditions favorables, j’ai pu courir tout mon content. Je suis dans une bonne forme physique. Mon corps ne se plaint pas, même quand j’augmente peu à peu la distance. Ces trois derniers mois, j’ai pu courir sans douleur, sans blessure, et sans avoir de sentiment d’épuisement.
Je n’ai pas non plus souffert de la canicule. Je n’ai pris aucune mesure spéciale pour me prémunir des chaleurs estivales. Simplement j’ai essayé de ne pas trop avaler de boissons glacées et de consommer davantage de fruits et de légumes. En été, Hawaii est d’ailleurs à mon sens un lieu idéal en ce qui concerne la nourriture quotidienne, car on y trouve aisément toutes sortes de fruits frais, des mangues, des papayes, des avocats, littéralement au coin de la rue. Je ne les mange pas uniquement pour contrebalancer les effets de la chaleur mais parce que mon corps, naturellement, réclame ce type de nourriture. Lorsqu’on bouge ainsi beaucoup, on entend plus facilement sa voix.
Une autre façon de rester en forme est la sieste. Pour ma part, je la pratique volontiers. D’habitude j’ai sommeil tout de suite après le déjeuner, je m’allonge sur le canapé et je m’assoupis. Une demi-heure plus tard, je me réveille. Dès que j’ai ouvert les yeux, mon corps ne ressent aucun engourdissement, j’ai l’esprit clair. C’est ce qu’on appelle la « siesta » en Europe du Sud. Il se peut que j’aie pris cette habitude lorsque je vivais en Italie, mais je m’embrouille peut-être dans mes souvenirs. De toute façon, par tempérament, j’ai toujours aimé la sieste. En tout cas, dès que j’ai sommeil, je suis quelqu’un qui peut dormir profondément, n’importe où. Sans aucun doute, il s’agit là d’une aptitude appréciable pour se maintenir en bonne santé. Parfois, néanmoins, s’endormir dans certaines situations où il ne le faudrait pas peut poser des problèmes.
J’ai également perdu du poids peu à peu, et mon visage est devenu plus émacié. C’est une bonne chose de ressentir ainsi des changements dans son corps. Simplement, ils demandent plus de temps que dans ma jeunesse. Quand il me fallait un mois et demi pour que se produise une modification, il m’en faut à présent trois. La quantité d’exercices et mon efficacité sont visiblement en baisse. Qu’y puis-je ? Je ne peux qu’accepter les choses telles qu’elles sont et faire avec. Il s’agit bien là d’une loi de la vie, et d’ailleurs je ne crois pas que l’on devrait juger la valeur de la vie à l’aune de l’efficacité. Dans la salle de sports où je m’entraînais à Tokyo, un panneau proclamait : « Il est difficile d’acquérir des muscles, facile de les perdre. Il est facile de prendre de la graisse, difficile d’en perdre. » Une réalité fort désagréable, mais une réalité tout de même.
Août est donc parti en faisant de grands signes d’adieu (on aurait vraiment dit qu’il agitait les mains pour dire au revoir), nous sommes entrés dans le mois de septembre, et j’ai adopté un nouveau style d’entraînement. Jusque-là, durant ces trois derniers mois, j’avais avant tout voulu augmenter mes distances, sans réfléchir à d’autres problèmes, en accélérant régulièrement mon allure, jour après jour, et en courant autant que possible. Et c’est grâce à cela que, globalement, j’ai pu établir les bases de ma vigueur physique. J’ai acquis de l’endurance et développé ma musculature, je me suis donné de l’élan, aussi bien physiquement que psychologiquement, j’ai rehaussé la barre de mes aspirations. Ma tâche la plus importante a été d’ordonner à mon corps : « Il faut que cela te devienne tout à fait naturel de courir de cette façon ! » Lorsque j’emploie le terme « ordonner », bien entendu, il s' agit d’une expression métaphorique. Pourtant quelquefois on a beau lui donner autant d’instructions qu’on veut, le corps n’obéira tout simplement pas. Le corps est un système extrêmement fonctionnel. Pour qu’il prenne pleinement conscience du message envoyé, il faut qu’au fil du temps il soit parfois soumis à des souffrances. Résultat : il acceptera volontiers (enfin, peut-être pas) la quantité toujours croissante d’exercices qu’il devra accomplir. Ensuite, petit à petit, cette quantité augmentera. Attention, petit à petit, petit à petit. Il ne faut pas épuiser le corps.
