Le gardien du parc ayant reçu à temps la dépêche l'avertissant du retour imminent du dirigeable avait pu racoler une quinzaine d'habitants du village voisin qui happèrent les cordes de l'aéronat, le halèrent à terre et lui firent réintégrer son hangar en moins de quelques minutes.
Réviliod, descendit de son salon, sans paraître le moins du monde impressionné par cette randonnée de soixante lieues en un peu plus de trois heures qu'il venait d'effectuer. Il dit simplement:
—Vous ferez ravitailler le ballon, Neffodor, nous repartirons après demain pour le Havre! Maintenant, faites-moi venir Tiburce, je retourne à Paris!
CHAPITRE XVI
LA NORMANDIE A VOL D'OISEAU
UN ENTREFILET DE «L'AÉRO-SPORT».—LA VALLÉE DE LA SEINE EN DIRIGEABLE.—AÉROPLANES ET AÉRONAT.—TRAVERSÉE DE L'ESTUAIRE DE LA SEINE.—AU REVOIR, RÉVILIOD!—LES MONUMENTS HISTORIQUES DE LA NORMANDIE.—CAEN.—SAINT-LÔ.—AVRANCHES.—HISTOIRE DU MONT SAINT-MICHEL.
En homme que n'effraie nulle superstition, le Petit Biscuitier n'avait pas hésité à entamer ses pérégrinations en ballon dirigeable, un vendredi, et le choix de ce jour prétendu néfaste ne lui avait été en somme nullement défavorable, puisqu'il avait parcouru plus de deux cents lieues en trois jours sans le moindre incident. Toutefois, ce qui l'avait incité à fausser compagnie à ses hôtes et à les laisser rentrer dans leur manoir bourguignon tandis qu'il se hâtait, de son côté, de regagner le parc d'aérostation d'Écancourt, c'était simplement un entrefilet qu'il avait lu à Tours, dans le journal l'Aéro-Sport pendant qu'il se rendait au bureau du télégraphe lancer sa dépêche.
Cet entrefilet était court: il annonçait simplement, suivant le cliché ordinaire: De notre correspondant, par fil spécial, que la flottille d'aéroplanes de la société l'Aéro-tourist-club venait de prendre son vol du champ d'aviation d'Aérovilla, mais que le président de cette Société, le jeune marquis de La Tour-Miranne, victime d'une panne subite, s'était trouvé dans l'impossibilité d'accompagner ses amis.
Le haineux partisan des aérostats s'était frotté les mains sans le moindre remords.
—Allons! monologua-t-il, la mine a joué, et le Charlot a tenu sa promesse. J'aurai sans aucun doute sa visite demain matin. Il me faut donc revenir à Paris au plus vite si je veux avoir des détails.
Les journaux du matin donnaient tous le compte rendu détaillé de la manifestation d'Aérovilla, et ils annonçaient comment le promoteur de la jeune Société était parvenu à s'élever quand même dans les airs pour essayer de rejoindre ses collègues. Dans les organes les mieux informés, on ajoutait en Dernière Heure que M. de La Tour-Miranne avait franchi sans incident l'étape Paris-Amiens et que les touristes avaient reçu le meilleur accueil dans la cité picarde. La nouvelle stupéfia le Petit Biscuitier qui escomptait un tout autre dénouement.
—Enfin, Charlot va venir et il m'expliquera ce qui s'est passé! songeat-il.
Mais le mécanicien, déconfit de l'insuccès de sa tentative, n'ayant d'ailleurs aucune somme à réclamer de ceux qui l'avaient poussé à l'accomplir, se tint coi et se garda bien de montrer son triste individu à l'hôtel Réviliod. Il n'était pas d'ailleurs, sans inquiétude, car le constructeur Martin Landoux avait hautement annoncé son intention de déposer une plainte au Parquet afin de faire ouvrir une enquête serrée et découvrir la main criminelle ayant détruit les organes de l'appareil du marquis de La Tour-Miranne, dans le but évident de lui faire manquer son départ.
Claude Réviliod attendit deux jours la visite de son complice, mais celui-ci s'abstint de paraître, afin de détourner les soupçons qui pouvaient se porter sur sa personne. Il affectait un zèle exagéré, à l'atelier de Levallois qu'il avait réintégré, une fois la flottille des aéros envolée, masquant sous une feinte bonne humeur son dépit d'avoir manqué l'occasion d'une fructueuse affaire et perdu tout droit à la prime promise.
Lorsque l'aéro-yachtman se fut convaincu qu'il ne saurait pas ce qui s'était passé ni en raison de quelles circonstances son projet avait échoué, il conçut une vive irritation contre son maladroit complice, en même temps qu'une réelle humiliation, en constatant par la lecture des journaux que le «Tour de France en aéroplane» qu'il avait tant raillé, s'effectuait dans de bonnes conditions sous la direction de La Tour-Miranne, ayant pour second le constructeur Martin Landoux.
Bientôt il n'y put plus tenir, et il voulut montrer à son tour ce dont il était capable avec son yacht aérien. Un de ses amis, le grand Godeau, qui faisait édifier une villa à Saint-Jouin au bord de la Manche, le talonnait depuis des mois pour l'accompagner à bord de son dirigeable, Réviliod finit par céder à ses sollicitations et lui déclara:
—Nous partirons demain, à neuf heures du matin, et je te conduirai à Saint-Jouin, que je quitterai dimanche pour gagner Trouville où plusieurs de nos amis m'attendent. J'y séjournerai quelque temps et ensuite j'ai l'intention de gagner Biarritz par étapes.
—Mâtin, ce sera un beau voyage. Il y a plus de deux cents lieues, jusque-là! remarqua Godeau.
—En attendant, tâche d'être à l'heure au parc, si tu veux que je t'emmène!...
—Sois tranquille, je n'y manquerai pas, je serai exact!...
En effet, dès huit heures précises, l'invité du partisan de l'aéronautique fit son apparition au hangar.
L'aéronaute Neffodor et son aide Gélinier s'empressaient autour de l'appareil, qui avait été regonflé et revu dans ses moindres parties après sa première excursion en Bourgogne et en Touraine.
—L'ami Réviliod n'est pas encore arrivé? demanda-t-il aux deux marins de l'atmosphère.
—Ma foi, nous n'avons pas encore aperçu le patron, ce matin, répliqua le pilote. Il n'est pas si matinal que cela.
Le nouvel arrivant examina avec attention l'aéronat immobile et qui remplissait presque complètement la vaste construction de charpente, tout en hochant la tête d'un air connaisseur.
—C'est un beau travail, murmura-t-il, tout est vraiment bien compris.
A ce moment, le bruit caractéristique d'une automobile arrivant à toute allure se fit entendre à quelque distance; ce bruit cessa brusquement et le Petit Biscuitier pénétra en coup de vent dans le hangar.
—Te voilà, Godeau, dit-il, c'est bien. Bonjour, Neffodor, tout est-il prêt, pouvons-nous partir?...
L'aéronaute répéta sa phrase habituelle:
—Oui, monsieur, tout est paré, nous sommes à vos ordres.
—Quel est le temps ce matin?...
—Petite brise de l'est de trois mètres à la seconde. Le baromètre n'a pas bougé.
—Bon, nous allons dans l'ouest, le vent nous aidera. Il faudra faire escale à proximité d'une petite ville aux approches de midi. Pourvu que nous soyons ce soir au Havre, c'est tout ce que je désire.
—On tâchera de vous contenter, monsieur Réviliod.
Les manoeuvres ordinaires précédant l'ascension furent prestement exécutées, et, à neuf heures moins cinq minutes du matin, l'aéronat abandonnait la pelouse sur laquelle son équilibrage avait été effectué, s'élevant doucement dans un ciel radieux à peine parsemé de quelques légers cumulus.
Pendant toute la matinée il descendit à petite allure le cours de la Seine qu'il abandonna à Gaillon pour se diriger en plein occident, vers le Neubourg. A onze heures et demie, le pilote, profitant de ce que le vent était tombé et que les guideropes traînaient depuis un instant, atterrit à proximité des bâtiments d'une distillerie dépendant de la ville de Brionne, et les passagers quittèrent la nacelle.
Ils ne furent de retour qu'à trois heures, ayant tenu à visiter les ruines d'un vieux donjon roman qu'ils avaient aperçu en sortant de table. L'aéronat reprit son vol en suivant le cours de la Risle; à quatre heures, il passait à trois cents mètres de hauteur au-dessus de Pont-Audemer, ville très commerçante, de près de six mille âmes, et à cinq heures vingt minutes au-dessus de Lillebonne après avoir franchi la Seine en amont de Quillebeuf. Virant alors à l'ouest pour retrouver le courant qui déjà lui avait été favorable le matin et économiser ainsi la puissance motrice, le pilote prit la direction du Havre où l'on arriva à six heures.
Après avoir évolué quelques minutes au-dessus de la ville, depuis la gare jusqu'aux jetées, en passant au-dessus du bassin de l'Eure où plusieurs transatlantiques étaient amarrés, et de l'avant-port, puis de l'hôtel Frascati à l'Hôpital, près duquel s'élance le funiculaire escaladant la côte d'Ingouville, le dirigeable remonta vers le nord pour gagner Saint-Jouin, point terminus de son parcours de la journée.
En arrivant sur les hauteurs couronnant la grande cité maritime, non loin des phares de la Hève, l'aéronaute, dont la vue était perçante, distingua un objet dont la forme caractéristique le fit tressaillir. Il appela l'attention de son armateur sur cet objet qui ressemblait à un oiseau blanc posé sur le sol, et qui demeurait immobile.
—Un aéroplane, dit-il simplement.
Toujours maître de ses sensations, le Petit Biscuitier ne broncha pas.
—Ah! ah! répondit-il d'un ton qu'il s'efforça de rendre indifférent, un aéroplane! Sans doute quelque amateur qui s'entraîne sur les bords de la grande bleue, pour essayer de recommencer l'exploit de Blériot.
Et mentalement, l'aéro-yachtman songea:
—Ce sont «eux», les touristes en aéroplane. Nous allons rire!...
On ne tarda pas à apercevoir la petite agglomération de maisons constituant le village de Saint-Jouin. Des matelots, les yeux écarquillés, regardaient le ballon arriver sur eux; l'aéronaute leur lança les cordes de retenue, et se fit conduire dans une espèce de ravin qu'il avait aperçu de loin et où l'appareil se trouva complètement à l'abri du vent de mer.
Réviliod avait compté se rendre dès le lendemain à Trouville-Deauville à bord de son yacht aérien, mais il en fut empêché par le temps. Il avait plu durant une partie de la nuit, et pendant toute la journée du samedi il tomba encore de violentes averses accompagnées de coups de vent. On ne pouvait songer à sortir, et il fut heureux que le pilote eût trouvé le ravin pour abriter l'aéronat contre le vent du sud-ouest qui soufflait en rafales. Mais ce qui consola en partie l'aéronaute amateur, fut que ce mauvais temps empêchait également ses rivaux, les aviateurs, de continuer leur voyage.
Le dimanche matin, l'état de l'atmosphère parut s'améliorer. Il tomba encore quelques averses, entre lesquelles le soleil brillait, mais, ce qui fut plus heureux, c'est que le vent se calmait, en même temps que la mer, fort houleuse depuis deux jours, s'apaisait.
La Tour-Miranne, flanqué de ses deux inévitables amis, Médouville et Outremécourt, était monté une fois de plus à la Hève pour examiner le temps. Il avisa l'un des gardiens des phares électriques et, entrant en conversation, il lui demanda son avis sur le temps probable. Avec les formes dubitatives chères aux normands, le brave homme assura que le temps allait se remettre au beau et que l'après-midi serait belle.
—Allons, tant mieux, soupira le Père Tranquille, nous allons pouvoir ordonner le branle-bas et tenter la traversée de la baie de Seine.
L'annonce de la reprise du voyage fut saluée d'une joyeuse acclamation par tous les clubmen qui se hâtèrent d'accourir à Sainte-Adresse où les appareils avaient été garés à l'intérieur de toutes les granges vides que l'on avait pu trouver. Dès la veille, les deux mécaniciens accompagnant la caravane avaient fait le plein des réservoirs et exécuté les menues réparations reconnues utiles. C'était la «Demoiselle» de Médrival qui leur avait donné le plus de besogne, car, au cours d'une fausse manoeuvre, celui-ci avait faussé une aile et à moitié démoli son gouvernail équilibreur, et il avait dû terminer son étape par le chemin de fer depuis Lillebonne. Enfin tout avait été remis en état, et les treize aéroplanes purent être amenés sur la falaise, d'où ils devaient s'élancer vers Trouville, et de là sans interruption jusqu'à Caen.
—Nous avons dix-huit kilomètres à parcourir au-dessus de la mer, annonça le président. Bien que les fonds ne soient pas supérieurs à dix mètres, il y a là cependant de quoi se noyer si par malheur l'un de nous tombait à l'eau à la suite d'une panne de moteur toujours possible malheureusement. C'est pourquoi je vous engage, mes chers amis, à remplir d'air les flotteurs de soie imperméable roulés à la partie inférieure des châssis; cette précaution évitera tout danger de naufrage.
Les mécaniciens s'empressèrent d'obéir à la recommandation du chef de l'expédition et les flotteurs en question, dont la contenance totale était de cinq cents litres par appareil, furent gonflés. Les touristes allaient prendre place chacun à bord de son aéroplane respectif quand un cri de joie échappa à La Tour-Miranne. Du milieu de la foule de marins, de pêcheurs et de citadins du Havre qui faisaient cercle autour de la flottille aérienne, venait de surgir un homme que le jeune sportsman reconnut aussitôt.
—Martin Landoux!... s'écria-t-il. Comment, c'est vous?..
—Oui, me voilà, j'ai pris l'express ce matin pour venir vous retrouver et effectuer avec vous la traversée—qui peut présenter quelque danger, malgré tout—de l'estuaire de la Seine.
—Vraiment, je ne sais comment vous remercier!...
Le constructeur échangea de cordiales poignées de mains avec tous les clubmen qui, heureux de revoir leur professeur, l'avaient aussitôt entouré et le questionnaient sur son voyage à Paris, quand on entendit le bruit caractéristique d'un moteur à pétrole et le frou-frou d'une hélice aérienne. Tout le monde leva la tête, et un même cri d'étonnement s'échappa des lèvres des aviateurs.
—Réviliod!...
C'était bien, en effet, le dirigeable monté par le Petit Biscuitier et son ami Godeau qui venait de quitter son abri de Saint-Jouin et se dirigeait vers Trouville-Deauville, où une équipe envoyée par Fruscou devait l'attendre pour le ravitailler et établir son campement nocturne. Il passa majestueusement à 200 mètres au-dessus de la tête des touristes surpris, puis obliqua légèrement au sud-est pour traverser la ville du Havre dans toute sa largeur et se faire admirer en passant par tous les habitants de la grande cité, que le beau temps revenu avait dû inciter à la promenade.
—Allons, à notre tour, en route!... prononça La Tour-Miranne en prenant sa place habituelle dans son biplan, tandis que Martin Landoux s'installait à côté de lui.
L'un après l'autre, les aéroplanes se décollèrent du sol et prirent possession de l'atmosphère. Vingt minutes ne s'étaient pas écoulées, que toute la flottille planait au-dessus de la mer. Elle passa à moins d'un kilomètre des jetées du Havre, qui parurent noires de monde et franchit les bancs dangereux d'Amfard puis du Ratier. A la hauteur de celui-ci, en face de Villerville, les monoplans rattrapèrent le dirigeable qui s'était constamment tenu à moins de 300 mètres de hauteur. Par bravade et pour faire montre une fois de plus de sa hardiesse, le jeune Médrival s'éleva soudain comme une hirondelle jusqu'à l'altitude où naviguait l'aéronat, et, bien que celui-ci fendît l'air de toute la vitesse que pouvait lui communiquer sa vaste hélice poussée par les soixante-dix chevaux-vapeur de son moteur, le «plus lourd que l'air» traça autour de lui plusieurs orbes de diamètre décroissant, et après avoir donné au fanatique du «plus léger» cette démonstration de sa docilité de manoeuvre, le monoplan s'éloigna avec une vitesse plus du double supérieure à celle du monstre d'étoffe aux flancs gonflés d'hydrogène, tandis que son conducteur poussait un cri de triomphe, ou plutôt un hurlement diabolique que la surface liquide renvoya en écho vers la voûte céleste.
Claude Réviliod était devenu vert de rage, et il tendit un poing, heureusement impuissant, dans la direction de l'aéroplane qui n'était déjà plus qu'un point à l'horizon. S'il avait pu, d'un geste, anéantir toute la flottille, qui le narguait en le laissant en arrière ainsi qu'un gros éléphant poussif, il eût fait ce geste avec bonheur. Malgré la preuve que Médrival venait de lui administrer—à peu près comme Guignol administre un coup de bâton sur la tête du gendarme—son amour-propre froissé se refusait à admettre la supériorité éclatante, visible aux yeux des plus prévenus, de l'aviation sur l'aérostation.
—J'aurai ma revanche!... grinça-t-il. Patience, rira bien qui rira le dernier!...
Tandis que Neffodor manoeuvrait pour amener l'aéronat sur les pelouses du champ de courses de Deauville où les ouvriers de l'Établissement civil d'aérostation l'attendaient, les aviateurs suivant la côte, avaient déjà laissé derrière eux la plus parisienne des plages: la coquette et aristocratique Trouville, et maintenant délivrés du péril toujours menaçant de la mer, ils volaient à 20 mètres au-dessus de la terre ferme dans la direction des stations balnéaires de Villers-sur-Mer, Houlgate, Beuzeval, Dives, Cabourg, et enfin Rivabella-Ouistreham, au débouché du canal de Caen à la mer. La caravane aérienne n'avait mis que vingt-deux minutes à franchir les 17 kilomètres que mesure l'embouchure de la Seine, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, sans le moindre accident à aucune des unités dont elle se composait. Une heure plus tard, elle arrivait à Caen et prenait terre dans les prairies arrosées par l'Orne.
Laissant les aéros à la garde des deux mécaniciens, la troupe joyeuse se dirigea à pied vers la cité renommée par ses tripes, et comme il était à peine trois heures et demie du soir, les jeunes gens frétèrent des voitures et visitèrent la ville qu'aucun d'eux ne connaissait.
