Sans cesse l'on ne voit et l'on n'entend chez nous
Qu'eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières
Des fontaines partout dorment sous les bruyères,
C'est le Scorff tout barré de moulins, de filets,
C'est le Blavet, tout noir au milieu des forêts;
L'Ellé plein de saumons ou son frère l'Isole
De Scall à Quimperlé coulant de saule en saule...
La ville de Quimperlé s'étale gracieusement sur des collines rocheuses élevant au-dessus des deux petites rivières, l'Isle et l'Ellé, la masse de ses maisons claires et de ses terrasses ombragées et fleuries, dominées par la silhouette un peu lourde de son église, la basilique de Sainte-Croix. Les rues étroites et montueuses sont pittoresques avec leurs anciens logis à poutrelles et leurs vieux hôtels de granit gris aux sculptures rongées de mousses. Elle offre un contraste frappant avec l'industrieuse cité de Lorient, qui n'est cependant éloignée que de cinq lieues, et au-dessus de laquelle les aviateurs de l'Aéro-tourist-club planèrent un peu après, afin de se rendre compte de sa disposition générale.
Lorient, ville de quarante-quatre mille habitants, est un port militaire et de commerce situé sur le Scorff près de son confluent avec le Blavet. Sa fondation ne remonte qu'à deux cents ans, époque où des chantiers de construction y furent créés par la puissante Compagnie des Indes qui donna le nom de l'Orient à ce nouveau centre. La Compagnie fut ruinée à la suite de la prise du Bengale par les Anglais qui avaient essayé, mais heureusement en vain, de s'emparer des chantiers en 1746, et ses établissements furent acquis par l'État et la ville se développa autour d'eux. Lorient, qui fait de grands armements pour la pêche, ainsi qu'un grand commerce de poissons frais et de conserves de sardines, vit surtout de son arsenal.
Les aéroplanes traversèrent, à petite allure, la ville dans toute sa largeur, du square Bodelio aux casernes et à la jetée du port de commerce, en passant au-dessus de l'hôpital, du tribunal, du musée Saint-Louis, de la place d'Armes et de la préfecture maritime, puis ils traversèrent le Scorff, laissèrent Port-Louis à tribord et pointèrent droit sur Plouharnel et Carnac, à l'entrée de la baie de Quiberon.
L'île de Groix se distinguait à l'horizon du sud, comme le dos de quelque formidable cétacé endormi à la surface des flots, cependant elle ne mesure pas moins de 8 kilomètres de long sur 2 ou 3 de large, et renferme une population très dense, presque cinq fois supérieure, à égalité de surface, à celle de la France, car elle n'est pas moindre de cinq mille habitants pour 20 kilomètres carrés.
Cette île, qui s'appelait primitivement Enez-el-Groach, «l'île des Sorcières», ce qui a permis de croire qu'elle a été habitée à cette époque par des druidesses, de même que l'île de Sein, la Sena de Pomponius Méla, qui renfermait un célèbre oracle interprété par neuf prêtresses vouées à une virginité perpétuelle. L'île de Groix a dû être couverte autrefois de monuments mégalithiques, à en juger par ceux qui se sont conservés jusqu'à nos jours. Bordée d'une haute falaise, elle présente des curiosités naturelles remarquables; ce sont des grottes profondes que la mer a creusées dans les roches schisteuses. Les plus intéressantes à visiter sont: Le Trou d'Enfer, le Trou du Tonnerre, la Grotte aux Moutons, etc. L'île possède deux sémaphores et deux phares.
Les habitants, que l'on appelle les Grésillons, sont presque tous pêcheurs. Les femmes font, presque absolument à elles seules, les travaux des champs; le sol se laboure par des moyens primitifs; en 1895, une fourche sur laquelle les femmes semblaient sauter pour enfoncer le fer, remplaçait les charrues. La terre est divisée en sillons.
Les pêcheurs grésillons pratiquent, en hiver, la pêche au chalut, particulièrement pénible; le chalut est un immense filet avec lequel ils drainent le fond de la mer; une embarcation de Groix, pour la pêche au grand chalut, revient de quinze à vingt mille francs; l'équipage se compose de six à sept hommes, pouvant gagner de quatre à cinq cents francs par campagne.
C'est dans le Coureau de Groix qu'a lieu la pêche de la sardine et que se fait la Bénédiction du Coureau, pour obtenir du ciel qu'elle soit abondante.
Cette cérémonie est célébrée le jour de la Saint-Jean, au milieu du chenal, par les clergés de Ploemeur, de Riantec, de Port-Louis et de Groix, escortés d'une flottille de pêcheurs.
Les moeurs et les habitudes des Grésillons ne sont pas plus singulières que celles des habitants des îles de Houat et de Hoédic (Le Canard et le Caneton), situées à 12 kilomètres au sud-est de Quiberon. «Ces îles, dit l'écrivain Ardouin-Dumazet, sont des débris du littoral qui réunissait la péninsule de Quiberon à la pointe du Croisic. Avec cette péninsule et l'île de Hoédic, Houat appartient à l'une des zones granitiques qui alternent avec les schistes en bandes parallèles, sur la côte sud de la Bretagne, tandis que Belle-Ile et la presqu'île de Rhuis appartiennent à la zone schisteuse, Houat et Hoédic forment deux communes ayant ensemble une population d'environ 700 habitants, presque tous parents les uns des autres. Les terres cultivables, évaluées en «sillons», bandes de terre de 65 mètres de long sur 65 mètres de large, sont tellement morcelées, que les champs, à Houat, sont divisés en 4.000 parcelles; et même certains sillons sont indivis entre plusieurs membres de la même famille, chacun est propriétaire pendant une année.
L'esprit communautaire qui préside à Houat a trouvé un remède à ce morcellement qui rendait toute culture impossible, les sillons voisins sont labourés, cultivés ensemble; les récoltes sont réparties entre les associés. Le recteur est toujours l'arbitre des discussions.
Le travail des champs incombe entièrement aux femmes, celles-ci vivent à l'écart; lorsque les hommes, tous marins renommés, reviennent à l'île, ils mangent à une cantine le dîner préparé par la ménagère. La pêche à la crevette et à la langouste est la ressource des pêcheurs des îles, ceux d'Houat surtout y sont fort habiles. Houat et sa voisine Hoëdic étaient deux petites républiques qui avaient confié au recteur tous les droits administratifs, il remplissait non seulement sa mission de curé de paroisse, mais encore les fonctions de maire, juge de paix, syndic des gens de mer, percepteur, fournisseur, dirigeait la poste, le télégraphe, tenait la pharmacie, etc. Cette autorité du recteur est restée longtemps une des curiosités de la Bretagne: de véritables chartes réglaient par le menu les droits et les devoirs de chacun; détail amusant, à Houat, la charte locale interdisait aux jeunes filles d'aller sur la grande terre avant l'âge de trente ans, de peur qu'elles ne se gâtassent.
Depuis une douzaine d'années toutefois, cet état de choses s'est transformé, les îles sont maintenant des communes administrées par un maire et un conseil municipal; elles dépendent du canton de Quiberon, et l'ancienne organisation tend à disparaître. A Houat, plus isolée que Hoëdic, la tradition et les qualités natives de la race sont demeurées plus intactes.»
A dix heures moins quelques minutes, la flotte des biplans Landoux s'abattit sur la plaine de Carnac où les monoplans, plus rapides, l'attendaient. Laissant les appareils aux soins des mécaniciens, les clubmen se dirigèrent vers les alignements dont Médouville, le cicérone de l'expédition, s'empressa de donner l'explication.
—Les mégalithes du Morbihan, dit-il, sont, les plus beaux que l'on connaisse. L'État s'en est rendu acquéreur et a fait faire des travaux importants de restauration et d'appropriation qui en assurent la conservation. Les monuments mégalithiques (du grec mega, grand, et lithos, pierre) de Carnac et de Locmariaquer se composent de neuf types caractérisés.
1° Le menhir (qui signifie pierre longue en breton) est une pierre brute disposée verticalement.
2° Les alignements, groupes de menhirs placés en lignes.
3° Le lech, menhir taillé portant des inscriptions.
4° Le cromlech, groupe de menhirs rangés en cercle.
5° Le dolmen (table de pierre), monument en forme d'habitation, composé de plusieurs menhirs debout formant une ou plusieurs chambres recouvertes de pierres plates ou tables.
6° L'allée couverte, composée de deux lignes parallèles de menhirs recouverts de tables.
7° Le cist-ven (tombe de pierre), composé de pierres plates formant une petite chambre fermée.
8° Le galgal, agglomération de petites pierres formant une butte artificielle.
9° Le tumulus, simple butte de terre.
Tous les galgals ou les tumulus de cette région du Morbihan recouvrent des dolmens, des allées couvertes, ou des cist-vens. Les dolmens et allées couvertes ont tous été primitivement, dans cette région, recouverts de tumulus ou de galgals; le temps ou les besoins de la culture les ont découverts. Les menhirs, les alignements et les cromlechs ont toujours été à découvert.
Les dolmens avec les menhirs sont les monuments communs du Morbihan, tous ont à peu près le même aspect, sans être jamais semblables; généralement le dolmen a son ouverture placée entre le lever et le coucher du soleil au solstice d'été; très souvent les galets qui couvrent le sol portent des signes lapidaires encore inexpliqués; des savants, comme le Dr Letourneur, M. de Mortillet, Ch. Keller, les comparent à certaines lettres des plus anciens alphabets, à certains caractères gravés sur des rochers en Norvège, à certains dessins des vases de Mycènes. Les blocs, formant ces monuments mégalithiques, en granit du pays, sont, sans doute, des blocs restés à la surface du sol après les dégradations des époques diluviennes. Bien des fouilles furent faites dans cette région; en 1727 on les commença; la Société Polymathique du Morbihan les poursuit encore maintenant.
Dans les dolmens on découvre des haches, ou «celtoe» en pierre, des colliers, des débris d'ossements humains; sous les tumulus, dans des cryptes, des ossements humains prouvant qu'ils étaient des tombeaux; près des menhirs, quelques vases, quelques instruments de pierre. Il est probable que certains menhirs indiquaient les tombes, certains autres seraient des monuments commémoratifs; les cromlechs sembleraient être les restes des monuments religieux où se célébraient les cérémonies, les alignements auraient été des sortes de voies sacrées. Cette région était sans aucun doute le centre d'un pays éminemment religieux, où l'on devait venir de loin, pour honorer les chefs puissants, militaires ou religieux, ce qui explique la quantité et la variété des monuments ainsi que la richesse de leur mobilier funéraire. Leur âge donne lieu à de nombreuses discussions.
Le merveilleux, cher aux Bretons, intervient dans cette question toujours mystérieuse. Une légende locale donne une explication naïve: saint Cornély, poursuivi par une armée de païens, courut se sauvant devant eux, jusqu'au bord de la mer. Là, ne trouvant point de bateau, et sur le point d'être pris, il usa de son pouvoir de saint et métamorphosa en pierres les soldats qui croyaient le saisir. C'est pour cela que les pierres des alignements s'appellent encore dans le pays soudar del sant Cornély (soldats de saint Cornély). Ce saint est d'ailleurs resté le patron de Carnac et les paysans l'invoquent contre les épizooties.
Après avoir longuement admiré les alignements de pierre, et comme l'heure s'avançait, les touristes se rembarquèrent à bord de leurs aéros, et remontèrent vers le nord, laissant à droite la baie du Morbihan et l'île d'Arz, sur laquelle le verbeux secrétaire général fit connaître quelques particularités curieuses.
—Cette île est assez prospère, expliqua-t-il, car pas un coin de terre n'est perdu; le bourg est pittoresque avec ses maisons déjà vieilles.—Arz est habitée par des familles de marins. Sur une population de 1.140 habitants, on ne compte que onze ménages de cultivateurs, lesquels font la culture pour les autres. L'île est divisée en deux champs dont l'assolement est régulier; toutes les terres d'un côté de l'île sont cultivées en blé pendant une année, toute l'autre l'est en légumes; chacun ramasse dans l'immense champ commun la récolte poussée sur sa part de sillons. Malgré cette association intelligente, l'étendue du domaine est trop faible pour suffire aux besoins de sa population; à peine récolte-t-on des vivres pour six mois et, sans l'argent apporté par les marins, l'île se dépeuplerait, faute de vivres... Les femmes ont un joli costume. L'usage permet aux jeunes filles de demander les hommes en mariage.
—Il faudra venir dans l'île d'Arz, n'est-ce pas, mademoiselle? dit ce sans-gêne de Médrival en s'adressant à la soeur de Jean Outremécourt.
La jeune fille rougit mais ne répondit pas.
La flottille passa au-dessus d'Auray, ville de six mille âmes, située sur une colline dominant le Lochon, ou rivière d'Auray, qui divise la ville en deux parties: le quartier Saint-Gildas et le quartier Saint-Goustan, reliés l'un à l'autre par un vieux pont de pierre, en aval duquel la rivière forme le port. Les aviateurs aperçurent de loin la basilique de Sainte Anne, célèbre par le pèlerinage qui, depuis le XVIIe siècle, attire des foules nombreuses de tous le, points de la Bretagne. Le 26 juillet, jour de la fête de sainte Anne, tous les costumes bretons, les gilets brodés des hommes et les coiffes blanches des femmes, sont réunis et forment une foule pittoresque, grave et silencieuse comme l'âme bretonne.
Ainsi que l'inépuisable Médouville devait l'exposer quelques instants plus tard pendant le déjeuner, la fondation de la basilique est due à une vision éprouvée en 1623 par un simple paysan nommé Yves Nicolazic. Sainte Anne lui étant apparue, lui commanda de faire bâtir une chapelle en son honneur dans le champ dit de Bocenno où, ajouta-t-elle, cette chapelle avait existé 924 ans auparavant. En 1625, Nicolazic, repoussé et traité de fou par tous, découvrit dans l'endroit désigné, une statue de bois vermoulu presque informe. Grâce aux offrandes qui affluèrent alors, une église put être édifiée et l'on y plaça l'image de bois dont la garde fut confiée à des religieux carmes. L'église, le couvent et ses dépendances furent achevés vingt ans plus tard. La statue miraculeuse fut brisée et brûlée comme un objet de superstition, en 1793, et il n'en échappa qu'un fragment, qui a été inséré dans le piédestal de la nouvelle statue offerte à l'admiration des fidèles.
La basilique actuelle de Sainte-Anne-d'Auray est une construction moderne de style Renaissance. Au-dessus du choeur, s'élève une tour carrée avec tourelles aux angles; elle est surmontée d'une flèche octogonale dont le faîte, à jour, est dominé par une statue dorée de sainte Anne. Le sommet du portail principal est couronné de tourelles semblables à celles de la tour.
Les touristes ne firent qu'un court séjour à Vannes—juste le temps de déjeuner et de parcourir ses rues les plus intéressantes, dit La Tour-Miranne pressé d'atteindre Nantes le même soir. Ils se contentèrent de jeter un coup d'oeil, en passant, sur ses vieux édifices: maisons de bois à étages surplombant, hôtels antiques, ruelles montantes et silencieuses, et sur ses douves, car Vannes a conservé ses anciens remparts avec leurs assises de l'époque romaine, les mâchicoulis du moyen âge et les vieilles tours de cette époque. Au pied de ces vieux murs, couverts de plantes grimpantes, coule la rivière, bordée de lavoirs, et qui disparaît sous une voûte recouvrant la place du Morbihan pour former plus loin, soutenue par la marée, le port de Vannes.
Le chef-lieu du Morbihan se divise en deux parties bien distinctes: la vieille ville, entourée en partie de son ancienne enceinte fortifiée, groupant ses rues tortueuses autour de la cathédrale Saint-Pierre, lourd monument flanqué de tours inégales construit au XIIIe au XVe siècle, et la ville neuve, formant autour de la vieille cité une ceinture étendue de faubourgs. C'est en dehors de cette enceinte que se trouvent les édifices publics, le port, les casernes, les couvents et les écoles.
La caravane avait fait halte sur la promenade de la Garenne d'où l'on aperçoit un superbe panorama. Le marquis de La Tour-Miranne fit remarquer à ses amis, à peu de distance de l'immense parc de la Préfecture, la tour dite du Connétable, et ainsi nommée parce que le connétable de Clisson y fut enfermé en 1387 par ordre du duc de Bretagne, au moment où il se préparait à une descente en Angleterre pour le compte du roi Charles VI.
—Quant à l'emplacement même que nous occupons en ce moment, ajouta le jeune président, il est tristement célèbre. Vous n'ignorez pas que la guerre civile régna dans le Morbihan durant la période révolutionnaire, et que les communes voisines de Vannes se firent toujours remarquer par leur dévouement royaliste. Après l'expédition de Quiberon en 1795, la commission militaire créée à Auray sous la présidence du brave Laprade, chef de bataillon de la 72e demi-brigade, s'étant déclarée incompétente, fut cassée. Une partie des prisonniers qui avaient pris les armes contre la patrie, furent alors conduits à Vannes, et la nouvelle commission qui s'y organisa les condamna immédiatement à être passés par les armes. Les chasseurs de la 19e demi-brigade furent commandés pour les fusiller: officiers et soldats refusèrent d'obéir. Le bataillon des volontaires de Paris, certains disent de Belgique, se chargea de l'exécution de la sentence! MM. de Sombreuil, de la Landelle, de Broglie, de Hercé, évêque de Dol, en tout vingt-deux personnes, furent fusillés à l'endroit où nous nous trouvons. Le reste des insurgés royalistes, au nombre de cent cinquante environ, furent conduits sur la rive droite de Larmor, et le lieu où ils tombèrent a conservé le nom de pointe des Émigrés.
Un long silence suivit le lugubre récit du président.
—Allons, fit en secouant les épaules comme pour chasser les réflexions pénibles suscitées par ces tristes souvenirs, René de Médouville, embarquons. Il va bientôt être quatre heures, nous n'arriverons pas de bonne heure à Nantes, si nous nous attardons davantage.
Personne ne répondit. Les pilotes reprirent leurs places et, quelques instants plus tard, la caravane volait dans la direction de La Roche-Bernard et de Nantes. Toutefois, en arrivant en vue de La Roche, La Tour-Miranne qui, comme d'habitude, occupait la pointe du triangle tracé dans les airs par les six biplans Landoux, vira vers le sud pour atteindre Guérande qui ne tarda pas à se profiler sur le sommet de sa colline dominant les marais salants, à sept kilomètres de la mer. Les aéros firent le tour des vieux remparts, depuis la porte Bizienne jusqu'à la porte Saint-Michel, la plus importante de la ville, et qui est flanquée de deux hautes tours renfermant les archives, l'hôtel de ville et la prison; puis, après avoir admiré la grande plaine des marais salants, où les réserves d'eau de mer font d'immenses taches de moire changeante, d'un aspect tout particulier, les aviateurs décrivirent une nouvelle courbe qui les amena en vue de Saint-Nazaire et de l'embouchure de la Loire dont il fallait encore suivre le cours pendant 60 kilomètres avant d'atteindre Nantes. On ne put qu'embrasser du regard le panorama du port de Saint-Nazaire, le septième de France par ordre d'importance, mais on n'avait pas à regretter de ne pouvoir s'arrêter, car la ville n'offre qu'un médiocre intérêt, se composant de deux parties distinctes et faisant entre elles un singulier contraste: un bourg habité par des pêcheurs et dont les maisons sont groupées sur le rocher, autour d'une vieille église, et une ville moderne le long de la Loire.
Pendant une heure, la flottille aérienne longea la rive droite du grand fleuve. En arrivant en vue du village de Saint-Herblain, dans la banlieue du chef-lieu de la Loire-Inférieure, La Tour-Miranne aperçut, au pied d'une colline, les monoplans qui, étant venus directement de la Roche-Bernard, avaient atterri depuis un long moment. Il dirigea donc la course de son appareil de ce côté et bientôt tous les clubmen se trouvèrent une fois de plus rassemblés, aucun accident n'étant survenu pendant cette longue randonnée au-dessus de la terre d'Armorique.
—Voilà maintenant presque la moitié de notre tour de France effectuée, annonça joyeusement le président de l'Aéro-tourist, et sans le plus petit incident, en dépit des fâcheux pronostics qui avaient accueilli l'annonce de notre départ. C'est avec une profonde satisfaction que je constate ce résultat, et vous voyez, mes amis, que nous avions raison d'avoir foi dans les nouveaux appareils de locomotion mis par la science à la disposition des voyageurs.
—C'est, ma foi, vrai, approuva, de son ton posé, le père Tranquille, aussi je crie: Vive le tourisme en aéroplane! C'est merveilleux!
—Et vous pouvez ajouter: Vive le président de l'Aéro-tourist-club! compléta Damblin, car c'est à sa ténacité et à sa persévérance que nous devons le succès.
Un bruyant hourra accueillit les paroles de l'ingénieur, et laissant les appareils sous la surveillance des mécaniciens, les touristes prirent à pied le chemin de la ville de Nantes dont la vaste agglomération apparaissait à une faible distance.
CHAPITRE XIX
DE NANTES A TOULOUSE
DE NANTES À LA ROCHELLE.—EXCURSION DANS L'ILE DE RÉ.—UN BAIN DE PIEDS FORCÉ.—LES RIVAGES DE LA FRANCE SUR L'ATLANTIQUE.—UNE DÉFECTION.—LES MARAIS SALANTS.—BORDEAUX.—REMONTÉE DE LA GARONNE.—AGEN ET TOULOUSE.
Les touristes séjournèrent trois jours à Nantes avant de poursuivre leur voyage. Plusieurs aéroplanes avaient grand besoin de réparations, et les mécaniciens accompagnant l'expédition durent consacrer ce temps à remettre en état les machines fatiguées par un dur travail de dix jours, pendant lesquels plus de 1200 kilomètres avaient été franchis. Pouliot, le contremaître, avait demandé par dépêche, aux ateliers de Levallois, les pièces de rechange nécessaires, et Martin Landoux, qui avait quitté la caravane à Caen pour rentrer à Paris, s'empressa d'expédier ces pièces qui furent immédiatement réajustées.
Pendant que les ouvriers s'escrimaient ainsi de leur mieux sur les machines qui avaient été garées dans les granges du village de Saint-Herblain, les voyageurs visitèrent Nantes dans ses plus petits recoins. Ils admirèrent, place Royale, la fontaine en granit bleu de Rennes, édifiée en 1865, et qui est ornée de quatre statues en bronze, personnifiant le Loir, l'Erdre, le Cher et la Sevré, supportant une vasque surmontée de la statue de Nantes, puis l'église Saint-Nicolas, construite, en 1844, par Lassus, dans le style du XIIIe siècle, avec une tour, carrée surmontée d'un clocher aigu, en pierre, flanqué de clochetons à jour, et haut de 85 mètres. En traversant la place du Bouffay, Médouville apprit à ses compagnons qu'en cet endroit s'élevait jadis le château fort des comtes de Nantes et des ducs de Bretagne, dans lequel le comte de Chalais en 1626 et les membres de la conspiration de Cellamare en 1720, eurent la tête tranchée. Dans ce château furent aussi enfermées en 1793 les victimes de la Terreur. L'échafaud demeura dressé pendant quatre mois en permanence sur la place.
Le château reçut également la visite des promeneurs. Ce monument, qui a été autrefois la résidence des ducs de Bretagne, reçut la visite de presque tous les rois de France depuis Louis XI. Mme de Sévigné y séjourna en 1675. Il a aussi servi de prison d'État; le maréchal Gilles de Rais, Fouquet, le cardinal de Retz, y furent enfermés à diverses époques. Ce dernier s'en échappa, en descendant à l'aide d'une corde, du haut d'un des bastions Mercoeur (ce bastion qui donnait sur la Loire fut démoli depuis). La duchesse de Berry fut également détenue, en 1832, au château de Nantes, avant d'être conduite à la citadelle de Blaye. Entourée de grands fossés, qui ont été rétrécis lors de l'alignement de la place de la duchesse Anne, la forteresse fut commencée au Xe siècle. En 1466, le duc François II en ordonna la reconstruction, et on attribue à ce prince la façade, flanquée originairement de quatre grosses tours, dont trois seulement subsistent.