Nous avons à présent abordé septembre. La course a lieu dans deux mois, j’entre dans une période où je dois mettre au point mon entraînement. Je module mes exercices : tantôt longs, tantôt courts, tantôt doux, tantôt difficiles, et je m’intéresse moins à leur « quantité » qu’à leur « qualité ». Mon plan est d’atteindre le pic de la fatigue environ un mois avant la compétition. La période est par conséquent cruciale. Je dois écouter avec beaucoup d’attention ce que me dit mon corps, si je veux progresser.
En août, j’ai pu rester au même endroit, l’île de Kauai, et m’y entraîner, mais, en septembre, je dois effectuer quelques voyages assez longs, retourner au Japon avant de repartir pour Boston. Une fois au Japon, je serai trop occupé pour me concentrer sur la course aussi intensément qu’il le faudrait : je dois donc compenser par un programme d’entraînement plus efficace mes futurs parcours plus légers.
J’aimerais mieux ne pas parler de ce qui va suivre (et si c’était possible, je voudrais cacher l’épisode au fond d’un placard), mais la dernière fois que j’ai couru un marathon, le résultat a vraiment été catastrophique. J’ai participé à de nombreuses courses ; aucune ne s’est aussi mal passée que celle qui s’est déroulée dans la préfecture de Chiba. Les trente premiers kilomètres, mon allure était à peu près correcte. Je songeais même que, cette fois, je devrais franchir la ligne d’arrivée avec un temps assez bon. Mon endurance me semblait encore intacte. J’étais certain de pouvoir parcourir la distance restante. Brusquement, mes jambes n’ont plus voulu m’écouter. J’ai senti que j’avais des crampes si douloureuses que bientôt j’ai été incapable de continuer. J’ai tenté de pratiquer quelques étirements, mais les muscles de mes cuisses, à l’arrière, ne cessaient de trembler. Finalement ils se sont bizarrement crispés et n’ont plus rien voulu entendre. Je ne parvenais même plus à rester debout ; malgré moi j’ai été obligé de m’accroupir sur le bord de la route. Il m’était déjà arrivé de souffrir de crampes légères au milieu d’une course. Il m’avait alors suffi de pratiquer des étirements durant cinq minutes environ, mes muscles étaient revenus à leur état normal, et j’avais pu courir à nouveau. Cette fois, ce n’était pas aussi simple. Le temps passait, les crampes restaient. À un moment, j’ai cru que j’allais mieux, j’ai repris ma foulée, mais les crampes se sont rappelées à moi immédiatement. Aussi, les cinq derniers kilomètres, m’a-t-il fallu marcher, d’un pas plutôt claudiquant. C’était la toute première fois qu’au cours d’un marathon je devais marcher au lieu de courir. Jusqu’alors, j’avais mis un point d’honneur à ne jamais le faire, quelles que soient les douleurs. Un marathon, ça se court, ça ne se marche pas. Voilà ce que je pensais, fondamentalement. Mais ce jour-là, même marcher était difficile. L’idée m’a traversé la tête, à plusieurs reprises, que je devrais peut-être laisser tomber et monter dans un des bus qui accompagnaient la course. « De toute façon, ton temps va être minable ! me suis-je dit. Alors, pourquoi ne pas arrêter ? » Sauf que je n’avais vraiment pas du tout envie d’abandonner. Je voulais arriver au bout – fut-ce en rampant.
Les uns après les autres, les coureurs me dépassaient. J’ai continué à avancer en boitillant, le visage contracté. Les chiffres sur ma montre digitale se succédaient sans pitié. Le vent venant de la mer me soufflait dessus, la sueur sous ma chemise se refroidissait, devenant bientôt glaciale. C’était une course d’hiver, il est vrai. Ah oui, il fait terriblement froid quand il faut marcher clopin-clopant sur une route, avec le vent qui vous arrive dessus, et que vous ne portez qu’un débardeur et un short. Je n’avais jamais imaginé à quel point je serais transi dès que j’aurais cessé de courir. Lorsqu’on court sans interruption, le corps se réchauffe considérablement, on ne sent pas le froid. Ce qui m’affectait davantage que le froid, cependant, c’était mon orgueil blessé et l’allure misérable qui était la mienne alors que je participais à ce marathon, en marchant et en tirant la jambe. À environ deux kilomètres de la ligne d’arrivée, mes crampes ont enfin cédé et j’ai pu me remettre à courir. J’ai adopté à un moment une allure lente de jogging, jusqu’à retrouver ma forme, puis à la fin je me suis élancé aussi vite que j’ai pu. Mon temps, évidemment, était déplorable.