—N'oubliez pas, mes chers amis, dit La Tour-Miranne à ses compagnons, que nous aurons demain une journée très chargée.
—Combien de kilomètres?... interrogea brièvement Médriva.
—Nous avons deux étapes à faire si le temps le permet: Bayeux, Saint-Lô et Coutances le matin, soit 90 kilomètres environ; Granville, Avranches et Pontorson l'après-midi, 80.
—C'est-à-dire 170 kilomètres au total; cela pourra se faire en deux heures, approuva le jeune clubman.
—Parlez pour vous, mon camarade; avec nos biplans, nous qui sommes plus prudents, nous mettrons le double pour arriver sans avaries.
—Ah! vous autres biplanistes, vous êtes des traîne-la-patte, c'est connu! répliqua irrévérencieusement le fanatique du monoplan.
Les clubmen arrivaient en cet instant devant la Préfecture, sur la façade de laquelle ils jetèrent un coup d'oeil; ils aperçurent ensuite l'Hôtel de ville bâti en 1538, les églises Notre-Dame et Saint-Etienne, le musée des Antiquaires de Normandie. Ils traversèrent ensuite la place du Parc, au milieu de laquelle se dresse une statue de Louis XIV et passèrent devant le Palais de Justice et le Palais des Facultés. Ils arrivèrent alors au centre de la ville, et, après avoir donné un regard à l'église Saint-Sauveur, à la Bourse, au Tribunal de Commerce et à Saint-Pierre, dont la tour a été construite en 1308, ils parvinrent à l'Abbaye-aux-Hommes, édifiée en 1066 par Guillaume le Conquérant qui y a son tombeau, puis à l'Abbaye-aux-Femmes qui contient le tombeau de la reine Mathilde. Médouville, ferré sur l'histoire de France, apprit à ses voisins pendant la route, que la ville présentait déjà une grande importance à l'époque de Guillaume le Conquérant qui en avait fait sa résidence favorite. Philippe-Auguste s'étant rendu maître de la ville en 1204, Edouard III d'Angleterre la reprit et la livra au pillage en 1346, et ce ne fut qu'en 1450 que Charles VII la réunit définitivement à la couronne de France. La ville fut encore pillée par les huguenots un siècle plus tard. La révolte dite des Pieds-Nus lui causa également un tort considérable; la révocation de l'édit de Nantes porta un coup fatal à son industrie, et les Girondins en firent leur quartier général après le 2 juin 1793. Le secrétaire général termina sa dissertation en rappelant que le chef-lieu du Calvados est très commerçant, qu'il exporte des dentelles, du tulle, de la bonneterie, du linge damassé, du bétail, des grains, des chevaux, et que Caen, où l'on trouve une Cour d'appel, une Académie-université avec Facultés de droit, de lettres, de sciences, de médecine et de pharmacie, une école normale d'instituteurs, une école de dressage, des musées et de nombreuses sociétés savantes, a donné le jour à une foule d'hommes illustres, parmi lesquels on peut citer Malherbe, Boisrobert, Segrais, Malfilâtre, Jean Restout, Choron, Aubert, Huet, évêque d'Avranches. Il fit encore remarquer que Élie de Beaumont, le célèbre géologue, était né à Canou, village des environs.
Après avoir examiné les ruines des anciennes fortifications normandes connues sous le nom de «Château», les aviateurs redescendirent en ville en longeant le bassin à flot où débouche le canal maritime de Caen à la mer, et ils revinrent, par les rues des Carmes et de l'Oratoire, à la place de la République, où se trouvait situé l'hôtel dans lequel ils comptaient demander l'hospitalité jusqu'au lendemain.
—Ainsi, dit pendant le repas le professeur Darmilly en s'adressant à Médouville, nous allons passer demain à Bayeux, Saint-Lô et Coutances?... Je vous serais obligé si vous vouliez avoir l'amabilité de nous dire quelques mots au sujet de ces villes normandes.
—Volontiers! répliqua avec empressement l'interpellé, heureux de faire partager sa science à un auditeur aussi bénévole; je vais vous dire ce que je sais à leur égard. En ce qui concerne Bayeux je vous dirai donc qu'elle fut l'ancienne capitale des Baïocasses, florissante du temps des Romains mais qui fut prise au IIIe siècle par des pirates saxons qui s'y établirent. Les descendants de ces Saxons se soumirent à Clovis qui fit de leur territoire, le pays bessin, un comté.
Pendant longtemps le pays compris entre Bayeux et Isigny fut appelé la Petite Saxe. En 1044 les Normands, repoussés de Paris, se jetèrent sur Bayeux qu'ils prirent d'assaut et dont ils firent une ville normande. Au Xe siècle, l'idiome et les moeurs des habitants étaient encore scandinaves. Guillaume le Conquérant soumit, non sans peine, les barons du pays bessin. Après lui, Robert Courteheuse s'enferma dans le château de Bayeux que le roi Henri d'Angleterre assiégea et livra aux flammes, l'année 1105. La ville se rendit, peu de temps après la défaite des Anglais à Formigny, en 1450, et devint française. Voilà pour l'histoire. En fait d'édifices, j'ajouterai que Bayeux possède une chapelle du séminaire, qui est un monument historique du XIIe siècle, et une cathédrale gothique dont le choeur est admirable. On fabrique à Bayeux des porcelaines, du papier et des dentelles, et le commerce porte sur les volailles, les bestiaux et le beurre...
—Puisque vous êtes si admirablement documenté sur Bayeux, mon cousin, interrompit Mme Lhier, voudriez-vous nous dire un mot de la fameuse tapisserie qui a illustré cette ville?...
—Mais on ne fait pas de tapisserie à Bayeux, se récria l'orateur effaré. Vous confondez avec Beauvais ou Aubusson...
—Je vous demande pardon, fit la jeune femme au milieu des rires de l'assistance amusée, c'est bien à Bayeux qu'il existe une tapisserie fameuse...
—Ah! j'y suis maintenant! s'exclama le secrétaire de l'Aéro-tourist. Vous voulez parler de la tapisserie brodée à l'aiguille par la reine Mathilde et qui est conservée à la bibliothèque!...
—En effet!
—Oui, j'avais omis de parler de cette pièce, oeuvre de la femme de Guillaume le Conquérant, et qui présente un réel intérêt historique parce qu'elle représente l'histoire de la conquête de l'Angleterre, de la visite de Harold à la cour normande jusqu'à la mort de ce prince sur le champ de bataille d'Hastings. Cette tapisserie, brodée sur une toile de lin avec des laines de huit couleurs différentes, est divisée en cinquante-cinq parties dont chaque sujet est indiqué par une inscription latine; sa longueur atteint 74 mètres sur une largeur de cinquante centimètres.
—C'est bien cela. Je vois que vous avez une bonne mémoire, mon cousin.
—Et Saint-Lô, parlez-nous maintenant de Saint-Lô, fit le jeune Médrival malicieusement.
—Saint-Lô, Briovera ou Sanctus Laudus, reprit Médouville sans se faire prier, est le chef-lieu du département de la Manche. Il est situé sur une éminence qui domine la rive droite de la Vire. Appelée à l'origine Bourg l'Abbé, la ville reçut son nom de Saint-Laud ou Saint-Lô, évêque de Coutances, qui y avait fondé une église. Fortifiée au début par Charlemagne, et rasée plus tard par Rollon, elle fut rétablie en 1096 par Henri, fils de Guillaume le Conquérant. Les monuments les plus remarquables de Saint-Lô sont l'église Notre-Dame, ancienne cathédrale du XVe siècle, que surmontent deux flèches élégantes, et l'église Sainte-Croix, du XIe siècle, qui fut jadis considérée comme le monument le plus complet de l'architecture saxonne; mais elle a été rebâtie en 1860.
—Très bien, René, gouailla à son tour André Lhier. Et Coutances?
—Coutances, sept mille habitants, siège d'un évêché, continua imperturbablement l'infatigable parleur, est une ancienne cité celtique qui doit son nom, ainsi que du reste le pays du Cotentin dont elle est le centre, à l'empereur romain Constance Chlore qui l'agrandit et la fortifia. On y aperçoit de nombreux monuments du moyen âge, les églises Saint-Nicolas, du XIVe siècle, Saint-Pierre du XVeme, et les ruines d'un aqueduc bâti vers 1250, mais son édifice le plus remarquable est évidemment sa magnifique cathédrale, élevée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et dont la façade possède deux flèches très aiguës surmontées, à plus de 80 mètres de haut, d'une croix sur laquelle, entre parenthèses, il y a un quart de siècle environ, un aéronaute de mes amis, qui exécutait une ascension à Coutances le jour de la Fête nationale du 14 juillet, trouva le moyen de venir crever son ballon. On peut admirer également la lanterne octogonale nommée le Plomb, qui surmonte la croisée du transept dans cette cathédrale. Coutances-possède encore un grand jardin botanique, une bibliothèque publique, un grand séminaire, un...
—Arrête-toi, mon bon ami, tu vas t'époumonner!... interrompit narquoisement Lhier.
—Que cela ne t'inquiète pas. Je veux encore vous parler d'Avranches. L'ancienne Ingena Abrincae, située à 50 kilomètres de Saint-Lô, entre les petits fleuves côtiers la Sée et la Sélune, a une histoire assez intéressante. C'était, à l'époque romaine, une station militaire importante....
—Arrives-en à l'an mille, je t'en prie, implora l'interrupteur.
—Je veux bien. En 1141, Geoffroy Plantagenet s'empara d'Avranches sans coup férir. Un peu plus tard, Henri II d'Angleterre y fit, suivant la tradition, sur la pierre dite de Henri II, seul reste de la cathédrale, amende honorable du meurtre de Thomas Becket en présence des légats du pape. En 1203, Avranches fut prise par Guy de Thouars qui rasa ses fortifications, d'ailleurs rétablies peu après, ce qui empêcha, en 1346, les Anglais de brûler autre chose que les faubourgs situés hors la ville. Quelque temps après, Avranches et le Cotentin furent cédés à Charles le Mauvais, roi de Navarre. Française de 1404 à 1418, puis anglaise, puis reconquise par le connétable de Richemont en 1438, Avranches fut encore dévastée par les calvinistes en 1562. Elle refusa en 1589 de reconnaître Henri IV comme roi de France et ne se rendit qu'en 1591 après une résistance longue et acharnée. Ce fut en 1639 le centre de réunion des Va-nu-pieds, soulevés contre la royauté par les exactions de la gabelle. Depuis lors, l'histoire d'Avranches se confond avec l'histoire de France proprement dite....
—Et j'en suis enchanté! conclut, en étouffant un bâillement, le marchand de produits alimentaires, sans quoi nous en avions pour jusqu'à minuit avec l'histoire des villes de la Normandie. Pour ma part, je te déclare, mon cher René, que je suis plus pressé, pour l'instant, d'aller trouver mon lit, que d'apprendre en quelle année Avranches a pu être reprise par les Français sur les Anglais.
—Tu n'es qu'un sauvage, tiens! Va te coucher!... grommela Médouville en se levant, ce qui donna aux excursionnistes le motif de lever la séance.
Les deux étapes prévues pour le lundi 13 juin furent franchies sans incident notable par les treize équipages aériens volant de conserve. Partie à huit heures et demie du matin des prairies de l'Orne, la caravane arrivait à Saint-Lô, une heure un quart plus tard, après avoir passé au-dessus des bourgs de Tilly et de Balleroy, choisis comme points de repères le long de la route. Les aéroplanes atterrirent à l'abri d'un haut rideau de peupliers, dans un champ dépendant de la commune de la Luzerne, à moins de deux kilomètres du chef-lieu de la Manche, que les jeunes gens les plus alertes s'empressèrent d'aller visiter, pour vérifier l'exactitude de ce que leur en avait appris la veille leur secrétaire général.
A onze heures et demie, les promeneurs étaient de retour et l'escale prenait fin. La troupe tout entière prenait son vol pour s'abattre à midi aux portes de Coutances, dont les deux tours aiguës, visibles à plus de huit lieues à la ronde, avaient guidé les pilotes.
Le temps continuant à se montrer propice, la flottille abandonna Coutances à trois heures et demie en se dirigeant vers Granville. Mais, en arrivant à la hauteur de Bricqueville-sur-Mer, un vent d'ouest impétueux chassa les aéros vers l'intérieur des terres. On ne put donc apercevoir la ville et le rocher de Bellevue qu'à l'aide des jumelles. La caravane passa entre la Haye-Pesnel et Sartilly et arriva à Avranches où elle fit une escale d'une heure. A cinq heures et demie, les touristes prirent terre, pour la dernière fois de la journée, à Pontorson, où ils entrèrent par une pluie battante.
—Bon, voilà qu'il pleut de nouveau!... s'exclama Médrival fort contrarié. Nous n'allons pas pouvoir voler demain, si cela continue!
—Espérons que cela ne durera pas, lui répondit La Tour-Miranne conciliant. Nous ne devons d'ailleurs repartir qu'après déjeuner, et le parcours n'est pas très étendu. Nous devons faire le tour de la presqu'île du Groin, de Cancale à Saint-Malo, et nous descendrons le cours de la Rance de Dinard à Dinan, le tout représente à peine 70 kilomètres.
—Et demain matin, questionna Mlle Geneviève Outremécourt, que faisons-nous? quel est le programme?
—Demain, mademoiselle, nous visitons la merveille: Saint-Michel au péril de la mer. Nous partirons en break à sept heures du matin pour être revenus à midi à Pontorson.
Après le dîner, Médouville, sur la demande qui lui en fut adressée par ses compagnons, rappela l'histoire du mont Saint-Michel, et alla jusqu'au bout, sans se laisser démonter par les réflexions ironiques de son cousin Lhier qui se faisait un malin plaisir de le taquiner.
—Il paraît certain, commença le jeune homme, que, depuis les temps les plus reculés, le cône granitique de 122 mètres de hauteur qui constitue la base du Mont Saint-Michel, a été surmonté d'un temple et d'une forteresse. Les Gaulois y possédaient un collège de druidesses qui rendaient des oracles. Les Romains, maîtres des Gaules, ayant aboli le culte de Teutatès, élevèrent un temple à Jupiter sur le mont qui prit alors le nom de Mons Jovis, d'où Mont-Jou. Devenus chrétiens, les Francs élevèrent sur le versant méridional du rocher consacré à Jupiter, deux oratoires sous l'invocation de saint Etienne et de saint Symphorien. Le Mont-Jou prit alors le nom de Mons Tumbae (ou Mont de la Tombe), tumba étant pris ici dans le sens de tumulus, colline, et le rocher voisin s'appelait tumbella, petite tombe ou Mont Belenus, d'où on a fait Tombelaine. Des ermites ayant pareillement bâti des cellules en ce dernier endroit, les deux monts formèrent plus tard une seule communauté, l'abbaye mérovingienne de Mandane qu'on appela Monasterium ad duas Tumbas (le monastère des deux Tombes).
C'est sans doute à la submersion graduelle de la forêt de Scissy qu'il faut attribuer cette tendance des ermites à aller s'établir, soit au Mont-Bélène, soit au Mont-Tombe, et à se fixer définitivement sur ce dernier mont, plus considérable que le premier comme hauteur, et plus abordable.
En 708, saint Aubert, douzième évêque d'Avranches, qui se retirait fréquemment au Mont-Tombe pour s'y livrer à la prière et à la méditation, y fit jeter les fondements d'une modeste chapelle en forme de grotte, dédiée à l'archange saint Michel. Depuis cette époque, le Mont-Tombe ne fut plus connu que sous le nom de Mont Saint-Michel.
Saint Aubert remplaça les ermites de l'abbaye de Mandane par douze chanoines, et détacha de son propre patrimoine les villages d'Huysnes et de Genest, pour les ériger en dotation de la nouvelle communauté. Le bruit s'étant répandu que des miracles se produisaient en cet endroit, les pèlerins y accoururent en foule, apportant aux chanoines leurs offrandes, qui servirent à développer les constructions de l'abbaye. Les monarques ne dédaignèrent pas de suivre la foule, et le Mont reçut la visite de Childebert II, de Charlemagne, dont un ancien roman de chevalerie dit:
Au Mont s'en va le bon roy de saison,
A Saint-Michel faire son oraison.
de Robert le Diable, de saint Louis, Louis XI, François Ier, etc.
Par sa position, le Mont devint bientôt un lieu de refuge pour les populations de la Neustrie occidentale que les ravages des Normands refoulaient dans les endroits inaccessibles. Ce furent les premières origines du bourg établi au pied du rocher, vers la fin du IXe siècle.
Le contact de ces nouveaux habitants ayant apporté quelque relâchement dans la vie cénobitique des chanoines, le duc de Normandie, Richard Ier dit Sans-Peur, fils de Guillaume Longue-Epée, fit abattre l'oratoire de saint Aubert et construire, à sa place, en 963, sur le faîte même de la pyramide de granit, une vaste église entourée de bâtiments spacieux. Puis, dans une charte qu'il fit ratifier par le roi Lothaire et par une bulle du pape Jean XIII, il y établit des moines bénédictins du Mont-Cassin, déclara l'abbé électif par ses religieux, et l'investit de la pleine et entière juridiction temporelle sur les habitants du Mont.
De 1017 à 1023, Richard II, fils du précédent, fait jeter les fondements d'un édifice plus vaste encore. D'épaisses voûtes, audacieusement élevées à l'est, au sud et à l'ouest de la cime du rocher, en élargissent la surface. Ces constructions souterraines, qui supportent la masse de l'église, existent encore aujourd'hui. Leur partie la plus remarquable est celle connue sous le nom de voûte des Gros-Piliers. C'est le reste de construction le plus ancien qui subsiste au Mont.