Du côté du quai, le château était protégé par trois autres tours intactes qu'on rapporte au temps d'Anne de Bretagne. Pendant les guerres de la Ligue, le duc de Mercoeur ajouta deux gros bastions portant la croix de Lorraine; cette partie des remparts a conservé son caractère; la sculpture des mâchicoulis est particulièrement curieuse.
Les visiteurs pénétrèrent dans la cour du château, par un pont de pierre jeté au-dessus des fossés, et remarquèrent le grand logis du XV'e siècle flanqué du donjon et dont la façade offrait une frise et des lucarnes très richement ornementées. A côté de ce bâtiment, dont la façade est agrémentée de deux loggias, se dresse l'armature en fer forgé d'un grand puits de pierre. Les jeunes gens parcoururent les parties accessibles au public et terminèrent leur promenade par une visite au musée, qui contient des oeuvres d'art, sculpture et peinture, des maîtres les plus illustres, anciens et modernes.
Pendant qu'ils déambulaient dans les rues actives du chef-lieu de la Loire-Inférieure, dont le caractère est très différent de la Bretagne grise et intime, et qu'ils suivaient les quais, siège d'un mouvement aussi intense que ceux de Rouen et du Havre, Médouville, désireux de faire partager sa science à ses compagnons, leur développait l'histoire de la ville où ils se trouvaient actuellement.
—Condivicnum, disait le verbeux secrétaire, était la ville principale des Namnètes. Cette cité était située sur les coteaux de Saint-Donatien, assez loin de la Loire sur laquelle se trouvait une localité, avec port sur le fleuve, appelée Portus Namnetum, d'où est venu le nom de Nantes. Les deux villes se réunirent plus tard, et les Romains en firent un centre de commerce. En 407, l'Armorique ayant chassé les Romains, fut administrée pendant, quarante ans par Conan Mériadec, chef des Bretons, qui fit de Nantes sa capitale. Aux Ve et VIe siècles, le pays subit plusieurs invasions des Barbares. Clotaire I'er s'empara de Nantes en 560 et la fit administrer par l'évêque saint Félix qui fit creuser le canal portant son nom, destiné à relier la Loire au Sail et à l'Erdre. Vaincue trois fois par Charlemagne, la Bretagne se releva sous ses successeurs. En 843, la trahison du gouverneur Lambert, à qui Charles le Chauve avait refusé le titre de comte de Nantes, en ouvrit les portes aux Normands.
Subdivisé en plusieurs comtés après le meurtre de Salamon, roi des Bretons, assassiné en 874, le duché de Bretagne fut rétabli en 936 par Alain Barbetorte qui chassa les Normands de Nantes et des îles de la Loire. A sa mort, survenue en 952, l'anarchie recommença, et la souveraineté de la Bretagne fut disputée les armes à la main par les comtes de Nantes et ceux de Rennes. Pierre de Dreux, créé duc de Bretagne, fit de Nantes sa capitale; il l'entoura de fortifications et la défendit vaillamment contre Jean Sans-Terre en 1214.
Pendant la lutte de Jean de Montfort contre Charles de Blois, au XIVe siècle, Nantes prit parti d'abord pour Montfort; mais, en 1342, le duc de Normandie, fils aîné du roi de France, s'empara de la ville et y fit prisonnier Jean de Montfort. En 1345, Edouard III d'Angleterre assiégea sans succès Nantes, défendue par Charles de Blois. Enfin, lorsque le fils de Montfort eut triomphé et que, proclamé duc de Bretagne sous le nom de Jean IV, il se fut allié aux Anglais, Nantes leur résista, et les Anglais après un siège inutile, durent s'éloigner.
Louis XI essaya, mais vainement, de soumettre définitivement la Bretagne à la couronne; il rencontra dans le duc François II un adversaire digne de lui. Mais, en 1488, l'indépendance de la Bretagne reçut un coup mortel à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, et, un peu plus tard, Anne de Bretagne, se laissant marier à Charles VIII, lui apporta son duché en dot en 1491.
Au XVe et au XVIe siècle, Nantes fut désolée par des pestes et des épidémies. Le calvinisme essaya, sans succès, d'y pénétrer. Sous Henri III, la ville s'engagea dans la Ligue, à la suite du duc de Mercoeur, alors gouverneur de Bretagne, qui résista neuf ans à Henri IV et n'ouvrit Nantes au roi qu'en 1598.
En 1626, la conspiration de Chalais vint se dénouer à Nantes par la mort tragique du comte, ennemi de Richelieu. En 1661, Louis XIV y fit arrêter le surintendant Fouquet. En 1718, la conspiration de Cellamare, ourdie par la duchesse du Maine au profit de l'Espagne, contre le gouvernement du Régent, éclata aussi en Bretagne, et les principaux meneurs furent jugés, condamnés et suppliciés à Nantes.
Au XVIIIe siècle la traite des noirs fut pour les armateurs nantais une source peu honorable de richesses.
En 1789, Nantes suivit avec ardeur l'élan de la Révolution. Elle résista avec énergie aux attaques des Vendéens. Mais, en 1793, elle fut une des victimes les plus maltraitées par la Terreur. Carrier, envoyé en mission par le Comité de Salut public, vint y élever la guillotine et organisa les fameuses noyades, qu'il appelait des mariages républicains. Ces infamies durèrent quatre mois, jusqu'à ce que le secrétaire de Robespierre, Julien, passant à Nantes, dénonçât Carrier à la Convention et le fit révoquer deux jours avant la chute de Robespierre.
En 1793, les Vendéens ayant voulu s'emparer de Nantes, en furent repoussés par Canclaux; Cathelineau fut tué à cette attaque. Charette fut fusillé à Nantes en 1796. En 1799, les Vendéens occupèrent un instant la ville. L'Empire ruina le commerce de Nantes, et ce fut en compensation que Napoléon décida l'établissement du canal de Bretagne. En 1830, Nantes fut une des premières villes qui se prononcèrent contre Charles X. Un engagement y eut lieu, le 30 juillet, entre les soldats du 10e léger et les jeunes gens de la ville, dont dix furent tués. En 1832, la duchesse de Berry fut arrêtée à Nantes, après avoir vainement essayé de soulever la Vendée.
Pendant que parlait le prolixe secrétaire de l'Aéro-tourist, dont les trois quarts des paroles se perdaient dans le bruit des voitures et des tramways, la promenade s'achevait, et les promeneurs pénétraient sous le porche de l'hôtel où ils avaient momentanément élu domicile.
—Alors nous ne repartons que demain?... interrogea Médrival, pendant le repas.
—Il le faut bien, lui répondit La Tour-Miranne, puisque le travail de révision des aéros ne sera terminé que ce soir.
—C'est véritablement malheureux de perdre ainsi trois jours de notre semaine, observa le jeune homme avec amertume.
—Je le sais; mais qu'y puis-je? fit le président. Il y eut un moment de silence.
—Où devons-nous aller demain? reprit le monoplaniste.
—A La Rochelle.
—Quelle distance?
—160 kilomètres tout au plus.
Les lèvres du sportsman s'allongèrent avec une moue significative.
—C'est peu, en vérité, soupira-t-il. Ne pourrions-nous pas, afin de regagner le temps perdu, effectuer une seconde étape l'après-midi?...
—Si la chose est possible, et si nos camarades n'y voient pas d'inconvénient, je le veux bien, moi.
—Qu'en dites-vous, Messieurs? interrogea Médrival.
—C'est à voir, répondit tranquillement Outremécourt, cela dépendra de l'heure à laquelle nous arriverons à La Rochelle.
De la discussion qui s'engagea entre les aérotouristes, résulta que le départ serait opéré de bonne heure, afin d'essayer de contenter l'enragé aviateur. Cette décision fut réalisée, et le lendemain, dimanche 19 juin, à sept heures du matin, les treize appareils s'enlevèrent du champ où ils avaient été amenés et prirent immédiatement la direction du sud, par un temps magnifique et un faible vent soufflant de l'ouest. Vingt minutes après leur départ, les voyageurs arrivèrent près de Saint-Philibert de Grandlieu, à la pointe orientale du lac de Grandlieu dont la superficie est de sept mille hectares avec une profondeur qui ne dépasse pas deux mètres. Ce marécage, alimenté par les rivières Boulogne et Ognon, s'est formé, selon la tradition, au XVIe siècle sur l'emplacement du bourg d'Herbadilla ou Herbauge, par une inondation de la Loire. Le pays l'environnant est une plaine triste et monotone, ressemblant fort à la Grande-Brière traversée l'avant-veille par les biplans. Au sujet de cette dernière région, le professeur Darmilly avait donné à sa fille les explications suivantes:
—La Grande-Brière est un immense marais tourbeux, qui ne mesure pas moins de 20 kilomètres de long sur 15 de large, entre Herbignac et la Loire, et qui est séparé des dunes et des marais salants par une succession de plateaux peu élevés. Pendant l'hiver, cette vaste plaine est couverte d'eau et ressemble absolument au lac de Grand-Lieu dont elle présente la même surface. On y pêche du poisson en abondance. Chaque hameau est comme une île qui surnage au-dessus de la plaine inondée, et l'illusion est encore augmentée par la forme circulaire de chacun d'eux. Dès que les chaleurs sont arrivées, on assèche la tourbière au moyen de nombreux canaux d'irrigation, dont on ouvre les écluses et qui se déversent dans la mer. Dans le courant du mois d'août, pendant une période de huit jours, il est permis à tous les habitants de venir extraire la tourbe. La contrée, ordinairement triste et déserte, prend alors un aspect animé, grâce aux milliers de personnes qui se répandent sur la plaine. On extrait ainsi, tous les ans, de quatre à cinq millions de tonnes de tourbe.
«Aux temps géologiques, l'emplacement de la Grande-Brière était occupé par des forêts détruites par les irruptions de la mer entre Montoir et Saint-Nazaire. Les bois que l'on trouve dans la tourbe sont tous des chênes ou des bouleaux atteignant jusqu'à dix mètres de long; ils sont couchés sur un lit de feuilles transformées en carbone. Les riverains en extraient chaque année de grandes quantités qu'ils utilisent comme bois de chauffage et même comme bois de charpente. Ce bois offre une particularité: complètement noir et très mou lorsqu'on l'extrait de la tourbière, il se travaille facilement et acquiert en séchant une très grande dureté. On a découvert, en certains endroits, des instruments de l'âge de bronze qui, par leur fini et leur régularité, indiquent la dernière et la plus belle période de cette époque.
«L'île de Noirmoutiers, dont nous ne sommes guère éloignés en ce moment que d'une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau, poursuivit le professeur, est un point également fort intéressant au point de vue géologique. Cette île a été transformée par les alluvions de la Loire, car elle se trouve située au point de rencontre des courants du golfe de Gascogne et de ceux de la Manche. D'après Ptolémée, Noirmoutiers aurait été autrefois rattachée au continent. A l'époque romaine, elle était considérée comme faisant partie d'un archipel mal défini et portant le nom d'Insulae Nametum, bien qu'on donne aussi à Noirmoutiers l'étymologie de Nigrum monasterium (le monastère noir) désignation qui semble quelque peu contraire avec l'Abbaye Blanche indiquée sur une carte de 1750. Quelques historiens la regardent comme étant l'île de Seyne placée par Strabon à l'entrée de la Loire.
«Noirmoutiers présente le double avantage d'être rattachée à la terre ferme au moment de la basse mer et de redevenir une île à marée haute. Elle communique avec le continent par une chaussée empierrée appelée le Guâ (ou gué), de cinq kilomètres de long, ou les piétons et les voitures peuvent s'engager dès que la mer s'est retirée. Si un voyageur imprudent se trouvait surpris par la marée qui arrive très rapidement sur les immenses grèves du Fain, il aurait encore la ressource de grimper sur des refuges élevés de distance en distance sur le côté de la route, et d'attendre, perché sur ces échafaudages en charpente, la baisse et le retrait des eaux. Quoique la route des grèves soit la plus fréquentée, on peut aussi aborder l'île en bateau à toute heure de la marée, par le détroit de Fromentine dont le milieu est occupé par une fosse large d'un kilomètre à basse mer. On atteint ainsi l'extrémité orientale de l'île.
«Enfin, pour terminer ce qui a trait à cette île, j'ajouterai que Noirmoutiers est composée de deux parties distinctes: l'île proprement dite, dont la plus grande longueur atteint huit kilomètres de long, et l'isthme de sable, de douze kilomètres de long, reliant le noyau de l'île au détroit de Fromentine, point le plus rapproché du continent. Cet isthme, formé de dunes et de plages sablonneuses, a été surtout édifié par les lames qui battent la côte sous l'influence des forts vents de l'ouest et qui, de ce côté, se précipitent avec une majesté toute puissante, tandis que, de l'autre côté, la mer après avoir passé sur de vastes grèves est beaucoup plus calme. Par suite de ce mouvement différent des deux côtés, les sables s'accumulent en dunes à l'ouest, tandis que, de l'autre côté, les vases se déposent à chaque marée. Les travaux des hommes complètent d'ailleurs les efforts de la mer: ce sont les renclôtures de grèves. Entreprises et poursuivies depuis le commencement du XIXe siècle, elles ont augmenté de plus de 500 hectares le territoire de Noirmoutiers. Mais si l'Océan laisse facilement empiéter sur son domaine, il oblige également à prendre des précautions pour que l'isthme ne soit pas rompu. Aux environs de la Guérinière, celui-ci n'a pas un kilomètre de large; les tempêtes lui font des brèches qu'il faut réparer fréquemment. D'après la tradition locale et les repères connus dans le pays, la mer aurait gagné, du côté des grèves du Fain, une large bande de terrain, depuis trois cents ans.»[2]
[Note 2: Les Rivages de la France, autrefois et aujourd'hui, par Jules Girard.]
Pendant le discours du professeur, le terrain avait changé sous les aéroplanes: aux plaines marécageuses et mornes des environs du lac de Grand-Lieu avait succédé une campagne agreste et riante, dont les champs étaient, comme dans certains endroits de la Bretagne, encadrés de haies verdoyantes. On traversait le Bocage vendéen, théâtre des luttes entre les Chouans et les armées républicaines, à l'époque de la Révolution. Bientôt, le chef-lieu du département de la Vendée, La Roche-sur-Yon, qui porta autrefois les noms de Napoléon, puis Bourbon-Vendée, apparut, mais la flottille ne ralentit pas. Elle laissa à bâbord cette cité, qui ne présente d'ailleurs rien de particulièrement intéressant, et arriva bientôt au-dessus de Luçon, dans l'ancien golfe du Poitou, devenu le marais vendéen, et qu'il était facile de reconnaître de loin à la flèche qui surmonte sa belle cathédrale commencée au XIIe siècle et achevée au XVIIIe. En passant, Médouville ne manqua pas de rappeler à son passager, qui était, comme d'habitude, Mme Lhier, que Luçon fut dès le VIe siècle le siège d'une abbaye érigée en évêché en 1317, évêché qui eut un instant le cardinal de Richelieu pour titulaire.
En arrivant près de Saint-Michel en l'Herm, non loin de la baie de l'Aiguillon, la flottille retrouva l'Océan, que l'on n'avait plus aperçu depuis la baie du Morbihan, et les aviateurs purent apercevoir au loin sur la vaste nappe brillante, une longue tache sombre: l'île de Ré. Au-dessous d'eux, émergeait hors des eaux au fur et à mesure du retrait de la marée, une masse régulière ressemblant à une ville submergée dont la perspective décroissante se serait mêlée avec la teinte neutre du fond du tableau. C'étaient les bouchots servant à la culture des moules.
Les eaux commençant à s'écouler, on pouvait voir s'élancer sur la vase des êtres aux formes bizarres, moitié hommes, moitié bateaux, agitant avec vivacité une seule jambe et qui, pénétrant dans les interstices des clayonnages des bouchots, disparaissaient dans un labyrinthe de rues constituées par les compartiments de la moulière, régulièrement disposés de manière à recevoir les mollusques, d'abord à l'état de naissain, puis au fur et à mesure de leur développement, jusqu'au moment de la récolte. Une population nombreuse, de plus de trois mille personnes réparties dans les villages d'Esnandes, Charron, Marsilly, situés autour de la baie de l'Aiguillon, vit ainsi de l'élevage des moules. Les hommes se rendent aux bouchots, à marée basse, au moyen de l'acon ou pousse-pied, sorte de petit bateau plat qu'on saisit des deux bords, un genou posé sur le fond pendant que l'autre jambe, protégée par une longue botte, plonge dans la vase comme une rame dans l'eau. Cette industrie, toute locale, est assujettie aux vicissitudes des saisons dues aux caprices de la mer. Lorsque les vases amoncelées par les mauvais temps d'hiver, menacent de submerger entièrement les bouchots, un insecte, le coryphée à longues cornes, fait son apparition. Se multipliant par quantités énormes, il remue la vase et arrête ainsi la formation des sillons profonds que creusent les vagues d'hiver et qui rendraient difficile l'accès des bouchots avec l'acon. Ainsi ce faible insecte est indispensable à la conservation de cet élevage et à l'aisance des habitants de ces rivages vaseux.
A peu de distance du village de Saint-Michel-en-l'Herm, au lieu de se diriger en droite ligne sur l'anse de l'Aiguillon, La Tour-Miranne, qui volait un peu en avant de ses compagnons, lança un violent coup de sirène et atterrit. Surpris de cette brusque manoeuvre, et craignant que quelque accident fût survenu à leur président, les aviateurs imitèrent ce mouvement et l'instant d'après ils se trouvèrent tous rassemblés, entourant leur chef.
—Qu'y a-t-il donc?... Que vous est-il arrivé? demandèrent une douzaine de voix.
—Rien, rien, mes chers amis, répondit le jeune homme en souriant. Une idée qui m'est venue tout simplement. Que diriez-vous d'une excursion, par ce beau temps, dans l'île de Ré dont nous ne sommes éloignés que d'une douzaine de kilomètres?...
Les pilotes s'entre regardèrent les uns les autres.
—Voilà deux heures que nous naviguons, reprit La Tour-Miranne, et nous ne sommes plus qu'à huit lieues à vol d'oiseau de La Rochelle. Nous avons donc grandement le temps de parcourir l'île de Ré du nord au sud, tout au moins d'Ars jusqu'à Sablanceaux.
—C'est, en effet, un projet séduisant, répliqua le Père Tranquille au nom de ses compagnons, mais je doute qu'il nous reste assez d'essence dans les réservoirs pour voler encore une heure.
—Si ce n'est que cela, fit vivement le mécanicien Pouliot, cela peut s'arranger, monsieur Outremécourt.
—Comment cela?...
—J'ai songé depuis longtemps qu'il pouvait nous arriver d'être obligés d'atterrir par manque d'essence dans un endroit désert, éloigné d'une ville, et j'ai chargé sur l'aéro de M. Morengian, avec le matériel du camping, dix bidons de dix litres. Je vais, si vous voulez, transvaser le contenu de ces bidons dans les réservoirs qui me paraîtront sonner le creux. Cela nous donnera bien une heure et demie de marche de plus.
—Je ne vois plus alors d'objection à faire, dans ce cas, acquiesça Outremécourt. Je vous recommande seulement de bien vérifier nos moteurs et de gonfler nos flotteurs, car nous allons voguer au-dessus des plaines du père Neptune, et un bain imprévu manquerait totalement de charme!
Mais le mécanicien n'écoutait déjà plus. Aidé de son second et de deux voyageurs complaisants, il s'était empressé de débarrasser le monoplan de M. Morengian, qui voyageait seul, de sa provision de bidons, et il en répartissait le contenu dans les récipients des aéros, dont il visitait en même temps le mécanisme. Au bout d'une demi-heure, l'opération fut terminée.
—C'est fait! déclara gravement l'ouvrier. Tout est vérifié, ça peut aller maintenant!
La Tour-Miranne commanda donc le départ, et il s'élança le premier dans les airs, suivi de près par les monoplans qui ne tardèrent pas à le dépasser. Quelques instants plus tard, la flottille tout entière s'avançait au-dessus de l'Océan, qui s'étendait comme une plaine verdâtre jusqu'à l'horizon. La brise était presque complètement tombée et les aéros volaient avec rapidité.
Le président de l'Aéro-tourist-club s'était sans doute trompé dans son évaluation de la distance séparant là pointe de l'Aiguillon du Fier-d'Ars, car il fallut plus de vingt minutes de vol aux biplans pour se retrouver au-dessus d'un sol ferme.
—Ouf!... murmura entre ses dents le professeur Darmilly lorsque cette traversée eut pris fin, je suis plus tranquille maintenant! C'était un peu imprudent un pareil exploit! Heureusement tout s'est bien passé!
L'île de Ré, qui mesure 25 kilomètres de longueur, est formée de deux terres réunies par l'isthme du Martroy. Elle est aussi plate que l'île d'Oléron sa voisine, et s'étend parallèlement à la côte vendéenne dont elle est séparée par un bras de mer peu profond. Une tradition conservée dans l'île rapporte qu'il avait existé sur la côte une ville appelée Antioche en souvenir des croisades, ville engloutie par la mer, et d'où est resté le nom de pertuis d'Antioche donné à l'espace régnant entre les deux îles. Les attaques de la mer auraient coupé l'île en deux, au Fier-d'Ars qui ne mesure que 70 mètres de largeur, sans les travaux de défense effectués sur la «côte sauvage» qui reçoit de plein fouet l'assaut des grandes lames du large et les dunes du sud.
Les salines du Fier-d'Ars seraient perdues et les terres inondées depuis longtemps car, dans les tempêtes, on sent le sol frémir sous ses pas. Et tandis qu'une mer furieuse brise sur les rochers du Chanchardon, de l'autre côté de l'île, qui regarde le continent, les eaux sont calmes. La terre est fertile dans l'île de Ré, bien que les arbres n'y puissent croître en raison de l'intensité du vent de mer; elle est divisée à l'infini et chaque habitant en possède une parcelle.
Les aviateurs purent apercevoir de nouveau d'immenses marais salants semblables à ceux qu'ils avaient déjà pu voir en passant non loin de Guérande. L'exploitation de ces marais constitue encore une industrie assez florissante: ils sont formés de surfaces bien planes, divisées comme un damier en compartiments dans lesquels l'eau de mer s'évapore, abandonnant par la cristallisation le sel qu'elle contient. Aux grandes marées, l'eau monte par les étiers, espèces de canaux creusés pour la conduire dans la vasière, vaste bassin d'évaporation placé au point le plus élevé de l'exploitation. Après avoir abandonné une partie des sels étrangers dans ce premier bassin, l'eau est amenée par des rigoles munies de vannes, jusque dans les oeillets où le sel se forme définitivement. Tous les deux ou trois jours pendant la saunaison (de juin à septembre) les paludiers, à l'aide du grand râteau plein en bois, attirent, sur une plate-forme réservée entre les compartiments et appelée la dure, le sel qui s'est formé dans l'oeillet. Le sel blanc est écrémé à la surface et recueilli à part; le sel ramassé au fond est en gros cristaux auxquels adhèrent quelques parcelles terreuses du fond, qui leur donnent une teinte grisâtre. On laisse égoutter le sel sur la dure, puis les femmes viennent le prendre dans des vases nommés gides, qu'elles posent sur leur tête, et, courant pieds nus sur les terres glissantes de la saline, elles transportent la récolte sur les trémés, où elle est mise en mulon et recouverte d'un enduit en terre glaise pour la préserver de la pluie. L'oeillet produit en moyenne 1.200 kilos de sel gris et 80 kilos de sel blanc. L'hiver, les paludiers se bornent à entretenir les canaux.