Les raisons de mon échec étaient parfaitement claires. Je n’avais pas assez couru ; pas assez couru ; pas assez couru. Voilà tout. Je n’avais pas effectué la quantité d’exercices nécessaire, je n’avais pas fait baisser mon poids suffisamment. À mon insu, j’avais sans doute cultivé une certaine arrogance, persuadé que je pouvais courir quarante-deux kilomètres après m’être entraîné juste comme cela me plaisait. Le mur qui sépare la saine confiance en soi et l’orgueil malsain est très mince. Dans ma jeunesse peut-être étais-je apte à courir un marathon entier en m’étant simplement entraîné à ma guise. Sans me contraindre à un travail trop dur, je pouvais peut-être puiser dans les économies de forces que j’avais accumulées et parvenir malgré tout à un temps à peu près honorable.
Malheureusement, désormais, je ne suis plus jeune. Je suis à présent entré dans l’âge où l’on doit payer pour ce que l’on veut obtenir.
Plus jamais je ne voulais revivre cette expérience. Avoir aussi froid, me retrouver dans une situation aussi misérable ? Non, merci, sans façon. Je me suis alors promis qu’avant le prochain marathon je recommencerais à zéro, que je reprendrais les exercices de base et que je m’entraînerais aussi dur que possible. Ma préparation serait méthodique et il me faudrait redécouvrir exactement mes limites physiques. J’allais me serrer la vis. Faire le maximum et voir quel serait le résultat. Telles étaient mes pensées alors que je traînais mes jambes crispées, que le vent glacé me cinglait et que les coureurs me dépassaient, l’un après l’autre.
Je l’ai déjà expliqué au début de cet ouvrage : je n’ai pas le goût de la compétition. Je considère qu’il est plus ou moins inévitable de perdre. Personne n’a les moyens de vaincre chaque fois. Sur l’autoroute de la vie, vous ne pouvez pas toujours dépasser tout le monde. Néanmoins, je ne veux sûrement pas répéter encore et encore les mêmes erreurs. De cet échec, je préfère tirer une leçon que je mettrai en pratique la prochaine fois. Tant que je peux encore le faire.
C’est sans doute la raison pour laquelle, alors que je m’entraîne pour le « prochain marathon », celui de New York, je suis penché sur ma table et que j’écris de la sorte. Bribe par bribe, je me souviens des événements qui ont eu lieu quand j’étais un coureur débutant, il y a maintenant plus de vingt ans. Je fouille dans ma mémoire, je relis les notes prises à l’époque (il n’est pas dans mon tempérament de tenir longtemps un journal de manière régulière, mais je l’ai fait scrupuleusement Pour mon journal de coureur) et je les organise. C’est un moyen pour moi de réfléchir au chemin que j’ai parcouru, et aussi de remettre au jour les sentiments que j’éprouvais en ce temps-là. Je le fais pour me donner un coup de semonce et également pour m’encourager. Et puis ce travail a pour but de revitaliser ma motivation qui s’était endormie quelque part. En somme, j’écris ces pages pour mettre de l’ordre dans mes pensées. Ce qui en résultera – il y aura forcément un résultat – sera peut-être une sorte de « mémoire * » axé sur l’acte même de courir.
Cela ne signifie pas que ce qui m’occupe en ce moment est l’écriture d’une histoire personnelle. Je suis bien davantage préoccupé par la question pratique de savoir si je pourrai courir le marathon de New York, dans deux mois, avec un temps au moins passable. Ma tâche principale, maintenant, consiste à déterminer la manière dont je dois m’entraîner pour en être capable.
Le 25 août, le magazine américain Runner’s World a envoyé quelqu’un pour me photographier. Un jeune photographe, Greg, a pris l’avion depuis la Californie et a passé une journée à prendre des photos de moi. Un type enthousiaste, qui avait emporté toutes sortes d’appareils avec lui dans l’avion et qui les a trimballés jusqu’à Kauai. Le magazine m’avait déjà interviewé auparavant, et les photos étaient destinées à illustrer l’entretien. Il semble qu’il n’y ait pas tellement de romanciers qui courent des marathons (il en existe, évidemment, mais ils sont peu nombreux), et le magazine était intéressé par ma vie d’« écrivain-coureur ». Runner’s World est très populaire chez les coureurs américains. J’imagine donc qu’un grand nombre de participants me salueront quand je serai là-bas, à New York. La pression s’en trouve accrue quand je songe que j’aimerais vraiment ne pas me montrer trop minable ce jour-là.