Depuis cette époque, il semble que la principale préoccupation des abbés, presque tous hommes des plus remarquables, ait été d'élever lentement, à travers les siècles, l'édifice que nous admirons aujourd'hui. Bernard le Vénérable fit même construire en 1197, au sommet du rocher de Tombelaine, une belle chapelle et des lieux réguliers, avec un jardin, une citerne et toutes choses nécessaires pour une communauté de dix ou douze religieux qu'il y entretenait sous l'autorité d'un prieur ou prévôt. Ce prieuré était très fréquenté et une forteresse fut bâtie à proximité par Philippe-Auguste. Au temps de la guerre de Cent Ans, une poignée de braves y abrita, de 1418 à 1444, les lys étouffés ailleurs par les Anglais. Quoi qu'ils fissent durant vingt-six années, Saint-Michel resta terre française et le flot de l'invasion se brisa contre ses remparts. Il n'y a pas, dans les annales des sièges, exemple d'une résistance aussi longue que celle qu'opposèrent aux Anglais quelques gentilshommes normands ou bretons groupés. Pour demeurer fidèles au roi, ils souffrirent la ruine et bravèrent la mort pendant un quart de siècle. Cet épisode de notre histoire étant assez peu connu, je le retracerai d'après un résumé publié par le général baron Rebillot dans la Revue du T.C.F. «Durant cette lutte si longue, la garnison de la forteresse, plus ou moins étroitement bloquée, subit les vicissitudes de la lutte poursuivie par ailleurs, et son effectif ne dépassa pas deux cents gentilshommes avec leur suite d'écuyers. Le premier qui dirigea la lutte fut un jeune homme de vingt-quatre ans nommé Jean d'Harcourt; il fut nommé capitaine du Mont en 1420, et infligea aux envahisseurs deux sanglants échecs, l'un à Montaigu dans l'Avranchin, l'autre à Bressinières dans le Maine. Il périt en 1424 à la bataille de Verneuil. Son successeur fut le bâtard d'Orléans qui transmit le commandement qu'il ne pouvait exercer en personne, à l'un des plus puissants barons du Cotentin, Paynel ou Pesnel, seigneur de Bricqueville, dont la tâche fut des plus ardues. Assailli à la fois par terre et par mer, il parvint à repousser l'assaut donné au Mont par l'amiral de Normandie. L'année suivante, le successeur de Pesnel fut battu et emmené prisonnier. Les Anglais revinrent à la charge avec vingt navires, mais, à leur tour, ils furent repoussés, grâce à messire Louis d'Estouteville, seigneur d'Auzebosc et gendre du baron de Bricqueville, qui, au dire des chroniqueurs du temps, fut le plus ferme soutien de la forteresse attaquée.
Tandis qu'autour de l'indolent roi de Bourges, Charles VII, s'entrecroisaient des intrigues que l'histoire a fait connaître, la garnison du Mont Saint-Michel, sous la direction de son nouveau chef qui sut s'imposer par l'ascendant de son mérite, donnait à la France envahie un admirable et réconfortant spectacle.
Le Mont, pyramide rocheuse isolée au milieu d'une plaine que le reflux recouvre deux fois par jour, formait une sorte de petit royaume divisé en trois provinces: à la base, une ville qu'habitaient des bourgeois, des hôteliers au nombre d'environ trois cents, faisant vivre les hommes d'armes de la garnison et les pèlerins qui réussissaient à passer à travers les troupes anglaises. Au milieu, un châtelet, poste fortifié, qui commandait l'entrée de l'abbaye, espèce de citadelle où se tenait la plus grande partie de la garnison. Au sommet enfin, l'église abbatiale et le monastère abritant une vingtaine de religieux réunis sous l'autorité de l'un des leurs en l'absence de leur abbé, mis dehors comme ami des Anglais. Ces religieux vivaient en bonne intelligence avec les défenseurs, dont ils partageaient les sentiments et à qui ils prêtaient le secours de leurs prières et au besoin l'aide de leurs bras.
Le nouveau capitaine travailla sans relâche, avec le concours des bourgeois de la ville, à augmenter les défenses de la forteresse qui lui était confiée. Souvent, forcé d'interrompre son oeuvre pour faire face à quelque attaque soudaine de l'envahisseur, il rappelait Zorobabel au retour de la captivité, tenant d'une main l'épée et de l'autre la truelle.
Pour mieux protester contre la conquête, le sire d'Auzebosc investit quelques-uns de ses compagnons, de fonctions judiciaires et administratives du pays occupé par l'ennemi. C'est ainsi qu'il nomma un bailli du Cotentin, un vicomte d'Avranches, et fit élever une potence pour affirmer son droit de justice, tandis que de sages dispositions réglaient les rapports des hommes d'armes avec les religieux, afin que ceux-ci n'eussent pas à souffrir du voisinage.
Contre les Anglais, depuis sept ans maîtres de la Normandie, un des facteurs importants de la résistance du Mont Saint-Michel, fut la flottille, qui put constamment ravitailler la garnison. Cette flottille se composait de navires d'un faible tonnage, quelques-uns simples barques, mais montés par d'intrépides marins, dressés dès l'enfance à se diriger sûrement parmi les dangereux écueils de la côte. Ils profitaient des nuits sans étoiles, même des orages, pour apporter à la garnison des provisions de toutes espèces. Sortant de leur rôle défensif, ces marins ne tardèrent pas à devenir d'audacieux corsaires, terreur des Anglais et des Normands traîtres à la patrie. Un baleinier de Saint-Malo, monté par des gens d'armes de la garnison, fit la course sur les côtes septentrionales du Cotentin, et leva même des contributions de guerre sur des paroisses situées aux environs de Caen.
Sans l'aide de ces infatigables et vaillants auxiliaires, la défense du Mont Saint-Michel n'aurait pu être prolongée jusqu'en 1444, année de la trêve avec l'Angleterre. Depuis Azincourt jusqu'à 1428, la conquête anglaise n'avait cessé de s'étendre sur la France; à cette époque, il ne restait plus, au nord de la Loire, que trois centres de résistance: le Mont Saint-Michel, Vaucouleurs et Orléans. Le régent Bedfort résolut d'en triompher à tout prix; c'est alors qu'il fit entreprendre le siège d'Orléans, presser Baudricourt à Vaucouleurs et redoubler d'efforts contre la forteresse normande. Le trop fameux Pierre Cauchon avait obtenu du pape l'autorisation de prélever sur les revenus ecclésiastiques un impôt exclusivement affecté aux frais de ces attaques, poussées sur mer et sur terre à l'aide de nombreuses bastilles dont les garnisons venaient d'Angleterre. Le moment était solennel; il semblait à tous que les jours de la résistance fussent comptés. Les défenseurs du Mont n'avaient aucun secours à attendre, lorsqu'on apprit qu'une jeune fille s'était présentée au roi, se disant appelée par l'archange protecteur du Mont, à chasser de France ces Anglais. Cette nouvelle, accueillie avec enthousiasme, rendit courage aux défenseurs du sanctuaire de Saint-Michel, et après les succès de Jeanne d'Arc, leur espoir se changea en confiance intrépide. La levée du siège d'Orléans, suivie de la défaite de Patay, entama, au contraire, l'outrecuidance des Anglais, qui, en Normandie, passèrent de l'offensive à la défensive. Dès la fin de 1429, démantelant Pontorson, ils se confinèrent dans les places d'Avranches et de Caen. D'Estouteville escarmoucha souvent avec les garnisons de ces villes, qu'une terreur superstitieuse travaillait aux récits des prouesses de Jeanne.
En les entendant, les recrues anglaises désertaient en masse, malgré les mesures rigoureuses prises pour les retenir, et l'héroïne française aurait pu se vanter d'avoir grandement contribué, quoique de loin, au salut de l'abbaye qui portait le nom de son conseiller céleste. A partir de 1430, l'invasion anglaise recula comme le flot qu'emporte le reflux; les populations, durement foulées, se soulevèrent en Normandie, et le clergé lui-même prit les armes contre l'envahisseur.
Sur ces entrefaites, survint un événement qui soumit les défenseurs du Mont Saint-Michel à une nouvelle et décisive épreuve. Un incendie détruisit presque toutes les maisons qui abritaient la garnison et les bourgeois de Saint-Michel. Le sire de Scales, gouverneur de Domfront, crut l'occasion favorable pour emporter par un assaut vigoureux, cette forteresse qui depuis si longtemps défiait ses compatriotes. Il assembla les garnisons voisines et, avec une artillerie puissante, arriva devant les murs du mont incendié. Ses canons firent en quelques heures une brèche dans la première enceinte et dans un grand bâtiment, dépôt des provisions de la garnison. Il lança alors à l'assaut des troupes beaucoup plus nombreuses que les défenseurs. Déjà les assaillants couronnaient la brèche et criaient: «Ville gagnée!», lorsque d'Estouteville et les siens tombèrent sur eux comme une avalanche et les culbutèrent. Scales est jeté bas de son cheval; ses soldats le croient tué, prennent peur et s'enfuient dans toutes les directions; l'artillerie est prise et deux de ces pièces, appelées les michelettes, ont été conservées jusqu'à nos jours.
Après cette déconvenue, le sire de Scales, qui put se tirer de la déroute, ne songea plus qu'à se fortifier contre les Montois avec force bastilles, dont la construction dut être payée par les habitants du Cotentin. Comme les paysans se refusaient à se laisser tailler, deux capitaines anglais, Thomas Waterhoo et Roger Yker, en massacrèrent douze cents; cette boucherie eut pour théâtre le village de Vicques, dans la vallée de la Dives.
Un monument devrait être élevé dans cet endroit, ainsi qu'auprès d'Azincourt, où Henri V, après la bataille gagnée, fit assommer de sang-froid quatre mille prisonniers français.
Cette odieuse exécution provoqua d'ailleurs une insurrection générale dans tout le pays, et partout les paysans se joignirent aux troupes régulières envoyées contre les Anglais. Le sire de Scales dut abandonner Avranches, et se replier vers le gros de ses compatriotes. Le 14 août de cette même année, les Montois infligèrent aux Anglais de Tombelaine une défaite humiliante, dont ils se vengèrent par d'abominables cruautés, faisant enfouir vivantes de pauvres femmes coupables d'entretenir des intelligences avec les rebelles. En 1436, le soulèvement se propagea, et d'Estouteville put s'emparer de Granville.
Pendant les années suivantes, Français et Anglais luttèrent sans relâche les uns contre les autres, avec des alternatives de succès et de revers infligés plus nombreux à nos ennemis; cela dura ainsi jusqu'à la trêve de 1444.
Comme tous les hommes qui s'élèvent au-dessus de la foule, d'Estouteville avait des ennemis ardents; aussi bien le devoir l'obligeait à réprimer chez quelques-uns de ses auxiliaires, des habitudes de pillage, voire de brigandage, communes à cette époque chez les gens de guerre. Tandis qu'il servait glorieusement sa patrie et son roi, un complot fut tramé contre lui par quelques officiers de la garnison montoise complot dans lequel entra l'un de ses obligés, le baron de Coutances. De concert avec quelques bourgeois, les conjurés devaient se saisir de leur capitaine, et l'expulser de la forteresse. Découverte à temps, cette conjuration ne fut point punie avec rigueur. Coutances fut pardonné, et ses complices profitèrent aussi de la magnanimité de d'Estouteville.
«Peu de temps après que le glorieux soldat s'était enfermé dans le Mont Saint-Michel, un fils lui était né, qui avait grandi au milieu des épreuves. Parvenu à l'âge viril, ce jeune homme était devenu l'un des meilleurs lieutenants de son père, lorsqu'en 1444 fut conclue la trève qui permit à la garnison de Saint-Michel de se reposer d'une lutte poursuivie sans relâche depuis vingt-six ans.
«Quand la guerre se ralluma en 1449, d'Estouteville joua le rôle le plus actif et le plus glorieux dans la campagne qui libéra la Normandie. Il put enfin entrer dans les grands biens qu'il tenait de sa femme, Jeanne Paynel, l'une des plus riches héritières du royaume. Il mourut en 1464, huit ans après sa vaillante compagne, qui ne s'était jamais séparée de lui, et avait, durant le long siège, partagé sans faiblir les privations et les périls de son époux.
«Voulant être uni à elle dans la mort, comme il l'avait été dans la vie, d'Estouteville ordonna qu'on l'ensevelît à côté de sa chère épouse, enterrée au milieu du choeur de l'église de Hambye. Jusqu'à la Révolution, on put admirer le beau monument qui renfermait ces glorieuses reliques. Mais en 1793, le tombeau où dormait sous la garde de la mort et de sa renommée, ce grand serviteur de la patrie, fut violé. La pierre tumulaire qui disait son nom sert maintenant de seuil à l'entrée d'une ferme. Aucun monument ne rappelle aux jeunes générations l'héroïque soldat qui, pendant vingt-cinq ans, défendit le Mont Saint-Michel contre les Anglais, et le siège peut-être le plus long qui ait jamais été soutenu.
«Louis XI, un des rois les plus sensibles aux gloires de la France, créa l'ordre de chevalerie portant le nom de l'archange Saint-Michel, puis combla de bienfaits et de privilèges les habitants et les religieux du Mont. Ses libéralités s'étendirent jusqu'aux descendants des chiens qui, dressés par les Montois, les aidèrent à se garder des surprises de l'ennemi; il affecta une somme annuelle de 24 livres tournois à l'entretien des chiens employés à faire, pendant la nuit, le guet autour du célèbre rocher.
«A partir de 1523, les abbés du Mont Saint-Michel devinrent commendataires. Choisis parmi les évêques ou les cardinaux et ne résidant pas au Mont, ils se désintéressèrent généralement des travaux dont l'abbaye éprouvait le besoin. Il fallut un arrêt du Parlement de Rouen pour obliger François de Joyeuse à restaurer ces magnifiques monuments.
«Pendant les guerres religieuses du XVIe siècle, l'abbé commendataire Arthur de Cossé (1570) défendit le Mont contre les protestants. Toutefois l'abbaye tomba plusieurs fois entre les mains de ces derniers, mais elle leur fut toujours reprise.
«En 1622 les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur furent installés au Mont Saint-Michel, et donnèrent un nouvel essor aux pèlerinages.
«Depuis l'époque de Louis XI, le Mont était prison d'État, et ses cachots regorgèrent de prisonniers sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV.
«Pendant la régence de Philippe d'Orléans, le comte de Broglie, en 1721, obtint pour son frère la commende de l'abbaye en échange de six cents bouteilles de grand vin de Bourgogne. L'abbé de Broglie conserva sa charge jusqu'en 1766. Parmi les nombreux prisonniers qui peuplaient les cachots à cette époque, citons le poète Desroches et Victor de la Cassagne, plus connu sous le nom de Dubourg.
«A la Révolution, les religieux furent dispersés, les prisonniers délivrés, et la plupart des manuscrits transportés à la bibliothèque d'Avranches.
«Le Monastère ne cessa pas d'être prison d'État; ce fut la Révolution qui y enferma ses ennemis. En 1793 et 1794, trois cents prêtres des diocèses d'Avranches, de Coutances et de Rennes, y furent renfermés pour avoir refusé de prêter le serment civique.
«Un décret du 6 juin 1811 le convertit en maison centrale de détention et de correction.
«Ces nouvelles appropriations furent très dommageables à l'oeuvre architecturale des abbés du Mont. Bien des sculptures furent mutilées, des vitraux détruits; les plus belles salles obstruées par des cloisons, des planchers, sans le moindre souci de la conservation ou de la consolidation des murailles. Aussi, en 1817, une partie de l'ancienne hôtellerie, servant de prison pour les femmes, s'écroula-t-elle avec fracas.
«Pendant le règne de Louis-Philippe, on entreprit quelques réparations, mais on continua à détériorer le monument en y entassant dès prisonniers.
«Ce fut à cette époque que les cachots reçurent des hommes politiques, comme Barbes, Blanqui, Raspail, Martin Bernard, etc.
«Un décret en date du 20 octobre 1863 supprima la prison, et le Mont Saint-Michel devint propriété domaniale, puis l'abbaye fut louée à l'évêque d'Avranches et de Coutances qui obtint, en 1865, pour l'entretien du monument, un secours annuel de vingt mille francs payés sur la cassette de Napoléon III. En 1872, le gouvernement fit préparer des projets de restauration du Mont Saint-Michel, et on procéda aux réparations les plus urgentes, entre autres à la consolidation des bâtiments du sud-ouest qui menaçaient ruine. Deux ans plus tard, l'abbaye fut classée comme monument historique; les travaux de restauration décidés furent commencés par l'architecte Corroyer et continués par Petitgrand. Ce dernier a dégagé l'abbaye des constructions qui masquaient sa base et mis à jour de nombreux souvenirs qui sont venus enrichir les galeries du Musée du Mont, si intéressant déjà par les collections qu'il a pu recueillir et qui retracent toute l'histoire de cette ville célèbre.»
Voilà, conclut le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, en s'adressant à ses auditeurs, ce que je puis vous apprendre au sujet de l'histoire du Mont Saint-Michel que nous allons visiter demain matin. Quant aux curiosités archéologiques que renferment ces constructions grandioses, les gardiens, qui ne doivent pas manquer puisque c'est un monument historique et dépendant par conséquent de l'administration des Beaux-Arts, nous les décriront pendant que nous passerons d'un étage à l'autre de la merveille féodale.
CHAPITRE XVII
LE MONT SAINT-MICHEL ET SES ENVIRONS
VISITE DU MONT SAINT-MICHEL.—LES CURIOSITÉS DU MONT.—LA MERVEILLE.—LES CACHOTS.—LE MARQUIS DE TOMBELAINE.—TRAVERSÉE DU GOULFE.—LE MARAIS DE DOL.—LE GROIN DE CANCALE ET LA PROVENCE CANGALAISE.—CIRCUIT AUTOUR DE LA VILLE DE SAINT-MALO.—DESCENTE DE LA RANCE.—DINAN LA JOLIE ET SES ENVIRONS.