L'industrie du sel, pendant quelques années en souffrance, a repris aujourd'hui son essor, malgré la grande quantité de marais salants qui ont été établis; elle est devenue plus rémunératrice pour les paludiers, grâce à l'exportation, par les bateaux du Croisic, du sel destiné aux salaisons de la morue en Islande et du hareng en Norvège.
Les aéroplanes avaient rétrouvé le sol ferme à Saint-Martin-de-Ré. Ils passèrent au-dessus de la citadelle et aperçurent les bâtiments du dépôt des forçats, où les condamnés aux travaux forcés sont détenus en attendant que les transports de l'État les conduisent à la Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Suivant la côte orientale de l'île, la caravane traversa la petite ville de la Flotte, laissa en arrière le fort de la Prée et arriva au-dessus de Rivedoux. A moins de trois kilomètres de distance à l'est, on pouvait distinguer très nettement la pointe de Saint-Marc et le port de La Palliée, où de nombreux navires étaient à l'ancre. Un peu plus loin, dans la même direction, s'apercevait une agglomération qui n'était autre que La Rochelle.
—Allons, encore un bras de mer à traverser!... murmura le professeur Darmilly. Pourvu que rien ne vienne à casser avant que nous soyons de l'autre côté!...
Ce souhait ne devait malheureusement pas être exaucé. Comme les biplans étaient à moins d'un kilomètre de la côte, on entendit soudain des cris désespérés. La Tour-Miranne, dont l'appareil surplombait déjà le terrain solide, tressaillit. Ne pouvant se rendre compte de ce qui venait d'arriver, il manoeuvra ses gouvernails pour s'élever rapidement et décrire un cercle de grand rayon sans risquer d'aborder les aéros qui le suivaient. Lorsqu'il eut effectué un demi-tour, le spectacle qui lui apparut le fît frémir. Un aéro, victime d'une avarie quelconque dont la cause échappait au premier coup d'oeil, oscillait désemparé et, malgré les efforts de son pilote, s'abattait comme un grand oiseau frappé par le plomb du chasseur.
—Bon!... en voilà un qui pique une tête dans la grande tasse!... s'écria le contremaître Pouliot, le passager de La Tour-Miranne. Qu'est-ce qui lui est arrivé à celui-là?...
Avec une angoisse facile à comprendre, le président de l'Aéro-tourist suivit des yeux la chute, heureusement assez lente, de l'aéroplane qui flottait maintenant à la surface de l'Océan, soutenu par ses cylindres de caoutchouc remplis d'air comprimé.
Décrivant des orbes de diamètre de plus en plus restreint, en même temps qu'il s'abaissait graduellement, le chef de l'expédition finit par effleurer la surface des vagues et à tourner autour de l'appareil en détresse. Il reconnut alors M. Le Clair et son épouse, qui, pâles d'épouvanté, s'étaient hissés tant bien que mal au-dessus du moteur afin d'échapper au contact des flots.
—Courage!... leur cria Robert. Je vais vous envoyer du secours!
—Envoyez-nous vite un bateau!... répondit M. Le Clair. Notre moteur ne fonctionne plus.
Déjà le biplan portant le sportsman était au rivage où il abordait. Une minute après les aviateurs étaient réunis. En quelques phrases brèves, le jeune homme mit ses compagnons au courant de ce qui venait d'arriver.
—Un bateau!... dit-il. Vite, organisons le sauvetage de nos camarades!...
L'arrivée de la caravane aérienne avait heureusement causé une vive émotion parmi la population du port. Beaucoup de marins avaient remarqué depuis un moment les planeurs volant au-dessus de l'île de Ré et étaient accourus sur la grève. Aux premiers mots de La Tour-Miranne, plusieurs matelots coururent aux canots et se dirigèrent droit vers les naufragés. Le marquis avait sauté dans une de ces embarcations et il fut l'un des premiers auprès de l'aéro, dont les passagers suivaient avec anxiété l'arrivée du secours promis. Non sans difficulté, les deux malchanceux touristes purent passer, de leur esquif à demi submergé, dans le canot.
—Ouf!..., murmura M. Le Clair, nous voilà tout de même tirés d'affaire, mais pour une émotion, c'est une fameuse émotion que nous avons éprouvée là!... Enfin, heureusement que la mer était calme!...
La Tour-Miranne serrait, sans pouvoir parler, la main des deux «récapés», comme disent les mineurs du Nord dans leur rude patois. Son regard exprimait éloquemment ce que ses lèvres auraient été impuissantes de formuler.
Les matelots amarrèrent l'aéroplane à deux bateaux par des filins solides, puis ils revinrent en naviguant à la godille et remorquant l'appareil que l'on parvint à hisser sur la grève grâce à son chariot qui n'avait subi par bonheur aucune détérioration.
Une discussion un peu confuse s'engagea entre les clubmen anxieux d'élucider la cause de l'accident qui était survenu si malencontreusement à leur compagnon. Le contremaître, qui s'était empressé d'examiner le moteur, y mit fin en déclarant:
—C'est une panne due à réchauffement exagéré d'un palier de l'arbre de couche, palier dont la position a sans doute été légèrement dérangée à la suite du choc dans l'aéro de M. Le Clair reçu par sa rencontre avec le biplan de M. Morengian, ainsi que vous devez vous en souvenir. Le défaut s'est aggravé petit à petit et, comme nous volons depuis trois heures et demie sans interruption, le coussinet a surchauffé, malgré l'huile de graissage, et a fini par gripper, immobilisant ainsi subitement l'hélice dont l'arbre ne pouvait plus tourner.
—Cela doit être exact! approuva M. Le Clair, car nous avons ressenti une secousse brusque comme si le moteur calait, subitement. J'ai juste eu le temps de manoeuvrer le gouvernail de profondeur pour atténuer la vitesse et ne pas tomber trop brutalement. Je suis content de savoir qu'il n'y a là-dedans rien de ma faute et que le bain de pieds que nous avons pris ne provient pas d'une maladresse ou d'une erreur dans la manoeuvre. Ma femme ne me l'aurait pas pardonné!...
—Dites alors que vous avez voulu faire une expérience d'hydroplane! conclut Médouville, mais vous pouvez vous vanter que vous nous avez causé une belle venette à tous!
Pendant que s'échangeait cette conversation, La Tour-Miranne, après avoir chaleureusement remercié les marins du secours qu'ils avaient apporté sans hésitera l'aviateur en péril, s'était enquis auprès d'eux d'un emplacement propice pour garer les appareils jusqu'au moment où ils pourraient reprendre l'air. Les matelots lui indiquèrent une terre-plein à peu de distance, et ils s'offrirent à y remorquer les aéroplanes, ce qui fut accepté. Pouliot et son second furent laissés à la garde des éléments de la flottille aérienne et les pilotes, après avoir fait une rapide visite aux bassins de La Pallice, prirent le chemin de La Rochelle, où un tramway les conduisit en un quart d'heure.
—Avec tout cela, remarqua Médouville, nous ne savons pas ce que sont devenus les monoplans. Ils nous ont, comme d'habitude faussé compagnie, longtemps avant que nous fussions arrivés en vue de La Roche-sur-Yon. Où sont-ils maintenant?...
—J'ai songé, par bonheur, lui répliqua Outremécourt, à prévenir Damblin que nous devions déjeuner à l'Hôtel de la Tour; situé sur le port. J'espère que nous les retrouverons là.
Le Père Tranquille ne se trompait pas dans ses suppositions, et la première personne dans laquelle il faillit se jeter, en pénétrant sous, le porche voûté de l'hôtel, fut justement l'ingénieur.
—Où diable étiez-vous donc passés, s'exclama celui-ci? Nous avons attendu près de deux heures avant de nous décider à venir ici!...
Les explications indispensables furent échangées entre les deux groupes, qui se firent part des incidents ayant émaillé leur route réciproque. Le repas terminé, La Tour-Miranne se leva.
—Mes chers amis, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, faire rapidement le tour de la ville et repartir ensuite à La Pallice. Nous pouvons encore faire une assez longue étape aujourd'hui et je vous propose d'essayer d'atteindre Pons ou Saintes. Demain matin, nous gagnerons Bordeaux.
Les touristes s'entassèrent dans des voitures de louage et parcoururent le chef-lieu de la Charente-Inférieure. La Rochelle est, au point de vue monumental, une des villes les plus curieuses du sud-ouest. Dans le port se trouvent les trois tours de Saint-Nicolas, de la Chaîne et de la Lanterne. La première, qui date de 1384, se compose de quatre tourelles demi-cylindriques et d'une tour carrée regardant la mer. La cathédrale, du XVIIIe siècle, occupe l'emplacement de l'ancienne église Saint-Barthélemy, dont la tour subsiste encore. L'hôtel de ville édifié en 1595, et restauré depuis, est un remarquable édifice de style gothique à l'extérieur et Renaissance à l'intérieur. Un grand nombre de maisons ont conservé leur physionomie du moyen âge, leurs porches et leurs terrasses qui leur donnent un aspect tout particulier.
Les promeneurs donnèrent un coup d'oeil à l'ancienne enceinte élevée d'après les plans de Vauban et sur le port encombré de bateaux de commerce de faible tonnage, et d'où l'on déchargeait du charbon, des céréales, des vins et eaux-de-vie de Charente, des denrées coloniales de toute nature, puis, après avoir regardé de loin la digue de 1500 mètres de long élevée en 1627 par les ordres de Richelieu, qui dirigeait le siège de la place forte des huguenots, ils se firent conduire au terre-plein de La Pallice où les biplans étaient garés. Les aviateurs montant les monoplans avaient proposé d'assister au départ de leurs camarades avant d'aller retrouver leurs appareils dans la prairie au delà de la gare de La Rochelle où ils étaient restés sous la garde de paysans qu'avait alléchés la promesse d'une récompense.
—Nous nous retrouverons ce soir à Saintes, n'est-ce pas? demanda Damblin.
—Si vous voulez, répondit La Tour-Miranne.
Madame Lhier s'avança.
—Je vous adresserai, messieurs, une proposition, dit-elle en souriant.
—Parlez, chère madame, dit en s'inclinant le président. Nous vous écoutons.
—Nous ne sommes plus très éloignés de Royan, n'est-ce pas, monsieur le marquis?...
—Une vingtaine de lieues tout au plus, madame.
—Vous n'ignorez pas que nous possédons un chalet à Royan, où nous passons la saison balnéaire. Nous vous prions, mon mari et moi, d'y accepter l'hospitalité ce soir.
Le chef de l'expédition promena son regard sur tous ses compagnons, paraissant les consulter.
—Si nos amis n'y voient aucun inconvénient, j'accepte votre offre avec reconnaissance, madame, déclara-t-il. C'est donc à votre chalet que nous nous retrouverons tout à l'heure.
—Sauf moi et ma femme cependant, articula M. Le Clair en s'approchant. Les circonstances nous obligent à décliner votre très aimable invitation.
—Et pourquoi cela, monsieur? interrogea de sa voix musicale l'épouse du grand industriel.
—Simplement parce que nous nous trouvons immobilisés pour longtemps à la suite de l'accident de ce matin. Notre mécanicien vient de m'apprendre qu'il y aurait bien pour quatre jours de travail à réparer le mécanisme de notre aéro, qui a plus souffert qu'on ne le croyait tout d'abord. Dans ces conditions, je me vois donc obligé de vous dire qu'à mon très grand regret, je me résigne à rentrer à Paris avec la machine à réparer. Mais, si je le puis, je vous promets d'accourir vous retrouver à l'une de vos prochaines étapes.
Pouliot, interrogé, confirma la fâcheuse nouvelle. La machine devait, de toute nécessité, être transportée à l'atelier et subir une révision minutieuse. Les clubmen furent désagréablement impressionnés, mais il fallait bien se rendre à l'évidence. Ils n'allaient plus déjà être que douze! Enfin, on devait se résigner; de chaleureuses poignées de mains furent échangées, avec des promesses de se revoir le plus tôt qu'il serait possible, et les biplanistes prirent leur vol, tandis que les protagonistes du monoplan se hâtaient à leur tour d'aller retrouver leurs véhicules.
Une demi-heure plus tard, l'équipe des biplans traversait du nord au sud la ville de Rochefort-sur-Mer, après avoir longé la côte des Charentes pendant une trentaine de kilomètres. Le grand port militaire s'étendit en plan sous leurs pieds et les aviateurs purent en scruter les moindres détails.
La position de Rochefort est assez avantageuse, à l'abri de tout bombardement du côté de la mer, et à proximité de la vaste rade de l'île d'Aix. Le port militaire, sur la Charente, en aval de la ville, mesure 1500 mètres de long et possède trois cales sèches. L'arsenal est parfaitement outillé, mais la barre de la rivière n'en permet l'accès aux vaisseaux calant plus de 7 mètres qu'à certaines époques de l'année. Le port de commerce, en amont du port militaire comprend en premier lieu un port en rivière dit la Cabane Carrée, et trois bassins à flot. Il reçoit surtout des houilles anglaises, des engrais et des bois venant de Suède, d'Allemagne et d'Amérique.
Les touristes aériens admirèrent la belle distribution de la ville, avec ses rues larges se coupant à angle droit et dont les principales aboutissent à la place Colbert, ainsi nommée en souvenir du grand ministre de Louis XIV, fondateur de la place, mais ils n'aperçurent aucun monument remarquable. Déjà les aéros, dans leur vol rapide, avaient franchi le canal de Brouage et Rochefort n'apparaissait plus que confusément dans l'éloignement. Enfin, au moment où l'on distinguait l'agglomération de Saujon, les monoplans reparurent et, la flottille de nouveau réunie, vinrent doucement atterrir dans la conche de Pontaillac, à quelques centaines de mètres des bois de pins où se cachent les villas de Royan.
—Madame Lhier vous demande deux heures pour organiser la réception et donner les ordres nécessaires, dit M. André Lhier à ses compagnons.
—Deux heures!... ce sera vite passé, dit Médouville. Nous allons faire un tour par la Grande-Conche et donner un dernier regard à la mer que nous ne reverrons plus désormais dans notre voyage.
—Vous parlez de l'Atlantique, fit observer Damblin, mais nous avons encore la côte d'Azur, la Méditerranée à longer. J'espère que nous y serons bientôt, hein, président?...
La Tour-Miranne leva la tête.
—Demain lundi, nous avons deux étapes à franchir: Bordeaux le matin et Agen l'après-midi, 140 kilomètres chacune. Après-demain, nous serons à Toulouse, puis nous consacrerons nos deux journées en excursions aux curiosités naturelles du Massif Central de la France.
—C'est cela!... Après la mer, la montagne, scanda Médrival. Et la semaine prochaine?...
—Nous serons, j'espère, dimanche à Marseille. Ensuite, la Côte d'Azur, les Alpes et le Jura.
—Allons! cela nous fait encore quelques kilomètres à parcourir!... murmura l'enragé partisan des monoplans à surface réduite, en se frottant les mains.
—Espérons qu'il ne surviendra toutefois, pendant ce long trajet, aucun accident du genre de celui de ce matin, ajouta Outremécourt.
Cette espérance devait être réalisée, et les étapes annoncées par le président furent parcourues sans incident notable. La flottille aérienne passa le lendemain de bonne heure l'embouchure de la Gironde, entre les deux pointes de sable de la Coubre et de Grave, puis, après avoir aperçu à peu de distance l'île et le phare de Cordouan, les aéros obliquèrent pour descendre au sud et traverser toute la région viticole du Médoc. Les 57 kilomètres séparant Lesparre de Bordeaux furent franchis en un peu plus d'une heure, et les aviateurs firent escale au Bouscat, à deux kilomètres de la ville, qu'ils visitèrent en détail avant de se rembarquer pour Agen, qui fut atteint sans incident à six heures du soir, après avoir remonté le cours de la Garonne pendant plus de cent kilomètres et aperçu les agglomérations de Langon et de Marmande.
Le mardi, après la visite obligatoire aux monuments de la ville d'Agen, à sa cathédrale Saint-Caprais dont le transept est du XIe siècle, aux églises Saint-Hilaire et des Jacobins, à la statue de Jasmin et aux anciens hôtels d'Estrades, de Vaurs et du consul Jean Vergés, édifiés au XVIe et au XVIIe siècle, les touristes reprirent le chemin des airs, et continuèrent de se diriger vers le sud-est, c'est-à-dire vers Moissac et Castelsarrasin. A dix heures du matin, après un parcours de 110 kilomètres en deux heures, ils arrivaient à Toulouse qu'ils s'empressaient de visiter avant de repartir pour Albi et Rodez, qui devait être le lieu d'étape pour ce jour.
CHAPITRE XX
LE MASSIF CENTRAL.
TOULOUSE ET RODEZ.—LES CAUSSES ET LES PLATEAUX DU TARN.—MARVÉJOLS.—GARABIT ET LE VIADUC.—SAINTE-ENIMIE.—LES GROTTES DE DARGILAN.—LE PUITS DE PADIRAC.—LA GROTTE DES FÉES.—BRAMABIAU ET L'AICOUAL.—ALAIS, UZÈS, ARLES.—UN COUP DE MISTRAL.
—Eh bien! cousine, qu'est-ce que vous dites de Toulouse?...
—Je pense que c'est une ville qui mérite son renom. Que de monuments elle renferme!... L'église Saint-Sernin, surtout, ce magnifique échantillon du style roman au XIe siècle, n'est-ce pas admirable!.... Et la cathédrale Saint-Etienne, le Taur avec son clocher fortifié, les Jacobins, le Capitole avec les restes de l'ancien beffroi, et enfin le Musée avec sa façade reconstituée par Viollet-le-Duc, tout cela n'est-il pas intéressant?...
—Pour les personnes qui trouvent du charme à contempler les oeuvres du passé, je n'en disconviens pas, cousine, mais je vous avoue que je commence à avoir une indigestion de monuments historiques, et vous savez, ça pèse lourd sur l'estomac, un monument historique! J'ai soif de la vraie nature et c'est pourquoi je suis satisfait de savoir que demain nous allons visiter des pays souterrains fort curieux.
—En attendant, mon cher René, terminons, voulez-vous, notre promenade à travers la cité ruthénienne.
—Hein! vous dites, cousine?...
—Je dis que les habitants de Rodez s'appelant les Ruthéniens, c'est le qualificatif qui s'applique, je crois, à tout ce qui se rapporte à leur ville. Mais, à propos, quelle est cette place, René?...
Les promeneurs, qui venaient de l'immense esplanade ou foirail, d'où l'oeil découvre au loin toute la campagne parsemée de châteaux et de parcs, et où se trouvent les casernes et l'établissement des Haras, faisaient à pied le tour de Rodez, où la caravane était arrivée depuis une heure à peine, et ils étaient parvenus sur une petite, place ornée d'une jolie fontaine portant une statue d'Hercule, l'une des premières oeuvres du sculpteur Denys Puech.
—Ma foi, cousine, répondit le secrétaire de l'Aéro-tourist, je crois que nous devons être place du Lycée, car voici une porte monumentale dont le fronton indique la nature de cet établissement. Mais tenez, nous voici au portail de la cathédrale dont le clocher nous a servi de point de repère presque depuis Albi. En faisons-nous l'ascension?... Il n'a que quatre-vingt-deux mètres de haut.
—Vous voulez rire, René, des aviateurs comme nous grimper à pied au sommet d'un clocher!...
—C'est vrai. Nous irons, si cela nous plaît, nous percher sur le paratonnerre, sans nous essouffler le moins du monde. Faisons donc le tour des bâtiments tout simplement.
Les touristes donnèrent encore un regard à l'immense construction de l'évêque François d'Estaing. Le clocher de la cathédrale de Rodez est carré jusqu'au tiers de sa hauteur, puis il s'élève en forme de tour octogonale flanquée de quatre tourelles qui reposent sur les angles de la base et sont une ingénieuse transition de la forme carrée à la forme ronde. La tour principale est terminée par une plate-forme, au milieu de laquelle est une coupole qui renferme le timbre de l'horloge et porte une statue colossale de la Vierge. Les sommets des quatre tourelles, dont la hauteur égale presque celle de la grande tour, sont surmontées des statues des quatre évangélistes. On parvient aux galeries pratiquées sur des encorbellements situés à trois étages différents de la tour, par un escalier en escargot dont la lanterne à jour est de l'exécution à la fois la plus hardie et le travail le plus délicat. Les fenêtres et toutes les niches avec les statues de saints sont des merveilles de sculpture. Sous la Révolution, cette oeuvre magnifique allait être détruite; elle fut sauvée par des Amis des arts qui eurent l'idée de dédier le monument à Marat.
La cathédrale par elle-même, commencée dans la seconde partie du XIIIe siècle, est une superbe église bâtie en forme de croix latine. La hauteur des voûtes, l'immense circonférence des vitraux, la teinte des pierres et le jour sombre en font un imposant vaisseau, dont l'intérieur curieusement sculpté n'est pas moins intéressant à examiner en détail.
Sortant de la cathédrale par le portail de droite, Mme Lhier remarqua sur la place du Chapitre une maison du XVIe siècle, dont l'aspect était des plus séduisants. On pénétrait dans la cour intérieure par une large porte ogivale surmontée d'un parapet formant galerie et terminé à chacune de ses extrémités par un petit balcon circulaire en saillie, supporté par un encorbellement aux moulures finement ciselées. Un peu plus loin, à droite de la place du Bourg où se tient le marché, la promeneuse aperçut encore une vieille maison fort bien conservée et dont les étages en encorbellement reposaient sur un bizarre assemblage de charpente. Ce grand hôtel, de style Renaissance, appelé maison d'Armagnac, avait ses fenêtres à meneaux ornées de nombreux médaillons finement sculptés, et l'un des angles du bâtiment portait en relief une statue de l'Annonciation.
Médouville et sa compagne traversèrent la place de la Cité sur laquelle se dresse la statue de l'archevêque de Paris, Affre, né à Saint-Rome de Tarn et tué sur les barricades pendant la révolution de 1830. Le mécène des inventeurs fît en passant remarquer à Mme Lhier le nom d'une petite rue aboutissant sur la place.
—La rue de l'Embergue, où a été assassiné le banquier Fualdès, dit-il. Rappelez-vous la complainte.
Il fredonna d'un ton nasillard, sur l'air bien connu:
Écoutez, peuples de France,
Du royaume de Chéli...
La jeune femme posa sa main sur le bras du secrétaire, et, avec un effroi comique:
—Oui, oui, je connais, n'allez pas plus loin, mon cher René.
—Vous avez tort, ma cousine. Je me sens justement en voix et il me semble que les soixante-treize couplets de la fameuse complainte de Fualdès me reviennent à la mémoire...
—Soixante-treize!... Ciel! ne commencez pas, je vous en prie.
—C'est regrettable, oui, regrettable, mais je vous obéis, cousine. D'ailleurs, nous voici à l'hôtel, et nous allons faire part à André de ce que nous avons admiré au cours de la promenade que nous venons de faire à travers le vieux Rodez.
Déjà les touristes, affamés par la longue route qu'ils avaient parcourue dans les airs, étaient attablés et un ban salua l'arrivée des retardataires.
—Eh bien! vous y mettez le temps à admirer la capitale du Rouergue! observa Outremécourt. Si vous aviez été plus prompts, vous nous auriez donné votre avis sur la proposition formulée par La Tour-Miranne.
—Quelle proposition, fit Médouville intrigué.
—Je vais la répéter, prononça le sportsman. Nous arrivons actuellement dans une région des plus curieuses de la France et toute différente de celles que nous avons traversées jusqu'à présent. C'est le Massif Central, qui constitue le véritable noeud ou pôle de divergence des chaînes de montagnes et des successions de plateaux qui séparent les trois grands bassins de la Loire, de la Garonne et du Rhône, et auxquels viennent aboutir les chaînes secondaires des monts de la Margeride, du Velay, du Forez et les faîtes du Rouergue et du Levézon. On. donne à ces plateaux le nom de causses, qui signifie chaux et indique la composition des terrains. On compte quatre causses principaux, qui sont le Sauveterre, le Méjan, le causse Noir et le Larzac, dont l'élévation au-dessus du niveau de la mer varie entre 800 et 1200 mètres et sont séparés entre eux par des fissures atteignant parfois 500 mètres de profondeur, désignées sous le nom espagnol de cañons, et au fond desquels coulent des torrents impétueux. Les plateaux couronnant les causses sont de vraies tables calcaires à peu près horizontales, et, d'après ce que nous a appris tout à l'heure M. le professeur Darmilly, ces tables ont été formées autrefois, sous les océans de la période secondaire, par l'accumulation lente du sable et des débris organiques.