Revenons à 1983. Une époque pleine de nostalgie, un temps où Duran Duran et Hall et Oates enchaînaient les succès.
En juillet de cette année-là, j’étais allé en Grèce et j’avais couru, seul, depuis Athènes jusqu’à la ville de Marathon. C’était le sens inverse de la course originelle, lorsque le messager s’était élancé depuis Marathon pour porter à Athènes les nouvelles de la bataille. J’avais décidé de courir en sens contraire, imaginant que je partirais d’Athènes, le matin, très tôt, avant les heures de pointe (et avant que l’air ne soit trop pollué), que je sortirais de la ville et me dirigerais droit vers Marathon, ce qui me permettrait d’éviter la circulation trop dense. Comme il ne s’agissait pas d’une course officielle, je ne pouvais pas espérer qu’on arrête le trafic juste pour moi.
Pourquoi ai-je fait tout ce voyage jusqu’en Grèce et couru les quarante-deux kilomètres seul ? Une revue pour hommes m’avait proposé de me rendre en Grèce et d’écrire un journal de voyage. Il s’agissait d’un circuit organisé, sponsorisé par le ministère du Tourisme de Grèce. D’autres magazines patronnaient ce voyage, qui comportait les traditionnelles visites touristiques de ruines célèbres, une croisière sur la mer Égée, etc. Une fois le circuit terminé, j’avais droit à un billet « open », je pouvais rester aussi longtemps que je voulais et faire ce qui me plaisait. Ce genre de voyage organisé ne m’intéressait pas, mais l’idée de poursuivre ensuite à ma guise nie séduisait. La Grèce est la mère patrie du marathon, J'avais envie de voir le trajet de mes propres yeux. Je me croyais capable de courir au moins une partie de cette course. Pour un coureur débutant tel que je l’étais, pas de doute, l’expérience était intéressante.
« Attends un peu, ai-je pensé. Pourquoi seulement une Partie ? Pourquoi ne pas courir toute la distance ? »
Lorsque j’ai soumis cette suggestion aux responsables du magazine, ils en ont été enchantés. Voilà comment j’ai fini par courir mon premier (pour ainsi dire) véritable marathon tranquillement, entièrement seul. Pas de foule, pas de ruban à la ligne d’arrivée, pas d’applaudissements des gens massés sur le bord de la route. Rien de tout cela. Mais c’était parfait, puisqu’il s’agissait du marathon originel. Que demander de plus ?
En réalité, si l’on court directement d’Athènes à Marathon, on ne totalise pas la distance officielle du marathon, fixée à 42,195 kilomètres. Il manque environ deux kilomètres. Je m’en suis aperçu bien des années plus tard lorsque j’ai participé à une vraie course qui reprenait le parcours originel, avec comme point de départ Marathon et Athènes comme arrivée. Et tous ceux qui ont regardé à la télévision la retransmission du marathon lors des jeux Olympiques d’Athènes ont pu constater qu’une fois que les coureurs avaient quitté Marathon ils empruntaient à un moment donné une voie latérale, sur la gauche, qu’ils contournaient de modestes ruines pour revenir ensuite sur la route principale. Ce détour était destiné à atteindre la distance voulue. Mais moi, à l’époque, je ne le savais pas, et je croyais qu’en courant d’Athènes à Marathon, j’aurais couvert la fameuse distance de 42,195 kilomètres. En réalité, cela ne faisait qu’environ quarante kilomètres. Mais comme, à Athènes même, j’ai effectué différents crochets et que l’odomètre du camion qui m’accompagnait avait indiqué plus ou moins quarante-deux kilomètres, je suppose que j’ai finalement réalisé un parcours proche du vrai marathon. Enfin, aujourd’hui, cela a peu d’importance.