La baie du Mont Saint-Michel se creuse au fond du golfe de Bretagne ou de Saint-Malo, à la limite des départements de la Manche et d'Ille-et-Vilaine. Granville est au nord de la baie et Saint-Malo à l'ouest; plus près on aperçoit Cancale avec ses pêcheries qui courent en zigzag dans les lagunes, ses majestueux rochers, les côtes de Dol, et Pontorson, le vieux fief de Bertrand du Guesclin. Le fond de la baie n'est qu'une vaste plaine de sables, comprenant environ dix lieues carrées de superficie, qui chaque jour sont deux fois couvertes en partie par la mer et deux fois par elle abandonnées. Dans cette espèce d'entonnoir, dont le Mont Saint-Michel occupe l'extrémité, la disposition particulière des côtes, celle des bancs, des plateaux de roche, et des îles nombreuses qui s'étendent au nord jusqu'à la pointe de la Hague, exercent sur la grandeur des marées une telle influence, que les eaux s'y élèvent à une hauteur plus que double de celle qu'elles atteignent sur les autres points de notre littoral. Tandis que la mer ne monte qu'à 7 mètres à Cherbourg et à 8 mètres dans le port de Brest, elle atteint à Granville jusqu'à 15 mètres. Qu'on se figure cette énorme masse d'eau, à l'instant où le flot arrive, s'élançant dans le fond, de la baie, vers le Mont Saint-Michel qui, au moment de la mer basse, en est éloigné de deux lieues, et qui bientôt n'est plus qu'une île semblant seulement reliée à la terre par un mince câble, aspect que présente de loin la digue élevée entre le Mont et Pontorson. La rapidité de la mer est telle, dans les grandes marées d'équinoxe, que le cheval le plus agile serait bientôt dépassé sur ce terrain sablonneux et mouvant. Les marées de mars et de septembre sont très redoutées, surtout celles de septembre, appelées marées des gaspas, et qui ont laissé de terribles souvenirs en faisant disparaître des exploitations entières du côté de Courtils et d'Ardevon.
Heureusement, les heures exactes de la marée étant bien connues d'avance, on peut, sans craindre d'être envahi, aller explorer les plages qu'elle laisse à découvert.
Les produits de la mer sont la principale ressource des habitants du Mont.
Les hommes pèchent au filet, ce qui est un rude métier, car il faut suivre les heures des marées, qui se produisent souvent par des nuits froides et sombres. On trouve, autour du Mont Saint-Michel, des saumons de forte taille et d'un goût exquis, renommés sur toute la côte, des bars, des plies ou limandes, des guitans ou merlans, quelquefois des soles, de petits mulets et des crevettes grises.
Pendant ce temps, toute la famille du pêcheur, femmes, filles, garçons, se livre à la recherche des coques. C'est une espèce de coquillage bivalve ayant la forme et la grosseur d'un oeuf de pigeon un peu aplati. On l'extrait du sable avec les doigts, après que la marée s'est retirée, et dans des parties de la grève très faciles à reconnaître pour les gens adonnés à ce métier. Les coques sont très mal réputées dans le pays, peut-être uniquement parce qu'elles sont très communes et par conséquent à vil prix. Elles se consomment presque toutes dans les campagnes environnantes. Ce genre de pêche, quoique peu productif en apparence, est cependant une véritable source d'aisance pour le pays, toute la famille du pêcheur pouvant s'y livrer presque en toute saison. Aussi, la misère est-elle inconnue au Mont Saint-Michel.
Une excursion au Mont Saint-Michel est une des plus intéressantes que l'on puisse accomplir en France.
Le chemin de fer conduit jusqu'à Pontorson, petite ville située à trois lieues au sud-est d'Avranches, et à deux lieues au midi du Mont Saint-Michel. Pontorson a longtemps servi de boulevard contre les Bretons. Robert, duc de Normandie, étant en guerre avec Alain Barbe-Torte, comte de Bretagne, y bâtit un château et fortifia la ville; mais Louis XIII, après la reddition de la Rochelle, voulant ôter aux seigneurs de Montgomery, qui étaient calvinistes, toute occasion de soutenir ce parti, la fit entièrement démanteler.
Au lieu de prendre place dans les voitures du petit chemin de fer de Pontorson à Moidrey-le-Mont-Saint-Michel, La Tour-Miranne, chef de l'expédition, préféra fréter un grand break où ses vingt-deux compagnons trouvèrent place à côté de lui. Au bruit argentin des sonnailles, dont il était garni, l'attelage démarra et, sortant du bourg de Pontorson, suivit au grand trot la route longeant la rivière du Couesnon, qui constitue la ligne de démarcation entre la Normandie et la Bretagne. En raison de la faible pente et du peu de consistance du sol, le Couesnon a changé plusieurs fois de lit. Autrefois, il déversait ses eaux entre Tombelaine et le Mont; ce dernier était alors breton. Depuis lors, il s'est creusé un chenal à l'ouest du Mont, ce qui a donné naissance au dicton bien connu:
Le Couesnon,
Par sa folie,
A mis le Mont
En Normandie.
Le pays étant très plat, les touristes n'apercevaient partout autour d'eux que la langue grise, embrumée et silencieuse. Enfin la silhouette de la montagne célèbre se dessina sur l'horizon, et bientôt l'équipage atteignit la digue, longue de deux kilomètres qui relie le Mont à la terre ferme. Ce beau travail, exécuté par le corps des Ponts et Chaussées, permet aux voitures et au tramway à vapeur de Pontorson, d'atteindre le Mont en tout temps, alors qu'avant sa construction on n'abordait que difficilement; la traversée, sur le sable à marée basse ou en bateau à marée haute, était pénible et dangereuse. Cependant, le mieux est souvent l'ennemi du bien, la présence de l'obstacle formé par la digue a facilité le colmatage, et l'on craint qu'au bout d'un certain nombre d'années, la baie soit entièrement transformée en terre ferme. Au lieu de rester une île, le Mont ne sera plus qu'un rocher isolé au milieu d'une plaine herbue et verdoyante, et il perdra ainsi la majeure partie de son charme qu'il doit surtout à sa situation insulaire. C'est pourquoi, des voix autorisées ont fait entendre des protestations pour sauver le Mont menacé et demander aux pouvoirs publics de couper la digue et d'arrêter le colmatage à 1500 mètres des vieux remparts. Le Touring-club a soutenu ces légitimes revendications, et il est à souhaiter qu'il les fasse enfin aboutir.
A mesure que le break avançait sur la chaussée, le Mont semblait grandir à vue d'oeil et l'on en distinguait les moindres détails. La ville de Saint-Michel collée au roc et surmontant le mur d'enceinte, la plate-forme dominant la ville, la muraille du château couronnant la plate-forme, le château hardiment lancé par-dessus la muraille, l'église perchée sur le château, et sur l'église l'audacieux campanile portant à son plus haut sommet la statue monumentale de l'archange, due au ciseau du sculpteur Frémiet.
Le break fit halte à l'extrémité de la digue; ses occupants en descendirent alors et pénétrèrent l'un après l'autre dans la ville par la Porte du Roi, encadrée des deux bombardes ou Michelettes, prises aux Anglais, et donnant accès dans l'avancée. Ils escaladèrent ensuite l'unique rue, qui serpente sur le flanc du Mont et conduit à l'abbaye, en jetant un coup d'oeil'à droite et à gauche sur les boutiques de marchands d'objets de sainteté, et les hôtels bordant cette rue. Le professeur Darmilly appela l'attention de ses camarades sur cette particularité du Mont, que l'eau potable y est plutôt rare, en raison de la nature granitique du roc lui servant de base et qui ne laisse sourdre aucun filet d'eau. Cette situation est exprimée d'une façon humoristique par une eau-forte de Dubouchet représentant «la dispute pour un seau d'eau dans la Grande-rue», avec ce distique:
On a du bon cidre à gogo,
On se bat pour avoir de l'eau!
Les fruits et les légumes sont non moins rares au Mont Saint-Michel, car la sécheresse les brûle presque toujours sur pied. Il faut, comme pour l'eau, s'en approvisionner au dehors. En revanche, et c'est encore là une curiosité de ce rocher, il fournit des figues qui, pour la saveur, ne le cèdent en rien à celles du Midi. Malheureusement, elles sont devenues fort rares, la majeure partie des figuiers ayant gelé il y a près d'un siècle.
Les constructions bordant la rue n'ont rien de remarquable, à part quelques restes du XVe siècle, tels que la tour du guet et le «beau logis que Du Guesclin fit construire en 1356 pour sa femme, Typhaine de Raguenel, demoiselle bien versée en philosophie et astronomie». Les touristes jetèrent un coup d'oeil, en passant, sur ces restes puis, après avoir escaladé le Grand degré qui fait suite à la grande rue, ils arrivèrent à la barbacane ou défense extérieure du châtelet. Ils s'arrêtèrent un instant au pied de la croix érigée en cet endroit en 1889 et qui a, paraît-il, été rapportée de Jérusalem. En se retournant, ils aperçurent toute la ville avec ses toits en pente, et au loin le rocher de Tombelaine. Ils pénétrèrent enfin sous la voûte étroite du châtelet entre les deux grosses tours cylindriques imitant deux pièces de canon debout sur leurs culasses, et commencèrent, dans l'ordre traditionnel, et sous la conduite d'un gardien, la visite du monument abbatial. Le groupe des excursionnistes traversa donc la salle des gardes, lourdement voûtée, et se hissa par une série d'escaliers à la plate-forme de Beauregard ou Sault-Gautier au niveau de l'église haute. De cette esplanade, le regard pouvait embrasser un splendide panorama des côtes du Cotentin et de la Bretagne, avec le mont Dol comme point saillant, alors que les visiteurs avaient à leurs pieds les substructions considérables formant les soubassements de l'église et des principaux bâtiments'qui l'entourent.
Si l'on en croit les traditions, l'église qui couronne le rocher aurait été élevée sur les ruines de l'oratoire érigé par saint Aubert en 708, et de l'église construite en 963 par Richard, petit-fils de Rollon. Il ne subsiste aucun vestige de ces deux édifices; mais il existe encore, de l'église romane fondée en 1020 par le duc de Normandie, Richard II, et dont la construction fut dirigée par l'abbé Hildebert II, les transepts, la plus grande partie de la nef et tous les soubassements.
Cette partie du Mont Saint-Michel, dit M. Corroyer, est des plus intéressantes à étudier; elle démontre la grandeur et la hardiesse de l'oeuvre de l'architecte Hildebert. Au lieu de saper la crête de la montagne et surtout pour ne rien enlever à la majesté du piédestal, il forma un vaste plateau, dont le centre affleure l'extrémité du rocher et dont les côtés reposent sur des murs et des piles, reliés par des voûtes, et forment un soubassement d'une solidité parfaite.
Cette immense construction est admirable de tous points: d'abord par la grandeur de la conception, et ensuite par les efforts qu'il a fallu faire pour la réaliser au milieu d'obstacles de toute nature résultant de la situation même, de la difficulté d'approvisionnement des matériaux et des moyens restreints pour les mettre en oeuvre.
L'église fut achevée vers 1113 par Bernard du Bec, treizième abbé du Mont. Ce vaste édifice avait alors la forme d'une croix latine, figurée par la nef composée de sept travées, par les deux transepts, et enfin par le choeur. Il subsiste de l'église romane: quatre travées de la nef, les deux transepts, avec les chapelles semi-circulaires pratiquées dans les faces est, et enfin les amorces du choeur ruiné en 1421.
Le sommet du roc qui compose le Mont Saint-Michel étant fort inégal, il fallut, pour obtenir le nivellement nécessaire, élever de puissants soubassements qui forment, sous le choeur, en reproduisant d'une façon plus grossière le dessin de celui-ci, la crypte des Gros-Piliers.
Après avoir visité les chapelles, où le guide fit remarquer les bas-reliefs de la chapelle nord et le rétable en albâtre, on visita le dessus.
Un escalier ménagé dans l'épaisseur d'un contrefort au sud, monte au-dessus des chapelles et aboutit au comble supérieur, en franchissant, sous le nom d'escalier de dentelle, sur un des arcs-boutants supérieurs, l'espace compris entre le contrefort du bas côté et la balustrade surmontant la corniche du choeur.
Du haut de cet escalier on aperçoit un panorama immense: au nord, la pointe de Granville, et vers l'est, en suivant la côte normande, la ville d'Avranches; au midi, Pontorson; au sud-ouest, le mont Dol et la ville de Dol en Bretagne; au couchant, le havre de Cancale; enfin, au nord-ouest, quoiqu'elle soit éloignée de seize lieues, l'île de Jersey apparaît comme un nuage. On la distingue très bien avec une lunette d'approche.
De ce point élevé, 150 mètres au-dessus du niveau de la mer, l'aspect du Mont lui-même est des plus intéressants.
En redescendant, on visita le transept nord, et on sortit sur la grande plate-forme de l'ouest. La merveille et le cloître retinrent surtout l'attention des aviateurs: «La Merveille» est le nom sous lequel l'admiration des siècles a désigné les gigantesques constructions accolées au nord de l'église et qui forment la façade nord du Mont Saint-Michel, du côté où l'on'remarque un petit bois, dernier vestige de l'antique forêt de Scissy.
La Merveille comprend trois étages superposés: tout au bas sont le cellier et l'aumônerie; au-dessus le réfectoire et la salle des chevaliers; comme couronnement, le dortoir et le cloître.
C'est Roger II, onzième abbé du Mont, qui commença cet édifice (1106-1123). Ayant été détruit, il fut reconstruit, à partir de 1203, par Jourdain, dix-septième abbé du Mont, dont les successeurs suivirent religieusement les plans jusqu'à la fin. «Il faut rendre hommage à cette oeuvre grandiose, dit M. Corroyer, et l'admirer, en songeant aux efforts énormes qu'il a fallu faire pour la réaliser en vingt-cinq ans, au sommet d'un rocher escarpé, séparé du continent par la mer ou une grève mobile et dangereuse, cette situation augmentant les difficultés du transport des matériaux qui provenaient des carrières de la côte, d'où les religieux tiraient le granit nécessaire à leurs travaux. Une partie de ces matériaux, fort peu importante du reste, était extraite de la base même du rocher; mais si la traversée de la grève était évitée, il existait néanmoins de grands obstacles pour les mettre en oeuvre après les avoir montés au pied de la Merveille, dont la base est à plus de cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer.»
[ILLUSTRATION Le marquis de Tombelaine retomba dans les flots, perdit connaissance et se noya (p. 291).]
Le cloître, construit de 1225 à 1236, par les ordres et sous la savante et artistique direction de Raoul de Villedieu, vingt et unième abbé, est un préau trapézoïdal environné de quatre galeries. Il est cité comme modèle d'architecture claustrale. Ses fines colonnettes de granit rose sont disposées deux par deux, et leurs motifs sculpturaux, très variés, sont minutieusement fouillés.
Au sud est le bassin de pierre, ou lavatorium, où les religieux se lavaient les pieds. A l'extrémité de la galerie se trouve le dortoir. Au milieu, la porte par laquelle il faut passer pour descendre dans les immenses et innombrables salles souterraines.
L'aumônerie à l'est et le cellier à l'ouest ont été édifiés par Jourdain, vers 1203, d'après un plan mûrement étudié, ainsi que le prouve, par la disposition des piles inférieures, la superposition des colonnes devant supporter à l'étage supérieur les voûtes des deux salles hautes et qui sont, l'une le réfectoire et l'autre la salle des chevaliers.
Les touristes aperçurent dans un angle à côté de l'escalier descendant au cellier, l'entrée du Chartrier, bâti sur l'angle extérieur nord-ouest de la Merveille, et qui se compose de trois petites salles superposées dont la première seule est voûtée. L'Administration a réuni en ce lieu les diverses curiosités découvertes dans les fouilles opérées au Mont, telles que monnaies, vitraux, dalles armoriées, crosses, débris de vêtements et de vases, etc.
Le Cellier, qui communique par un escalier avec la Salle des Chevaliers située exactement au-dessus, porte également le nom de Montgomery, qui lui vient d'un tragique événement, dont un moine qui en fut le témoin oculaire en 1591, a laissé le récit que nous nous bornons à transcrire ici exactement pour lui laisser toute sa saveur:
«... Le pécheur tombe presque toujours de mal en pire... Cela est si commun qu'il n'est besoing d'en apporter autre preuve que celle qui suit d'un meschant et abominable criminel appelé Goupigny, qui, pour ses forfaits exécrables, devoit estre condamné à mort en la ville de Caen, où il estoit prisonnier, mais par je ne sçay quelle nouvelle invention trouva moyen de se sauver, et pour estre en plus grande seureté se retira en ce château le traistre avec Monsieur de Beausuzay qui en estoit lors gouverneur, se reputant heureux de trouver refuge pour sauver sa misérable vie: mais à peine eut-il passé quelques mois qu'oublieux de la mort qu'il avoit évitée, commence à tramer de plus grandes meschancetez, trahissant la place qui naguerre l'avoit sauvé du gibet, et pour cest effait complota avec Monsieur de Sourdeval, hérétique, moyennant quelque somme d'argent, de luy livrer la place, luy donnant le jour et l'heure pour exécuter ceste horrible trahison en la manière qui suit. C'est que le dit Goupigny devoit monter le dit Sourdeval et ses gens, du costé des grandes salles, par le moyen d'une grande roue et cordages qui servoient d'ordinaire pour monter les grosses provisions du monastère; mais Dieu ne permit point que la chose en allast ainsy; car le traistre ayant tiré l'argent du sieur Sourdeval descouvrit luy mesme à Monsieur de Beausuzay et à toute la garnison du château ce qui se passoit, pour faire le bon valet, car c'est ainsy que se gouvernent les gens sans âmes, tournans à droite et à gauche.
»Cependant voicy le jour assigné venu. Les sieurs de Sourdeval et de Montgomery avec plus de deux cents hommes paroissent à l'heure préfixe, un jour de Saint-Michel, en septembre, sur les huict heures du soir, l'an 1591, en intention de mettre tout au feu et au sang. Monsieur de Beausuzay d'autre costé donne ordre que de Goupigny se trouvât à la dite roue d'où il leur crioit qu'il n'y avoit que craindre, qu'ils montassent au plus viste. Vous eussiez veu aussy tost les ennemis s'accrocher à la corde deux ou trois à la fois à l'envie l'un de l'autre, et celui-cy les tiroit en haut, leur faisant grand accueil, puis soudain les menoit dans le corps de garde où le gouverneur les faisoit poignarder. Et cependant le dit Goupigny continuoit d'en monter d'autres, puis après d'autres, jusqu'au nombre de 78, lesquels à mesme temps les soldats du château lardoient de coups d'espées, amoncelens les corps les uns sur les autres (chose horrible à dire) comme on fait les bûches de bois et fagots dans le bûcher, pensans attirer les dits sieurs de Sourdeval et Montgomery pour les arranger aussy avec les autres en lieu plus éminent.