Quand les mers jurassiques se furent desséchées, ces tables ne constituaient qu'une masse compacte, mais peu à peu les bouleversements géologiques, les affaissements, les érosions, l'action des eaux, ont creusé ou élargi les fissures de dessication ou de dislocation et ont morcelé cette masse en plusieurs gigantesques pyramides tronquées, aux faces composées de parois rocheuses souvent perpendiculaires.
Les paysages des causses sont donc des plus pittoresques et nous ne pourrions les négliger dans notre tour de France. Nous avons deux journées pleines pour visiter les endroits les plus remarquables, et je vous propose l'itinéraire suivant: Saint-Flour, pour voir le viaduc de Garabit, Saint-Chély-d'Apcher, Mende, Marvéjols, Sainte-Énimie, la Canourgue, descente du Tarn, visite des grottes de Dargilan et de Bramabiau, et enfin, si possible, excursion à l'Aigoual. Ce programme vous paraît-il complet?...
—Et le fameux puits de Padirac, interrompit Médrival, le verrons-nous également?...
—Cela ne me paraît guère faisable, répliqua La Tour-Miranne. Padirac n'est pas du tout de ce côté.
—Où se trouve-t-il donc?...
—Padirac, c'est non loin de Roc-Amadour, sur la ligne de Figeac-Capdenac à Brive, répondit le professeur Darmilly. Je suis de votre avis, M. Médrival, et je crois qu'il est profondément regrettable de négliger la visite de cette merveille, dont le ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts a pu dire, lors de l'inauguration de Padirac, en 1899: «J'ai beaucoup voyagé; j'ai parcouru l'Europe du nord au sud et de l'est à l'ouest, mais j'avoue que je n'ai jamais été impressionné comme aujourd'hui. Notre pays de France est décidément un beau pays.»
—Eh bien! mais il y a un moyen de vous contenter, mon cher professeur, en même temps que les personnes qui désirent voir le grandiose viaduc de Garabit. Pendant que nous ferons le trajet Rodez-Espalion-Saint-Flour Marvéjols-Mende-Saint-Énimie, et Meyrueis, partez avec M. Médrival pour Padirac, dont nous sommes à peine éloignés de 100 kilomètres. Nous nous retrouverons demain à Sainte-Enimie.
Le géologue réfléchit un instant.
—Ma foi! c'est une idée, et je n'y vois qu'un inconvénient: c'est que mon aéro est beaucoup moins rapide que celui de M. Médrival, finit-il par expliquer.
—Qu'à cela ne tienne, s'écria ce dernier. Acceptez une place à bord de mon monoplan; l'ami Garruel se chargera de votre demoiselle! En un peu plus d'une heure nous serons à Padirac. Nous reviendrons ensuite ici après le déjeuner et irons retrouver la compagnie à Meyrueis. J'étudierai la carte pour savoir au-dessus de quels pays nous aurons à passer.
—Je vous accompagnerai aussi, dit l'autre pilote de monoplan, l'ingénieur Bourdon.
—Alors, c'est entendu, conclut M. Darmilly, j'accepte votre offre; je reprendrai mon biplan demain, à notre retour de Padirac.
Le départ de la flottille s'opéra le lendemain matin à neuf heures, mais, à peine en l'air, les navigateurs aériens se séparèrent en deux groupes qui prirent, l'un la route du nord, vers Bazouls et Espalion, l'autre la direction du nord-ouest vers Figeac. Ils ne tardèrent pas à se perdre de vue l'un l'autre.
Longeant le causse du Comtal, les biplans, en tête desquels volait La Tour-Miranne, traversèrent les gorges pittoresques du Bourdon et le village de Bozouls, puis la petite ville d'Espalion, où leur passage suscita une rumeur, on eût pu dire une terreur générale, dont les échos montèrent jusqu'aux machines volantes. Mais déjà le Lot était laissé en arrière et les aéros suivaient exactement la route de Saint-Flour à Chaudesaigues, petite station balnéaire qui fut atteinte à dix heures et demie. La ville semblait blottie dans la verdure, au fond du profond vallon de Remontalou, au pied des montagnes qui séparent l'Auvergne du Gévaudan, et ses maisons paraissaient estompées dans la vapeur qui s'échappe, comme d'une chaudière en ébullition de ses sources thermales. Au fond de ce cirque de montagnes, dont les flancs étaient couverts de forêts de pins et de pâturages, c'était une agglomération de toits gris, que dominait à mi-côte, sévère et majestueux, l'antique manoir du Couffour.
—Le paysage, déjà imposant, se modifiait et devenait de plus en plus sauvage. L'horizon se rétrécissait; ce n'étaient plus que des rochers à pic, entassés dans un désordre cyclopéen, et à travers lesquels la main de l'homme avait tracé la route, puis des bois touffus et des précipices au fond desquels bouillonne la rivière la Truyère. Pendant une dizaine de kilomètres, le piéton voit, suspendus au-dessus de sa tête, d'énormes blocs de granit dont le plus haut est celui appelé le Saut-du-loup. Au milieu d'un chaos de rochers noirs s'ouvre une grotte assez profonde, que la légende dit avoir servi autrefois de repaire à des brigands.
Après avoir passé au-dessus du château de Faveyrolles, le panorama s'élargit et l'aspect général du paysage changea. Les pentes gazonnées sillonnées de nombreux ruisselets d'irrigation et les mamelons couverts de bouquets de pins, offraient, sous plus d'un rapport, une grande analogie avec certaines parties de la Suisse, et le regard, fatigué des sites sauvages des gorges de la Truyère, se reposait sur la calme étendue de cette campagne au verdoyant aspect.
—Le viaduc!... cria La Tour-Miranne, d'une voix perçante, pour être entendu de ses compagnons. Voilà Garabit!...
Il donna un coup de gouvernail de profondeur pour s'élever et dominer l'ensemble de la gigantesque construction, suprême audace de l'ingénieur, et comparable à la tour de 300 mètres du même auteur: Eiffel. Planant alors à une vingtaine de mètres au-dessus de la voie ferrée, les aviateurs purent apercevoir, à 150 mètres sous leurs pieds et semblables à des jouets d'enfants, les arbres et les maisons. Après avoir plongé dans cette fissure étroite qu'enjambait le viaduc, le regard en se relevant pouvait distinguer un immense horizon de hauts plateaux, bornés au loin par les montagnes de la Margeride, du Cantal et des monts d'Aubrac. S'éloignant alors un peu sur la droite, les voyageurs purent ensuite avoir une vue d'ensemble sur ce léger, quoique formidable réseau de fer, qui relie les deux corniches supérieures de la crevasse. C'était, en vérité, la force reliée à l'élégance et un curieux spécimen de l'industrie de l'homme se mêlant aux beautés de la nature. Rien ne parut plus saisissant aux membres de l'Aéro-tourist-club que le contraste du bruit de tonnerre produit par un train qui vint à passer sur le pont de métal et du silence régnant dans la gorge profonde. Le viaduc de Garabit est certainement l'une des oeuvres les plus grandioses de l'industrie moderne, et il peut être cité à côté du pont de Brooklyn, du pont du Douro et des viaducs de Kinzua et du Tanus sur le Viaur.
Cet ouvrage gigantesque a été conçu par l'ingénieur français Boyer, mort depuis, et à qui ses concitoyens ont rendu un légitime hommage en lui élevant, en 1890, une statue à Florac, son pays natal. Il a été construit par M. Eiffel, sous la direction de MM. Bauby et Lefranc. Sa longueur totale, maçonnerie comprise, est de 635 mètres; celle du tablier métallique seul est de 448 mètres; son poids, de 1.350.000 kilos. Ce tablier est une poutre droite à croix de Saint-André de 5 m.16 de hauteur. La voie est placée à 1 m.66 des semelles supérieures, de sorte qu'en cas de déraillement les wagons se trouvent arrêtés par les poutres principales. Sous la voie est un plancher en fers Zorès, formant une paroi pleine, incombustible et impénétrable. Cinq piles en fer, à jour, reposant sur des soubassements en maçonnerie, aidées par le grand arc, soutiennent cette voie; leur hauteur varie suivant l'élévation du terrain; les piles 4 et 5 ont 41 mètres; la largeur de leur grand côté a 15 mètres à la base et 5 mètres au sommet; celle des petits côtés, 7 mètres à la base et 2 m.38 au sommet, ce qui leur donne l'aspect de pyramides à six étages. Chaque pile contient une échelle intérieure en spirale qui relie la maçonnerie au faîte. La partie la plus grandiose est l'arc central dont les pieds reposent sur les blocs de maçonnerie des piles 4 et 5. Cette immense arche, la plus grande du monde, a 165 mètres de portée et 52 mètres de flèche. La partie du pont correspondant au sommet de cette arche est le point le plus élevé du viaduc, car il se trouve à 124 mètres au-dessus du lit de la rivière. Les tours de Notre-Dame surmontées de la colonne de la Bastille resteraient encore à 7 mètres au-dessous des rails.
Le pont de Garabit, commencé en 1881, subit les épreuves réglementaires en 1888, et la ligne fut ouverte quelques jours après. Le prix a été de 3.100.000 francs; on n'est pas sans s'étonner de la modicité relative de ce prix, et de la rapidité et de la sûreté avec laquelle fut menée cette audacieuse construction.
Suivant ensuite la voie ferrée, les aéros, qui s'étaient placés en file, passèrent au-dessus des villages de Loubaresse, Arcomie, Saint-Chély-d'Apcher, sur la petite rivière du Chapouillet et d'Aumont. A midi, ils arrivaient en vue de Marvéjols où ils firent escale.
Marvéjols est une sous-préfecture de la Lozère, qui compte près de six mille habitants. Elle est assez industrielle, car elle possède de nombreuses fabriques de bure, d'escots, de draps et de flanelle. Sa fondation remonte à une époque assez reculée, mais elle fut complètement détruite en 1586 par le duc de Joyeuse, mais elle se releva rapidement grâce aux franchises et aux subsides que lui accorda Henri IV. Les touristes examinèrent d'un regard curieux les trois portes à tourelles, datant du XVIe siècle et qui sont les seuls monuments de la ville, puis, après un substantiel repas, les machines volantes ayant été réapprovisionnées d'essence pour un long trajet, les jeunes gens continuèrent leur voyage. La flottille passa au-dessus du pont de la Bohémienne, sur la Colagne, puis sur le Monastier, Sallelles, curieusement juché sur les deux versants de deux mamelons se faisant face, et Barjac, que dominait un sommet aride surmonté de rochers en aiguille. Un quart d'heure plus tard, après avoir traversé trois fois le Lot, les aviateurs aperçurent le chef-lieu de la Lozère, Mende, reconnaissable aux deux hauts clochers de sa cathédrale, le seul monument vraiment remarquable de cette ville de huit mille habitants. La caravane aérienne abaissa considérablement son vol pour examiner de plus près l'immense édifice, puis elle vira et effectua un circuit complet au-dessus des boulevards extérieurs cerclant la ville, depuis la place du Chastel jusqu'à la place d'Angiran, avant de revenir à Balsièges, où un gigantesque rocher figurant un lion couché, leur avait servi à l'aller, de point de repère. Là, les aéroplanes durent s'élever à une altitude qu'ils n'avaient encore atteinte depuis leur départ d'Aérovilla. Sans cesser de se tenir à moins de 40 mètres du sol, le baromètre indiqua une altitude de 1.000 mètres à laquelle ils se maintinrent pendant plus de vingt minutes, avant de plonger au fond du gouffre rouge, formé par la lèvre du Causse de Méjean où dort le village de Sainte-Enimie. C'était une descente presque à pic de plus de 600 mètres que les aviateurs effectuèrent non sans émotion, en filant comme la foudre dans les profondeurs du couloir au bas duquel coulait le Tarn. Lorsqu'ils purent reprendre une route horizontale, à une vingtaine de mètres au-dessus des eaux calmes de la rivière, ils venaient de dépasser le village de Saint-Chély et arrivaient à la hauteur d'un étranglement entre les rochers et le barrage de Pougnadoires, village qui paraît collé au flanc de la muraille dont il semble s'être échappé par un immense couloir circulaire. La plupart des habitations de ce village sont construites dans les crevasses mêmes du rocher, ayant pour toute façade la paroi de maçonnerie percée de fenêtres qui les ferme. Dans ces maisons souterraines la partie la plus reculée sous le rocher sert de grenier ou d'étable. Une de ces murailles à pic qui surplombent le village, semble avoir été fendue par un coup de hache gigantesque. Dans cette fente, un bloc de pierre est tombé, formant coin, et les plus âgés des habitants prétendent que ce bloc a opéré déjà une descente facile à constater, et prouvant que les deux parois s'écartent peu à peu. Il est à craindre que ce monolithe n'arrive un jour à écraser le village sous sa chute.
A quelques pas de ce hameau si curieux, de l'autre côté du ravin, est la plus surprenante des habitations du Tarn, et quelques minutes d'escalade suffisent pour parvenir à l'entrée. Cette grotte, appelée baume de Pougnadoires, n'a pas moins de 800 mètres de profondeur; elle est très haute et très vaste.
Les deux ouvertures sur le Tarn en sont fermées par un mur de maçonnerie percé de portes et de fenêtres, et formant deux maisons habitées par deux familles. Les escaliers sont taillés dans le roc, et les cheminées placées sous des ventilateurs naturels. Le sol est formé de larges dalles. Autour de cette grotte, de même qu'autour du village, sont des terrasses, supportant des amandiers, des châtaigniers et de petits carrés de vignobles.
Pendant que la flottille aérienne continuait à descendre le cours du Tarn, qui coulait encaissé entre les causses de Sauveterre et de Méjean, et que les pilotes admiraient au passage le vieux château de la Gaze, Hauterive, le Drac, la Malène, René de Médouville racontait à sa passagère, Mme André Lhier, la légende de sainte Énimie, dont le souvenir demeure attaché à la vallée du Tarn.
—Fille de Clotaire II et soeur de Dagobert, Enimie, belle à ravir, était entourée de nombreux prétendants. Mais, en secret, elle s'était vouée à la vie religieuse, et refusait en conséquence tous les partis. Pour échapper aux obsessions, elle supplia le ciel de lui envoyer une infirmité qui altérât sa beauté. Ses voeux furent exaucés et la lèpre envahit son visage. Cédant aux objurgations de ceux qui voulaient sa guérison, et obéissant à la voix d'en haut qui lui indiquait une source guérissante, elle partit pour les montagnes du Gévaudan. Après un voyage long et pénible, on finit par découvrir, sur les indications des pâtres, la source bienfaisante.
«C'était la fontaine de Burle qui coule, ici même, d'une anfractuosité du rocher sous la voûte d'un petit bois de chênes. Énimie se baigna dans ces eaux limpides et en sortit guérie et purifiée. Elle eût voulu ne plus quitter ces lieux solitaires et bienfaisants, mais il fallait retourner à la cour.
«À peine s'était-on éloigné de la source, que le terrible mal envahit de nouveau le corps de la jeune fille, et cela à trois reprises différentes. La volonté divine n'était plus douteuse. Instruit de ces événements, le roi ne s'opposa pas à ce que sa fille fixât sa vie sur les bords de la source miraculeuse. Il envoya un convoi d'argent pour acquérir des terres à Fentour. Énimie employa le don de son père à fonder deux églises. Des jeunes filles de la contrée accoururent attirées par le renom des vertus de la pieuse princesse, et Énimie fut bientôt entourée d'une nombreuse communauté de jeunes filles qui la choisirent pour abbesse. L'évêque de Mende, Hère, approuva la fondation du monastère et reçut les voeux d'Énimie.
«Néanmoins, elle ne trouvait pas cette retraite assez isolée, et elle se retira dans une grotte au flanc de la montagne, pour s'adonner au recueillement et à la prière. Elle avait fait sa couche dans cette caverne d'une anfractuosité qu'on voit encore et à laquelle on a donné le nom de «lit de la Sainte». Elle avait pour compagne une filleule, qui portait le même nom, et qui n'avait pas voulu se séparer d'elle.
«Jeune encore, sentant que son âme allait bientôt retourner au Dieu qui l'attendait, elle demanda les derniers sacrements et mourut radieuse.
«Elle avait prédit à sa filleule qu'elle ne tarderait pas à la suivre au tombeau, et pour qu'elles ne fussent pas séparées, elle donna des ordres afin que le cercueil de l'enfant fût placé au-dessus du sien, ce qui eut lieu peu de temps après. C'est à cette mesure indiquée par Énimie, que le pays dut de conserver le corps de la sainte. En effet, plus tard, les envoyés de Dagobert vinrent réclamer la dépouille de sa soeur. On leur livra le cercueil qui était à la partie supérieure du tombeau, et ils n'emportèrent ainsi que les restes de la filleule d'Énimie qui, elle, selon son désir, continua à demeurer, morte, au milieu de ces contrées où elle avait voulu vivre. Énimie mourut vers 630».
Le culte de sainte Énimie est très vivace dans la région et s'étend au loin. Plusieurs miracles de guérison, depuis la mort de la sainte, furent, dit-on, constatés et affirmés. Des distances les plus éloignées on vient apporter des malades dans la grotte ou y chercher de l'eau de la source bienfaisante. Le monastère fondé par la Sainte prospéra puis il finit par disparaître. En 1793, le couvent qui s'y trouvait joint fut mis à sac, et on entretint pendant trois jours un feu au milieu de la cour avec les archives du monastère et on détruisit ainsi de véritables trésors historiques.
La ville de Sainte-Énimie qui compte environ douze cents habitants, tire son principal revenu de ses amandiers, dont elle vend plus de mille hectolitres par an.
Au fond de l'immense puits formé par les parois gigantesques des rochers plongeant dans le Tarn, les maisons, couvertes de pierres, se mirent dans le cristal liquide des eaux, ou s'accrochent aux déclivités moins rapides produites par d'anciens glissements. De ce fond de la vallée se dégage la sensation d'un isolement absolu et d'une paix profonde. Le matin, au lever du soleil, l'astre, après avoir illuminé d'une teinte rose la partie du ciel étendue au-dessus de la tête, émerge lentement d'une barre de rochers qui borne le nord comme d'un grandiose écran. Les rayons s'irradient peu à peu en une gloire immense enflammant la voûte bleuissante, tandis qu'en bas tous les gouffres restent plongés dans une obscurité d'opale. Le soleil, continuant à monter, vient frapper certaines parois des immenses margelles de ce puits, et, par réfraction, l'obscurité inférieure s'éclaire de fusées éblouissantes qui rendent subitement distincts les objets jusque-là confus. Ici, le clocher de l'église s'élance comme une flèche; là, sur la vitre d'une maison jaillit un éclair. Plus loin, un bouquet d'arbres jette une flamme verte. Enfin les dernières notes noires se mettent à l'unisson dans ce concert de toutes les lumières, et c'est une harmonie générale de tous les tons de la gamme solaire. Et tandis que la chaleur éclate en haut, une fraîcheur monte d'en bas qui vous apporte tous les parfums d'une végétation qui s'éveille.
Les aéroplanes, continuant leur course, avaient dépassé depuis longtemps le village de La Malène et franchi le passage appelé le détroit, en raison de l'entassement gigantesque de rochers qui le caractérise. Les touristes aperçurent la maison des fées, la grotte de la momie, le gouffre de l'Escaillou, le cirque des Baumes, le roc Aiguille et le Pas-de-Souci, endroit chaotique formé d'un énorme amas de rochers éboulés parmi lesquels se dressent deux pierres de formes bien différentes, l'Aiguille et la Sourde. L'Aiguille est un monolithe incliné, de 80 mètres de haut, situé à mi-côte; la Sourde est un bloc presque cubique de dolomie, de proportions gigantesques, qui sépare le sentier de la rivière et fait face à la muraille dite la Roche Rouge de l'autre rive. Cet endroit du Tarn est célèbre par la légende qui s'y rattache et qui est bien connue dans le pays:
«Sainte Énimie, en venant s'établir à Burle, avait fortement contrarié le Diable, qui cherchait à se venger par tous les moyens, et sortait de l'enfer par les avens des causses. Ses efforts, restés vains contre Énimie, se tournèrent contre ses nonnes. Elle avait obtenu du Seigneur le pouvoir d'enchaîner le démon, s'il se laissait prendre. Un jour il fut surpris, mais parvint à s'échapper et à fuir le long du Tarn. Sainte Énimie le poursuivit. Arrivée au Pas-de-Souci, la Sainte voyant le démon prêt à lui échapper par le gouffre du Tarn, s'écria: «À mon secours! Montagne, arrête-le!» Les énormes rochers aujourd'hui au bas du chaos, étaient alors au bas des falaises. À la voix de la sainte ils s'élancèrent sur l'ennemi. Luttant contre eux, Satan était déjà sur le bord du gouffre quand la Sourde le saisit sous son poids. La roche Aiguille, que sa grande taille gênait dans la descente, s'arrêta à mi-chemin: «As-tu besoin de moi, ma soeur?» La Sourde, répondit: «C'est inutile, car je le tiens bien.» Voyant le diable pris, la Sainte fit un geste et tous les rocs s'arrêtèrent sur place dans leurs bizarres positions. Satan, luttant encore pour s'échapper, griffa la base du rocher en y laissant la trace rouge de sa main sanglante.»
En longeant la rive gauche de la rivière, les pilotes aperçurent encore le château de Blanquefort, la gorge de l'Ironselle, le rocher percé en ogive et appelé Pas-de-l'Arc et enfin le grand ravin des Églasines, avec ses quelques maisons flanquées en nid d'aigle et dont les fenêtres et portes, entourées d'un badigeon de chaux vive, les faisait ressortir sur la roche noirâtre d'où s'échappait une coulée de basalte.
Arrivés au Rozier-Peyreleau, la caravane vira à gauche pour remonter le cours de la Jonte, encaissé comme celui du Tarn, au fond d'une espèce de couloir ou cañon, qui offre également en plusieurs endroits des aspects impressionnants.
Pendant plus de cinq lieues, la flottille suivit la rive droite de la rivière, serpentant au fond de la vallée, ayant à sa gauche les escarpements ruiniformes du causse Méjan et, sur l'autre rive, les murailles crénelées du causse noir. Il fallait que les aviateurs eussent acquis une réelle maîtrise dans la conduite de leurs appareils, car il leur fallait constamment manoeuvrer les gouvernails et décrire des zigzags continuels, pour se maintenir dans l'axe de l'étroite gorge qui ne contient que la route et la rivière et décrit des lacets rentrants et sortants, à angle aigu, tous les cent mètres, donnant ainsi l'illusion des coulisses d'un grandiose décor, dont les frises seraient agrémentées de dolomies affectant les formes les plus bizarres et quelquefois les plus amusantes. Et toujours le contraste saisissant entre la tonalité sévère des parois à pic de trois cents mètres de hauteur et la fraîche verdure bordant la rivière.
Les touristes passèrent en vue du hameau de Capluc, de Maynial et de la fontaine des Douze, à quelque distance de laquelle se trouvent des grottes extrêmement curieuses, explorées par M. Martel, le spéléologue bien connu, et par MM. Paradan, Joly et de Launay, ingénieur des mines. C'est dans la grotte dite de Nabrigas, que ces savants ont trouvé des preuves de l'existence de l'homme dans la Lozère à l'époque du grand ours des cavernes, et de la connaissance de la poterie à cette époque.