C’était le plein été à Athènes lorsque je me suis élancé. Et tous ceux qui sont allés là-bas savent à quel point la chaleur peut y être alors insupportable. Les Athéniens, sauf nécessité absolue, évitent de sortir l’après-midi. Ils ne font rien et se contentent de rester au frais à l’ombre, pour conserver leurs forces. C’est seulement lorsque le soleil décline qu’ils retournent dans les rues. Les seules personnes que vous voyez déambuler à l’extérieur un après-midi d’été en Grèce sont des touristes. Même les chiens restent allongés à l’ombre, totalement immobile Il vous faut les observer longuement avant de vous convaincre qu’ils sont encore vivants. Tellement il fait chaud. Courir quarante-deux kilomètres dans une chaleur pareille ressemble fort à un coup de folie.
Quand j’ai parlé de mon projet de courir seul d’Athènes à Marathon à des Grecs, tous m’ont dit la même chose : « C’est complètement fou. Personne de raisonnable n’imaginerait une chose pareille. » Avant d’arriver en Grèce, je n’avais pas la moindre idée de la chaleur qu’il faisait en été et je me montrais très optimiste sur cette question. Tout ce que je devais faire, c’était courir quarante-deux kilomètres, rien de plus, songeais-je, et mon seul souci était la distance. Jamais la question de la température ne m’avait effleuré. Une fois à Athènes, pourtant, il faisait si effroyablement chaud que j’ai commencé à me sentir très nerveux. « Ils ont raison, me suis-je dit. Tu dois être malade de vouloir faire ça. » Mais j’avais promis de courir le marathon originel et d’écrire un article à ce propos, et j’avais fait ce long voyage jusqu’en Grèce pour accomplir ce projet. Il m’était impossible de reculer. Je me suis creusé la cervelle pour trouver une idée. Comment ne pas être épuisé par cette chaleur démentielle ? Finalement, j’ai imaginé de partir d’Athènes très tôt le matin, quand il ferait encore nuit, et d’atteindre Marathon avant que le soleil ne soit trop haut. Plus 1 heure tournerait, plus la chaleur augmenterait. Cela finirait comme dans Cours, Mélos, une compétition contre le soleil.
Le photographe du magazine, Masao Kageyama, se trouvait dans le camion qui m’escortait. Il a pris des photos tout au long du chemin. Ce n’était pas un véritable parcours, il n’y avait pas de points d’eau, aussi, de temps en temps, je m’arrêtais et on me donnait de l’eau conservée dans le camion. L’été en Grèce est véritablement terrible, je ne devais pas me déshydrater.
« Monsieur Murakami, m’a dit M. Kageyama, étonné, lorsqu’il m’a vu prêt à partir, vous n’allez tout de même pas courir la distance entière ?
Si, bien sûr. C’est pour cela que je suis venu.
Vraiment ? Mais quand nous organisons ce genre de choses, la plupart des gens ne courent pas le trajet complet. Nous prenons quelques photos, et la majorité d’entre eux ne terminent pas la course. Vous allez vraiment courir jusqu’au bout ? »
Le monde, parfois, me rend perplexe. Je n’arrive pas à croire que des gens soient capables d’agir ainsi.
Quoi qu’il en soit, j’ai démarré à cinq heures et demie du matin, depuis le stade qui serait utilisé aux jeux Olympiques d’Athènes en 2004, et je me suis élancé en direction de Marathon. Il n’existe qu’une seule route principale. Une fois que l’on a couru en Grèce, on se rend compte que les routes ont des revêtements différents de ceux du Japon. À la place de graviers, on utilise là-bas un mélange de poussière de marbre, ce qui rend la surface éblouissante et très glissante. Il faut être très prudent en voiture lorsqu’il pleut. Mais même lorsqu’il ne pleut pas, les semelles des chaussures sifflent et transmettent aux pieds le satiné et la douceur de ces routes lisses.
Ce qui suit est une version raccourcie de l’article que j’avais écrit pour le magazine qui sponsorisait ma course Athènes-Marathon.
Le soleil va bientôt se lever. Il est très difficile de courir sur la chaussée à l’intérieur de la ville d’Athènes. Il y a environ cinq kilomètres du stade à l’entrée de l’autoroute qui mène à Marathon, et, jusque-là, des feux, trop nombreux, ralentissent mon allure. Également beaucoup d’endroits où des travaux ou des voitures garées en double file bloquent la route ; je dois les contourner et courir au milieu de la chaussée. Mais avec des véhicules qui foncent à une vitesse folle, profitant de l’heure matinale, je ressens les dangers qu’il y a à courir ici.