»Mais voylà qu'ils commencèrent à se denier, voyans que pas un de leurs gens ne leur parloit, ce qui fut cause qu'ils demandèrent audit Goupigny qu'il eut à jetter en bas du rocher un des religieux pour signe que ses gens estoient maistres en la place, et aussy tost le gouverneur fît revestir un des corps morts des habits d'un religieux qu'ils jetteront ainsy du haut en bas; pour lors le dit Sourdeval s'escria d'aise: Allons, Montgomery, c'est a bon; regarde comme les moynes volent, et soudain s'approchèrent pour monter comme les autres; mais le comte de Montgomery plus sage et prudent luy persuada de ne point monter qu'un nommé Rablotière, l'un de leur plus affidé, ne leur parlast. On fit venir celuy-cy qu'exprès on n'avoit fait encore mourir, et Monsieur de Beausuzay gouverneur luy promit de lui donner la vie, s'il voulut crier à Monsieur de Sourdeval, son maistre, qu'il montast en assurance et qu'il n'y avoit rien à craindre; mais il fut si fidelle à son maistre, qu'il n'en voulut rien faire, ains desguisant sa voix, lui fit entendre la trahison. Cet acte si fidelle pénétra le coeur du gouverneur, qui lui donna la vie, et les dits sieurs de Sourdeval et Montgomery avec ce qui leur restoit de gens, s'en retournèrent plus viste que le pas.»
Le misérable Goupigny ne jouit pas longtemps, paraît-il, de sa double trahison, car il fut tué l'année suivante dans Tombelaine.
Les touristes sortant du Cellier sous la conduite du gardien, traversèrent le réfectoire, bâti dans les premières années du XIIIe siècle et qui constitue la plus belle pièce de la Merveille, puis la Salle des Chevaliers, datant de 1215, dans laquelle Louis XI institua l'ordre du Mont Saint-Michel en 1469, et après avoir jeté un coup d'oeil au dortoir, ils redescendirent aux cryptes, en s'arrêtant un instant dans la plus curieuse et qui est dénommée Crypte de l'Aquilon.
Cette pièce romano-gothique est due, comme le promenoir au-dessous duquel elle est située, à Roger II. Elle est divisée en deux nefs par trois gros piliers romans et un beaucoup plus petit. La crypte de l'Aquilon, avec son escalier, est d'un aspect tellement saisissant qu'on l'a reproduite dans le décor du cimetière des nonnes, dans l'opéra de Robert le Diable.
L'administration des prisons y avait fait construire des cachots.
Au bout de la crypte, un petit escalier conduit dans une dizaine d'autres cachots, tels que les «Deux Jumeaux» accolés l'un à l'autre, et à la fameuse Cage de fer.
Cette terrible cage est une niche en voûte, ménagée au ras du sol dans l'épaisseur du mur. Elle était fermée par devant au moyen d'une grille de fer, remplacée dans la suite par une grille de bois, qui elle-même fut enlevée à la suite d'une visite du duc de Chartres (devenu depuis Louis-Philippe).
A droite de la galerie de la cage de fer, une petite porte conduit à des pièces voûtées qui servaient jadis de cellier à l'hôtellerie. On ne voit plus que les ruines de cette dernière; la croisée qui est dans la galerie, côté du midi, était autrefois une porte qui y menait.
Quelques degrés conduisent dans une sorte de cave, que les prisonniers désignaient sous le nom de Cachot du Diable.
Cette pièce servait autrefois de vestibule à la salle des Chevaliers et au promenoir, dans lequel on entre de plain-pied.
En revenant dans la crypte de l'Aquilon, au palier de l'escalier qui monte au promenoir à droite, s'ouvre une porte qui donne entrée dans les catacombes.
Leur voûte immense, bâtie en cailloutis sans nervures et élevée de 10 mètres, est sombre et lugubre. A gauche de ce cimetière, qui présente une superficie de 150 mètres et qui est situé sous la nef de la basilique, on remarque un canal sombre appelé oubliettes, qui recevait primitivement une rare lumière par une ouverture circulaire pratiquée au sommet.
Auprès de ce couloir, du côté du midi, on trouve la chapelle Saint-Etienne; elle était l'une des'plus belles de cette partie du monument, mais deux murs bâtis aux deux extrémités la diminuent de moitié. Au fond de cette chapelle est un escalier conduisant à des salles qui se trouvent au-dessous, et qui servaient de lieu de sépulture, ainsi que l'indiquaient les nombreux ossements qui y ont été trouvés.»
En face de la chapelle Saint-Etienne, on voit la chapelle de Notre-Dame-des-Trente-Cierges, ainsi appelée parce que trente cierges brûlaient toujours devant une statue de la Vierge.
Jusqu'en 1857, cette chapelle fut occupée par une immense roue, que tournaient les prisonniers en marchant à l'intérieur à la manière des écureuils, et qui servait à monter les provisions sur un plan incliné ou poulain.
—Quels ont été les prisonniers célèbres qui ont été enfermés dans ces cachots, demanda au gardien Madame Lhier, qui paraissait péniblement impressionnée.
—Il paraît que l'homme au masque de fer a fait un assez long séjour ici, répondit l'interpellé. Dans les temps plus rapprochés de nous, il y a eu plusieurs détenus politiques célèbres, tels que Blanqui, Raspail et Barbès entre autres.
—Et quelqu'un de ces malheureux est-il parvenu à s'échapper? continua la visiteuse.
—Oh! ce n'était pas facile, madame, de s'évader du Mont. Ainsi, du temps de François Ier, un jeune sculpteur nommé Gaultier fut enfermé ici je ne sais pour quel motif, et les abbés utilisèrent son talent pour décorer les stalles du choeur. Ces stalles, très bien conservées, dénotent de la part de celui qui les a ornées un très réel talent, car elles sont fouillées avec un goût fort original, qui répond d'ailleurs à l'ensemble de la décoration du choeur. Ce qui frappe surtout dans ce travail, c'est le temps prodigieux qu'il a fallu consacrer à l'exécution des plus petits détails. On lui attribue également l'escalier de dentelle.
Grâce à son talent reconnu, Gaultier bénéficiait, par suite même de son emploi, d'une liberté relative qui lui permettait de parcourir les diverses parties de l'abbaye. C'était un tempérament très doux et une nature contemplative. Il fit des projets de décorations merveilleuses pour l'intérieur du Mont. L'exécution de ces projets ayant été contrariée, il en fut extrêmement affecté, et on raconte qu'un jour, pris d'une sorte de folie, il se précipita du haut de la plate-forme située au niveau de l'église haute, ce qui a fait attribuer à cet acte le nom de Saut-Gaultier que porte cette plate-forme, mais en réalité, ce nom est beaucoup plus ancien.
Un autre prisonnier, connu sous le nom de Dubourg, qui fut enfermé en 1745 dans la cage de fer, eut un sort encore plus lamentable: il fut dévoré par les rats. Le véritable nom de Dubourg était: Victor de la Cassagne, journaliste hollandais qui avait pris la liberté de censurer les actes du roi de France, Louis XV. Il fut enlevé, sur le territoire hollandais, par les agents de la police royale, et jeté dans un des plus affreux cachots du Mont Saint-Michel. Touché par ses supplications, le prieur du Mont fit parvenir à sa femme, mère de quatre enfants, à Leyde, un billet lui apprenant qu'il vivait encore, mais qu'il était comme enterré vivant au Mont Saint-Michel.
Enterré était le mot. Affaibli par le chagrin et par les privations, Dubourg mourut dans la nuit du 27 août 1746. Au matin on trouva son corps rongé par une légion de rats.
Le seul prisonnier qui soit jamais parvenu à s'évader des cachots du Mont, est un peintre du nom de Colombat, qui avait été emprisonné à la suite d'une manifestation politique en 1832. Comme il avait été chargé de restaurer les peintures de l'église, il avait à sa disposition tout un matériel, notamment des cordages et une lanterne pour éclairer les coins sombres. En 1842, ayant soulevé une dalle dans la pièce où il était détenu, il parvint à l'entrée d'un puits, dans lequel il descendit à l'aide de sa corde. A sa grande terreur, il aperçut, à l'aide de la demi-clarté que sa lanterne sourde projetait dans les ténèbres de ce gouffre, des squelettes dans toutes les attitudes. Les uns gisaient pêle-mêle sur le sol humide où erraient des légions d'araignées et de scolopendres; d'autres, retenus au mur par des carcans d'acier, témoignaient que les malheureux enfermés dans cet abîme y étaient morts lentement de faim. C'était une oubliette ou in-pace, qui ne lui offrait aucune issue pour s'évader.
Après deux autres tentatives infructueuses, il parvint enfin à s'échapper par un conduit souterrain donnant accès sur les grèves. Il se réfugia à Jersey, et ne revint en France qu'en 1848, lors de l'amnistie accordée aux condamnés politiques. Il s'établit à Caen où il ouvrit un restaurant: A la descente du Mont Saint-Michel. Il y racontait volontiers les détails de son internement et des diverses péripéties par lesquelles il était passé avant de parvenir à s'évader. Il est mort en 1881.
Tout en donnant ces explications, le gardien avait ramené les visiteurs à la porte de sortie du Châtelet. Les touristes, enchantés, terminèrent leur excursion par une promenade sur les vieux remparts du Mont, remparts qui présentent un certain intérêt. En suivant leur ligne continue, l'on se rend compte de la puissance qu'offraient les défenses du Mont.
Tout à l'ouest de l'île se trouve la vieille chapelle de Saint-Aubert, pittoresquement perchée au sommet d'un roc qui, d'après la légende, était autrefois la cime de la montagne, et qui, sur la prière de saint Aubert, s'en détacha pour laisser la place libre aux ouvriers qui devaient construire l'église, et alla se précipiter du côté du Nord. On monte à cette petite chapelle, qui n'a que 4 mètres de long sur 2 m. 50 de large, par douze degrés taillés dans le roc. Au pied du bois qui couvre les pentes au haut desquelles s'élève la Merveille, on peut encore visiter la fontaine de Saint-Aubert, et les restes d'une tour destinée à protéger les plans inclinés aboutissant en cet endroit. Sur les tangues, on peut faire le tour du Mont en une demi-heure: Les endroits dangereux en sont tous relativement éloignés et ils sont aujourd'hui parfaitement connus. D'ailleurs, des guides accompagnent les touristes qui veulent parcourir sans la moindre inquiétude toute l'étendue des grèves. On peut pousser jusqu'à Tombelaine et même jusqu'à Genêts, mais le temps manquait aux compagnons de La Tour-Miranne pour cette dernière excursion.
A l'îlot de Tombelaine se rattache le souvenir d'un personnage qui était une véritable curiosité du Mont.
Tous les visiteurs du Mont Saint-Michel ont connu ce pêcheur étrange, aux allures mystiques, généralement désigné sous le nom de Marquis de Tombelaine, tant à cause de son élégance physique et de la distinction de ses manières, que de son séjour favori, qui était la solitude de Tombelaine.
Venu au Mont Saint-Michel, on ne sait d'où, à l'époque de la construction de la digue, il y exerçait alternativement les métiers de pêcheur et de guide.
Il parlait peu, mais écoutait et observait beaucoup.
Peu après la dernière grande marée d'équinoxe, qui avait déplacé les lises de la baie, le 3 avril 1892, se fiant à sa connaissance des mouvements de la mer, il était parti pour Tombelaine, à la nuit tombante. Les eaux montèrent d'une façon extraordinaire et à une heure inattendue. Étonnamment fort nageur, le marquis de Tombelaine, surpris par le danger, quitta ses vêtements, et lutta avec acharnement contre le flot. Il allait aborder à la grève de Saint-Marcan, lorsque la touffe d'herbe qu'il avait saisie ayant cédé sous son poids, il retomba à bout de forces dans les flots, perdit connaissance et se noya. Son cadavre fut retrouvé le lendemain sur la grève.
L'excursion au Mont Saint-Michel était terminée. Les voyageurs regagnèrent le break qui les avait amenés, après que les dames eurent fait leurs achats ordinaires de souvenirs et de cartes postales illustrées. A midi, la Société, de retour à Pontorson, dévorait à belles dents, l'appétit ayant été aiguisé par cette longue promenade, le plantureux déjeuner préparé pendant la visite à la Merveille.
—Allons!... dit Médouville pendant que ses amis sirotaient leur tasse de café, ne nous endormons pas, comme on dit, sur le rôti! Il faut maintenant nous diriger sur Saint-Malo et Dinan, et je vous assure que c'est là une excursion qui en vaut la peine. Profitons donc que le temps s'est remis au beau et partons.
—Nous vous suivons, marchez devant!... lui répondit Médrival.
Trois quarts d'heure plus tard, la flottille aérienne quittait la prairie où elle s'était abattue la veille, laissant impressionnés du spectacle, les curieux accourus de Pontorson pour assister au départ des treize aéroplanes. Les aviateurs passèrent au-dessus de Saint-Georges de Gréhaigne, de La Rue et de Roz-sur-Couesnon et ils se dirigèrent en droite ligne vers la pointe du Groin de Cancale qui ferme la baie au-nord-ouest.
Pendant une demi-heure, la caravane vola à dix mètres au-dessus de l'immense plaine grise, la mer, qui était pleine à neuf heures du matin et battait les remparts du Mont, s'étant retirée jusqu'au delà des limites de la vision.
Pendant le parcours, le professeur Darmilly expliqua à sa fille qu'aux temps anciens, la baie du Mont Saint-Michel présentait des proportions beaucoup plus vastes que de nos jours, car elle s'étendait jusqu'aux dernières pentes des collines du fond du golfe et comprenait l'immense étendue désignée sous le nom de «marais de Dol» au milieu duquel se dresse le mont Dol, haut de 65 mètres, et qui possède cette curieuse particularité d'avoir à son sommet une fontaine jaillissante intarissable. Or, au VIe siècle, ce mont était entouré de bois et de marais, comme les rochers voisins du mont Saint-Michel et de Tombelaine. Ces trois éminences sont d'ailleurs considérées comme les derniers débris d'une région de terre ferme qui aurait réuni la Bretagne au Cotentin.
Le sol du marais de Dol renferme, comme les grèves du Mont, des arbres fossiles parmi lesquels on a reconnu le chêne, le bouleau, le châtaignier. Ces arbres, les coërons dans l'ancien idiome du pays, étaient tous couchés dans le même sens à une profondeur uniforme de 3 mètres. L'emplacement du marais était submergé à l'époque romaine mais, insensiblement abandonné par les eaux, il se transforma en marécages à la suite de la formation d'un bourrelet de sables déposé par la mer à la limite extrême des marées. Ce bourrelet fut le point de départ d'une digue artificielle élevée successivement par les générations qui se succédèrent. Pendant des siècles, les riverains travaillèrent à consolider et à surélever cette défense contre la mer; puis en 1550, l'Administration prit la direction de l'oeuvre qui fut poursuivie, à partir de cette époque, avec plus de méthode que jusqu'alors. Cette digue, qui mesure 35 kilomètres de développement, commence aux environs de Pontorson, s'étend en demi-cercle et se termine au sud de Cancale. En défendant le marais contre les marées de vives eaux qui, en mars et septembre, s'élèvent jusqu'à 3 ou 4 mètres au-dessus du niveau moyen, cette construction a fourni à la culture une superficie de 15,000 hectares. Le marais de Dol, ainsi asséché par les efforts persévérants de plusieurs générations, constitue l'acquisition sur la mer, d'un terrain représentant un capital de plus de vingt-cinq millions, rapportant annuellement plus d'un million. On a formé le projet d'augmenter encore la surface cultivable en établissant une nouvelle digue appuyée d'un côté sur l'ancienne, au lieu dit «les Quatre-Salines», et de l'autre sur le Mont Saint-Michel, mais, si l'on tient, d'autre part, à ce que le mont conserve sa situation insulaire, ce projet ne pourra être réalisé. J'ajouterai que l'écoulement des eaux de l'intérieur, qui, avant la régularisation de la digue, ne pouvait se faire, se pratique actuellement au moyen d'un réseau de biefs ou fossés à pente insensible, qui permettent aux eaux de se déverser au moment de la basse mer. Tout ce système d'écoulement est placé sous la surveillance d'un syndicat composé de propriétaires. Les canaux collecteurs sont encore maintenant tels qu'ils étaient au moyen âge; ils ont été seulement agrandis à la suite d'améliorations progressives, et ils comportent trois exutoires principaux qui réunissent tout l'ensemble du réseau.
La flottille aérienne arrivait à ce moment à la hauteur de La Houle, faubourg de Cancale, et du rocher désigné sous le nom de la Fenêtre. Les aéros longèrent la côte sur laquelle est érigée la ville et passèrent à moins de cinq cents mètres de la façade de l'hôtel Duguesclin qui s'adosse contre la haute falaise de schiste. Quelques minutes plus tard, les aviateurs doublaient la pointe du Groin et viraient à l'ouest, suivant le cordon littoral bordant cette côte pittoresque justement appelée la Provence cancalaise. Les baies, ou mieux anses, de Port-Mer, Port-Piquin, Port-Briac furent franchies l'une après l'autre, et les aviateurs purent admirer, au passage, les nombreuses villas échelonnées tout le long de cette partie de la Côte d'Émeraude peu connue, en général, des touristes, en raison de sa situation en dehors des routes ordinaires.
Bientôt la baie de Saint-Malo apparut aux yeux des voyageurs aériens qui dépassèrent Rotheneuf et planèrent bientôt au-dessus du Sillon, isthme étroit qui relie le rocher malouin à la côte et au faubourg de Rocabey. Bientôt la patrie de Robert Surcouf et de Chateaubriand se développa en plan sous les aéroplanes qui en firent deux fois le tour, à cent mètres de haut, de façon à voir de près ses monuments les plus intéressants.