Il était cinq heures, lorsque la caravane atterrit dans le frais vallon où s'abrite la petite ville de Meyrueis, au confluent des trois rivières la Jonte, le Butézon et la Brèze, qui descendent toutes les trois du mont Aigoual. Son arrivée causa une véritable révolution dans la paisible cité, qui se croyait bien à l'abri, au fond de son cirque de montagnes, contre l'invasion des machines volantes, et l'hôtelier qui avait été découvert par Breuval, ouvrit des yeux démesurés quand on lui annonça la prochaine arrivée d'une seconde équipe d'hommes-oiseaux, et qu'il allait falloir préparer à dîner subito et même presto à vingt personnes affamées.
—Combien avons-nous fait de chemin aujourd'hui? demanda M. de L'Esclapade à Médouville. Avec tous ces tours et détours dans les montagnes, je n'en ai pas la moindre idée.
Le secrétaire général jeta quelques chiffres sur son carnet et établit rapidement un calcul.
—Ce matin, de Rodez à Garabit et à Marvéjols, nous avons fait 170 kilomètres, répondit-il enfin, et cette après-midi un peu plus de 100 kilomètres.
Le jeune homme fut interrompu à ce moment par l'irruption dans la salle de l'hôtel de plusieurs personnes engagées dans une conversation animée, et dans lesquelles il était facile de reconnaître les monoplanistes.
—Votre excursion s'est bien opérée, demanda cordialement le secrétaire à Médrival.
—L'aller et retour de Rodez à Padirac?... oui, pas mal. Nous avons fait une moyenne de quatre-vingt-quatre à l'aller et quatre-vingt-seize au retour. Mais quel chemin pour venir ensuite de Rodez jusqu'ici!... Je m'en rappellerai! Si nous ne nous étions pas élevés jusqu'à plus de douze cents mètres, nous n'aurions pu atteindre ce trou où vous avez eu l'idée saugrenue de nous donner rendez-vous.
—Mais le puits de Padirac?...
—Ma foi, parlez-en à M. Darmilly si vous voulez avoir des détails circonstanciés. Tout ce que je peux vous en dire, c'est que c'est un grand trou profond, avec des galeries comme dans les Catacombes de Paris, mais moins intéressant, car il n'y a pas d'ossements ni d'inscriptions amusantes: Memento quia pulvis es, etc.
—Vous êtes réjouissant, en vérité!... grommela Médouville en s'écartant du mauvais plaisant pour se rapprocher du professeur qui expliquait à La Tour-Miranne les péripéties de son excursion.
—Tout d'abord, disait le savant géologue, nous avons été en droite ligne de Rodez à Figeac-Capdenac et de là à Roc-Amadour. Ce dernier village, éloigné de quatre kilomètres de sa gare, est situé dans la gorge de l'Alzou, littéralement accroché aux flancs d'un immense rocher à pic. Des portes et des maisons anciennes, des restes de fortifications, attestent qu'il avait autrefois une grande importance: c'était une des dix-huit villes basses du Quercy, et elle était représentée par un abbé aux États de la province.
Rien n'est pittoresque comme cette étroite vallée à l'une des parois de laquelle sont suspendus en gradins le village et les sanctuaires avec au sommet, comme couronnement, l'ancien château fort. En dehors même de la célébrité du pèlerinage, l'étrangeté seule mérite la visite du touriste.
Au-dessus du village, à mi-hauteur du rocher, sur une étroite plate-forme, se trouvent les sanctuaires auxquels on accède par un immense escalier de plus de deux cents marches, divisé en trois parties, et que d'innombrables pèlerins gravissent à genoux.
Au sommet de la première partie de l'escalier, se trouve un terre-plein encombré de maisons. C'est là que commence l'enceinte sacrée, entourée autrefois de fortifications remontant au XIe siècle. De là, derrière une massive porte de bois, part, sous une voûte, le second escalier qui aboutit à d'anciennes habitations restaurées scrupuleusement dans leur style par l'évêque de Cahors. Sur la gauche, un troisième et court escalier conduit à la chapelle miraculeuse de Notre-Dame, but du pèlerinage.
—Mais le puits, fit observer le président, le puits...
—Le gouffre de Padirac est une des plus grandes curiosités de l'Europe. Il s'ouvre au milieu d'un plateau aride et rocailleux, sans que rien n'en signale l'approche. C'est M. Martel, l'intrépide explorateur, qui, en compagnie de son cousin Gaupillat, l'a visité pour la première fois en 1889. Ce gouffre, dont la circonférence est de 110 mètres, mesure dans sa partie la plus basse 75 mètres de profondeur. L'impression est fantastique quand on est au fond; on se croirait, a écrit M. Martel, au fond d'un immense télescope ayant pour objectif un morceau circulaire du ciel bleu.
Au fond du gouffre, un puits presque vertical aboutit à une vaste galerie de cent mètres de profondeur où circule une rivière qui borde un sentier sur un parcours de 250 mètres. La rivière occupe ensuite toute la largeur de la galerie et la navigation qu'on effectue alors sur de solides bateaux est vraiment féerique. Au bout de quatre cents mètres on traverse le lac de la Pluie, remarquable par ses belles stalactites, et on débarque au milieu d'une végétation en pierre, des plus étranges. Peu après, un escalier vous conduit à trente mètres de hauteur, dans une vaste salle, haute de 96 mètres et occupée par un petit lac orné de concrétions calcaires des plus bizarres. Les galeries se poursuivent encore plus loin, mais ces parties n'ont pas été encore aménagées pour la visite des touristes.
—Le gouffre de Padirac est intéressant à visiter, c'est incontestable, ajouta à son tour Léon Bourdon en s'approchant, mais j'ai trouvé autant de charme à la Grotte des Demoiselles,—la Baouma de las doumaïsallas en patois du pays—que j'ai parcourue l'année dernière.
—Et où cela perche-t-il, ce Ba-ou... trou-la-la?... interrompit Médrival.
—L'entrée se trouve au sommet de la montagne de Thaurac, non loin de Saint-Bauzille de Putois dans le département de l'Hérault. Je venais de Ganges...
—Mais c'est à peine à dix lieues d'ici, dans ce cas, s'écria La Tour-Miranne qui écoutait.
—C'est bien possible. Toutes les Cévennes sont remplies de trous, de cavernes, de grottes quelquefois très curieuses. Ainsi, celle dont je vous parle est très profonde, à faire croire que la montagne tout entière est creuse, et elle comporte de nombreuses salles, nommées salles des Mille Colonnes, du Four, du Manteau royal, la Grande Salle reliées les unes aux autres par des couloirs, d'étroits boyaux plutôt, circulant le long des corniches de rochers. Le clou de cette excursion est la partie de la caverne appelée Salle des orgues et Salle de la Vierge. Dans la première, le sol est couvert de troncs de pyramides en pierre; au milieu de ce chaos s'élèvent des colonnes aux parois ravinées qui leur donnent l'aspect de tuyaux d'orgues, et qui rendent des sons très sonores dès qu'on les heurte avec un objet dur. Au milieu des stalagmites de l'autre salle, sur un énorme monolithe, se dresse une femme, couronnée et drapée et portant dans ses bras un enfant. Éclairée par des flammes de Bengale, cette concrétion calcaire fait illusion et reproduit à s'y méprendre, l'aspect d'une statue de la Vierge tenant son enfant dans ses bras.
—Il doit bien y avoir une légende sur cette grotte, dit de sa voix douce Mlle Geneviève Outremécourt. Racontez-nous-la, je vous prie, monsieur Bourdon. J'adore les légendes.
—Ma foi! mademoiselle, répondit l'interpellé, cette histoire est assez courte. On prétend qu'au moment des guerres de religion, une famille sans ressources, pour éviter les persécutions, s'y serait cachée, vivant de racines et d'herbes. Ses membres, tombés dans un état à peu près sauvage, vivaient nus, ce qui les faisait ressembler à des spectres et jetait l'épouvante parmi les naïves populations du voisinage. Aussi n'est-ce qu'en 1780 que Marsollier de Vivetières osa affronter les ténèbres de la grotte et fit un récit détaillé des angoisses qu'il éprouva lors de sa première exploration. Depuis, de nombreux touristes sont venus explorer et visiter la grotte des Demoiselles. Parmi eux je vous citerai MM. Adolphe Badin, Louis Figuier, Martel, Cambon, propriétaire et administrateur de la grotte, Léon Gautier, qui, par leurs récits et leurs observations, ont permis de dresser un plan exact de la Baouma.
Enfin, pour terminer, comme toutes les grottes, la Baouma de las Doumaïsellas a sa légende, je l'emprunterai au rapport de M. Léon Gautier dressé à l'occasion de l'excursion de la Société d'Horticulture et d'Histoire naturelle de l'Hérault à la grotte des Demoiselles.
«Il y a bien longtemps, à l'époque où les revenants n'étaient pas encore rares, diverses apparitions suspectes avaient eu lieu autour de la grotte.
«Plusieurs habitants, traversant le bois qui couvre la colline de Thaurac, avaient aperçu de loin de vagues formes blanches errant aux alentours de la Baouma.
«Un d'entre eux, plus courageux et moins crédule que les autres, résolut de savoir à quoi s'en tenir et se hasarda à passer la nuit dans la grotte même.
«À minuit, heure classique des apparitions, notre homme, que peu à peu le sommeil avait gagné, est subitement réveillé.
«La grotte resplendit de lumière et une femme voilée, portant un enfant dans les bras, lui apparaît et lui ordonne de la suivre.
«Jean (l'explorateur s'appelait Jean, paraît-il), Jean, dis-je, obéit machinalement. Peu à peu, cependant, reprenant son sang-froid, notre homme ne veut pas se laisser duper et veut savoir si réellement la femme qu'il suit est un être surnaturel. Profitant d'un moment où il se trouve près d'elle, il s'élance et... perd connaissance en tombant dans le vide...
«Un laps de temps qu'il n'a jamais pu préciser s'écoule. Il revient peu à peu à lui...
«Le spectacle qu'il lui est donné de voir est horrible. La grande salle au fond de laquelle il est tombé est lugubrement éclairée de feux rouges; des reflets sanglants courent sur les stalactites et colorent la voûte réfléchis par les mille facettes des concrétions; des ruisseaux de feu semblent couler dans les anfractuosités des murs.
«Sur un piédestal énorme la femme à l'enfant est debout. Autour d'elle sur l'orifice d'un horrible précipice, des femmes demi-nues, les cheveux épars, dansent une ronde infernale, tandis que, dans l'ombre, de noirs démons font entendre d'affreux ricanements, auxquels des hurlements lugubres sortant du gouffre répondent sourdement... Jean sent ses cheveux se dresser, la peur, une peur affreuse, le saisit et il s'évanouit de nouveau...
«Le lendemain, ses camarades, ne le voyant pas revenir, furent à sa recherche dans la grotte, et, se hasardant dans les parties non explorées, découvrirent la grande salle, où leur camarade était étendu demi-mort.
«Revenu à lui, il raconta son aventure et la grotte reçut le nom qu'elle porte encore: «Baouma de las Fadas ou Grotte des Fées.»
—Elle est effrayante votre légende, monsieur Bourdon!... murmura Mlle Outremécourt, mais je ne vous en remercie pas moins de la complaisance que vous avez mis à nous la retracer.
Les aviateurs s'étaient rencontrés à l'hôtel avec plusieurs familles de touristes français et anglais, et une conversation générale s'engagea pendant le repas sur les gouffres et les cavernes du Tarn. Les étrangers assurèrent aux clubmen que la grotte de Dargilan qu'ils avaient visitée dans ses moindres recoins était comparable comme intérêt aux célèbres grottes de Han-sur-Lesse et de Rochefort en Belgique, d'Adelsberg en Autriche et de Saint-Marcel dans l'Ardèche. Cette affirmation donna aux jeunes gens le désir de voir à leur tour cette curiosité naturelle et il fut convenu que la matinée du lendemain serait consacrée à cette excursion, l'entrée des grottes s'ouvrant à six kilomètres à peine de Meyrueis. On verrait ensuite, dans l'après-midi, Bramabiau et, si possible, l'observatoire de l'Aigoual.
Le lendemain matin donc, les membres de l'Aéro-tourist-club s'équipèrent en vue de l'excursion souterraine projetée, c'est-à-dire que les dames comme les hommes revêtirent le costume sportif: vareuse de toile, culotte cycliste, molletières de cuir et casquettes, puis ils se firent conduire en voiture à l'entrée de cette merveille des causses.
Pendant la route, René de Médouville apprit à ses compagnons l'histoire de la découverte des grottes.
—Le nom de Dargilan, dit-il, vient de celui du hameau même, qui est situé à moins d'un demi-kilomètre de la caverne. C'est par le plus grand des hasards que celle-ci fut découverte en 1880 par un berger qui, ayant aperçu un renard se terrant dans un orifice sur la montagne, se mit en devoir d'enfumer a bête. Ne l'ayant pas vu ressortir, il éteignit ses feux et pénétra dans une excavation d'où il s'élança bientôt, tout tremblant de peur. A la suite de cet incident, on connut l'existence de la première salle souterraine, mais ce n'est que huit ans plus tard que la caverne fut complètement explorée, non sans peine ni péril, par M. Martel, accompagné des frères Gaupillat, ses cousins, et secondé par les guides Louis Armand et Foulquier de Peyreleau, et Causse dit Poulard, de Meyrueis.
«La grotte de Dargilan peut se décomposer en trois branches principales qui partent toutes de l'entrée. A peine a-t-on fait, paraît-il, quelques pas, qu'au moyen de l'éclairage au magnésium sans lequel la visite perdrait une grande partie de son attrait, l'on distingue tout l'ensemble imposant de l'architecture de la première salle. D'ailleurs, ajouta l'orateur, interrompant ses explications, nous allons pouvoir en juger de visu puisque nous sommes arrivés!...»
Les excursionnistes mirent pied à terre, et, précédés des guides chargés de diriger l'excursion, ils pénétrèrent sous le porche ténébreux donnant accès à la grotte. Un instant après, ils admiraient les vastes proportions de la première salle souterraine riche en stalactites et en stalagmites affectant les formes les plus bizarres et les plus inattendues faisant penser à un immense palais de cristal. La hauteur n'était pas moindre de 35 mètres.
—La galerie de l'Est, annonça le guide. On descend le long des éboulis à quarante mètres de profondeur, et il y a une échelle de quatorze échelons. Faites attention, mesdames... Nous voici maintenant dans la salle de la Sacristie, puis dans la salle dénommée l'Eglise. Voyez ces concrétions calcaires. D'après leur forme, on les appelle la chaire, la tribune, le maître-autel, les grandes orgues. A droite de cette salle est la galerie carrée, où s'ouvre le puits de la Falaise profond de 20 mètres, puis, perpendiculairement à celle-ci, la galerie où sont les salles de la Pieuvre, du Balcon et du Cul-de-sac. Nous allons suivre la branche qui se dirige vers le sud-est.
Continuant à avancer, suivi de la troupe des visiteurs, le guide poursuivit:
—Voyez, mesdames et messieurs, ces immenses stalactites. On leur donne les noms de la Tortue, les Aiguillettes, le Panache, l'Hélice et la Mosquée, en raison des objets dont elles rappellent la forme. Nous descendons maintenant l'Escalier de Cristal. Le plafond de la grande salle est situé à 70 mètres au-dessus de nos têtes et sa portée atteint presque 200 mètres sans support, ce qui en fait l'une des cinq plus grandes cavités connues du globe.
«Cette pagode de stuc calcaire est le Minaret, et vous distinguez parmi ces stalagmites de formes bizarres qui semblent sortir du sol, la massue de Goliath, les Candélabres, la Ruche, la Loggia, le Piédestal. Revenons à notre point de départ pour visiter maintenant la galerie de l'ouest qui mesure 1600 mètres de long, alors que celle de l'Est n'en a que 600.»
A mesure que l'on arrivait devant telle ou telle partie de la galerie, le guide donnait les noms qui ont été appliqués à ces curieuses formations souterraines.
—Le bloc là-bas, qui simule un cadavre recouvert d'un linceul, c'est l'Homme mort, expliqua-t-il. Cette nappe de concrétions calcaires que vous apercevez maintenant, est la grande cascade. Nous traversons en ce moment la salle des Deux Lacs, ainsi nommée en raison des deux grandes flaques d'eau limpides que voici. Les stalagmites portent le nom du Lustre et du Chameau. Je vais encore allumer un fil de magnésium pour que vous puissiez juger de l'ensemble... Maintenant baissez la tête, mesdames et messieurs, pour vous glisser dans cette salle dite du Boyau, dont vous remarquerez les fines colonnettes l'entourant. Attention, voici la merveille de Dargilan: le Clocher.
Cette appellation n'était pas exagérée: à l'entrée d'une vaste salle de 40 mètres de côté se dressait une haute stalagmite rappelant l'image d'un guerrier gaulois. De l'espèce de loge ou de tribune où ils étaient parvenus, les touristes dominaient la salle, et ils remarquèrent en son milieu, s'élançant à 20 mètres de hauteur comme un véritable bouquet de mille jets d'eau soudainement pétrifiés, une agglomération formée d'un nombre infini de colonnettes reliées par des cascades d'albâtre. Cette masse de fuseaux translucides, semblable à une flèche de cathédrale, se terminait par une sorte de statue abritée sous un baldaquin de dentelle formé par la soudure des stalactites et des stalagmites. Ce bloc, loin d'être compact, ainsi qu'il le paraissait à distance, était creux et ouvragé à l'intérieur comme un véritable reliquaire circulaire en ivoire sculpté, à tel point que la lumière, introduite par un guide entre les fuseaux, permit de distinguer les moindres éléments de cette ossature transparente. L'effet était réellement merveilleux sous l'éclatant rayonnement du magnésium, et les promeneurs furent enthousiasmés.
Il ne restait plus à voir, avant de sortir, que les dernières salles, dont le sol, parsemé de courtes stalagmites très rapprochées, fait songer à un cimetière bossué de tombes, et au fond duquel est un mur composé de concrétions que les touristes escaladèrent à l'aide d'une échelle de fer. Ils traversèrent la salle des Vasques, ainsi nommée à cause de deux réservoirs qui reçoivent des eaux d'infiltrations tombées des voûtes, puis la salle des Tombeaux, où s'élèvent trois blocs stalagmitiques portant les noms de chaise curule, borne milière et tombeau. C'est là, qu'à 130 mètres de profondeur au-dessous de l'orifice d'entrée, se ferme la grotte de Dargilan.
Les excursionnistes revinrent sur leurs pas presque à regret et en éprouvant une seconde fois l'admiration des lieux parcourus. Le retour leur parut même plus facile jusqu'à la salle de la Grande Cascade, à partir de laquelle, l'intérêt décroissant, ils ne retrouvèrent plus jusqu'à la sortie que quelques difficultés de gymnastique. Ils dirent au passage un adieu à l'Homme mort en franchissant son tombeau et éprouvèrent, en remettant le pied hors de la grotte obscure, l'étonnement que produit toujours l'éblouissante lumière du soleil, à la sortie des cavités du sol.
—Et Bramabiau, demanda La Tour-Miranne à l'un des guides, vous le connaissez?.....
—Oui, oui, répondit l'interpellé, c'est à Saint-Sauveur-des-Pourcils, à quelques lieues de Meyrueis. Je l'ai visité. C'est tout différent de Dargilan. C'est une rivière, un vrai torrent, qui s'appelle le Bonheur et qui circule entre d'énormes rochers en tombant de cascades en cascades, au fond de la terre. Je crois même qu'il y a sept cascades à la suite, dont plusieurs sont très périlleuses.
—D'où vient le nom de «Bramabiau»? questionna Mme Lhier
—De ce que la première cascade, en venant de l'aval, produit, à l'époque des grandes eaux, un mugissement que répètent les échos des parois. En patois «brama biau» signifie mugissement du boeuf.
—Ah! très bien, je vous remercie.
—Bramabiau, ajouta le guide, est situé très haut dans les montagnes, à mille mètres au moins. C'est curieux à voir, surtout en hiver, car l'entrée de l'ouverture, aussi grande qu'un tunnel de chemin de fer, gèle quelquefois. Cela fait comme un rideau de glace, mais bien fragile, car ayant une fois eu l'idée de tirer un coup de fusil à l'entrée, tout ce palais de cristal s'est effondré avec un fracas épouvantable. Il y a aussi, à peu de distance de Bramabiau, un espèce de couloir où l'eau ne passe plus par suite d'un éboulement, la Baume, ou Trou aux Renards, qui est vraiment singulier, car, lorsqu'on est arrivé à l'extrémité, on se trouve tout d'un coup au fond d'un précipice de trois cents pieds formé par la cascade de sortie de la rivière.
Pendant cette conversation, les touristes étaient revenus à Meyrueis, où un copieux déjeuner les attendait. Tout en dévorant, avec un appétit fouetté par la longue promenade souterraine qu'ils venaient d'exécuter, les jeunes gens continuèrent à s'entretenir.
—Alors, nous visitons, cette après-midi, ce fameux trou de Bramabiau? demanda Breuval.
—Je ne sais trop si je dois vous y engager après ce que nous en a dit le guide, fit La Tour-Miranne. Si c'est dangereux, les dames ne pourraient tenter l'excursion.
—Alors, montons à l'Aigoual, dit Médouville. Il y a paraît-il un observatoire magnifique.
—Vous ne réfléchissez pas, mon cher René, que le sommet de l'Aigoual est à près de seize cents mètres d'altitude. Pouvons-nous y parvenir avec nos appareils?...
—Pourquoi pas!... s'écria l'intrépide Médrival. Je suis bien monté à près de douze-cents mètres hier!
—C'est là une prouesse que je n'essaierai pas d'imiter avec mon biplan, mais nous pouvons nous y rendre, d'ici même, en voiture. La route se fait en trois heures. Nous trouverons au sommet de l'Aigoual deux pavillons dépendant du Club alpin, où nous pourrons avoir l'hospitalité. Nous visiterons l'Observatoire demain matin et, de retour ici nous reprendrons la route des airs. Ce programme vous convient-il?...
—Rien de mieux, président. La chose est entendue!...
La Tour-Miranne fit part de cette décision à l'hôtelier, en lui demandant de lui procurer les moyens de gagner l'Aigoual. Celui-ci promit des voitures pour deux heures plus tard et ajouta qu'une dépêche allait être immédiatement expédiée à l'Observatoire qu'un fil télégraphique relie au bureau de poste de Meyrueis, pour prévenir de l'arrivée de la caravane:
—Comme cela, conclut l'hôte avec un gros rire, vous serez sûr de trouver à dîner et à coucher.
Pendant la route, l'inépuisable cicérone Médouville fit part à ses amis de ce qu'il avait appris dans son Guide au sujet de l'établissement qu'on allait visiter.
—Au moyen âge, dit-il, les moines de l'ordre de Saint-Benoît vinrent y fonder le prieuré de Bonheur; un peu avant le XVIIe siècle, les croupes de l'Aigoual furent explorées par les botanistes qui lui donnèrent le nom de Hort-Dieu (Hortus Dei, jardin de Dieu), et en 1676, Magnol achevait de les faire connaître au monde savant. Linné y puisa de précieux documents. Dans la guerre des Camisards contre les dragons de Louis XIV, le chef des Camisards, Roland, se faisait appeler le roi de l'Aigoual, et s'y maintenait comme dans une forteresse. Après la paix, Cassini y établissait la triangulation, et de Gensanne y faisait des recherches minéralogiques. Plus tard, les météorologistes comme Mouret, le contre-amiral d'Assas et Cabirou, se servaient de ces régions pour leurs observations; enfin, tandis que Dumas reconnaissait la constitution des versants schisteux, le commandant d'état-major Levret y stationnait pour le rattacher à la triangulation de la méridienne en y reconstruisant la pyramide-signal de Cassini et, en 1854, le capitaine Burtel achevait le relevé topographique du massif. L'observatoire de l'Aigoual, construit sur les plans de MM. Fabre et Labbé, est garanti contre tous les dangers auxquels sont exposés les bâtiments édifiés à de semblables altitudes. Contre la foudre, il est défendu par un paratonnerre Melsens, et par le soin qu'on a pris de n'introduire dans la bâtisse aucun élément métallique. Il est abrité du vent, car il se trouve un peu en contre-bas du point culminant du sommet que son toit ne dépasse pas. L'édifice a 31 mètres de long sur 14 de large, et il est encastré dans le roc. La façade principale est tournée vers le sud; la façade nord fait corps avec le rocher. L'angle sud-ouest est flanqué par une grosse tour ronde de 17 mètres de haut, ayant au rez-de-chaussée une grande salle, ouverte aux touristes, aux étages supérieurs, des salles destinées aux appareils scientifiques, et couronnée par une plate-forme crénelée, dominant de quelques mètres le sommet géodésique de l'Aigoual.