Le soleil apparaît juste alors que j’entame ma course sur l’avenue Marathon, et, d’un seul coup, tous les lampadaires s’éteignent. L’heure où le soleil estival va imposer sa loi sur la surface de la terre se rapproche lentement. Quelques piétons apparaissent aux arrêts des bus. Comme les Grecs ont l’habitude de faire la sieste après midi, ils ont tendance à travailler tôt le matin. Tout le monde me regarde avec curiosité. Sans doute ces gens n’ont-ils jamais eu l’occasion de voir un Asiatique courir à l’aube dans les rues d’Athènes ? D’ailleurs, ce n’est pas le genre de ville où l’on rencontre beaucoup de joggeurs.
Jusqu’au douzième kilomètre, je suis une route qui monte en pente douce. Pas un souffle de vent. Au bout de six kilomètres environ, j’enlève ma chemise et reste torse nu. Je cours toujours ainsi et cela me plaît de me débarrasser de cette chemise (même si, plus tard, j’aurai à souffrir d’un terrible coup de soleil). Quand je parviens au sommet, j’ai le sentiment d’avoir enfin quitté la ville. Je me sens soulagé, mais en même temps je constate que les trottoirs ont disparu, simplement remplacés par une bande blanche peinte le long de la chaussée, délimitant un couloir étroit. La circulation s’est faite plus intense et le nombre de voitures a augmenté. De très gros bus et des camions me dépassent en me frôlant, ils roulent bien à quatre-vingts kilomètres à l’heure. Même si l’on peut éprouver un certain charme à courir sur « l’avenue Marathon », en réalité, il s’agit simplement d’une grande route extrêmement passante.
C’est alors que j’ai vu mon premier chien mort. Un grand chien brun. Il ne semblait pas blessé. Simplement il était étendu sur le flanc, au milieu de la route. Peut-être était-ce un chien errant qui avait été heurté la nuit par une voiture roulant à toute allure. Le corps paraissait encore chaud, et l’on n’aurait pas cru l’animal mort. Il donnait l’impression de dormir. Les chauffeurs des camions qui passaient à côté de son cadavre ne lui jetaient pas le moindre regard.
Un peu plus loin, je suis tombé sur un chat qui s’était fait écraser par une voiture. On aurait plutôt dit une pizza carbonisée, complètement aplatie et déjà toute desséchée. Le chat avait dû être écrasé depuis assez longtemps.
Voilà le genre de route que c’était.
Je me suis alors sérieusement interrogé : pourquoi, après avoir pris l’avion de Tokyo jusqu’à ce beau pays, me fallait-il courir tout au long de cette route passante, on ne peut plus périlleuse ? N’aurais-je pas pu faire d’autres choses ? Finalement, au total, j’ai compté que trois chiens et onze chats avaient perdu la vie ce jour-là sur l’avenue Marathon. Ce décompte m’a profondément démoralisé.
Je continue à courir. Le soleil se révèle dans toute sa plénitude en face de moi, il monte dans le ciel à une vitesse incroyable. Je suis terriblement assoiffé. Je n’ai pas le temps de transpirer. L’air est si sec que la sueur s’évapore à l’instant, ne laissant qu’une mince pellicule blanche et salée. On parle parfois de « perles de sueur », mais, à ces instants, la transpiration n’avait pas le temps de former des perles, elle disparaissait instantanément. Mon corps entier est tout piquant de sel. Quand je me lèche les lèvres, elles ont un goût de sauce à l’anchois, j’ai envie de boire une bière glacée, tellement glacée qu’elle me brûlerait. Impossible par ici. Aussi je m’arrange avec les journalistes installés dans la voiture qui me suit pour qu’ils me donnent à boire tous les cinq kilomètres environ. C’est la première fois que j’avale une telle quantité d’eau en courant.
Pourtant ma forme n’est pas mauvaise. J’ai encore beaucoup d’énergie. Je suis seulement à soixante-dix pour cent de mes forces et je me débrouille pour avancer à un bon rythme. La route est en pente tantôt ascendante, tantôt descendante. Comme je suis parti de l’intérieur des terres et que je me dirige vers la mer, en général la route est plutôt en pente descendante. Je laisse derrière moi la ville, puis sa banlieue, et peu à peu je pénètre dans une zone plus rurale. Alors que je traverse le petit village de Nea Makri, des personnes âgées installées dans un café en plein air, occupées à boire lentement leur café du matin dans des tasses minuscules, me regardent en silence lorsque je passe à côté d’elles en courant. Comme si elles assistaient à une scène historique pas très brillante.