Saint-Malo, qui tire son nom de Saint-Mac-Law ou saint Maclou, évêque du pays de Galles qui apporta, à l'époque gallo-romaine, un concours actif à la fondation du village naissant, est à la fois une place de guerre et un port de commerce très actif qui envoie de nombreux bateaux à la grande pêche en Islande et à Terre-Neuve. Entre la mer, la Rance et son propre port, la ville occupe une île allongée entièrement entourée par de hauts remparts élevés au XVIe siècle et qui forment une curieuse promenade. La partie la plus considérable de cette fortification est le château situé à l'entrée de la ville, avec la grosse tour de Quiquengrogne construite par les ordres de la duchesse Anne malgré les récriminations de l'évêque Guillaume Briçonnet. Les monuments de la ville sont l'église Saint-Vincent, ancienne cathédrale du XIIe siècle avec une tour centrale du XVe, achevée seulement en 1859, puis l'église Saint-Sauveur, l'Hôtel de Ville moderne et le Musée. Derrière l'Hôtel de Ville, entre la rue Saint-Benoît et la rue Danycan, au point culminant du rocher malouin, se trouve la chapelle de Saint-Aaron qui marque, dit-on, l'emplacement où cet anachorète aurait été inhumé au VIe siècle.
Autour de la ville, à une certaine distance en mer, se trouvent de nombreux écueils fortifiés, tels que le fort National, les batteries de l'île Cézembre, le fort Harbour, le Petit et le Grand-Bey, ce dernier contenant le tombeau de Chateaubriand. Saint-Malo, qui remplace la ville épiscopale d'Aleth, a quelque peu perdu de sa prospérité passée; c'est surtout au XVIIe siècle que son port fut le plus florissant, en raison de ses relations avec le Nouveau-Monde. Un marin malouin, Jacques Cartier, découvrit le Canada, et la Compagnie des Indes Orientales fut fondée à Saint-Malo. Les guerres avec l'Angleterre donnèrent l'occasion aux corsaires de Saint-Malo de s'enrichir aux dépens du commerce anglais: Tout en demeurant un port actif, le douzième de France par son importance, et gardant le décor de sa situation pittoresque ainsi que le caractère de ses vieilles rues enserrées dans leurs remparts de granit, Saint-Malo est devenu le centre balnéaire le plus considérable du littoral, car ses beaux paysages, ses grèves de sable, attirent de très nombreux touristes.
Après avoir fait le tour de Saint-Malo, la flottille d'aéros passa au-dessus de Saint-Servan qui n'en est séparé que par le port. Les aviateurs examinèrent d'un regard curieux l'église paroissiale de style gréco-romain, et, sur les deux caps s'élevant dans la Rance, la tour Solidor bâtie en 1384 par le duc de Bretagne Jean IV, et qui porte actuellement un sémaphore à son sommet. La Tour-Miranne, qui tenait la tête de la caravane, se lança alors au-dessus de l'embouchure de la Rance qu'il traversa en deux minutes et, suivi de ses compagnons, traversa Dinard, la station balnéaire chère aux Anglais, pour virer ensuite dans la direction du sud et suivre le cours de la rivière jusqu'à Dinan.
Les bords de la Rance sont ravissants, et une excursion des plus agréables est celle qui consiste à remonter la rivière à bord du bateau à vapeur faisant le service entre les deux villes. Dominant la contrée du haut de leurs rapides aéros, les touristes apercevaient un panorama grandiose: le mont Dol à l'orient, avec le mont Saint-Michel à l'horizon, au-dessous d'eux la Rance roulant ses flots azurés, puis tout autour la plaine immense, les vallées, les bois, les prairies, les champs fleuris des pommiers roses et des ajoncs d'or; puis, de loin en loin, comme de petits tas de pierres disséminés au hasard, avec de frêles aiguilles surmontant l'agglomération, des villages qui sont Plouër, dont les filles ont le type très purement conservé des filles d'Italie, Pleurtuit, La Hisse, Saint-Jouan-des-Guérets, avec leurs clochers.
La rivière décrit des courbes accentuées, traverse le lac Saint-Suliac, large de 2 kilomètres et bordé de rochers escarpés, passe devant les chantiers de construction de la Landriais, et se perd un instant dans la grande nappe d'eau de Mordrenc, où sont le port Saint-Jean et le port Saint-Hubert. Elle traverse ensuite un site enchanteur au Chêne-Vert où se dresse la façade d'un château gothique moderne, et sous le beau viaduc de Lessart qui soutient la voie ferrée reliant Dinan à la Gouesnière et Saint-Malo.
Apercevant au delà de Dinan des prairies convenant pour un atterrissage, le président de l'Aéro-tourist donna un coup de gouvernail de profondeur pour escalader à une hauteur rassurante le viaduc de Lanvallay qui relie l'un à l'autre par-dessus la vallée les deux coteaux de la Rance. Il coupa ensuite l'allumage, une fois ce passage difficile franchi, et vint descendre avec une aisance et une sûreté de manoeuvre étonnantes à l'endroit même qu'il avait visé. Cinq minutes plus tard, tous ses compagnons ayant imité son exemple s'abattaient mollement dans l'herbe humide. L'étape du jour était terminée, on était à Dinan et il n'était que quatre heures à peine.
Dinan, ville de dix mille habitants, chef-lieu d'arrondissement des Côtes-du-Nord, est restée malgré ses embellissements, la ville de Duguesclin, a écrit Ardouin-Dumazet, car elle a gardé les édifices, les habitations particulières et maisons à encorbellement du temps. En créant des promenades et des jardins, en transformant ses douves en allées ombreuses, en jetant un superbe viaduc sur la vallée, elle a gardé assez de souvenirs du passé pour attirer le visiteur. Le charme de cette petite ville est pénétrant, avec ses rues montueuses bordées de fantastiques maisons déjetées, avec ses églises qui virent Duguesclin—l'une d'elles renferme le coeur du héros—et ses terrasses ombreuses qui dominent la rivière.
Les remparts, datant des XIIIe et XIVe siècles, étaient défendus par vingt-quatre tours, dont une quinzaine subsistent. Ils sont percés de trois portes: celle du Jerzual, de Saint-Malo et de Saint-Louis. Au sud, le château de la reine Anne, ou donjon, fait saillie sur l'enceinte. Construit par les ducs de Bretagne en 1382, il fut longtemps utilisé comme prison. C'est une énorme masse qu'un ravelin isole de la ville. Un pont de trois arches traversant deux profonds fossés conduit au portail et à la première cour. Sur la gauche, se trouvent le corps de garde et la courtine conduisant à la tour de Coëtquen, une des plus fortes de l'enceinte féodale de la ville. Cette belle tour contient une salle remarquable par son architecture. Pour pénétrer dans le château proprement dit, il faut franchir un second pont d'une seule arche.
A peu près au milieu de la ville se trouve la Tour de l'Horloge qui a été édifiée à la fin du XVe siècle. C'est une tour carrée surmontée d'une pyramide aussi aiguë que le clocher de pierre ajouré de la cathédrale de Saint Malo, et du haut de laquelle on jouit d'une vue splendide. Les rues avoisinant ce monument sont des plus curieuses à voir avec leurs vieilles masures aux toits surplombants. La plus intéressante est celle du Jerzual, qui aboutit à la porte de ce nom. C'est un coin des plus pittoresques de Dinan, en raison des constructions antiques qui la bordent et de sa pente accentuée. La porte, qui s'ouvre dans une tour, est de style roman à l'intérieur et gothique à l'extérieur.
Les églises intéressantes de Dinan sont Saint-Sauveur et Saint-Malo, cette dernière du XVe siècle, sauf la nef qui a été reconstruite il y a trente ans. On remarque à l'intérieur un bénitier de pierre soutenu par le diable, dont l'expression est saisissante, la chaire, et le banc d'oeuvre d'un travail très fouillé, dans le pourtour du choeur, un grand tableau moderne, puis le maître-autel, digne d'attention, que surmonte la statue du patron de l'église et qui est orné d'un bas-relief par Savary, représentant la légende du saint.
Le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club n'avait pas manqué de narrer à ses voisins l'histoire succincte de la ville. Il rappela que Dinan, d'origine féodale, eut, depuis le Xe siècle jusqu'en 1225, des seigneurs particuliers, auxquels succédèrent les ducs de Bretagne qui firent de Dinan une des places les plus fortes de leurs états. La fidélité des habitants à la cause de Charles de Blois, durant la guerre de succession, leur attira deux sièges meurtriers, l'un en 1344 par Thomas d'Ageworth, l'autre en 1359 par le duc de Lancastre. La première fois, la ville, prise, fut pillée et brûlée; la seconde, elle fut secourue à temps par Du Guesclin qui provoqua en combat singulier un chevalier anglais, Thomas de Cantorbéry, le vainquit, et, en vertu des conditions du combat, obligea les assiégeants à se retirer. En 1598, un coup de main hardi, tenté contre le château par le gouverneur de Saint-Malo, Henri de Coëtquen, valut a Henri IV la possession de Dinan, à laquelle le roi attachait la plus grande importance. De 1634 à 1727, les États de la Bretagne siégèrent huit fois à Dinan. C'est à l'intérieur du château que, protégé par ses épaisses murailles, Olivier de Clisson se reposait, vers 1372, des ravages qu'il exerçait au nom du roi de France dans la ville et dans le pays voisin. En 1488, le vicomte de Rohan, commandant une partie de l'armée de Charles VIII, s'y installa, après avoir conquis la place qu'habita, en 1507, la duchesse Anne de Bretagne. C'est également dans le château de Dinan que le duc de Mercoeur vint, pendant les guerres de la Ligue, se renfermer à diverses reprises pour mûrir ses projets, et c'est dans ses salles que furent entassés, en 1778, plus de 2,000 prisonniers anglais, ce qui engendra une peste blanche qui décima la ville. Enfin c'est encore dans cet édifice devenu prison que fut enfermé en 1797 un individu qui avait pris le nom de comte d'Egmont et se disait le fils de Louis XVI.
Médouville se tut, et Bourdon put achever à son tour le récit qu'il faisait à ses collègues, Lhier et Médrival, des procédés de pêche aux huîtres appliqués dans la baie de Cancale, que les aéroplanes avaient traversée durant l'après-midi. Il expliquait comment la grande pêche ne s'effectuait qu'une seule fois par an, dans la deuxième quinzaine d'avril, et sous la surveillance d'un navire de l'État. Ce jour-là, c'est la vraie fête nationale de Cancale et de la Houle, et on la désigne sous le nom de Caravane. Au jour indiqué, 500 bateaux de pêche prennent dans le port leur place de bataille et, au signal convenu (deux drapeaux tricolores hissés à la Fenêtre, rocher en face du calvaire), prennent le large, suivis par le navire de l'Etat et par quatre bateaux jurés. Arrivé à l'endroit fixé pour la pêche, le navire de l'État tire, comme signal, un coup de canon. Aussitôt, comme électrisés par une même étincelle, les marins hissent leurs voiles, lancent leurs dragues (triangles en fer avec filets), et détachant les huîtres du fond, les ramènent dans leurs bateaux avec des treuils. Les huîtres qui n'ont pas la dimension réglementaire sont rejetées à la mer.
La pêche dure de sept à huit heures, suivant le temps. La fin de la pêche est annoncée par un second coup de canon, et immédiatement le bateau juré hisse, à la place du drapeau tricolore, un drapeau blanc et rouge, signal de la clôture. Les bateaux, escortés par le navire de l'État et les quatre bateaux jurés, reviennent, alors à Cancale et prennent position dans le port, pour procéder au débarquement de leurs huîtres.
Chaque patron les met en tas et, pour éviter les erreurs, marque son lot d'une planchette portant le nom et le numéro de son bateau. Si la mer monte, on recouvre les huîtres d'un filet, puis, à marée basse, on revient procéder au triage. Ces opérations terminées, le port se couvre d'une nuée de femmes et d'enfants qui viennent rébiner, c'est-à-dire glaner les huîtres oubliées. Quant aux dragues, pour éviter toute pêche de contrebande, elles sont mises sous clé jusqu'à l'année suivante.
Les bancs de Cancale s'appauvrissent. En 1874 la pêche totale était de 25 millions de mollusques, en 1890, de 6 millions seulement; le prix s'abaisse aussi par suite de l'invasion grandissante de l'huître portugaise à Paris. A Cancale l'huître est vendue 1 franc le cent; avec transport, elle revient, à Paris, à 1 fr. 45; on la revend 2 fr. 50.
Les huîtres draguées aux grandes marées sont versées dans les parcs; en deux ans, elles obtiennent la dimension voulue. On a ajouté aux bancs, dont la pêche était insuffisante, des «étalages», sortes de ruches en bois où l'on recueille le naissain, que l'on place sur des claies jusqu'à ce que les mollusques aient atteint la taille comestible.
CHAPITRE XVIII
LE PAYS D'ARMOR
EN ROUTE POUR SAINT-BRIEUC ET GUINGAMP.—UN VOL ININTERROMPU DE TROIS HEURES.—EXCURSION EN AUTOMOBILE AUX ROCHERS DU RAZ.—LES CÔTES DE BRETAGNE.—VISITE AU PHARE DE PENMARCH.—QUIMPER, VANNES, LORIENT.—LES ÎLES BRETONNES: SEIN, GROIX, HOÉDIC.—LES MÉGALITHES DU MORBIHAN.—ARRIVÉE A NANTES.
—Avons-nous beaucoup de kilomètres à parcourir aujourd'hui, président? demanda Médrival au moment d'occuper son siège incommode, sous les ailes étroites de sa Demoiselle.
Le marquis de La Tour-Miranne sourit.
—Vous ne songez donc qu'à franchir le plus de kilomètres possible, mon cher ami, plaisanta-t-il. Depuis dix jours que nous voguons dans les airs, vous devriez cependant être un peu calmé!
—Voyez-vous, président, vous avez fait les étapes trop courtes! Quel chemin voulez-vous qu'on puisse faire en deux heures tout au plus de vol! Aussi, je réclame!...
—Vous oubliez que nous ne saurions suivre, avec nos lourds biplans, votre subtil monoplan. Il faut donc vous résigner, mon bon Médrival!... Aujourd'hui nous allons visiter d'abord Saint-Brieuc mais, cet après-midi, nous avons près de quarante lieues de pays à franchir—exactement 146 kilomètres—avec escale à moitié chemin.
—Une misère, cela ne fait même pas deux heures de vol!... Enfin, il faut bien se contenter!...
—En attendant, je vous rappellerai encore à la prudence, mon cher ami, car vous me faites trembler avec les vitesses folles auxquelles vous vous plaisez.
—Bah!... n'ayez pas peur, président; je ne vous imposerai pas la corvée de rapporter mes morceaux dans votre mouchoir de poche.
Sur ces paroles, le jeune homme mit son moteur en route, et quelques secondes plus tard, il filait, aussi rapide que l'hirondelle, dans la direction de l'Ouest. La Tour-Miranne le regarda s'éloigner en secouant la tête d'un air chagrin, puis il se hissa à sa place de manoeuvre et démarra à son tour, donnant ainsi le signal de l'envolée à ses compagnons qui se hâtèrent de le suivre. Bientôt toute la flottille eut perdu Dinan de vue et dévora l'espace au-dessus des campagnes bretonnes. En un peu plus d'une heure, les 60 kilomètres séparant la ville de Duguesclin du chef-lieu des Côtes-du-Nord furent parcourus sans incident par les aéroplanes, qui atterrirent doucement dans les prairies bordant la petite rivière du Gouëdic, et leurs conducteurs les délaissèrent pour visiter la ville et le port, mais ils furent un peu déçus en trouvant à Saint-Brieuc l'aspect d'une capitale de terroir agricole, aux rues noires et tristes, aux places irrégulières, vides et mornes. Ils remarquèrent toutefois, ça et là, quelques débris de la cité ancienne: de vieilles maisons sculptées, quelques tourelles élégantes, un hôtel Renaissance coquet, puis les églises: Saint-Guillaume, édifice moderne dans le style du XIIIe siècle, bâtie sur l'emplacement d'une ancienne collégiale du XIe et la cathédrale Saint-Etienne, restaurée au siècle dernier, et qui contient les tombeaux des évêques, anciens et modernes, de la ville.
Le secrétaire général de L'Aéro-tourist-club expliqua à ses collègues que la ville de Saint-Brieuc devait son origine et son nom à un missionnaire de la Grande-Bretagne qui vint, à la fin du Ve siècle, avec quatre-vingt-quatre disciples, prêcher l'Évangile dans l'Armorique. En 1375, Olivier de Clisson se fortifia dans la cathédrale et y soutint un siège contre le duc. En 1394, il vint à son tour assiéger les Briochins qui s'étaient réfugiés dans leur église et ne purent en être délogés qu'au bout de quinze jours. En 1592, Saint-Brieuc fut pillée par les Espagnols, et elle eut à souffrir en 1601 d'une peste qui emporta une grande quantité d'habitants. Les États de Bretagne s'y réunirent fréquemment de 1602 à 1768. En 1793, pendant la Terreur, la guerre civile éclata autour de Saint-Brieuc, et jusqu'à l'avènement du Consulat qui permit la réouverture des églises, et à part quelques courts moments de tranquillité et d'apaisement, ce fut, de la part des chouans et des bleus, une guerre sans pitié, des meurtres sans nombre. Dans la nuit du 26 octobre 1799, une troupe de partisans que conduisaient Mercier, dit la Vendée, et Carrefort, parvint à enlever de la prison de Saint-Brieuc quelques prisonniers royalistes dont l'arrêt de mort devait être exécuté le lendemain, et à rendre en même temps à la liberté plusieurs chefs qui étaient également détenus.
La promenade des jeunes gens se termina par l'examen du Légué, qui est le port de Saint-Brieuc. Il se trouve aménagé au fond de la vallée du Gouet; la route qui y conduit est très agréable. De hautes collines rocheuses et dénudées, à l'aspect pittoresquement sauvage, encadrent la baie qui paraît toujours voilée d'un peu de tristesse, même aux heures de soleil. Sur l'autre rive du Gouet, en face du village de Sous-la-Tour se dressent, sur un promontoire boisé, les ruines de la tour de Cesson, élevée à la fin du XIVe siècle par le duc Jean IV. Cette tour fut enlevée aux Ligueurs, en 1598, par le maréchal de Brissac. Henri IV, à la demande des Briochins, la fit démolir d'un coup de mine; l'explosion fit seulement s'écrouler une moitié de l'édifice dont les murs ne mesuraient pas moins de quatre mètres d'épaisseur à la base.