Comme défense contre l'humidité, tout le corps de logis du bâtiment est à double enveloppe; sur la façade sud, règne une galerie fermée de baies vitrées. Les murs extérieurs sont en pierres de taille et moellons piqués; pour la toiture on a adopté le système des voûtes en berceau, en plein cintre. Sur ce système de voûtes sont placées d'énormes plaques de schiste-ardoisier, épaisses de trois centimètres, ayant plus d'un demi-mètre carré de surface et noyées à bain de mortier de ciment sur l'extrados des murs. Le service des eaux est assuré par une citerne, contenant cent mètres cubes, et creusée en entier dans le roc; les annexes du bâtiment contiennent écurie et remise. Un jour on y trouvera un garage pour aéroplanes, il n'y a plus que cela qui manque maintenant!
—Je me permettrai d'ajouter, dit l'hôtelier qui avait écouté, qu'une visite à l'Aigoual et à son observatoire, en dehors du côté pittoresque, est du plus haut intérêt. Elle est, d'ailleurs fort attrayante par le curieux contraste qu'offrent ses terrains schisteux, gazonnés et boisés, avec l'aridité des immenses plateaux calcaires des causses. De plus, autour de l'Aigoual ainsi que de la Séreyrède, l'État a installé des jardins botaniques d'acclimatation, pour l'expérimentation des plantes nouvelles spéciales aux grandes altitudes, et, dans celui de l'Aigoual on doit tenter la culture de légumes variés de Suède, de Finlande, etc. Déjà on peut voir sur ces sommets des plantes rares, entre autres, des lis blancs magnifiques comme, je n'en ai jamais vu dans le pays.
Les voyageurs durent convenir, en arrivant au but de leur excursion, que les éloges faits du site n'étaient nullement exagérés. En effet, l'emplacement est merveilleusement choisi pour un observatoire, car de tous les points du Bas-Languedoc, l'horizon se trouve borné vers le nord-ouest par la chaîne des Cévennes. La partie centrale de ce profil semble se renfler en forme de large dôme entre les sources du Gardon et celle de l'Hérault. Ce massif montagneux de l'Aigoual est un véritable noeud orographique du pays, qui sert en quelque sorte de trait d'union entre la région schisteuse accidentée des Cèvennes centrales et les hauts plateaux calcaires des Causses. Sur ce vaste dôme, font saillie divers pics, dont le plus élevé, celui de l'Aigoual, est exactement situé sur la ligne de partage des deux versants de l'Océan et de la Méditerranée. Sur la pointe même se dressent les ruines de la Tour de Cassini, centre de station des triangulations françaises de Cassini et de l'état-major, à 1.567 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Là, plus que partout en France, la ligné hydrographique du partage des eaux sépare deux régions dissemblables. Sur le versant méditerranéen, ce ne sont que vallées et gorges profondes qui alternent avec des crêtes schisteuses, étroites et dentelées; sur le versant océanique, au contraire, les pentes granitiques plus douces semblent se relier au loin avec la surface plane des causses. De la terrasse, point extrême de l'Aigoual, les aviateurs se trouvaient comme suspendus au-dessus de la vallée de l'Hérault et ils voyaient à leurs pieds, en contre-bas de 1.200 mètres, la ville de Valleraugues. Ils dominaient la succession des montagnes des Cèvennes et pouvaient apercevoir à l'extrême horizon la ligne argentée de la Méditerranée, et, le temps étant admirablement clair, les clochers et l'agglomération de Montpellier. Enfin au sud, se profilant comme un nuage diaphane dans l'atmosphère transparente, les pics des Pyrénées, depuis le Canigou jusqu'au Pic du Midi dont la pointe seule émergeait au-dessus des cimes arrondies des montagnes du Tarn. Le tableau était véritablement merveilleux, et les excursionnistes ne tarissaient pas d'éloges, même une fois revenus à Meyrueis et prêts à reprendre leur essor pour continuer leur périple.
—Où allons-nous, président? interrogea Médrival au moment de reprendre sa place de pilote à bord de son minuscule monoplan.
—Nous allons suivre les vallées pour atteindre Valleraugues au pied de l'Aigoual, puis, de là, Alais dans le Gard, Uzès et Avignon, soit une centaine de kilomètres environ. Ce soir nous serons à Marseille.
Cette fois, le sportsman devait se tromper dans ses prévisions. En arrivant au-dessus d'Uzès, le vent qui était déjà fort en arrivant à Alais, devint une véritable tempête, et les aéros, emportés par le mistral, furent entraînés, malgré les efforts de leurs pilotes, dans un vol d'ouragan vers la plaine désolée et sans fin de la Crau—et vers la Méditerranée!
CHAPITRE XXI
A TRAVERS LA FRANCE EN DIRIGEABLE
OU L'ON RETROUVE DES FIGURES DE CONNAISSANCE.—CHARLOT RETROUVE UNE PLACE.—EN ROUTE POUR L'EST.—METZ.—POURSUIVIS PAR LE «ZEPPELIN».—EXCELSIOR!—NANCY.—UN PASSAGER DE MARQUE.—UNE NUIT A BESANÇON.—LYON VU A VOL D'OISEAU.—LE MISTRAL.—L'AÉRONAT DÉSEMPARÉ.—LE TRAINAGE
—Ainsi, M. Neffodor, nous n'avons plus de mécanicien!...
—Hélas! non, monsieur Réviliod, Gellinier a remis sa démission à M. Fruscou, et il ne doit plus revenir au parc.
—Prenez un autre aide, alors! Je vous ai prévenu que je me préparais à une excursion à grande distance et c'est juste au moment où je viens vous dire d'appareiller que vous m'apprenez que votre second vous lâche!
L'aéronaute leva les bras au ciel avec un geste muet de désolation. Le Petit Biscuitier, nerveux, le sourcil froncé, fit encore quelques pas en mâchonnant de sourdes paroles, puis il revint se planter devant le capitaine de son aéronat.
—Voyons, dit-il, ce n'est pas tout que de geindre comme un boulanger retournant sa pâte, il faut prendre un parti. Il y a bien un ouvrier de Fruscou capable de remplacer le mécanicien qui nous fait faux bond.
—Je ne crois pas, monsieur Réviliod. Avec tous ces accidents de dirigeables, on ne trouve plus facilement un mécano qui veuille abandonner le plancher des... terriens. Ils trouvent tous qu'il y a trop de risques.
A ce moment, la petite porte donnant accès au hangar à l'intérieur duquel l'aéronat le Réviliod n° 1 était gonflé, prêt à reprendre l'air, depuis son retour de Trouville s'entr'ouvrit, et la tête du père Boudain, le gardien de l'aérodrome d'Ecancourt, s'encadra dans cette ouverture.
—Qu'est-ce que c'est encore?... interrogea le sportsman.
—Excusez-moi de vous déranger, monsieur, répondit le gardien, sa casquette à la main, mais il y a à la porte un individu qui insiste comme le diable pour vous parler.
—Vous savez bien, père Boudain, que je ne veux voir personne ici! Aucun étranger ne doit pénétrer dans le parc.
—C'est pourquoi j'ai laissé l'homme à la porte, malgré ses gesticulations. Je connais la consigne, monsieur Réviliod. Je vais donc lui intimer l'ordre de s'en aller, et plus vite que cela, d'autant plus qu'il n'a pas une dégaine qui me revient ce citoyen-là, avec son dos tout tortueux et ses oreilles en plats à barbe.
En entendant ces derniers mots, l'aéro-yachtman tressaillit et songea à une figure connue.
—A-t-il dit son nom? demanda-t-il brièvement.
—Oui, monsieur. Tiburce, le chauffeur, a l'air de le connaître aussi. C'est un mécanicien qui s'appelle Bader.
—C'est bon! Dites-lui de venir me trouver!
Quelques minutes s'écoulèrent, puis la porte s'ouvrit de nouveau, et le personnage que nous connaissons déjà se présenta, se dandinant sur ses jambes torses et promenant ses regards fureteurs de tous côtés.
—Salut, m'sieur Réviliod, dit humblement maître Charlot.
—Ah! vous voilà enfin! articula le Petit Biscuitier en le toisant sévèrement des pieds à la tête. Et qu'est-ce qui vous a décidé à me rendre visite, après la façon dont vous avez exécuté—ou plutôt, non, dont vous n'avez pas exécuté—mes ordres?... En vérité, je ne pensais plus désormais entendre parler de vous!...
—Ah! monsieur, ne m'accablez pas!... Si vous saviez ce qui s'est passé!...
—Cela m'indiffère profondément, répliqua vivement Réviliod avec un coup d'oeil significatif jeté du côté de Neffodor qui écoutait. Vous me raconterez un autre jour vos petites histoires, aujourd'hui je n'ai pas le temps. Il faut que je me procure un mécanicien pour mon yacht aérien.
—Ah! monsieur, si vous vouliez!... Je vous en serais si reconnaissant!...
—Si je voulais quoi?... Reconnaissant de quoi?...
—De me prendre avec vous...
—Comment, et votre situation chez Martin-Landoux?...
—Ah! monsieur, il faut que je vous dise! On a fait une enquête très sévère à Aérovilla pour tâcher de découvrir l'auteur du sabotage dont l'aéro du président avait été victime. On n'a rien trouvé, mais cela n'a pas empêché le patron de balayer tous ceux qui faisaient partie de l'équipe au moment où l'accident s'est produit. Je suis donc la victime de mon bon coeur, monsieur Réviliod, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Alors je me suis dit...
—Je vous répète que toutes vos histoires ne m'intéressent pas! coupa avec tant de sécheresse le sportsman que mon Charlot demeura coi et la bouche béante, sans oser continuer son récit, dans lequel d'ailleurs il fardait sans hésiter la vérité, comme à son habitude.
Je retiens seulement, termina Réviliod, le fait que vous vous trouvez momentanément sans emploi. Voulez-vous, en ce cas, entrer à mon service...
Pendant un moment, Charlot, médusé par l'imperturbable assurance de son interlocuteur, ne sut que répondre. Enfin, il parvint à tirer quelques sons de son gosier.
—Pour le dirigeable?... finit-il par articuler.
—Pour conduire le moteur du dirigeable, oui. En êtes-vous capable?...
—Oh! monsieur Réviliod!... Vous doutez de mes capacités!... Voilà dix ans que je triture ces bécanes-là.
Le Petit Biscuitier ne put retenir un mince sourire.
—C'est bien! dit-il. D'ailleurs, Neffodor vous mettra au courant si vous avez besoin de quelques explications, et à partir de cet instant vous êtes à mon service, et, comme je suis bon prince quoi qu'on en dise, je vous accorde un salaire journalier double de celui que vous aviez à l'atelier Landoux!...
—Je vous remercie bien, monsieur, murmura-t-il, quoique... Enfin, c'est dit, j'accepte et je me mets à vos ordres.
Maître Charlot constatait une fois de plus qu'il avait affaire à trop forte partie pour lui et qu'il n'avait rien de mieux à faire que d'accepter les propositions du richissime amateur de tourisme aérien. Mais, en même temps, il éprouvait un profond ressentiment contre le jeune homme dont il avait été le jouet, sans en avoir tiré le moindre avantage. Loin de là, même, car si Martin Landoux pris d'un vague soupçon, l'avait congédié, c'était bien le Petit Biscuitier qui en était cause. Et celui-ci lui offrait, pour toute indemnité, un emploi provisoire de mécanicien! C'était, en vérité, une piètre récompense.
—Si j'avais su!... grommela le tortueux personnage, ulcéré au plus profond de lui-même. Enfin, le jour viendra peut-être où je pourrai te rendre la monnaie de ta pièce, toi qui m'as si bien roulé!...
Claude Réviliod ne s'occupait déjà plus de lui. Il était revenu au pilote, demeuré impassible pendant la conversation.
—Eh bien! nous avons un mécanicien maintenant, avait-il repris. Nous allons pouvoir par conséquent reprendre la route des airs!...
—Dans quelle direction, cette fois, monsieur?...
—Est. Je veux aller inspecter nos places fortes de ce côté-là, et voici l'itinéraire, sauf, bien entendu, dans le cas où le vent contrarierait par trop la marche du ballon: Pontoise, Senlis, Soissons, Rethel, Sedan, Metz, Nancy, Épinal, Belfort, Bourg, Grenoble et Aix-les-Bains, où nous camperons définitivement.
—Oh! oh! c'est un long voyage, monsieur Réviliod. Combien de jours comptez-vous mettre à l'exécuter?
—Trois jours, pas davantage; il me semble que cela n'a rien d'extraordinaire. Premier soir, arrêt à Nancy, deuxième à Pontarlier, troisième à Aix.
—Bien, monsieur. Dans ce cas, je vais faire expédier dans ces trois villes les tubes à hydrogène nécessaires pour le ravitaillement, de façon à ne pas nous trouver dans l'embarras. A quand le départ?...
—Demain matin, si possible.
—Je ferai le nécessaire, monsieur. Tout sera prêt!
—J'emmène seulement mon valet de chambre pour me servir. Vous réglerez l'équilibre en conséquence. Quant à vous, Bader, vous allez rester ici et Neffodor vous mettra au courant de votre travail.
Ayant ainsi réglé tous ces détails, le Petit Biscuitier quitta le hangar en sifflotant d'un air satisfait. Le lendemain matin à huit heures, il reparaissait, ainsi qu'il l'avait annoncé et s'enquérait si ses ordres avaient été exécutés.
—Tout est en état pour la route, monsieur, et nous n'attendons plus que vos ordres, répliqua le pilote.
—Très bien. Dans ce cas faites sortir le ballon et partons immédiatement.
—Vous pouvez monter en nacelle, monsieur Réviliod; je viens de faire enlever, comme vous le voyez, les panneaux de la façade du hangar. On fera le «pesage» à l'intérieur, avant de sortir.
L'équipe de manoeuvres, prévenue, venait d'arriver. Les hommes s'espacèrent autour de la longue poutre armée constituant la nacelle, et Firmin, un peu plus aguerri, rangea, dans les compartiments du meuble ornant le salon aérien, les provisions solides et liquides dont son maître lui avait ordonné l'achat, puis il monta à bord à la suite de l'armateur du dirigeable. Le pilote et le mécanicien avaient déjà pris leur poste, et le réglage de la force ascensionnelle fut rapidement opéré. Cela fait, le dirigeable fut sorti de son abri et amené sur la pelouse des départs. Neffodor vérifia encore une fois tous les détails du délicat mécanisme, puis commanda à l'équipe:
—Attention au commandement, vous autres, pour lever les mains tous ensemble!... Vous y êtes?... Lâchez tout!....
Le ballon s'enleva majestueusement et vint s'équilibrer vers deux cent cinquante mètres. L'aéronaute se laissa un moment entraîner dans le lit du vent pour reconnaître sa direction et sa vitesse, puis il se frotta les mains avec satisfaction.
—Vent d'ouest, vitesse vingt kilomètres à l'heure. Ça va nous pousser dans la bonne direction et économiser notre hydrogène!... murmura-t-il.
Il donna, en conséquence, l'ordre à Chariot, immobile auprès du moteur qu'il avait passé son après-midi de la veille à régler, de mettre en route les deux cylindres fonctionnant à l'essence et d'embrayer ensuite l'hélice. Le mécanicien obéit, et aussitôt que le propulseur eut été mis en mouvement, la vitesse s'accéléra notablement. Neffodor consulta l'anémomètre.
—5 m. 50 à la seconde de vitesse propre, fit-il encore. A ajouter à la vitesse du courant nous défilons donc à raison de 40 kilomètres à l'heure. C'est suffisant pour l'instant!
A neuf heures et demie du matin, l'aéronat traversait Senlis, reconnaissable à la flèche de son église gothique du XIIe siècle, et à onze heures il laissait à tribord la ville de Soissons. A ce moment, l'armateur du navire aérien interpella le pilote.
—Il me semble que nous n'avançons guère! observa-t-il. Nous ne sommes encore qu'à la patrie des haricots. Comment cela se fait-il?...
—Nous marchons alternativement avec le moteur à pétrole et avec le moteur à gaz, expliqua Neffodor, ce qui nous donne une moyenne de quarante à l'heure.
—Allure d'un méchant tortillard de banlieue. Cela nous fera arriver à minuit à Nancy! Plus vite, donc!
—C'est facile, monsieur Réviliod!... Charlot, les quatre cylindres en route!...
L'ordre fut exécuté. Lorsque le dirigeable arriva en vue de la colline ou Laon est juchée, l'aéronaute qui observait attentivement le sol, annonça à son passager:
—70 kilomètres à l'heure, monsieur. Nous venons de parcourir en une demi-heure les 35 kilomètres qui séparent Soissons de Reims!...
—Bon, cela va mieux. Continuez à cette vitesse jusqu'à Sedan!...
Les plaines, les forêts, les rivières défilaient sous la nacelle du dirigeable qui traçait dans l'air qui le portait une trajectoire d'une absolue régularité, à six cents mètres environ de hauteur. Le Petit Biscuitier déjeuna tranquillement, servi par Firmin qui avait fini par se résigner à son sort et se familiariser avec ce genre de locomotion qu'il abhorrait tout d'abord. Le pilote et le mécanicien eurent leur part des provisions emportées, et qu'ils absorbèrent sans quitter de l'oeil la machine et les instruments. Il était deux heures un quart lorsqu'on arriva en vue de Sedan. Les 260 kilomètres à vol d'oiseau séparant Écancourt de la frontière avaient été franchis en un peu plus de cinq heures et demie, soit à l'allure moyenne de 46 kilomètres à l'heure.
Remettant le moteur en petite vitesse, le pilote conduisit son passager d'un bord à l'autre de l'immense cuvette qui avait été le théâtre de l'affreux désastre de l'armée française en 1870. Le ballon plana un moment au-dessus de la cité et fit lentement le tour de la vallée, de Bazeilles à Givonne, en passant par Fleigneux, Saint-Menges, le calvaire d'Illy, tous ces points qui furent témoins de l'inutile héroïsme de nos soldats. Penché au-dessus du bordage de la nacelle, l'aéro-yachtman considérait avidement le panorama immense qui s'étendait au-dessous de lui, et il repassait dans sa mémoire tout ce que l'histoire lui avait appris de cette guerre désastreuse.
—Longez la frontière et conduisez-moi à Metz!... ordonna-t-il brusquement à l'aéronaute.
Neffodor se contenta de baisser la tête et ne répondit pas. Il inclina la pointe du ballon vers le sud-est et l'appareil reprit sa route à toute allure vers Montmédy et Briey. A cinq heures moins le quart, il franchissait la frontière, au sud d'Audun-le-Roman et, quelques instants plus tard, la cité lorraine, maintenant allemande, étala son immense camp retranché aux yeux des aéronautes qui le considéraient dans son ensemble de l'altitude de quinze cents mètres qu'ils avaient atteinte.
Metz, presque entièrement germanisée aujourd'hui, constitue une place forte de premier ordre. Commandant la trouée de la Moselle, elle a été depuis 1870 entourée d'une formidable enceinte de forts détachés, couronnant à l'est de la ville les plateaux de Sainte-Barbe et de Colombey, et à l'ouest, les hauteurs de Gorze à Saint-Privat. Réviliod les compta l'un après l'autre en s'aidant de sa carte. Maustein, Manteuffel, Kameke, Haeseler, Zastrow, Gôben ou de Queuleu, Wurtemberg, Aversleben ou de Plappeville, et son regard s'arrêta un moment sur les villages dont les noms rappelaient le funèbre souvenir de sanglants combats: Gravelotte, Saint-Privat, Rézonville, Mars-la-Tour, Borny.
Le Petit Biscuitier reporta les yeux au-dessous de lui, et considéra l'agglomération formée par les maisons de la ville, patrie de Pilâtre de Rozier, le premier des aéronautes, et du maréchal Fabert. Il distinguait à merveille les sinuosités des deux rivières qui l'arrosent: la Meuse et la Seille, ainsi que la magnifique flèche qui mesure près de cent mètres de hauteur qui surmonte la vieille cathédrale, quand soudain il tressaillit. Du sol venait de se détacher une espèce de long cylindre jaunâtre, qui s'élevant progressivement, prenait des dimensions de plus en plus considérables. Le sportsman étouffa une exclamation à cette vue.
—Tiens! un saucisson volant! s'exclama Firmin. On voit bien que nous sommes en Allemagne; les Prussiens vont jusqu'à faire de la charcuterie aérostatique!...
—Ce n'est pas un saucisson, rétorqua Charlot qui avait entendu. C'est un mirliton!
—Ce n'est ni l'un ni l'autre, prononça à son tour le pilote qui avait reconnu du premier coup d'oeil la nature de l'objet. C'est un dirigeable allemand, un Zeppelin, qui vient sans doute nous demander qui nous sommes et ce que nous venons faire au-dessus de Metz.
—Eh bien! répondons-leur et montrons qui nous sommes aux officiers qui le montent! déclara Claude Réviliod. Neffodor, déployez le grand pavillon de l'arrière!...
L'aéronaute se leva, et donnant un coup sec sur la drisse le maintenant roulé, il fit s'allonger un large drapeau de soie tricolore attaché au-dessous de la pointe arrière de l'aéronat.
A la vue de l'emblème national, une longue traînée de lest fusa au-dessous du dirigeable allemand dont on pouvait maintenant reconnaître les gigantesques proportions. Il ne tarda pas à arriver à l'altitude où planait le Réviliod; des moulinets se mirent à tourner aux deux bouts du long «saucisson» et le formidable vaisseau parut se précipiter sur le yacht aérien qui portait le Petit Biscuitier.
—Holà! s'écria Firmin dont la bravoure n'était pas la principale qualité. Ils se précipitent sur nous! Ils vont nous pulvériser!...
—Que dois-je faire, monsieur Réviliod? interrogea le pilote. Faut-il remettre en grande vitesse?...
—Fuir devant ces gens-là! tonna le sportsman. Jamais! Montrons-leur ce que les Français savent faire. Vous avez du lest?...
L'aéronaute jeta un coup d'oeil autour de lui.
—120 kilos, environ, monsieur Réviliod.
—Eh bien, montons le plus haut possible, afin que ce mastodonte poussif qui nous menace ne puisse nous suivre! Excelsior!
Obéissant à cet ordre, Neffodor projeta successivement le contenu de deux sacs par-dessus bord et en même temps il fit remettre la machine en marche et obliqua les lames de persiennes de l'aéronat, et le gouvernail de direction, de manière à décrire de vastes orbes tout en s'élevant d'une manière continue. On arriva à deux mille mètres.
L'aéronat allemand, un moment immobile, n'avait pas tardé à imiter l'exemple de ce myrmidon qui osait le narguer; un nuage de sable se répandit dans l'espace et il monta à son tour. Bientôt il reparut à la hauteur du Réviliod.
—Encore du lest, Neffodor, encore du lest!... ordonna le Petit Biscuitier. Quand nous devrions jeter jusqu'à nos bottes par-dessus bord, il ne faut pas nous laisser dépasser par ces mangeurs de choucroute!...
La manoeuvre fut recommencée et le ballon pénétrant dans d'épais cumulus se perdit un instant, mais il ne tarda pas à émerger et dominer le massif de vapeurs.
—Trois mille deux cents mètres!... annonça orgueilleusement l'aéronaute. Jamais encore un dirigeable n'est monté à pareille altitude!...
A cette hauteur, l'aéronat planait au-dessus d'une mer de nuages éclatante de blancheur, et son ombre se reflétait, entourée d'un arc-en-ciel irisé, sur ce plancher de vapeurs.
—L'auréole des aéronautes!... annonça tranquillement le pilote.
—Et le Zeppelin, qu'est-ce qu'il est devenu? répliqua son passager. On ne le voit plus!...
—Il n'aura pas osé se risquer à une pareille altitude, c'est certain!...
—Eh bien! voilà qui montrera aux Teutons que nous ne craignons pas leurs Léviathans de quinze mille mètres cubes et leur prouvera qu'avec un minuscule ballonnet de seize cents mètres seulement nous pouvons leur faire la nique. Maintenant, il se fait tard, en route pour Nancy!...
—Dans une heure nous y serons.
Pour compenser la perte de lest effectuée afin de s'élever à cette altitude relativement considérable pour un aéronat de la taille du Réviliod n° 1, Neffodor dut soupaper à plusieurs reprises. En quittant le plateau supérieur des nuages, l'auréole aux sept couleurs disparut, mais, en scrutant attentivement l'horizon de l'est, dans les brumes duquel s'estompait la ville de Metz, le Petit Biscuitier aperçut encore, comme un mince trait d'union le dirigeable allemand qui, ayant renoncé à la lutte en hauteur, regagnait son hangar dans l'un des forts hérissant la crête lorraine.
—Bon voyage! grommela ironiquement l'aéro-yachtman, et au plaisir de ne pas vous revoir!...
L'aéronat ne tarda pas à repasser la frontière et à revenir en vue de la terre, terre française cette fois!—et à distinguer Pont-à-Mousson. Le soleil commençant à s'abaisser sur l'horizon la température était moindre et, le gaz se contractant, la descente se précipita. Bientôt on ne fut plus qu'à deux cents mètres du sol, et l'aéronaute dut se débarrasser de ce qui lui restait de lest pour éviter d'être précipité dans un bois que l'on traversait.
—Heureusement nous ne sommes plus qu'à une douzaine de kilomètres de Nancy, murmura-t-il en vidant peu à peu son dernier sac de sable. Nous sommes complètement à sec de lest et il ne doit plus rester trois litres d'essence dans les réservoirs. Il est grand temps de reprendre terre!...
Enfin la Meurtrie apparut, la route de Château-Salins fut traversée, et le pilote dirigea la course du navire aérien vers le plateau de Malzéville, qui lui offrait un terrain propice pour effectuer l'atterrissage, et où le génie avait fait élever un hangar dans le but d'abriter le dirigeable destiné à la place de Nancy, dirigeable encore à ce moment en cours de fabrication chez le constructeur.
Le vent étant presque complètement tombé avec l'approche de la nuit, l'aéronat put mettre en panne, ses guideropes étant largement étendus sur le sol, et attendre l'arrivée des soldats qui accouraient du fort voisin. Bientôt une trentaine de bras vigoureux halèrent sur les cordages et la nacelle toucha le sol. Il y avait onze heures que le Réviliod naviguait, et il avait parcouru plus de cent lieues depuis son départ d'Ecancourt.
Le Petit Biscuitier descendit de son salon, après que Neffodor eut pris la précaution de faire monter deux soldats à bord afin de remplacer son poids. Il s'enquit s'il lui serait possible d'obtenir de la Place l'autorisation d'abriter son appareil à l'intérieur du hangar dans le cas où celui-ci serait encore disponible, et un caporal s'offrit à le conduire au capitaine adjudant-major, au fort, qui, seul, avait qualité pour lui répondre. Il était nuit noire lorsqu'il revint, accompagné par l'officier qui avait eu la complaisance de téléphoner immédiatement à la Place pour demander des ordres et savoir s'il pouvait faire ouvrir le hangar. L'autorisation sollicitée avait été accordée, et en conséquence des sapeurs furent commandés pour démonter les panneaux de la façade. Enfin l'aéronat fut garé, et, après avoir été alourdi par une surcharge de lest, le pilote et le mécanicien purent le quitter.
—Douze heures de ballon d'affilée, c'est un peu beaucoup, vrai!... grogna Charlot en mettant pied à terre.. Je suis moulu!... En voilà une étape qui peut compter!... Il est enragé, le patron!...
—En attendant, répliqua son chef, nous aurons de l'ouvrage demain à regarnir le ballon. Il a perdu près de trois cents mètres cubes de gaz. Pourvu que nous ayons suffisamment d'hydrogène avec les vingt bouteilles que j'ai fait envoyer! C'est qu'on en a dépensé pendant ce voyage pour alimenter le moteur et grimper à trois mille mètres!...
Charlot eut un geste de mauvaise humeur.
—Eh bien! si l'on n'en a pas suffisamment, marmotta-t-il, on en sera quitte pour ne pas aller plus loin et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. En voilà un métier!...
Une grave déconvenue attendait, le lendemain matin, l'aéronaute.
Lorsqu'il se rendit à la gare pour prendre livraison des tubes de gaz comprimé qui avaient dû être expédiés dès l'avant-veille de l'usine de fabrication d'Issy-les-Moulineaux, rien n'était arrivé; Neffodor téléphona alors au fournisseur qui dut avouer, vérification faite, que la commande n'avait pas été exécutée et que les bouteilles d'acier étaient encore au magasin. Le capitaine du Réviliod s'emporta et voulut tempêter contre l'incurie de l'industriel, mais à ce moment la communication téléphonique fut coupée, et l'infortuné Neffodor n'eut que la ressource d'aller porter ses doléances à son armateur, qu'il trouva en compagnie de nombreux officiers du génie de la place.
—Diable! fit le Petit Biscuitier en apprenant cette fâcheuse nouvelle et fronçant le sourcil avec mécontentement, comment allons-nous faire dans ce cas pour poursuivre notre voyage?...
—Nous serons bien forcés d'attendre au hangar l'arrivée des tubes d'hydrogène, hasarda l'aéronaute.
—Je vais vous adresser en même temps une offre et une demande, articula un officier en s'adressant à Réviliod.
—Parlez, commandant, répliqua courtoisement celui-ci.
—Vous avez besoin d'une grande quantité d'hydrogène pour ravitailler votre ballon?...
L'armateur se tourna vers le pilote qui répondit pour lui:
—Oh! deux cent cinquante à trois cents mètres cubes environ!
—Bon! avec le grand appareil à circulation du parc d'aérostation, il n'y en aurait pas pour une heure à fabriquer cette quantité de gaz. Eh bien! poursuivit l'officier en se tournant vers Réviliod, mon cher camarade,—je puis bien vous appeler ainsi, puisque vous êtes lieutenant de réserve!—je vais formuler ma proposition. Vous nous avez expliqué tout à l'heure que votre voyage de circumnavigation aérienne allait vous conduire à Épinal puis à Belfort. Or, je dois me rendre, pour affaires de service, dans cette dernière place forte. Si vous voulez bien m'accorder une place à votre bord, je me fais fort de mon côté de vous obtenir du général l'autorisation d'utiliser l'appareil à hydrogène du parc militaire.
—Comment donc!... mais très volontiers, mon commandant!... s'écria vivement le sportsman. Je serai très heureux de pouvoir vous offrir à déjeuner à bord de mon petit yacht aérien de plaisance.
—Tiens, ce ne sera pas banal, en effet, et je vous remercie de l'invitation. Mais il faut nous hâter; Belfort est à cent cinquante kilomètres d'ici, et nous n'y serons pas avant ce soir.
—Croyez-vous! proféra avec un mouvement d'orgueilleuse satisfaction le Petit Biscuitier. Mon aéronat possède une vitesse propre de 45 kilomètres à l'heure, et pour peu que le vent nous aide comme hier, nous n'en avons pas pour trois heures!...
—Vraiment!... C'est merveilleux pour un dirigeable!
—Certainement. Cela vaut un peu mieux que les aéroplanes dont on nous rebat les oreilles. A propos, avez-vous entendu parler, commandant, du fameux tour de France entrepris par une bande de fous qui ont la prétention de faire ce parcours avec les machines à la mode?...
—Les journaux annoncent que la caravane dont vous parlez vient d'arriver à Bordeaux.
—Et combien reste-t-il encore d'aéroplanes intacts?...
—Mais, je crois la caravane encore au complet, comme au départ...
—Enfin, laissons cela, coupa l'aéro-yachtman en faisant un geste comme pour écarter de son esprit des pensées désagréables, et occupons-nous de notre prochain départ pour Belfort.
—Vous avez raison. Je cours chez le général de brigade solliciter l'autorisation en question.
Il était à ce moment neuf heures du matin. A onze heures et demie, le dirigeable était tiré à bras hors du hangar et amené à l'endroit même où il avait atterri la veille. Il avait repris sa belle forme de fuseau, luisante et tendue, car il n'avait pas absorbé moins de 310 mètres cubes de gaz hydrogène pur,—presque le cinquième de sa capacité totale.
A 200 mètres de haut, le pilote fit mettre les quatre cylindres du moteur en mouvement, car le vent d'ouest, qui régnait depuis plusieurs jours, était assez vif, et il dut diriger le nez du ballon vers Neufchâteau pour atteindre, après deux heures de marche, Épinal. Pendant ce temps, le Petit Biscuitier avait fait les honneurs de son yacht aérien au commandant Chevallier, et Firmin, décidément aguerri contre le mal de ballon, avait correctement fait son service et dressé un «menu aérostatique» des plus confortables, et qu'avait apprécié l'officier, fin gourmet.
—Nous voilà en pleines Vosges, remarqua l'armateur, en humant un moka parfumé; le panorama est vraiment grandiose; mais, dites-moi, commandant, sommes-nous encore loin de Belfort?...
—Environ vingt lieues à vol d'oiseau, mon cher ami. Et c'est, comme vous le voyez, un pays très accidenté en même temps que très boisé. Ainsi, Épinal que nous venons de traverser, est à 340 mètres; Remiremont, où nous allons arriver est à 613 mètres, et nous avons devant nous les sommets arrondis du Hohneck et du Ballon d'Alsace qui dépassent 1.200 mètres!
—Oh! nous n'irons pas passer juste au-dessus de ces «ballons-là», commandant.
Ce ne sont pas des Zeppelin pour que nous dépensions pour eux jusqu'à notre dernier gramme de lest!
Pendant que s'échangeait cette amicale conversation, l'aéronat continuait à avancer avec la rectitude d'un projectile, et effrayait par le bruit de son hélice toute la gent emplumée des forêts qui; le prenant sans doute pour un formidable oiseau de proie, fuyait en désordre dans toutes les directions.
Le pilote, laissant à l'est le dôme du ballon d'Alsace, descendit en plein sud et à quatre heures de l'après-midi, le yacht aérien arriva au-dessus des ouvrages avancés de la forteresse de Belfort. Contrarié par le vent d'ouest, il avait mis quatre heures et demie pour parcourir 150 kilomètres.
—Tâchez donc de nous amener sur les glacis du fort des Barres!... recommanda l'officier au pilote.
Neffodor manoeuvrant en conséquence, obligea le ballon à s'abaisser jusqu'à ce que les guideropes arrivassent au contact du sol, puis faisant tête au vent il parvint à immobiliser l'appareil, que des soldats accourus en toute hâte du fort voisin, amenèrent jusqu'à terre. Le commandant Chevallier quitta alors là nacelle, et tout en serrant cordialement les mains de son hôte de quelques heures, il lui dit:.
—Alors vous persistez à continuer votre route sur Besançon?...
—Certainement. Ne vous ai-je pas dit que l'on m'attendait demain à Aix-les-Bains?...
—Laissez-moi alors vous donner un dernier renseignement avant de vous quitter. Lorsque vous arriverez près de Besançon, vous remarquerez, sur l'une des collines entourant la ville, non loin de la gare de la Miotte, un fort imposant: le fort Brégille. Le commandant de ce fort est un de mes meilleurs amis, remettez-lui ma carte avec ce mot lorsque vous aurez pris terre. Je suis sûr que vous serez bien accueilli.
—Est-ce que le fort possède un hangar pour dirigeables?...
—Certainement, comme presque toutes les villes frontières. S'il n'est pas, ce qui est probable, occupé, vous pourrez y loger votre ballon, comme vous avez fait à Nancy. Est-ce qu'en cas de guerre vous ne le mettriez pas à la disposition de la défense nationale?...
—Vous n'en doutez pas, commandant, et je souhaite que, si le cas vient à se produire, il soit affecté au service de la place à laquelle vous appartenez.
Les deux hommes échangèrent une dernière poignée de mains.
—Adieu, commandant! cria Réviliod.
—Non, pas adieu, au revoir, et grand merci de m'avoir pris comme compagnon de voyage!...
Déjà l'aéronat délivré bondissait dans les airs et l'officier, entouré des soldats ayant aidé à l'escale, se rapetissait dans l'éloignement. Le pilote avait mis le cap au sud-ouest vers Montbéliard et Baume-les-Dames, mais le courant ouest qui continuait à souffler contrariait fortement sa marche. Il fallut presque une heure pour atteindre Montbéliard. Neffodor grommela:
—Si nous continuons de ce train-là, nous arriverons à Besançon à minuit, et nous n'aurons pas assez d'essence pour aller jusque là. Essayons si nous ne trouverons pas en montant un courant moins défavorable.
Manoeuvrant les lamelles de l'aéroplane en même temps qu'il vidait deux sacs de lest coup sur coup, l'aéronaute, qui jusque-là avait maintenu une altitude variant entre six cents et mille mètres au-dessus du niveau de la mer, s'éleva jusqu'à près de deux mille mètres. Bien loin de s'apaiser, le vent était plus rapide, à cette hauteur que près du sol.
—Diable!... Diable!... nous n'avançons presque plus maintenant, grogna le pilote.
Devant l'insuccès de sa tentative, il se résigna à redescendre le plus bas possible, en se fiant à la condensation due à l'approche du soir. A sept heures vingt minutes, l'aéronat n'était encore qu'en vue de Baume-les-Dames. Il avait fallu trois heures pour parcourir soixante-douze kilomètres!
—Pas même du vingt-cinq à l'heure!... ce n'est pas brillant!... marmonna encore l'aéronaute. Et avec cela l'essence qui va manquer et nous sommes encore à huit lieues de Besançon!...
Heureusement, avec la fraîcheur du soir, la brise cessa tout d'un coup, ce dont on put s'apercevoir à l'immobilité des feuillages succédant à leur agitation continuelle. Le brave Neffodor se sentit délivré de l'inquiétude qui l'oppressait depuis de longues heures. Profitant du calme, il fit activer la marche dû moteur, et en trois quarts, d'heure, les 32 kilomètres de Baume-les-Dames à Besançon furent abattus, et il faisait encore clair lorsque le yacht aérien lança ses guideropes sur les glacis du fort Brégille. L'appel strident de la sirène dont le dirigeable était muni fit accourir tous les soldats qui erraient dans les cours de la forteresse, et leur aide fut précieuse pour reprendre sans encombre contact avec le sol. Aussitôt l'aéronat solidement maintenu, l'aéro-yachtman s'adressa à un adjudant, demandant à parler au commandant Tarlé, pour qui le chef de bataillon du génie Chevallier lui avait remis un mot. Au nom du chef du fort, le sous-officier se confondit en politesses et courut prévenir le commandant de l'arrivée du dirigeable. Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que l'officier arrivait, ayant interrompu son repas pour accourir plus vite. En égard pour la recommandation de son collègue de Nancy, l'officier accorda à Réviliod la permission que celui-ci demandait de garer son aéronat dans le hangar militaire.
—Vous seriez venu huit jours plus tard à Brégille, dit cordialement le commandant, qu'il m'eût été impossible de déférer au désir que vous manifestez, quelle que soit l'envie que j'ai d'être agréable à mon ami Chevallier, car on m'a annoncé l'arrivée imminente du dirigeable type «République» destiné à la place de Besançon.
—Je ne saurais trop vous remercier, commandant, de votre amabilité, répliqua le sportsman, et je vais immédiatement profiter de votre autorisation. L'aéronat fut rentré dans l'immense hangar destiné à contenir un vaisseau aérien trois fois plus grand que lui, et le Petit Biscuitier, suivi de ses hommes, put gagner la cité bisontine, qui s'étendait à ses pieds, avec ses mille lumières.
Le lendemain, lorsque Neffodor se présenta à la gare pour réclamer les bouteilles d'hydrogène comprimé, il eut la surprise de constater que l'usine avait expédié le double de la quantité de tubes qu'il avait demandé.
—Ils ont ajouté les tubes qu'ils avaient oublié d'envoyer à Nancy, sans aucun doute, songea l'aérostier. C'est une drôle de façon de corriger une bévue, mais nous tâcherons qu'elle ne soit cependant pas inutile, car on a encore diablement perdu de gaz pendant cette dure journée d'hier!
L'aéronaute fit charger les tubes d'acier sur une voiture, qui prit aussitôt la route du fort. Le regarnissage du ballon venait d'être terminé, et deux cent soixante mètres cubes d'hydrogène avaient été transfusés dans l'enveloppe de soie caoutchoutée pour compenser les pertes de la veille, Chariot, aidé d'un pioupiou qui s'était mis à sa disposition, terminait le remplissage des réservoirs d'essence, lorsque le «patron» Claude Réviliod parut, l'air tout guilleret.
—Eh bien! interrogea-t-il, tout est prêt?... C'est aujourd'hui que nous arriverons à Aix?...
—Je l'espère, monsieur, répliqua simplement le pilote.
—Ah! à propos, dites-moi, quelle est la distance de Besançon à Lyon?...
—Par Poligny, Lons-le-Saunier et Bourg, il y a deux cents kilomètres, monsieur Réviliod.
—Bon! Vous allez nous conduire d'abord au-dessus de la deuxième ville de France. Ensuite, combien y a-t-il de Lyon à Grenoble?
—Trente lieues environ.
—Alors, notre point définitif d'escale sera Grenoble. Demain, si le temps continue à se maintenir au beau fixe, nous nous promènerons au-dessus des Alpes avant d'atteindre notre port d'attache: Aix. D'ailleurs nous serons, j'en suis sûr d'avance, reçus à Grenoble comme nous l'avons été dans toutes les places fortes de l'est; c'est-à-dire d'une façon charmante, et nous y trouverons des ressources qui n'existent pas à Aix. Tout bien réfléchi, conduisez-nous à Grenoble.
—Oui, monsieur Réviliod.
Lorsque l'aéronat eut quitté en présence du commandant Tarlé, de ses officiers et de toute la garnison, le hangar où il avait été abrité pendant la nuit, le pilote inspecta le ciel, que traversaient à une grande hauteur de petits nuages blancs qui voguaient avec une excessive rapidité.
—Hum! murmura-t-il, un changement de temps est prochain et cela ne m'étonnerait pas si nous avions demain de la pluie ou du vent!
A l'altitude de 400 mètres, où naviguait le yacht aérien, régnait un faible courant de nord-ouest ne contrariant que faiblement la marche. Le départ s'étant effectué à onze heures moins quelques minutes, il était près de trois heures et demie lorsque l'aéronat arriva au-dessus de Lyon, après avoir traversé tout le pays des Dombes, facilement reconnaissable à ses nombreux étangs, qui faisaient songer à la Sologne au-dessus de laquelle Réviliod était passé en compagnie des châtelains des Frênes lors de sa première sortie. Le dirigeable se maintint un moment en station à 650 mètres, de haut au-dessus de la vaste cité, qu'il traversa du nord au sud, du parc de la Tête-d'Or à la Mulatière où la Saône se jette dans le Rhône. Accoudé à son balcon, Claude Réviliod promenait ses regards sur toute l'étendue de la ville, dont les monuments se distinguaient admirablement, grâce à l'extraordinaire transparence de l'atmosphère. Après avoir franchi le Rhône, dont les eaux limpides tranchaient avec les eaux jaunâtres de la Saône, le dirigeable passa à la hauteur de la montagne de Fourvières couronnée par sa basilique, et perpendiculairement au-dessus de la gare de Perrache.
Le vent avait tourné au nord et il fraîchissait singulièrement, accélérant la vitesse propre de l'aéronat, si bien qu'en arrivant à Vienne dans le Dauphiné, Neffodor donna au mécanicien l'ordre de ralentir à son minimum la marche du moteur à pétrole dont les deux cylindres seuls travaillaient depuis l'arrivée à Lyon. Décidé à se maintenir le plus près possible du sol pour éviter de perdre inutilement du gaz, l'aéronaute résolut de descendre le cours du Rhône jusqu'à l'endroit de son confluent avec l'Isère dont il remonterait ensuite le cours jusqu'à Grenoble, au lieu de s'élever à une grande altitude au-dessus du massif montagneux du Dauphiné.
Bien que le moteur eût presque stoppé et tournât à son minimum de tours par minute, la vitesse de translation s'accroissait de plus en plus, et le pilote remarqua, non sans inquiétude, que les nuages voguant vers quinze cents ou deux mille mètres, filaient encore plus vite dans la direction du sud. Les 86 kilomètres de Vienne à Valence furent abattus en cinquante-six minutes.
—Diable! monologua l'aéronaute, nous faisons maintenant du quatre vingts à l'heure!... En voilà un satané courant, cela ne va pas être facile de remonter à Grenoble si ce damné vent ne cesse pas!
Le confluent de l'Isère approchait, il fallait agir sans délai. Charlot remit les deux moteurs en marche; l'hélice accéléra son mouvement de rotation et le pilote braqua le gouvernail d'arrière pour effectuer un virage et naviguer vers l'est. Cette manoeuvre eut pour résultat de placer l'aéronat en travers du lit du vent, et au bout d'un instant Neffodor put constater qu'il dérivait vers le sud sans gagner sensiblement vers l'orient. La vitesse propre du navire aérien était insuffisante pour le déplacer à angle droit du courant qui l'emportait. La situation était grave et le pilote se tourna vers le propriétaire de l'aéronat pour lui faire part de ses remarques.
—Quoi! s'exclama le Petit Biscuitier, nous ne pourrions pas dévier de ce maudit courant d'air!... Ce serait un peu fort, avec un moteur aussi puissant que le nôtre! Forcez la vitesse, morbleu! Forcez!...
L'aéronaute transmit au mécanicien l'ordre qu'il venait de recevoir: Avec un mauvais sourire sur les lèvres, Charlot obéit et poussa la manette d'avance à l'allumage à l'extrémité de sa course, en même temps qu'il ouvrait en grand l'admission des gaz. Une violente trépidation secoua la nacelle en même temps que s'accroissait l'intensité du sifflement de l'hélice à l'avant.
—Eh bien! avançons-nous maintenant, interrogea impatiemment le sportsman.
Penché en dehors du bordage, Neffodor examinait attentivement des points de repère sur le sol.
—Oui! monsieur, finit-il par répondre, nous gagnons dans l'est, mais bien lentement.
—Qu'importe, pourvu que nous arrivions.
Mais ce qui était à prévoir depuis un moment se produisit subitement. Un craquement terrifiant qui ébranla la machine retentit soudain et le moteur s'arrêta.
—L'arbre de couche est rompu!... déclara tranquillement Charlot. Nous sommes flambés!...
Un long gémissement strangulé, semblable au cri d'un chien hurlant à la lune lui répondit, s'échappant de la gorge contractée de l'infortuné Firmin qui s'écroula sur le tapis du salon en murmurant:
—Nous sommes perdus!... Je l'avais bien prévu!...
Claude Réviliod était resté quelques secondes comme pétrifié, mais il se ressaisit vite, et brièvement:
—La machine est hors de service?... scanda-t-il.
—Oui, monsieur Réviliod. Nous partons à la dérive, répliqua l'aéronaute qui n'avait rien perdu de son calme habituel.
—Dans ce cas, nous nous trouvons dans les mêmes conditions qu'un ballon libre ordinaire. Il faut manoeuvrer en conséquence, voilà tout.
Neffodor secoua la tête.
—Cela ne va pas être commode, déclara-t-il, car, si je ne me trompe, c'est bel et bien un coup de mistral qui nous emporte, et il est difficile de lutter contre un vent pareil. Enfin je vais faire pour le mieux, mais attendez-vous à un coup de tampon sérieux au moment de l'atterrissage. Seulement je vous ferai remarquer, monsieur, que je serai obligé de dégonfler le ballon afin d'éviter qu'il ne soit détruit par la tempête. Il est même heureux qu'on ait pensé à le munir d'un panneau de sûreté!
—Faites pour le mieux, mon brave Neffodor, répliqua le Petit Biscuitier qui avait retrouvé tout son calme. Je me fie entièrement à votre expérience et à votre habileté professionnelle.
Pendant cette conversation, l'aéronat désemparé avait continué à être entraîné, comme une épave inerte, par le mistral. Déjà Montélimar disparaissait dans l'éloignement, et Orange se distinguait à une faible distance. Abandonnant ses volants de commande, désormais inutiles, l'aéronaute s'empressait de tout disposer à bord pour l'atterrissage prochain. Tout ce qui pouvait se déplacer, dans le salon comme dans la chambre des machines, fut soigneusement amarré; les guideropes furent largués et l'ancre mise en veille sur le bord de la nacelle, prête à être précipitée sur le sol par Charlot au commandement du capitaine de bord. Pendant le temps exigé par ces préparatifs, le ballon avait dépassé, dans une frénésie de vitesse, Avignon et Tarascon. Depuis Valence, la rapidité s'était constamment accrue, et Neffodor l'évalua à cent dix kilomètres à l'heure, mais il se garda de faire part de cette réflexion à ses passagers, de crainte de les effrayer.
—Cela va être dur, mâchonna-t-il dans sa moustache.
Un cri qui n'avait plus rien d'humain le fit sursauter.
—Là!... Là-bas! La mer!... Nous allons être noyés!... s'était exclamé le valet de chambre qui s'était redressé sur les genoux et regardait l'espace d'un air fou.
—En effet, c'est la Méditerranée, répondit l'aéronaute après avoir considéré un instant la ligne brillante et moirée bordant l'horizon, mais rassurez-vous, nous n'irons pas, j'espère, jusque-là. Voici Arles et la plaine de la Crau, nous allons essayer d'atterrir. Maintenant, à mon signal, vous vous cramponnerez de votre mieux aux cabillots du plafond de la nacelle, en levant les jambes pour ne pas recevoir directement le choc, et tenez ferme, il y va de votre existence!...
Ce petit speech terminé, le capitaine jeta un dernier coup d'oeil au-dessous de lui sur le sol qui défilait à une allure vertigineuse, puis il saisit la corde de la soupape.
—Allons-y gaiement, grogna-t-il. Nous ne sommes plus qu'à deux lieues de la grande bleue.
Le gaz s'échappa avec un soufflement rauque, parfaitement perceptible, de l'ouverture de la soupape ouverte en grand. La terre sembla se précipiter comme une marée montante vers les voyageurs. Les guideropes touchèrent et s'étalèrent largement sur la plaine aride.
—Attention!... cria l'aéronaute d'une voix éclatante, tenez-vous bien, nous touchons!... Charlot, l'ancre!...
Un choc effroyable ébranla tout le navire aérien qui parut s'aplatir sur le sol, effondrant entre la nacelle et le ballonnet compensateur les lamelles de l'aéroplane. Il rebondit dans les airs avec une force terrible, et retomba pour se relever encore, l'ancre traçant un long sillon dans le sol pierreux sans pouvoir mordre nulle part.
—Tenez-vous bien!... Tenez-vous bien!!...
—Ah! je suis mort, cette fois! gémit Firmin, convulsivement accroché aux cabillots du plafond, ses longues jambes ballottant dans le vide, et recevant cette grêle de horions sans pouvoir en éviter un seul.
Réviliod, les dents nerveusement serrées, ne disait rien. Il perçut comme un déchirement de soie, et, arraché cette fois de son support par la violence de la secousse, il roula sur le tapis!
—C'est fini! cria d'une voix de triomphe l'aéronaute. Nous sommes à terre. Tout le monde peut descendre!
CHAPITRE XXII
LE LONG DE LA CÔTE D'AZUR
LES SUITES D'UN TRAINAGE.—SINGULIÈRE RENCONTRE.—UN OBSTINÉ.—EN LONGEANT LA CÔTE D'AZUR.—MARSEILLE, TOULON, NICE.—A TRAVERS LES CONTREFORTS DES ALPES.—LA HOUILLE BLANCHE.—ARRIVÉE A AIX-LES-BAINS.
Pendant un moment, l'armateur du yacht aérien, Claude Réviliod, demeura comme hébété et inconscient, les oreilles bourdonnantes, un voile noir piqueté de points rouges devant les yeux. Un bruit singulier, tenant du gargouillement et du sanglot, qui se fit entendre tout auprès de lui, le tira de sa torpeur. Ce bruit était dû tout-simplement à son valet de chambre, le digne Firmin, qui saluait, par ce soupir évidemment tiré du fin fond de ses souliers, l'arrêt du ballon et la fin de ses angoisses. Il est certain que, si le domestique possédait encore quelques cheveux noirs, ces cheveux étaient devenus au moins gris pendant les péripéties de cet atterrissage mouvementé. Heureusement c'était fini, et quelles que fussent encore les fureurs de la tempête, elle était impuissante désormais à entraîner l'aéronat qui gisait, tel la peau de quelque immense baleine projetée sur la plaine caillouteuse par les convulsions désordonnées de la mer.
Revenu au sentiment de la situation, Réviliod parvint à se redresser, épouvantablement courbaturé, du coin de son salon où la dernière secousse du traînage l'avaient projeté. Il jeta un regard sur son laquais, qui restait suspendu aux anneaux du plafond, tel un hareng saur à la devanture d'un épicier, sans oser encore reprendre pied.
—Allons!... fît le sportsman, il est inutile de faire davantage le bras de fer. Tu peux descendre.
L'aéronaute Neffodor s'était occupé, pendant ce temps, de dégager Charlot qui, perdant l'équilibre au moment du heurt final, était tombé la figure en avant, entre le moteur et les réservoirs, d'une façon si malheureuse qu'il figurait involontairement un Y ou le «poirier fourchu», la tête en bas et ses deux jambes torses en l'air. Enfin le pilote parvint à le tirer de sa singulière position et à le remettre debout.
L'ouvrier se tâta par tout le corps.
—Eh bien! rien de cassé?... interrogea cordialement l'aéronaute.
—Non! je ne crois pas. J'ai seulement une bosse à la tête...
—Si ce n'est que cela, c'est peu de chose et vous vous en tirez à bon compte.
—Je vous remercie!... Vous êtes bon, vous!... grogna le mécanicien. Que le diable emporte les ballons et ceux qui-s'en servent!...
Le pilote ne releva pas ces paroles. Le Petit Biscuitier se dressait devant lui!...
—Personne n'est blessé? s'enquit-il d'abord.
Et, sur la réponse négative de Neffodor, il poursuivit:
—Que pensez-vous que nous devions faire? Où sommes-nous, ici?...
—Nous sommes dans la Crau, évidemment, monsieur Réviliod, et le mieux que nous ayons à faire par un temps pareil, c'est de laisser là le matériel aérostatique et de chercher un abri jusqu'à ce que le mistral se soit apaisé.
—Le dirigeable est complètement hors de service, n'est-ce pas, ajouta l'aéro-yachtman avec une colère concentrée.
—Mais non, pas le moins du monde, se récria l'aéronaute en se redressant. Le panneau de sûreté a parfaitement fonctionné et la nacelle a résisté aux chocs...
—L'hélice et son arbre sont brisés; les lames du gouvernail de profondeur en morceaux.
—C'est relativement peu de chose. Le moteur est intact, c'est là le principal, et je garantis qu'il n'y aura pas pour huit jours de travail à tout remettre en état...
Le Petit Biscuitier eut un geste de lassitude.
—Oui, nous verrons cela plus tard, grommela-t-il. Pour l'instant, orientons-nous.
Neffodor tendit le bras dans la direction du nord-ouest.
—Dans les dernières minutes de notre course enragée, expliqua-t-il, j'ai remarqué un village dans cette direction; nous allons essayer de nous y rendre, qu'en pensez-vous?...
—C'est la seule chose que nous ayons à faire dans là situation, où nous nous trouvons. Marchons donc!...
Fonçant dans le vent, dont la violence était telle qu'il les forçait par moments à reculer, les quatre voyageurs aériens avancèrent à la file indienne. La nuit n'allait pas tarder à couvrir la vaste plaine dénudée et pierreuse de son manteau obscur. En consultant sa montre, Réviliod avait constaté que huit heures et demie venaient de sonner. Rien n'apparaissait: pas une silhouette de paysan, pas un animal domestique, on se fût cru dans un désert.
Tout-à-coup, Neffodor qui marchait en tête poussa une exclamation. Il venait de distinguer à moins de deux kilomètres de distance de petites lumières.
—Là-bas! s'écria-t-il, voyez-vous?... Le village que j'avais aperçu avant la sarabande de tout à l'heure!... Je ne m'étais pas trompé!...
Les quatre hommes pressèrent le pas, et en vingt minutes ils arrivèrent aux maisons. Soudain, Réviliod s'arrêta comme figé par la stupeur. Ses yeux ne le trompaient pas malgré l'ombre qui s'épaississait graduellement; ces formes bien connues, ces boîtes légères de toile blanche, c'était bien des aéroplanes, des biplans, reconnaissables à leur double étage de surfaces incurvées d'avant en arrière, à leur cellule stabilisatrice d'arrière, à leur double plan d'avant faisant fonction de gouvernail de profondeur. Non moins stupéfaits que lui, Neffodor et Bader s'étaient également arrêtés. Celui-ci fit même quelques pas en avant pour se rapprocher des appareils, mais une voix rébarbative et qu'il reconnut le fixa sur place, raide comme un bonhomme de bois.
—Halte-là!... Passez au large!... prononça cette voix.
—Pouliot!... C'est le contremaître de Landoux! murmura Chariot.
—Que dites-vous? interrogea le Petit Biscuitier, se tournant vers lui.
—Je reconnais les machines volantes que j'ai tant soignées à Aérovilla! répondit à demi-voix l'ouvrier, et celui qui monte la garde autour d'elles c'est le bras droit de Martin Landoux. Je suis sûr de ce que j'avance.
—Comment!... La société de touristes formée par le marquis de La Tour-Miranne serait parvenue jusqu'ici!... Ce n'est pas possible!...
—Ils ont peut-être été, tout comme nous, les victimes du mistral, fit observer Neffodor.
—Mais, il y a quatre ou cinq jours, ils étaient encore à Bordeaux!... Ce n'est pas croyable qu'ils aient pu faire un pareil trajet en si peu de temps!...
—Ce qui est certain, c'est que c'est bien là l'équipe d'Aérovilla, répéta avec insistance le mécanicien. Après tout, ils sont peut-être venus en chemin de fer!
Claude Réviliod haussa les-épaules, puis brusquement:
—Nous tirerons cela au clair demain, déclara-t-il. Le village doit bien contenir un hôtel ou une auberge quelconque. Cherchons sans plus tarder, si nous ne voulons pas être exposés à passer la nuit à la belle étoile. Les paysans se couchent ordinairement tôt.
Firmin étendit le bras vers une enseigne qui se balançait au vent, au-dessus de la porte d'une habitation de vastes proportions dont les fenêtres laissaient passer une vive lueur.
—Voici l'auberge, dit-il, de sa voix doucereuse. Si monsieur veut bien me le permettre, je vais demander si l'on ne pourrait pas nous recevoir...
—Nous allons entrer tous les quatre, lui riposta brusquement son maître. Crois-tu que nous allons t'attendre dehors, par le temps qu'il fait?...
Tout en parlant, le sportsman escaladait quatre à quatre les marches du perron donnant accès à une porte vitrée qu'il poussa délibérément pour pénétrer, suivi de ses hommes, dans une grande salle vivement éclairée par de grosses lampes à pétrole, et bondée de consommateurs faisant un tapage assourdissant. Le bruit de la porte tournant sur ses gonds fit lever la tête à plusieurs de ces personnages, et un double cri retentit:
—Réviliod!...
—La Tour-Miranne!...
Le fanatique du «plus léger que l'air» et des aéronats se trouvait en présence des partisans du «plus lourd» et de leur président.
Le silence le plus complet avait succédé à ces exclamations de surprise.
Le président de l'Aéro-tourist-club se leva de sa place et vint au Petit Biscuitier.
—Voilà la deuxième fois que nous nous rencontrons au cours de notre voyage de tourisme, dit-il. La première, c'était au Havre, au-dessus de la baie de Seine...
L'aéro-yachtman avait reconquis tout son sang-froid.
—En effet, je m'en souviens, dit-il froidement.
—Laissez-moi vous féliciter, continua La Tour-Miranne, d'avoir poursuivi votre excursion jusqu'aux confins de la France méridionale, et vous souhaiter la bienvenue dans les murs de Vergières.
—Ah!... ce village s'appelle Vergières?... murmura le protagoniste de l'aérostation.
—Vergières, canton de Saint-Martin-de-Crau. Comment!... vous en ignoriez le nom?...
—C'est compréhensible. Je suis parti ce matin de Besançon... Une exclamation générale lui coupa la parole.
—Hein!... vous dites, Besançon?... lui cria Médouville en se plantant devant lui.
—Parfaitement. J'étais ce matin à Besançon!..:
—Ce n'est pas possible!...
—Vous n'avez, si vous voulez vous en assurer, qu'à télégraphier au chef du fort Brégille, le commandant Tarie, à l'amabilité de qui j'ai dû de pouvoir garer mon dirigeable, la nuit dernière, dans le hangar du parc d'aérostation militaire!... répliqua Réviliod qui jouissait délicieusement, dans son for intérieur, de la surprise qui se peignait dans les yeux de tous ceux qui l'écoutaient.
—C'est prodigieux, en vérité, balbutia Médouville étourdi.
—Vous, n'en feriez pas autant, avec vos boîtes à moteurs, hein?... ricana l'aéro-yachtman d'un air sarcastique.
—Et où votre dirigeable est-il garé ce soir, interrogea le jeune Médrival. Par le mistral qui souffle, il risque de passer une nuit plutôt agitée!...
Un nuage passa sur le front du Petit Biscuitier, mais il ne voulut pas apprendre à son interlocuteur la mésaventure qui lui était survenue.
—Le vent étant trop violent ce soir, je me suis décidé à dégonfler le ballon sur place, répondit-il à son malicieux interlocuteur qui se contenta de murmurer:
—Ah! c'est bien différent, dans ce cas, c'est bien différent!...
Pendant cette conversation, l'aubergiste était accouru. Lorsque Réviliod lui eut fait savoir qu'il demandait l'hospitalité, non seulement pour lui-même mais pour trois autres personnes il leva les bras au ciel avec désespoir, en s'écriant avec toute l'exagération méridionale:
—Plus rien! mon bon monsieur, il ne me reste plus rien!... Toute la compagnie de ces messieurs, que je n'attendais pas, a dévoré jusqu'à la dernière miette, et quant au coucher, plus un lit, j'ai tout donné, et je coucherai moi-même dans la grange avec mes valets!...
—Je ne puis cependant pas rester dehors cette nuit!... s'exclama le sportsman irrité.
—Que voulez-vous, je n'y peux rien. A moins, cependant, que vous acceptiez de vous étendre sur des bottes de paille, dans le grenier, comme ces messieurs?...
Le richissime sportsman faisait une piteuse grimace devant la perspective d'avoir à se contenter d'un grenier et d'une botte de paille pour tout abri et literie, mais La Tour-Miranne, s'approchant, lui dit cordialement:
—Nous sommes au fond de la Crau et obligés de faire contre fortune bon coeur. Heureusement, une nuit est bientôt passée. Tous les lits disponibles ont été réservés aux dames faisant partie de notre caravane, et nous serons voisins de chambrée, encore heureux—je parle pour moi et mes amis—d'avoir trouvé cette modeste auberge pour nous reposer de la dure étape que nous avons faite.
—Vous veniez de loin, interrogea le Petit Biscuitier pour se montrer poli.
—Oh! de beaucoup moins loin que Besançon, c'est certain, répliqua le président en souriant. Nous arrivions de Meyrueis, dans la Lozère... Les cent premiers kilomètres se sont bien effectués; nous avions fait escale dans les environs d'Uzès et comptions terminer notre étape du jour à Avignon, quand, en arrivant dans la vallée du Rhône, nous avons été saisis par un irrésistible mistral qui nous a emportés vers le sud malgré tous nos efforts. Nous avons aperçu Nîmes, puis Arles, et, pour éviter d'aller nous perdre au large, nous sommes parvenus à reprendre terre, non sans peine, je vous l'assure, à quelque distance d'ici. Quelques-uns de nos aéros ont légèrement souffert de cet atterrissage un peu brutal, mais tout sera réparé demain et nous continuerons notre tour de France par la côte d'Azur et les Alpes. Mais vous-même, mon cher Réviliod, comment allez-vous, faire si votre dirigeable est dégonflé? Voulez-vous accepter une place à bord de mon biplan?... Vous voyez qu'il ne fonctionne pas trop mal, puisque voilà trois semaines que je l'utilise et qu'il a déjà volé plus de 2.500 kilomètres? C'est de bon coeur.
Une telle proposition était une cruelle blessure à l'amour-propre du fanatique d'aérostation. Il répondit donc sèchement aux amicales paroles du fondateur de l'Aéro-tourist-club.
—Grand merci de votre offre aimable, mon cher La Tour-Miranne, mais tout en reconnaissant les qualités de vos appareils, qui ont pu parcourir, ce que je ne croyais pas possible, une aussi longue route, je persiste à affirmer la supériorité, ne fût-ce qu'au double point de vue de la sécurité et du confortable, de l'aéronat, et je continue à préférer mon véhicule au vôtre. Voyez, par exemple, quelle route j'ai pu faire aujourd'hui et ce que vous avez pu obtenir de mieux, de votre côté, avec vos aéroplanes?...
—Dites donc, Réviliod, dit Médouville en intervenant, je vous fais un pari.
—Lequel, parlez!...
—C'est que le tourisme aérien est plus pratique avec l'aéro qu'avec le dirigeable.
—Comment cela? expliquez-vous.
—C'est bien simple: continuons ensemble le tour de France commencé; nous verrons lequel, des aéroplanes ou de l'aéronat le terminera!
Mille pensées contradictoires traversèrent en quelques secondes l'esprit du Petit Biscuitier. Il réfléchit longuement avant de répondre:
—Bien que je n'aie nullement le désir de me fournir à moi-même la preuve nouvelle de la supériorité d'une méthode sur l'autre, je tiens cependant, puisque tel est votre désir, à vous donner la démonstration que vous souhaitez. Seulement...
—Ah! il y a un «seulement»?...
—Vous allez pouvoir juger de la valeur de l'objection. J'ai dû faire dégonfler mon ballon par suite de l'impossibilité où je me trouvais de lutter contre l'ouragan qui m'a entraîné, en moins de trois heures, de Valence dans la Drôme au bord de la Méditerranée. Pendant l'atterrissage, qui a été plutôt pénible ainsi que vous pouvez vous en douter avec un vent filant plus de cent kilomètres à l'heure, mon hélice et son arbre ont été mis hors de service, si bien que la remise en état de mon aéronat exigera plusieurs jours de travail. Il est donc indispensable de transporter le matériel dans une ville où je pourrai trouver les ressources nécessaires pour l'exécution de ce travail. Mon intention par suite est de me rendre à Aix-les-Bains où il existe, je m'en suis assuré, un abri suffisamment vaste pour recevoir mon dirigeable. Si votre itinéraire vous conduit dans les parages de cette ville, j'accepte de me joindre à votre caravane—si tant est qu'elle puisse, ce dont je persiste à douter—accomplir les trajets journaliers de deux à trois cents kilomètres que j'exécute sans la moindre difficulté.
—C'est très juste, admit le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club. Nous allons excursionner sur la Côte d'Azur, de Marseille jusqu'à Nice, et dans les vallées des Alpes. Dans moins d'une semaine nous serons à Aix et nous vous prendrons en passant.
—Comme vous voudrez! conclut le Petit Biscuitier. Et là-dessus, permettez-moi de vous souhaiter le bonsoir; je suis rompu, harassé, et bien que je doive, par force, me contenter de plume de cheval comme matelas, je pense que j'y trouverai le repos dont j'ai grand besoin.
Il salua et gagna le grenier qui allait lui servir de chambre à coucher.
—A la guerre comme à la guerre! marmotta-t-il, en grimpant les degrés derrière l'hôtelier qui le conduisait, une lanterne à la main. Il faut se résigner, et ce galetas est encore préférable à un séjour en plein air, par le temps qu'il fait!...
Le lendemain, toute la troupe des touristes fut debout de bon matin, et le premier soin du président fut de courir au champ où les aéros étaient garés. Les mécaniciens avaient passé la nuit sous la tente, et Pouliot raconta au chef de la caravane, les difficultés qu'il avait dû surmonter pour assurer la solidité de l'abri de toile que la tempête menaçait d'emporter comme une simple feuille d'arbre. Il avait fallu doubler les piquets d'attache et raidir les amarres pour éviter de voir le frêle édifice, arraché du sol. Les aéros eux-mêmes avaient dû être fortement amarrés afin de leur permettre de résister à l'aquilon.
—Heureusement, conclut le contremaître, ce satané vent s'est apaisé au lever du soleil, ce qui nous a permis de reposer un peu plus tranquillement que pendant la nuit.
En effet, avec le jour, le mistral avait beaucoup perdu de sa violence, et il n'était pas imprudent d'essayer de repartir, mais le mécanicien fît observer à La Tour-Miranne qu'un monoplan, celui de Garruel, ne pourrait continuer le parcours, car, dans la secousse de l'atterrissage, son fuselage s'était brisé complètement, et la réparation ne pourrait s'effectuer qu'à Paris. Quant aux biplans, ils s'étaient victorieusement comportés devant la tempête qui les entraînait, et leur remise en état ne devait demander qu'une couple d'heures tout au plus.
—Faites donc pour le mieux, accorda le président. Nous serons là, à dix heures, pour prendre le départ et tâcher de gagner Marseille où nous déjeunerons.
—C'est entendu, monsieur, on sera prêt!
De son côté, le Petit Biscuitier ne perdait pas son temps. Il avait, sitôt levé, conféré avec son capitaine, le brave Neffodor, et lui avait donné ses instructions. Celui-ci embaucha donc quelques paysans et loua deux véhicules, une charrette et une sorte de triqueballe ou de haquet pour aller rechercher le matériel aérostatique resté épars sur le sol pierreux de la Crau, et le transporter à la plus proche station du chemin de fer qui met le golfe de Fos en relation avec la ville d'Arles, et de là avec la grande artère du P.L.M.
La matinée entière fut employée à ce travail de reploiement de l'enveloppe de soie caoutchoutée, au chargement de la nacelle sur le haquet, et des accessoires dans le chariot, enfin au transport du tout à la station de Saint-Martin-de-Crau et à l'expédition en gare d'Aix-les-Bains, viâ Arles, Valence et Grenoble. Claude Réviliod put ainsi, avant de gagner à son tour le chemin de fer qui devait le ramener à Paris, assister à l'envolée des aviateurs.
—Nous ne sommes pas à soixante kilomètres de Marseille, avait annoncé La Tour-Miranne à ses amis.
—C'est moins d'une heure de vol, c'est peu de chose, répondit Médrival.
—Est-ce qu'il y a encore de l'eau à traverser? demanda, non sans inquiétude M. Le Clair. Je ne voudrais pas reprendre un bain comme lors de notre voyage à l'île de Ré.