Aux environs du vingt-septième kilomètre, il y a une pente, et une fois que je l’ai dépassée, j’entr’aperçois les collines de Marathon. Je calcule que j’ai accompli les deux tiers de mon parcours. En faisant des calculs sur mon temps intermédiaire, j’ai le sentiment que si je Poursuis à ce rythme, je pourrai terminer le marathon en trois heures et demie à peu près. Mais les choses ne se déroulent pas aussi bien. Aux alentours du trentième kilomètre, un vent venant de la mer se lève, et plus je me rapproche de Marathon, plus il souffle fort. Un vent d’une violence telle qu’il me pique et me brûle la peau. Comme s’il voulait me repousser en arrière, m’enlever mes forces. Je sens une faible odeur marine. Puis je commence à grimper une pente douce. Il n’y a qu’une route qui mène à Marathon, et l’on dirait qu’elle a été tirée au cordeau sur une très grande longueur, tant elle est parfaitement rectiligne. C’est à partir de ce moment qu’une immense fatigue m’accable. J’ai beau boire une grande quantité d’eau, tout de suite après, j’ai terriblement soif. Ah ! comme j’aimerais une bière bien fraîche !
Non, ne pense pas à de la bière. Et ne pense pas non plus au soleil. Oublie le vent. Oublie l’article à rédiger. Concentre-toi simplement sur tes pieds. Fais-les avancer, l’un après l’autre. Là, maintenant, rien d’autre n’a d’importance.
J’ai dépassé les trente-cinq kilomètres. À partir de là, c’est pour moi la terra incognita. Jusqu’à présent, jamais encore je n’ai couru au-delà des trente-cinq kilomètres. À ma gauche, une ligne de montagnes dénudées, pierreuses. Elles semblent tout à fait stériles, dépourvues du moindre chemin. Qui donc, quelle sorte de dieu a bien pu créer ce genre de choses ? À ma droite, des champs d’oliviers à perte de vue. Tout semble recouvert d’une fine poussière blanche. Et ce vent âpre venant de la mer qui m’attaque la peau sans cesse. Mais c’est quoi, à la fin, un vent pareil ? Pourquoi faut-il qu’il soit si violent ?
Aux environs des trente-sept kilomètres, je me mets à tout haïr. Ça suffit, j’en ai assez. Je ne veux plus courir davantage. Mon énergie est au plus bas. C’est comme si je conduisais une voiture à sec. J’ai envie de boire, mais si je m’arrête maintenant, je crois que je ne pourrai plus repartir. J’ai soif. Soif. Mais j’ai l’impression de n’avoir même plus l’énergie d’avaler encore un peu d’eau. Alors que ces pensées me traversent l’esprit, la colère commence à monter en moi. Colère contre le mouton qui broute avec bonheur son herbe dans un pré désert juste à côté de la route, colère contre le photographe qui prend ses clichés de l’intérieur de la voiture. Le bruit du déclic de l’appareil me tape sur les nerfs. A-t-on besoin de tant de photos de moutons ? Mais déclencher l’obturateur, c’est le travail du photographe, comme mâcher de l’herbe est celui du mouton, et je n’ai pas le droit de me plaindre. Pourtant, tout cela m’exaspère au plus haut point. Ma peau commence à se hérisser de petites cloques blanches. Des cloques brûlées de soleil. Cela n’a plus aucun sens. Mais c’est quoi cette chaleur, à la fin ?
J’ai dépassé les quarante kilomètres.
« Plus que deux kilomètres ! Allez, tenez bon ! » me crie le rédacteur, d’une voix encourageante, de la voiture.
« Facile à dire ! » ai-je envie de lui retourner. Mais je ne le fais pas, je me contente de le penser. Ce soleil dénudé est atrocement chaud. Il n’est que neuf heures du matin, et la chaleur est abominable. La sueur me coule dans les yeux. Le sel me brûle les yeux, et, durant quelques instants, je ne vois plus rien. Je m’essuie avec la main, mais ma main et mon visage sont tout aussi salés, et les yeux me piquent encore plus.