Outremécourt, qui connaissait la contrée, apprit à ses camarades qu'à deux lieues à peine de Saint-Brieuc se trouvait la grève des Rosaires, l'une des plus belles plages des côtes de France, encaissée entre le rocher du Poissonnet et celui du Guérinet, au sommet duquel on accède par un sentier. De cet endroit on embrasse un immense panorama sur la baie tout entière, de Saint-Quay, dont on voit émerger tout l'archipel d'écueils jusqu'au cap Fréhel, dont l'autre face regarde Saint-Malo.
Les touristes revinrent à la ville et se rendirent à l'Hôtel de France pour déjeuner. Pendant le repas, Médouville, répondant aux questions qui lui furent adressées par les dames participant au Tour de France, fournit les explications qui lui étaient demandées sur les villes que l'on allait voir.
—Guingamp, dit-il, est une ville de neuf mille âmes bâtie dans un site pittoresque sur le Trieux. C'était autrefois la capitale du Goello et du duché de Penthièvre. Ses environs surtout sont intéressants, car la ville elle-même ne possède comme monument méritant l'attention que l'église Notre-Dame de Bon Secours, du XIVe siècle, avec son portail richement sculpté qui est du XVIe. La tour de l'Horloge, et la tour plate, où se trouvent les cloches, sont de beaux spécimens de l'art breton à l'époque de la Renaissance. Le porche pénétrant dans le bas côté où il coupe deux voûtes, renferme la statue de Notre-Dame du Halgoët, objet de pèlerinage. La tour centrale ainsi que la flèche mesurent 60 mètres de hauteur. L'intérieur est à cinq nefs, dont trois sont de même hauteur, et, chose curieuse, il y a dans les collatéraux, des arcs-boutants soutenant la voûte du milieu. Les piliers de gauche sont du style gothique, tandis que ceux de droite sont Renaissance, et, autre bizarrerie, on remarque des têtes et des bras sortant des piliers sous le clocher du transept. A gauche, existe un triforium gothique, et à droite un triforium Renaissance à trois étages d'arcades. Il faut encore mentionner des tombeaux des XIVe et XVIe siècles sur les côtés du choeur, puis un beau buffet d'orgues, des verrières modernes, dont l'une représente la bataille de Patay en 1870, une armoire aux reliques, du XVIIe siècle, et, dans la chapelle des Morts, un petit retable de la Renaissance.
Le pèlerinage à Notre-Dame du Halgoët, ou grand Pardon, a lieu le samedi soir qui précède le premier dimanche de juillet; il attire des milliers de pèlerins qui animent la vieille cité par la pittoresque variété de leurs costumes bretons.
Non loin de l'église, en suivant la Grande-Rue, on arrive à la place de la Pompe, où se trouve la fontaine du duc Pierre, en plomb repoussé, alimentée par un aqueduc bâti au XVIe siècle. Cette fontaine est une des oeuvres les plus exquises de l'époque de la Renaissance. Les figures de nymphes et de chevaux marins, dominées par une statue de la Vierge, étonnent par leur grâce dans le décor un peu sévère de la vieille place aux maisons rappelant l'ancien rang occupé autrefois par la cité.
—Et Carhaix où nous devons faire halte, vous ne nous en parlez pas?... demanda Breuval à l'orateur.
—D'abord je dois vous parler d'Huelgoat, que nous rencontrerons sur notre route. C'est, paraît-il, un bourg d'aspect agréable, avec ses maisons blanches aux portes et aux fenêtres encadrées de granit gris, et qui se trouve situé au bord d'un étang de 40 hectares, entouré de prairies, de bois, de petites collines marbrées de roches aiguës. Sur la chaussée de l'étang se dresse un vieux manoir seigneurial du XVIe siècle, tout empanaché de lierre et dominant le plus extraordinaire chaos de rochers qui se puisse voir. Entre les roches, un torrent gronde et se perd. Il a creusé, dans les granits, des marmites et des niches, sculpté des colonnes, et il se précipite de très haut dans des gouffres insondables.
L'église, du XVIe siècle, a un clocher moderne. On y remarque le vieux couvercle des fonts, un dais et une frise en bois identique à celle qu'on peut voir à Landerneau et à Roscoff, et un groupe sculpté représentant un prêtre entre un seigneur et un mendiant. Près de l'église se trouve la chapelle de Notre-Dame des Cieux, du XVe siècle, qui possède un curieux retable. En suivant le chemin qui conduit à l'étang, on arrive à un pont qui porte un moulin d'aspect pittoresque; non loin d'un chaos de rochers appelé le ménage de la Vierge, l'oreille, les fauteuils, etc. Au delà du pont, on aperçoit une énorme pierre branlante appelée le rocher tremblant.
Maintenant, pour parler de Carhaix, poursuivit Médouville, je vous dirai que c'est un point de jonction très important des routes et voies ferrées de la Bretagne, et qui compte trois mille habitants. C'est la patrie du premier grenadier de France, Malo Corret de la Tour d'Auvergne, mort en 1800. Carhaix passe pour avoir été, sous le nom de Vorganium, la capitale des Osimiens, peuple d'Armorique ayant pris part à la guerre des Vénètes contre César. La découverte de sept voies romaines qui rayonnaient de la ville, prouve que les Romains s'y établirent. Au Ve siècle, elle fit partie du royaume de Cornouailles et devint la résidence d'Ahès, fille du roi Gradlon, d'où est venu, croit-on, le nom de Ker Ahès, ville d'Ahès, en français Carhaix. Au VIe siècle, elle fut prise et reprise par les troupes de Jean de Montfort et de Charles de Blois et par Duguesclin lui-même en 1364, enfin saccagée plus tard par les Ligueurs et les royaux. Carhaix, la cité montueuse de Brizeux, est juchée sur le plateau où se croisaient jadis toutes les voies romaines de l'Armorique; c'est encore aujourd'hui le noeud principal du réseau intérieur des chemins de fer sillonnant la Bretagne. Un moment, la prospérité des mines de plomb argentifère exploitées dans les environs, à Poullaouen notamment, parut prédire une situation florissante à Carhaix, mais ces mines, insuffisamment rémunératrices, furent abandonnées et la région dut rester agricole et pastorale. Le monument principal de Carhaix est l'église Saint-Trémeur, ancienne collégiale, que domine une tour de 45 mètres de haut.
—Et notre point d'arrêt définitif, je serais aise de le connaître avant d'arriver, fit à son tour le fabricant de produits alimentaires, Lhier. Tu devrais nous en dire quelques mots, si tu es documenté.
—A ton service. Quimper, chef-lieu du Finistère, au confluent du Steir et de l'Odet, à quatre lieues de la mer, possède dix-huit mille habitants. C'est, d'après les guides que j'ai consultés, une ville assez agréable, que les deux rivières sus-nommées coupent de nombreux petits canaux dans l'eau paisible desquels se reflètent les vieilles maisons. Il existe également des rues plus modernes et de belles promenades ombragées. Quimper, dont le nom en breton kemper signifie confluent, s'est longtemps appelé Quimper-Corentin, du nom de son premier évêque, saint Corentin. C'était, au commencement du moyen âge, la capitale de la Cornouaille, et le prince qui l'habitait, le roi Gradlon, est souvent mentionné dans les légendes bretonnes. Le pays fut réuni au duché de Bretagne dès le XI'e siècle. Quimper fut pris et pillé en 1344 par Charles de Blois et assiégé l'année suivante par Montfort qui ne put le reprendre. La ville se soumit dix ans plus tard après la bataille. Quimper, qui était pour le parti ligueur, ne revint à la France qu'en 1594; après l'entrée de Henri IV à Paris. Depuis lors son histoire ne présente plus aucun fait important.
«On remarque à Quimper le palais épiscopal, édifié sur l'emplacement de l'ancien évêché construit par Bertrand de Rosmadeuc et qui ne contient plus, à l'intérieur, qu'une cage d'escalier, seul reste de la construction primitive, puis, à très peu de distance de l'évêché, la cathédrale Saint-Corentin, un des plus beaux édifices gothiques de la Bretagne. Élevée de 1239 à 1515, avec une interruption des travaux pendant tout le XIV'e siècle, elle présente le style gothique breton dans toutes ses phases. C'est également la cathédrale gothique la plus complète de la Bretagne, avec celle de Saint-Pol-de-Léon, et la plus belle avec celle de Tréguier, si l'on met à part la cathédrale de Nantes dont le choeur est moderne. Les flèches des tours, hautes de 75 mètres, ont été reconstruites en 1754, et l'on a placé entre elles la statue équestre du roi Gradlon. L'édifice, qui mesure 92 mètres de longueur sur 15 de largeur, affecte en plan la forme d'une croix latine, et l'axe du choeur est fortement dévié pour symboliser l'inclinaison de la tête du Christ sur là croix. Les bas côtés et le pourtour du choeur sont occupés par seize chapelles dont plusieurs appartenaient aux grandes familles de la contrée qui y avaient leurs tombeaux. Ces chapelles sont ornées de fresques. Les vitraux, en partie du XVe siècle, sont admirables. La plupart des peintures murales des chapelles sont de l'artiste breton Yan d'Argent.»
L'orateur dut interrompre sa conférence. L'heure du départ avait sonné et il était temps de rejoindre les véhicules aériens immobiles dans la prairie. Au signal, les monoplans s'envolèrent d'abord, puis le gros de la caravane formé des biplans Landoux. Le président ayant recommandé à ses amis d'emporter la quantité d'essence nécessaire pour effectuer un trajet de 150 kilomètres, il ne fut pas besoin de reprendre terre pendant le trajet qui fut exécuté d'une seule traite en passant au-dessus de Guingamp et de Carhaix. A six heures du soir, les touristes arrivaient, après deux heures quarante minutes de vol ininterrompu, en vue de l'ancienne ville du roi Gradlon. Un seul appareil manquait à l'appel à l'arrivée, celui du Père Tranquille. La Tour-Miranne commençait à être inquiet quand l'aéro reparut, avec un retard d'une demi-heure qui s'expliquait par une panne d'allumage, la magnéto s'étant déréglée et ayant obligé Outremécourt à atterrir quelques instants sur les bords de l'Aulne, à Châteauneuf, pour réparer.
En attendant l'heure du dîner, les aviateurs firent le tour de la ville, mais à un certain moment, le secrétaire général du club disparut à un tournant de rue. Ses amis, attablés au restaurant, attaquaient déjà le rôti quand il revint, l'air radieux et en se frottant les mains avec satisfaction.
—J'ai trouvé cinq autos, s'écria-t-il en pénétrant dans la salle du repas.
—Hein! que dites-vous, Saint-Otto?... s'étonna Damblin. C'est le patron des chauffeurs, ce saint-là?
Un éclat de rire général accueillit l'exclamation de l'ingénieur, et Médouville lui-même sourit.
—Non, vous vous méprenez, dit-il. Je veux dire que j'ai trouvé à louer pour demain cinq voitures automobiles qui vont nous permettre de visiter, mieux que nous ne saurions le faire avec nos aéros, toute la côte du Finistère. Si vous voulez, nous irons d'abord à Douarnenez, puis, de là, à la pointe du Raz. Nous suivrons ensuite la côte jusqu'à Penmarc'h et nous reviendrons par Pont-l'Abbé et Rosporden.
—Si l'excursion en vaut la peine, j'en suis, déclara l'industriel Lhier. Et vous, Mesdames?...
L'avis unanime fut pour accepter la proposition du secrétaire. Il n'y eut que les enragés du monoplan, Médrival et Garuel, qui firent quelque peu la grimace, car pour eux il n'existait plus d'autre mode de locomotion que l'aéroplane à grande vitesse. Cependant ils ne voulurent pas encore se séparer de leurs camarades, et il fut convenu que le lendemain, à sept heures du matin, on partirait pour l'excursion projetée.
Il se trouva justement que Médouville avait eu une très heureuse idée en organisant cette petite randonnée terrestre, car un orage éclata dans la nuit, et le vent était tel, le lendemain, que l'on n'aurait pu tenter aucun vol. La caravane partit donc en autos, sous un ciel gris que traversaient de petits nuages bas emportés avec une excessive vitesse par le vent du sud-ouest, et elle arriva bientôt à Locronan, célèbre par son église très curieuse et son pèlerinage. Les touristes s'arrêtèrent quelques minutes à examiner ce monument dont la grosse tour carrée est surmontée d'une lanterne moderne. Faisant saillie d'une travée sur la façade, la chapelle du Peniti, ou maison de pénitence, construite en 1530 aux frais de Renée de France, duchesse de Ferrare, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne. Cette chapelle, qui a son portail et son campanile particuliers, renferme le tombeau de saint Ronan. La statue couchée du saint repose sur une table massive; la tête est soutenue sur un coussin porté par des anges. Six autres anges, adossés à des pilastres, supportent la table funèbre sous laquelle les infirmes doivent passer en rampant pour être guéris de leurs maladies. On conserve dans l'église la clochette de Saint-Ronan que l'on porte dans les processions comme une relique.
Médouville rappela à ce sujet la légende du saint qui, venant d'Irlande, aborda sur la plage du pays de Léon et, s'arrêtant dans un lieu fort retiré, y bâtit une petite hutte où il se retira pour prier. «Il pensoit, dit un vieux chroniqueur, être si bien caché que personne ne le connaistroit que Dieu, mais il en arriva tout autrement, car quelques paouvres malades estans par spéciale Providence venus à son ermitage demander l'aumosne, le Saint leur donna la santé qui leur fut plus chère que tout l'or du monde. Cela fut cause que, de tout le Léonnois, on accouroyt vers luy.»
Lorsque saint Ronan mourut dans la forêt, sur les confins de l'évêché de Vannes, les trois comtes de Vannes, de Cornouaille et de Léon, pour décider à quel diocèse appartiendrait le corps, le mirent dans une charrette attelée de deux boeufs farouches. Les boeufs, conduits par la main invisible de Ronan, marchèrent droit devant eux au plus épais de la forêt. Les arbres s'inclinaient ou se brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivés au centre de la forêt, à l'endroit où étaient les plus grands chênes, le chariot s'arrêta. On comprit, on enterra le saint, et on bâtit son église en ce lieu.
Tous les ans a lieu en son honneur un Pardon très fréquenté, mais l'affluence est surtout nombreuse au Pardon septennal, appelé la Grande Troménie, et qui dure huit jours.
La Grande Troménie, dit Dom Plaine, consiste dans une immense procession composée de quinze à vingt mille personnes, devant toucher successivement au territoire de cinq paroisses, et faire douze stations à différentes chapelles de piété.
Le parcours de la procession, parfaitement déterminé par la tradition immémoriale, est de tout point invariable. C'est celui que saint Ronan s'était condamné à faire pieds nus, chaque septième jour, avant de prendre aucune nourriture. Aussi la procession en question n'est-elle arrêtée ni par haie, ni par barrière. Rien ne saurait empêcher les fidèles, dans la circonstance, d'accomplir le parcours traditionnel... Les vingt mille personnes qui accompagnent cette magnifique procession, le font d'ailleurs avec le plus grand esprit de foi et de piété. C'est à chaque septième année que se fait cette procession avec un éclat et une pompe qui n'a rien de comparable peut-être dans toute la France, au moins comme usage constant, ininterrompu, séculaire. La Petite Troménie, ou procession annuelle, n'a pas la même solennité; elle ne dépasse pas les limites de la paroisse. Le mot troménie, vient de Tromenez, le tour de la montagne, ou de tro minieh, tour de l'asile. La procession qui a lieu le deuxième dimanche de juillet, se met en marche à midi. A quatre heures, elle fait halte au sommet de la montagne de Saint-Ronan, et de ce point dominant la baie de Douarnenez, un prêtre adresse une allocution aux pèlerins. A sept heures la cérémonie est terminée et les fidèles de retour à Locronan.
Médouville avait narré la légende du saint et donné ces explications complémentaires pendant le trajet de l'auto de Locronan à Douarnenez, où l'on arriva quarante minutes après avoir quitté Quimper.
La baie immense de Douarnenez, avec sa bordure de collines que domine la masse arrondie du Méné-Hom, avec ses rives hardiment découpées et ses grands pins descendant jusqu'aux grèves, forme un admirable paysage; la ville est bien située dans la coupure profonde de la rivière de Poul-David; la plage même de Douarnenez est très petite (cabines de bains), mais, à 2 kilomètres, s'étend la plage de Riez dans un site charmant.
Douarnenez est le premier des ports sardiniers de la France. C'est une ville populeuse et sans intérêt, aux maisons banales mais animées par une population de pêcheurs et d'ouvrières employées dans les confiseries de sardines. Toute son activité, toute son industrie sont concentrées dans la pêche, la salaison et la confiserie de la sardine. Pendant cinq mois, du 20 juin au mois de décembre, 800 bateaux et 4,000 pêcheurs y prennent certaines années plus de cent millions de poissons. En outre, plus de 200 embarcations (2,500 à 3,000 hommes d'équipage) vont pêcher le maquereau sur les côtes d'Écosse.
Pendant les guerres civiles du XIV'e siècle, Douarnenez fut prise par Jacques de Guengat, qui tenait le parti du roi. Elle fut reprise par Fontenelle en 1595, et ses maisons furent démolies pour fortifier l'île Tristan, située en face de Douarnenez. Ce dernier nom, qui signifie littéralement la terre de l'Ile, a été donné à Douarnenez en raison de son voisinage de l'île Tristan. Cette île renfermait un prieuré dédié à Saint-Tutuarn; Fontenelle s'établit dans le prieuré, qu'il transforma pendant trois ans en un repaire de bandits, malgré les efforts réitérés de la garnison de Brest.
Les touristes ne firent que traverser Douarnenez, et les voitures filèrent, sans ralentir leur allure, sur Audierne et la pointe du Raz. Audierne est une petite ville de 3,400 habitants située au pied d'une colline boisée sur la rive droite de la rivière du Goyen. Son port dé pêche, d'un accès difficile, signalé par deux phares, était très important jusqu'au XVIe siècle, alors que la pêche de la morue était florissante, mais il a perdu de son importance, depuis cette époque. Il assèche complètement à marée basse et ne peut recevoir, à marée haute, des navires de plus de trois cents tonneaux. La plage d'Audierne, assez fréquentée, s'étend à droite du môle situé à la pointe de Raoulic; à deux kilomètres de cette pointe, la pointe de Lervily forme l'extrémité de la vaste baie d'Audierne dont les parages sont dangereux et les rives, les plus mauvaises de nos côtes, s'étendent en arc de cercle jusqu'aux rochers de Penmarc'h.