Au-delà des hautes herbes d’été, j’aperçois l’arrivée, le monument dédié au marathon historique, à l’entrée de la petite ville de Marathon. Il m’apparaît si brusquement qu’au début je ne suis pas sûr qu’il s’agit bien de l’arrivée. Bien entendu, je suis heureux de voir poindre le but, mais la brusquerie de son apparition, bizarrement, 111 irrite encore plus. Ce sont maintenant les derniers mètres de la course et je veux absolument courir le plus vite possible, en donnant mes dernières forces. Hélas ! mes jambes sont autonomes et ne m’obéissent pas. J’ai complètement oublié comment mettre mon corps en mouvement. Tous mes muscles me font l’impression d’avoir été rasés par un rabot rouillé.
Ça y est.
Ça y est, j’ai atteint le but. Je n’ai curieusement pas le sentiment d’avoir accompli ce que je voulais. La seule chose que je ressens est le soulagement intense de ne plus avoir à courir. Je me sers d’un robinet, à la station-service, pour rafraîchir mon corps en ébullition et pour enlever tout le sel qui colle à ma peau. Je suis couvert de sel, je suis un vrai champ de sel humain. Quand le vieil homme de la station-service est mis au courant de ce que j’ai fait, il coupe quelques fleurs plantées dans un pot et me les offre comme un bouquet. « Vous avez fait du bon travail, me félicite-t-il. Bravo ! » Je me sens très reconnaissant de ces gestes de gentillesse de la part de ces étrangers. Marathon est un petit village amical, tranquille, pacifique. Je n’arrive pas à imaginer comment c’était ici, il y a plusieurs milliers d’années, quand les Grecs ont vaincu l’armée des Perses qui avait envahi leur pays, au cours d’une bataille effroyable qui s’est déroulée sur la plage. Je m’assois dans un café du village et avale goulûment une bière froide, une Amstel. Elle est agréable, mais pas aussi délicieuse que la bière de mon imagination, quand je courais. Rien dans le monde réel n’est aussi beau que les illusions d’un homme sur le point de perdre conscience.
Il m’a fallu trois heures et cinquante et une minutes pour courir d’Athènes à Marathon. Ce n’est pas franchement un bon temps, mais, en tout cas, j’ai été capable de faire toute la course seul, avec pour unique compagnie une circulation folle, une chaleur inimaginable et cette soif atroce. Je suppose que je devrais être fier de ce que j’ai accompli, mais là, tout de suite, je ne m’en soucie pas. Ce qui me rend heureux dans l’instant est de savoir que je n’ai plus à courir.
Ouf ! Je n’ai plus à courir.
C’était la toute première fois que je courais (presque) quarante-deux kilomètres. Et, fort heureusement, c’était la dernière où j’ai dû courir pareille distance dans des conditions aussi éprouvantes. En décembre de la même année, au marathon de Honolulu, j’ai réussi un temps plutôt correct. Il faisait chaud à Hawaii, mais ce n’était rien en comparaison de l’été à Athènes. Honolulu a donc été mon premier marathon officiel. Depuis, j’en ai couru un chaque année.
En relisant l’article que j’avais rédigé à l’époque de cette course en Grèce, je me suis aperçu qu’après vingt et quelques années, et autant de marathons plus tard, les sentiments que j’éprouve lorsque je couvre cette distance de quarante-deux kilomètres sont les mêmes qu’alors. Même maintenant, chaque fois que je m’élance pour un marathon, le même processus psychologique se reproduit. Jusqu’à trente kilomètres, je suis certain de pouvoir courir avec un bon temps, mais une fois que j’arrive à trente-cinq kilomètres, mon corps est vidé de carburant, je commence à m’épuiser, et tout m’exaspère. À la fin, c’est comme si j’étais une voiture ayant roulé sans assez d’essence. Quand tout est terminé et qu’un certain temps s’est écoulé, j’oublie mes souffrances, tout ce que j’ai enduré, et je suis déjà occupé à prévoir comment faire mieux la prochaine fois. L’expérience ne change rien à l’affaire, pas plus que l’âge, j’assiste seulement à une répétition de ce qui s’est déjà passé. Je crois que certains processus n’admettent pas les variations. Si vous devez être une part de ce processus, tout ce que vous pouvez faire c’est de vous transformer, ou peut-être même de vous distordre, au moyen d’exercices répétitifs opiniâtres, et faire que ce processus devienne une part de votre personnalité.
Ouf.