La pointe du Raz, extrémité du Finistère, n'est éloignée que d'une quinzaine de kilomètres d'Audierne. La Tour-Miranne avait eu la précaution de prendre un guide à Audierne, et ce fut sous sa conduite que les touristes purent faire l'excursion à pied, par le sentier longeant la crête de la falaise, à cent mètres au-dessus de la mer mugissante, et jouir ainsi d'un spectacle grandiose et vraiment unique au monde.
La pointe du Raz, ou cap Sizun, limite extrême du littoral de l'ouest de la France, est l'un des points d'où l'on peut admirer l'Océan dans toute sa splendeur.
Cette route du Raz est une des plus sauvagement impressionnantes de la péninsule celtique. La végétation n'ose s'éloigner d'Audierne. Jusqu'à Plogoff se rencontrent encore quelques ajoncs rabougris, quelques arbres chétifs penchés vers le nord-est, comme s'ils cherchaient à fuir éperdument les assauts incessants de la tempête toujours régnante.
Mais, après ce pauvre village, rien ne pousse plus que des pierres stériles, que des croix émaciées, «calvaires» de granit dressant vers les cieux leurs bras décharnés. De-ci, de-là, quelques misérables cabanes aux portes desquelles, en dépit de la pluie et du vent, se montrent curieusement au passage, de moyenâgeuses silhouettes, d'austères «bigoudines» au béguin noir collé sur les oreilles, aux cheveux lissés, à la jupe courte embrodée au bas de quelque vague et claire ornementation.
Tout ce paysage, hommes et choses, évoque la vision de la lutte incessante, de l'âpre combat pour la vie, pour la vie qu'il faut arracher, miette à bribe, à l'ouragan qui règne ici en maître incontesté, à l'Océan, toujours en fureur, dont les grondements clament aux oreilles, semblant réclamer des victimes nouvelles, toujours irrassasié.
A perte de vue la mer était blanche, d'un blanc jaune, jauni comme par le fiel d'une fureur incalmable; sur les brisants du Raz, sur les sinistres «têtes de chiens» qui si souvent déchirèrent les navires en perdition de leurs pointes acérées, le courant s'enfuyait, laissant des traînées rapides.
Au premier plan, à quelques centaines de mètres de la Pointe, le phare de mer, le phare planté là au milieu du chaos comme une exclamation de défi de l'homme à la Grande agitée, le phare qu'à ce moment noyaient les vagues jusqu'à hauteur de la lanterne, grondant de fureur de ne pouvoir trouver d'issue pour pénétrer l'étroit pylône de pierre en lequel deux créatures humaines, séparées du reste du monde, s'abritaient.
Au loin, coupant la ligne d'horizon, comme plus bas que l'écume blanche, semblait s'engloutir une tache sombre, la pauvre île de Sein que paraissaient par moments, recouvrir les embruns.
Ile de Sein! Courtes syllabes qui sonnent comme un glas! Terre lugubre qui, pendant huit mois de la longue année, ne connaît du monde civilisé que le feu brillant du phare de terre aperçu parfois dans la trouée des vagues, tout là-haut, tout là-bas; triste lieu qu'envahissent chaque hiver la mer et la famine, acculant les habitants dans les parties hautes de l'île. Contrée de la mélancolie d'où toute note claire est bannie, où les femmes elles-mêmes se vêtent à l'unisson de la nature, prenant dès l'enfance les voiles et la coiffe sombre de la veuve et ne les quittent jamais.
L'île de Sein ne ressemble en rien aux îles du Morbihan; l'espace semble rigoureusement mesuré, les rues ont à peine un mètre de large. Toute la vie est concentrée dans le bourg de 842 habitants. L'activité y est assez grande à cause de la pêche; non seulement la population de l'île, mais en été les marins de Paimpol se livrent à la pêche du homard; cette activité a amené une aisance relative et a fait perdre à l'île son caractère farouche. Elle ne renferme ni arbre, ni buisson; on y cultive l'orge et les pommes de terre, une soixantaine de vaches paissent l'herbe rare; l'eau est insuffisante, une seule fontaine pour l'île, oblige à recourir aux citernes et même à des tonneaux d'eau amenés du continent. En revanche, les cabarets sont nombreux, on en compte 24 dans l'île. Tous les hommes sont pêcheurs ou marins; les femmes sont tristement habillées de robes sombres et d'une coiffe de laine noire tombant sur les épaules.
La vie est rude à l'île de Sein; non seulement l'Océan broie ses barques et noie ses pêcheurs, mais aux grandes marées il la submerge parfois. Au XVIIIe siècle, le duc d'Aiguillon, gouverneur de Bretagne, fit construire la digue qui préserve un peu l'île au sud; il décida aussi que, tous les trois mois, les habitants seraient ravitaillés. En 1868, un raz de marée envahit l'île en pleine nuit, les habitants se réfugièrent sur les toits, dans le clocher, la mer se retira heureusement. Les Iliens du Sein sont d'admirables sauveteurs.
L'île se prolonge dans la direction de l'ouest, jusqu'à une distance de 8 milles, par une chaîne de récifs. Les uns élèvent leurs cimes au-dessus des plus hautes mers, d'autres se couvrent et se découvrent alternativement; la plupart sont toujours submergés. Ils constituent une sorte de barrage dont la-direction est à peu près normale à celle des courants de marée, et la mer s'y brise avec une violence extrême. Cette singulière formation géologique, connue sous le nom de Chaussée de Sein, était tristement célèbre parmi les navigateurs avant la construction du phare d'Ar-Men, de second ordre, à feu scintillant, haut de 28 m. 50 au-dessus des plus hautes mers.
Cette construction du phare est prodigieuse; élevé sur une roche sans cesse submergée, elle fut commencée en 1867. Dès que l'on pouvait accoster, des hommes descendaient sur la roche, munis de ceintures de sauvetage, se couchaient sur elle, s'y cramponnant d'une main, tenant de l'autre un fleuret ou un marteau et travaillant avec une activité fébrile, incessamment couverts par la lame. Si l'un d'eux était entraîné par la violence du courant, sa ceinture le soutenait et une embarcation allait le reprendre pour le ramener au travail. En 1869, la construction proprement dite commença. En 1872, on avait 144 mètres cubes de maçonnerie représentant une dépense de 135,486 francs. Le maximum d'heures de travail auquel on avait pu arriver était de 22 heures par an. Enfin, en 1881, le phare était inauguré. Ses gardiens sont parmi les plus isolés; leur ravitaillement, toujours difficile, est parfois impossible.
Les touristes ne se lassaient pas de regarder l'Océan s'étendant jusqu'à l'extrême horizon, et le guide leur nommait les écueils dressant leurs têtes menaçantes jusqu'à l'horizon. C'étaient les rochers de Gorlégreiz, Gorlébella et de la Vieille, ce dernier avec le nouveau phare dressant sa haute silhouette de pierre en plein Raz, dans une solitude éternelle, au milieu d'une mer farouche agitée d'incessants remous, puis les roches des Barulets, de Beguelnan et de Tevennec, cette dernière également pourvue d'un phare.
—Un bateau a encore sombré au Raz il y a quinze jours, dit le guide à La Tour-Miranne, entre deux crachats d'embruns. Il a été pris par le courant au sud d'Ouessant, la tempête avait démoli sa mâture, le Raz l'entraîna et ne le lâcha plus. Dix hommes ont péri. La baie des Trépassés a rendu les cadavres la semaine dernière seulement, lors de l'accalmie.
S'arrachant avec peine à sa contemplation, le président entraîna ses compagnons qui revinrent à Plogoff, après avoir remarqué au passage une sorte de siège naturel que les habitants du pays appellent le fauteuil de Sarah Bernhardt depuis que la célèbre tragédienne s'y est assise pour admirer l'Océan dans toute sa fureur.
—Au phare d'Eckmühl, maintenant!... s'écria le jeune homme en remontant en voiture.
Mais il y a plus de 50 kilomètres de la pointe du Raz à la pointe de Penmarc'h. Les automobiles durent faire halte à Pont-l'Abbé, sur le parcours, et, ayant trouvé un hôtel d'apparence assez confortable, la caravane demanda à déjeuner. Les excursionnistes avaient pu remarquer, en traversant la petite ville, qu'elle ne ressemblait en rien aux autres villes bretonnes qu'ils avaient vues jusqu'alors. En effet, Pont-l'Abbé est un centre des plus curieux de la presqu'île armoricaine, et sa devise: Ep chang, qui veut dire sans changer, ne ment pas. Pont-l'Abbé a de grandes places et des petites rues étroites. Les hommes ont un costume que l'on ne rencontre nulle part, brillant et bizarre. Les femmes portent trois jupes en étage et une coiffe pointue qui rappellent les symboles et les cultes de la vieille Asie. Les broderies jaunes, la coiffure, tout est singulier et semble plus ancien que la Bretagne elle-même si parfumée d'ancienneté.
Les Bigoudens, comme on les nomme de la pièce caractéristique qui termine la coiffure des femmes, sont à ce point particuliers parmi tous les autres Bretons, qu'on leur prête une origine différente, presque fabuleuse. Les uns les font descendre des Phéniciens; Tyr aurait envoyé une colonie sur ce point de la côte; les autres les rangent au nombre des Mongols.
Le climat de cette terre est délicieux, et comme à Roscoff en Léon, il n'est rien que l'on n'obtienne de la culture.
Le repas expédié, les touristes reprirent place dans les voitures et se firent conduire à Penmarc'h—la tête de cheval—qui constitue l'extrémité sud-ouest du Finistère. Ils passèrent, avant de quitter Pont-l'Abbé, devant son église, ancienne chapelle édifiée en 1383, et que surmonte un clocher de forme bizarre, puis devant le Château, construction plus ancienne encore, car c'était une vieille forteresse qui appartint en 1500 à Toussaint de Beaumanoir. Elle fut, plus tard, assiégée et prise par les Ligueurs qui la conservèrent jusqu'à leur soumission, c'est-à-dire pendant près de cent ans. Ce monument, où sont installées aujourd'hui la mairie et la gendarmerie, se compose d'un corps de bâtiment flanqué d'une grosse tour ronde à créneaux et d'une tourelle carrée renfermant l'horloge de la ville.
La route de Pont-l'Abbé à Penmarc'h n'a rien de bien intéressant, aussi les douze kilomètres séparant ces deux pays l'un de l'autre furent-ils rapidement franchis, et les promeneurs, ayant mis pied à terre à peu de distance du phare qu'ils désiraient visiter, aperçurent en passant le petit village de Kérity qui posséde une église du XIIIe siècle en ruines et un petit port.
Les plus puissants phares du monde sont ceux de la Hève, situés à quatre kilomètres de l'entrée du port du Havre, et inaugurés en 1893 et dont la lumière serait aperçue à trente kilomètres au delà de Paris, si la sphéricité de la terre ne s'y opposait pas, et celui d'Eckmühl, allumé pour la première fois en 1897, et qui a été édifié sur l'extrémité de la pointe de Penmarc'h, grâce à un legs de trois cent mille francs de la marquise de Blocqueville, née d'Eckmühl. C'est un phare électrique placé au sommet d'une tour de granit de soixante mètres de hauteur. Les touristes firent l'ascension des trois cent cinquante-sept marches conduisant à la lanterne, et, arrivés en ce point, purent examiner l'appareil optique du feu-éclair, dont l'ingénieur Damblin leur fournit la théorie.
—La source lumineuse, dit-il, peut-être considérée comme un robinet donnant un débit constant ou un flux lumineux constant dans l'unité de temps. Le réservoir qui se remplit et se vide périodiquement, à l'aide d'une soupape, c'est l'appareil optique à éclats. Plus courte sera la durée de l'ouverture de la soupape, plus grande sera l'intensité du faisceau ou le débit du jet. La section de la soupape est comparable à celle de la lentille annulaire; plus elle est grande, plus elle rassemble une forte proportion du flux lumineux, mais naturellement aussi, plus l'intervalle qui sépare deux éclats consécutifs est grand, puisqu'il faut laisser au réservoir le temps de se remplir de nouveau. Tel est le principe des feux éclairs, et celui de Penmarc'h en est une application. L'éclair lumineux a une durée d'un dixième de seconde et il se répète toutes les cinq secondes; sa portée est de cinquante milles marins, soit 90 kilomètres par temps clair.
—Mais lorsqu'il y a de la brume, hasarda M. Le Clair.
—La portée est naturellement réduite suivant l'opacité de la brume, mais le phare est muni d'un signal sonore, une puissante sirène à air comprimé, qui annonce aux navires la proximité de la côte.
Les visiteurs donnèrent un dernier regard à la statue du maréchal Davoust, prince d'Eckmühl, d'après Dumont, et qui est érigée dans la salle au-dessous de la lanterne, puis ils redescendirent les trois cent cinquante-sept marches et se retrouvèrent sur le sol ferme. Quelques minutes après, ils arrivaient aux célèbres rochers de Penmarc'h, après s'être un instant arrêtés devant une croix de fer scellée dans la falaise et rappelant que, le 10 octobre 1870, cinq personnes, assises tranquillement en cet endroit, furent subitement balayées par une vague de fond colossale.
«L'océan de Penmarc'h, a dit l'écrivain Suarès, est le roi des épouvantements. Là règne la fureur; les rocs sombres paraissent figés, roidis dans la terreur que leur cause le combat éternel d'un ciel gros de menaces et de vagues sinistrés. Des blocs et des blocs, des montagnes éboulées, partout des débris et des ruines. Pas un arbre; seuls règnent le sable et le granit. Sur cette terre virile, toute en os et en promontoires, pareille aux squelettes décharnés d'un ossuaire de géants, la douceur des arbres se fait sentir par un regret. C'est un canton de deuil, un littoral sans pitié, le plus riche en naufrages. Des lames sourdes parfois se forment et balayent tout ce qu'elles touchent, sournoises comme là mort, rapides comme l'infortune. Une vague plus haute qu'une maison a mangé d'un seul coup cinq personnes assises par un beau jour au haut d'un rocher pareil à une colline. Comme la gueule d'un monstre caché au fond de l'eau, elle est sortie et a happé sa proie. La mer cruelle a l'éclat sombre et gris d'un regard de haine, et les rocs se penchent comme des monstres en méditation.»
Lorsque là tempête fait rage, les grandes lames de l'Atlantique s'abattent avec fureur sur ces rochers de granit, et le bruit que fait la mer est tel alors qu'il s'entend jusqu'à Quimper, éloigné cependant de 30 kilomètres. D'épais nuages de vapeur volent en tourbillons, le ciel et la mer se confondent, et l'on n'aperçoit, au milieu d'un sombre brouillard, que des flocons d'écume voltigeant dans les airs avec le bruit de détonations d'artillerie.
Heureusement, ce jour-là, le temps était relativement beau, et les promeneurs n'eurent pas à redouter le sort des victimes de l'accident de 1870. Ils purent donc faire sans le moindre danger le tour de la pointe et visiter la plage de Saint-Guénolé, peu éloignée, avant de regagner les voitures devant les ramener à Quimper.
Tout le monde se coucha de bonne heure, ce soir-là, car l'air salin fouettant le visage avait, autant que la promenade elle-même, fatigué les aviateurs et leurs passagères. Mais, le lendemain, chacun fut debout de bon matin. Médrival vint aussitôt trouver le chef de la caravane, Robert de La Tour-Miranne, et l'entreprit par sa question quotidienne.
—Quel est l'itinéraire du jour, président?....
—Soyez satisfait répondit celui-ci. Aujourd'hui nous allons faire de la route.
—Ah! ah! ce n'est pas malheureux!... Où devons-nous nous arrêter ce soir: à Bordeaux ou à Bayonne?...
—Peste!... comme vous y allez, mon cher!... Non, nous allons simplement à Nantes, en passant par des endroits assez intéressants à voir: le Faouët, Pontivy et Ploërmel où nous déjeunerons, puis Malestroit, Redon, Pontchâteau et Savenay l'après-midi. Cela nous fait le total, déjà coquet, de 270 kilomètres à parcourir.
—Peuh! cela fait juste trois heures de vol pour nous! Mais, dites-moi, président, pourquoi ne suivons-nous pas le bord de la mer pour nous rendre à Nantes, par Quimperlé, Lorient, Vannes et Saint-Nazaire?... Il doit y avoir aussi des coins intéressants à voir par là-bas?...
—C'est vrai, dit l'ingénieur Damblin qui s'était approché. Il y a le port de Lorient, qu'il faudrait voir, nous qui n'avons pas aperçu Brest; puis les alignements de Carnac, Sainte-Anne-d'Auray, Quiberon...
—Pourquoi pas Belle-Ile en mer pendant que vous y êtes! riposta en riant La Tour-Miranne. Ne voulez vous donc pas voir les vieux châteaux de Josselin, de Pontivy, l'église Saint-Fiacre du Faouët, la maison de Malestroit et de sa femme...
—Oh! des vieux châteaux et des églises, il n'y a guère que cela en Bretagne, et nous en avons déjà vu pas mal, reprit Médrival. La mer, c'est plus intéressant. Est-ce que le trajet serait beaucoup plus long?
—A vol d'oiseau, il y a 120 kilomètres de Quimper à Vannes et 110 de Vannes à Nantes, mais la route serait un peu allongée si l'on passait à Carnac et à Sainte-Anne-d'Auray. En somme, on peut dire que le parcours est le même d'un côté comme de l'autre, et pour ma part je n'ai pas de préférence. Il en sera ce que la majorité décidera!...
Après quelques instants de discussion, la route par Vannes fut décidée, et la flottille s'envola, les aviateurs s'étant donné rendez-vous aux monuments mégalithiques de Carnac, distants de 100 kilomètres du chef-lieu du Finistère. Les aéros suivirent, d'abord exactement la route de Quimperlé qu'ils traversèrent à faible hauteur, et Médouville en profita pour citer les vers de Brizeux, le poète breton: