—Toutes mes félicitations en ce cas, mon cher constructeur.

—Alors, à quand la première sortie?

—Quand vous voudrez. Je compte sur vous, n'est-ce pas? pour nous piloter dans les débuts.

—Si cela peut vous faire plaisir, mais Neffodor vous pilotera tout aussi bien que moi!...

—Eh bien! si le temps est propice, nous ferons dimanche prochain notre première sortie d'essai, puis, si, comme il est probable, tout marche bien, nous préparerons tout pour le voyage par escales projeté.

—Il faut en effet dresser le personnel aux manoeuvres toujours délicates de la sortie et de la rentrée du dirigeable dans son hangar. Il sera également nécessaire de songer à la question du campement en plein champ. C'est donc entendu; je vous mettrai votre navire aérien au point, à partir de dimanche.

Et sur une dernière poignée de mains, les deux hommes se séparèrent.

Tandis que le Petit Biscuitier présidait à l'agencement de son aéronat, les membres de l'A. T. C., de leur côté, ne perdaient pas leur temps, et revues sportives comme journaux mondains commentaient chaque jour les progrès continus réalisés à Aérovilla par les jeunes gens dans le maniement de leurs planeurs. Claude Réviliod constatant l'avance que ses concurrents prenaient sur lui et qui lui faisait redouter d'arriver bon dernier, ne décolérait plus. Il n'était pas un coléreur auto-décolérant, ainsi que le disait, par un affreux jeu de mots scientifique, le constructeur Fruscou, qui cultivait quelquefois l'a peu près et le calembour.

Ce fut le digne Firmin qui suggéra à son maître une idée.

—Si j'étais à la place de monsieur et que j'aie la fortune de monsieur, insinua le valet de chambre, je n'hésiterais pas et je sais bien ce que je ferais pour me débarrasser de tous ces gêneurs dont les ébats gênent monsieur.

—Et qu'est-ce que ferait monsieur Firmin?... interrogea le Petit Biscuitier, goguenard. Je serais vraiment curieux de savoir l'idée qui a pu germer dans sa calebasse.

—Je donnerais la mission à un brave garçon connaissant bien toutes ces nouvelles machines, de s'introduire dans la place et, le moment convenable arrivé, de détraquer quelque chose, afin d'empêcher le départ avant l'époque fixée par monsieur.

—Tiens, tiens, et tu connais un brave garçon qui se chargerait de cette commission-là?

—Je crois que oui, monsieur. C'est le beau-frère du chauffeur qui conduit la voiture de monsieur. Il a perdu la place de mécanicien qu'il occupait dans une maison où l'on fabrique des ballons, et, comme les temps sont durs, je crois qu'il ferait tout ce qu'on voudrait. Le pauvre garçon est un peu disgracié de la nature; cependant il a un établissement en vue; il voudrait, paraît-il, se marier et ouvrir un bar, mais il n'a pas d'argent, et...

—Fais-moi venir cet olibrius-là demain, interrompit le futur navigateur aérien.

Le lendemain, Charles Bader, dit Charlot, se présenta au petit hôtel de l'avenue du Bois. Le millionnaire le reçut immédiatement et un long entretien eut lieu entre les deux hommes, entretien dont le mécanicien ne voulut rien dire, ni à son beau-frère ni à Firmin. Il affirma qu'il s'agissait simplement de tacher de s'introduire à Aérovilla pour surveiller les aviateurs qui portaient ombrage à M. Réviliod. Celui-ci lui avait promis une prime sérieuse s'il était exactement tenu au courant des faits et gestes des partisans de l'aéroplane.

—Il se contente de peu de chose, mon maître! remarqua Firmin, et je voudrais qu'il vous ait commandé de démantibuler toutes les mécaniques volantes de ces enragés!...

—Vous leur en voulez donc personnellement, demanda Tiburce, le chauffeur. Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait ces gens-là, que vous connaissez cependant à peine?...

—Comment, ce qu'ils m'ont fait!... Mais c'est eux qui ont fourré dans la tête de mon maître ses idées baroques d'aller se promener en l'air en ballon, et de m'emmener avec lui pour le servir là-haut! Comme si j'étais un oiseau, moi! Aussi je leur ai voué une haine féroce à ces fous-là; et je voudrais qu'il leur arrivât les pires déconvenues, pour me venger de la terrible position dans laquelle je me trouve: ou monter en ballon et risquer d'avoir le sort des aéronautes du dirigeable République, ou perdre ma place!...

—Votre mécontentement s'explique, en ce cas, repartit le conducteur d'automobiles se tournant alors vers son beau-frère, mais il n'empêche que je me demande comment tu vas t'y prendre, toi, Charlot, pour t'introduire dans la place. Tu ne vas pas aller proposer tes services à ces gens-là en invoquant la protection du patron de céans?...

—Pas si bête!... grasseya le mécanicien, ce serait le meilleur moyen d'être balancé. Non, je veux me présenter de telle manière qu'on ne se méfie aucunement de moi. Or on sait, dans la partie, que les aéroplanes employés par les jeunes gens en question sont fournis par la maison Landoux. Je vais donc me faire embaucher par Landoux.

—Comment vas-tu t'y prendre?...

—En me faisant recommander à Martin Landoux par son commanditaire. M. Réviliod m'a donné une lettre pour ce dernier, qui est son ami.

—Parfait, alors. Tâche donc de réussir, mon vieux Charlot! Si notre patron est content de tes services, tu peux être certain qu'il te récompensera royalement. Il est généreux quand il est content, M. Réviliod. Par conséquent, bonne chance!...

Ainsi s'explique la scène, retracée au cours de ce chapitre, de présentation du mécanicien, agent secret du Petit Biscuitier et chargé par celui-ci d'une mission mystérieuse au champ d'aviation. Martin Landoux, qui venait de fermement refuser au duc de La Tour-Miranne le service cependant richement rémunéré d'empêcher l'exécution du voyage aérien projeté par les clubmen, introduisait dans la place, et sans s'en douter le moins du monde, un ennemi d'autant plus dangereux qu'il était masqué et que ses intentions étaient inconnues. L'avenir ne devait pas tarder à montrer quels devaient être les résultats de cette faute.


CHAPITRE VIII

LA PREMIÈRE SORTIE DU «RÉVILIOD N° 1»

PREMIERS VOLS DES HOMMES-OISEAUX A AÉROVILLA.—UN ACCIDENT DE MONOPLAN.—Au GARAGE D'ÉCANCOURT.—FRUSCOU PILOTE.—LES GRANDES TERREURS DE CE BON M. FIRMIN.—QUARANTE KILOMÈTRES A L'HEURE CONTRE LE VENT.—Au DESSUS D'AÉROVILLA.—LA RANCUNE DU «PETIT BISCUITIER».—MESSIEURS, LA SÉANCE CONTINUE!

—Attention au virage, Monsieur Robert!... Pesez sur le levier de gauchissement en même temps que moi!... Suivez le mouvement, et, en même temps, braquez le gouvernail à droite... Là! ça y est!... Vous voyez que ce n'est pas bien difficile!... Maintenant, je vous laisse manoeuvrer seul pour le prochain virage...

—Je crois avoir compris. Je vais essayer, vous rectifierez si je fais un écart...

—C'est cela!... Allez-y franchement et sans hésiter!... Hé bien, voilà qui est fait et bien réussi. Maintenant, embrayez les hélices ascensives pour l'atterrissage!... Boum!!... C'est encore un peu brutal, mais avec un peu plus d'expérience, vous ramènerez l'appareil au sol aussi doucement qu'un pigeon qui vient se poser sur une branche.

Le marquis de La Tour-Miranne, qui prenait sa leçon de conduite en compagnie du constructeur de son appareil, le digne Martin Landoux, arrêta son moteur en retirant sa fiche de contact et sauta à terre.

—Eh bien, président, dit d'une voix joviale le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, en s'approchant, cela marche, à ce que je vois, l'apprentissage du métier d'oiseau?...

—Oh!... j'ai encore à faire avant d'acquérir la capacité d'un Wright ou d'un de ses émules. Je viens seulement de m'essayer à exécuter seul mon premier virage..

—Et vous avez réussi, je crois?...

—A peu près, mais je manque encore d'assurance, il y a du flottement.

—Cela viendra à la longue!... déclara Martin Landoux, intervenant dans la conversation. Étiez-vous aussi habile, le deuxième jour que vous avez conduit une automobile de vitesse, un racer ou même une simple bicyclette, qu'après une semaine d'usage?... Non, probablement. Eh bien! il en est de même pour l'aéroplane, et vous ne devez pas vous étonner de n'être pas encore passé maître après une demi-douzaine seulement de vols. Dans quinze jours, ce sera bien différent, vous verrez!...

—J'en accepte l'augure, mon cher Landoux, et j'espère que, sous votre habile direction, je ne tarderai pas à devenir un élève passable.

—Passable!... se récria l'inventeur, vous plaisantez, monsieur Robert; je suis sûr que vous serez, au contraire, plus adroit que moi. Vous êtes jeune, vous, tandis que je commence à me rouiller et je n'ai déjà plus la promptitude d'action que j'avais à l'époque où je conduisais des autos en course aux circuits du Taunus ou de la Sarthe!...

—Vous êtes trop modeste, mon cher professeur, car vous êtes et vous resterez certainement notre maître à tous. Enfin, êtes-vous, en général, satisfait de vos apprentis?...

—Je serais difficile, en vérité, monsieur le mar... non, monsieur Robert, puisque vous ne voulez pas que je vous donne votre titre et que vous exigez d'être appelé par votre prénom. Oui, je serais difficile, car je vous avoue franchement que je ne comptais pas sur des progrès aussi rapides...

—Il est de fait, interrompit Médouville, que cela ne paraît pas très difficile à manoeuvrer, un aéro de votre fabrication. Pour ma part, et après les quelques leçons que vous m'avez données, il me semble que je parviendrai aussi à m'en tirer.

—Voyez messieurs Médrival et Bourdon, ils ont déjà exécuté leur premier vol sans aucune aide!...

—C'est vrai, mais Bourdon a cassé son hélice et Médrival démoli ses roues porteuses en reprenant terre.

—On ne fait pas d'omelettes sans casser d'oeufs, messieurs, et il faut vous attendre que cela vous arrivera aussi pendant vos essais.

—Heureusement, conclut Médouville, qu'il y a là votre équipe toute prête à raccommoder le bois que l'on viendra à casser. Je compte surtout sur le cambouisard mal dégauchi que je vous ai recommandé et que vous avez eu la bonne idée de faire venir ici. Il n'a pas l'air maladroit du tout...

La conversation entre les trois hommes fut interrompue par l'arrivée d'un quatrième personnage, qui s'avança vers eux la main tendue.

—Tiens!... dit cordialement La Tour-Miranne, c'est notre ami Damblin. Quoi de neuf?...

—Je vais tenter la chance avec mon mono. Le temps me semble propice.

—Mais je croyais que votre moteur ne vous donnait pas entièrement satisfaction?...

—Dites que c'était un clou, mon cher ami, un vrai clou, et vous serez dans le vrai!

—Alors?...

—Alors, je n'ai pas hésité, je l'ai balancé par-dessus bord et remplacé par un rotatif qui m'a paru tourner à merveille chez son constructeur. Ah! mes amis, le moteur, le moteur, c'est là le hic de l'aéroplane!... Enfin, nous allons voir: on vient de le mettre en place, je l'ai essayé à vide, il n'avait pas un raté. Je fais donc sortir mon mono...

—Décidément, vous préférez le monoplan au biplan?... Vous êtes, comme eût dit l'humoriste Alphonse Allais, un type dans le genre de Blériot et de Latham!...

—Et vous, vous voulez concurrencer le comte de Lambert et Farman, avec vos biplans?...

—L'expérience nous mettra tous d'accord!... déclara le président d'un ton conciliant. Nous serons très aises, mon cher Damblin, d'assister et d'applaudir à vos évolutions.

—Oh! ce ne va pas être long, attendez!...

L'appareil venait d'être sorti de son hangar et amené sur la piste sablée. Les mécaniciens s'empressaient autour de lui, et, parmi eux, on pouvait remarquer Charles Bader dit Charlot, en tenue bleue comme ses camarades, sa tignasse jaune recouverte de son éternelle casquette de cuir graisseuse, et qui s'agitait, affairé, une énorme clé anglaise à la main.

Le jeune ingénieur, très à l'aise et maître de lui, avait grimpé agilement à bord de l'oiseau artificiel aux larges ailes grises fortement incurvées, de manière à former une surface très concave d'avant en arrière. Deux ailerons de forme identique mais beaucoup plus petits étaient disposés obliquement de chaque côté de l'extrémité du fuselage. L'hélice, d'assez grandes dimensions, était en bois et placée à l'avant. Elle recevait son mouvement par un arbre à cardans la réunissant à l'arbre du moteur dont les trois cylindres tournaient à grande vitesse autour de l'arbre de couche, afin de le refroidir.

—En avant!... cria-t-il à l'aide chargé de la mise en marche du moteur.

Celui-ci imprima une vigoureuse impulsion aux ailes de l'hélice qui se mit à tourner, entraînant le moteur dont les détonations se succédèrent de plus en plus rapidement. Sous la vigoureuse traction du propulseur, l'appareil s'ébranla, les roues de son chariot de support roulant sur la piste. La vitesse s'accrut, et soudain le grand oiseau se décolla du sol et s'éleva graduellement suivant une pente presque insensible, tout en s'éloignant vers l'extrémité de l'aérodrome.

Quelques minutes s'écoulèrent, puis on entendit le sourd bourdonnement de l'hélice et le bruit de simandre du moteur. L'aéroplane, qui avait décrit un demi-cercle, revenait à tire-d'aile et les moindres détails de son gréement devenaient de plus en plus perceptibles à l'oeil. Arrivé au-dessus du petit groupe formé par La Tour-Miranne et ses amis, il voulut virer, mais l'ingénieur mit sans doute trop de précipitation dans la commande du gouvernail, car ses plans s'inclinèrent sous la poussée de la brise soufflant latéralement, l'appareil donna de la bande comme un navire couché par la lame, et la pointe d'une aile vint toucher le sol. Ce frottement intempestif fit pivoter l'aéroplane qui s'abattit avec un fracas caractéristique de bois éclatant en morceaux.

—Allons!... en voilà déjà un hors de combat!... grommela entre ses dents le tortueux Charlot.

Plein d'angoisse, craignant de trouver l'aviateur novice gravement blessé sous les débris de son véhicule aérien, le jeune président s'était précipité vers le lieu de l'accident, mais déjà Damblin s'était dégagé et debout devant sa machine effondrée il la considérait piteusement.

—Je viens d'en faire du propre!... murmura-t-il. Diable de virage!...

—Vous n'avez pas de mal, vous n'êtes pas blessé?... lui demanda anxieusement Robert.

—Moi?... Non, je n'ai rien, merci!... Mais mon pauvre aéro, dans quel état!...

Martin Landoux, qui s'était rapproché, fit le tour de l'appareil en l'examinant attentivement.

—Bah!... ce n'est rien, dit-il enfin. Il faut bien payer son expérience, et le principal c'est que vous n'ayez pas écopé!

—Oui, mais mon appareil est en morceaux!...

—Rassurez-vous, on vous le réparera, votre instrument, il ne s'agit que de quelques morceaux de bois à changer; la partie mécanique n'a pas l'air d'avoir souffert, c'est ce qui a le plus d'importance. Cela vous retardera simplement un peu dans votre entraînement. Quand vous reprendrez vos essais, vous vous rappellerez seulement qu'il ne faut pas essayer des virages trop près du sol. Il faut toujours s'élever un peu avant une entrée en courbe et agir doucement et par petits coups répétés sur le gouvernail, en même temps que sur le dispositif de gauchissement.

Le constructeur se tourna vers l'équipe de mécaniciens.

—Allons, vous autres, ajouta-t-il, ramenez l'appareil à l'atelier et démontez-le pour remplacer les pièces avariées par le choc!

Le marquis de La Tour-Miranne avait pris affectueusement le bras de l'ingénieur qui demeurait navré de sa maladresse.

—Voyons, ne vous frappez pas pour si peu, mon bon Damblin, lui dit-il amicalement. Il faut quelquefois payer cher le succès, mais il reste définitivement aux persévérants.

—Vous êtes bon, vous!... marmotta le débutant. En attendant que ma sottise soit réparée, je vais rester les bras croisés à vous admirer!

—Est-ce que Garuel n'a pas aussi un monoplan analogue au vôtre?... Empruntez-le-lui.

—Pour que je le réduise également à l'état de débris d'allumettes?... Je doute fort qu'il consente à me le prêter après ce qui vient de m'arriver!...

—Bah!... c'est un accident sans importance, appuya Médouville, et il est probable que vous ne serez pas le seul à qui cela arrivera. Ne vous chagrinez donc pas, puisque, après tout, vous vous êtes tiré indemne de votre pirouette!...

Cette prédiction pessimiste du Mécène des inventeurs devait malheureusement se réaliser plus d'une fois au cours de cette période d'apprentissage.

Alors que le temps s'était maintenu au beau pendant la première quinzaine du mois d'avril, époque où s'était produite la scène qui vient d'être racontée, il changea avec le dernier quartier de la lune; des averses fréquentes détrempèrent les pelouses d'Aérovilla, et la vitesse du vent, jusqu'alors modérée, s'accrut sensiblement. Ce ne fut que pendant quelques rares minutes, le matin après le lever du soleil, le soir avant le coucher de cet astre, que les apprentis pilotes purent tenter quelques brèves envolées. Les progrès ne furent donc que peu sensibles pendant cette période, et les plus longs parcours effectués ne dépassèrent pas une demi-heure comme durée totale.

Les membres de l'Aéro-tourist-club pestaient à qui mieux mieux contre ce temps détestable pour la saison et qui rendait fréquemment inutile le voyage de Paris à Puiseux, mais rien ne servait de récriminer contre les caprices de la saison; force était de patienter en attendant une amélioration des conditions météorologiques.

Ces averses et ces bourrasques—derniers souvenirs d'un hiver tardif—n'étaient pas non plus beaucoup du goût du rival des aviateurs, le richissime Petit Biscuitier, Claude Réviliod, dont le magnifique yacht aérien se trouvait également immobilisé dans le hangar du parc d'Écancourt, sans pouvoir exécuter sa première sortie. Enfin, le 28 avril, voulant profiter d'une éclaircie, Réviliod dont la patience était à bout, téléphona à Fruscou pour lui demander son concours. L'ingénieur aéronaute ne pouvait qu'accéder à cette demande d'un client qui dépensait sans compter; il acquiesça et se fit conduire au parc où il arriva en moins d'une heure. L'aspirant navigateur aérien, nerveux, se promenait dans le hangar. A la vue du constructeur, ses traits contractés se détendirent, et il alla à lui la main tendue.

—Hé bien!... interrogea-t-il, pensez-vous que ce sera pour aujourd'hui?... Fruscou serra la main qui lui était offerte, et de sa voix claironnante:

—Je suis à votre disposition. Les hommes sont là?...

—Présent! monsieur Fruscou; répondit la voix de Gilbert, le chef d'équipe..

—Bon!... Est-ce que le ballon est sous pression?...

—Dix millimètres, monsieur l'ingénieur.

—On a fait le plein d'essence et d'eau dans les réservoirs?...

—C'est fait, oui, monsieur.

—Très bien; je vais tout inspecter, et puis nous sortirons l'aéronat du hangar.

L'ingénieur opéra la visite minutieuse des moindres parties du vaisseau aérien; il fit jouer les diverses commandes et s'assura du fonctionnement normal des multiples organes de l'appareil aérien. Il parut satisfait, et revint à son client qui avait suivi cette vérification sans prononcer une parole.

—Cela peut aller, déclara-t-il. Allons, vous autres, ouvrez les portes du hangar et sortez-moi l'outil sur la pelouse!...

L'architecte chargé de l'édification du hangar avait pris toutes les précautions voulues pour faciliter le dégagement rapide de l'une des façades de cette construction. En peu d'instants les panneaux furent enlevés et l'immense ouverture débarrassée. Le yacht aérien allait pouvoir, pour la première fois, sortir de l'abri où il était garé depuis de longues semaines.

L'équipe de mécaniciens s'attela de chaque côté de la longue nacelle. Sous cette traction, l'aéronat s'ébranla doucement et montra son long museau jaune hors du hall. Fruscou surveillait attentivement la manoeuvre qui s'effectua sans difficulté et il fit amener le ballon sur une pelouse gazonnée, située à une centaine de mètres en avant du hangar. Le temps était calme et le vent presque nul; ainsi qu'on pouvait s'en convaincre en examinant les feuilles des arbres qui frissonnaient à peine.

—Voulez-vous embarquer, je vous prie, mon cher monsieur Réviliod, demanda cérémonieusement l'aéronaute, ouvrant la petite porte donnant accès dans la nacelle.

—Après vous, mon cher ingénieur, repartit le Petit Biscuitier. Le ballon est votre oeuvre, je devrais dire votre chef-d'oeuvre, c'est donc à vous de m'en faire les honneurs.

—Pardon, vous êtes chez vous ici, et d'ailleurs il est d'usage que le capitaine ne prenne sa place qu'une fois ses passagers à bord.

—Dans ce cas, je passe le premier, puisque vous l'exigez.

Le néophyte escalada prestement le marchepied et pénétra dans la nacelle.

—Gélinier, appela Fruscou, allez vous mettre au moteur.

L'interpellé, un homme jeune encore, sec comme un héron et vêtu de bleu comme un mécanicien, se détacha du groupe des ouvriers, et, sans dire un mot, se hissa à bord et prit place à côté du moteur, suivant l'ordre qu'il venait de recevoir.

—Avez-vous quelque invité à emmener, demanda l'aéronaute en tournant la tête vers le Petit Biscuitier accoudé au bordage de son salon aérien.

—Ma foi non!... répondit celui-ci. Je n'ai encore prévenu personne, ne comptant qu'à moitié sur cette accalmie qui va nous permettre enfin de sortir...

Fruscou allait à son tour se guinder à bord quand, avisant le digne Firmin qui, les yeux écarquillés, suivait la manoeuvre, Claude Réviliod se ravisa.

—Mais, j'y pense, si Firmin nous accompagnait, s'écria-t-il, il pourrait inaugurer sans tarder ses nouvelles fonctions de majordome aérien!... Allons, Firmin, embarque!...

Le valet de chambre fit trois pas en arrière, en s'entendant appeler par son maître et son visage glabre prit une teinte cireuse. Il balbutia avec effort:

—Il faut... que je monte avec vous, monsieur?...

—Certainement, répliqua impérieusement le jeune homme, s'amusant fort, sans le montrer, de la mine piteuse de son fidèle domestique. Est-ce que tu aurais peur, par hasard?...

—Oh! non!... avec vous et ces messieurs, je sais bien que rien n'est à redouter, murmura, d'une voix éteinte, le malheureux dont les dents s'entrechoquaient en parlant et qui flageolait sur ses jambes. Mais, c'est que je crains d'avoir le vertige...

—On n'a pas le vertige en ballon! Allons, monte!...

—Pas aujourd'hui!... Que monsieur me pardonne, mais je ne me sens pas très bien!...

—Froussard, va!... Tu guériras là-haut!..., insista le sportsman qui s'amusait prodigieusement des grimaces comiques de son factotum.

Celui-ci comprit, au ton de son maître et en entendant les rires des ouvriers autour de lui, qu'il lui fallait obéir, quoi qu'il en eût. Il se dirigea donc vers la nacelle avec autant d'entrain qu'un condamné à mort vers la guillotine, mais il trébucha et il fallut que Fruscou le soutînt de sa poigne vigoureuse pour qu'il pût franchir le portillon redouté. Il remercia d'un regard où se lisait son épouvante.

—Allons, n'ayez donc pas peur!... fit cordialement l'aéronaute. Bien des gens paieraient cher pour avoir votre place!...

—Et je la leur céderais de bon coeur pour rien!... marmotta l'infortuné laquais, s'affalant, une sueur froide au front, sur la provision de sacs de lest.

La fermeture du portillon claqua; Fruscou, à son tour était monté dans la nacelle, et sans perdre une minute il s'était dirigé vers son siège de pilote, en avant du carré des machines.

—Attention, les enfants, dit-il rondement de sa voix sonore. Suivez exactement les ordres que je vais vous donner! Gélinier, vous allez d'abord mettre en route les deux cylindres à l'essence, de façon à faire tourner le ventilateur et mettre le ballon sous sa pression normale de 30 millimètres d'eau. Gilbert, vous allez débarrasser la nacelle de son excès de lest; les autres maintiendront la nacelle pendant le pesage.

Les ouvriers s'empressèrent. Le moteur fit entendre son bruit caractéristique; sa vitesse une fois réglée, le mécanicien embraya le ventilateur qui se mit à siffler, refoulant un torrent d'air dans l'intérieur du ballonnet compensateur, Fruscou ne quittait pas des yeux l'aiguille du manomètre à eau indiquant la pression interne dans ce récipient. Bientôt le clapet de la soupape automatique du ballonnet se souleva et commença de cracher.

—Stop! commanda l'aéronaute en s'adressant au mécanicien. Il se pencha en dehors de la nacelle.

—Attention, maintenant, à l'équilibrage. Le lest est enlevé, Gilbert?...

—Oui, monsieur l'ingénieur. Tout est «paré».

—Bon!... Levez les mains, tout le monde!...

Rompus depuis longtemps à cette manoeuvre, les équipiers abandonnèrent la nacelle, au bordage de laquelle ils se cramponnaient. Un léger frémissement parcourut le vaisseau aérien, mais ce fut tout.

—Rattrapez!... ordonna Fruscou. Gélinier, deux sacs de lest dehors! Levez les mains!...

Cette fois, l'énorme masse se souleva avec lenteur et la nacelle perdit tout contact avec le sol. Puis le mouvement ascensionnel s'accéléra; l'aéronat dépassa le niveau des grands arbres entourant la pelouse d'un impénétrable rideau, la campagne étendit son tapis diapré sous les pieds des voyageurs, et graduellement le panorama s'élargit. L'Oise d'abord, la Seine ensuite, apparurent au loin, serpentant comme deux rubans d'argent à travers les prairies, et l'on put distinguer à l'horizon, comme une touffe de mousse vert sombre; la forêt de Saint-Germain. Impressionné par ce tableau grandiose, Réviliod contemplait en silence, tandis qu'une brise légère de l'est entraînait doucement l'aéronat dans la direction des bois de l'Hautie et de Triel. Quant à Fruscou, depuis longtemps blasé sur les spectacles aérostatiques, il s'était borné à consulter sa montre pour connaître l'heure exacte à laquelle s'était opéré le départ et à compter les sacs de lest empilés à bord. Enfin, il se tourna vers l'armateur du yacht aérien.

—Où allons-nous, monsieur Réviliod? lui cria-t-il de sa voix de cuivre.

Le Petit Biscuitier, surpris dans sa rêverie, sursauta. Il passa la main sur son front comme s'il sortait d'un songe et demanda:

—Où sommes-nous donc?...

—A quatre cent vingts mètres au-dessus du niveau de la mer si votre baromètre est exact, répondit sérieusement l'aéronaute. Nous allons passer au-dessus du village de Cheverchemont..

—Ma foi, je n'ai pas de préférences, et vous pouvez nous conduire où vous le jugerez bon... Mais j'y pense, si nous en profitions pour aller rendre une petite visite à nos bons amis les émules de Blériot, ce serait peut-être intéressant! Nous verrons s'ils continuent à s'exercer dans leurs sauts de crapaud et leur montrerons, ainsi que je leur en ai fait la promesse, que nous sommes prêts avant eux.

Le jeune homme avait prononcé sa dernière phrase à demi-voix et comme se parlant à lui-même. Il reprit en parlant plus haut et s'adressant alors à Fruscou.

—Dirigez-nous donc, je vous prie, sur Pontoise, Beaumont et Chambly, dit-il.

—Ah!... vous voulez faire un tour du côté de l'aérodrome d'Aérovilla, peut-être?...

—Précisément. Pouvez-vous nous y conduire?...

—On va essayer, mon cher client.

L'aéronaute se retourna vers le mécanicien, qui avait maintenu depuis le moment du départ le moteur en marche à vide.

—A soixante tours d'hélice, Gélinier, commanda-t-il.

L'ouvrier manoeuvra les manettes d'admission des gaz et d'avance à l'allumage et la nacelle fut agitée d'une violente trépidation sous l'effet de la rotation de plus en plus rapide de l'arbre, mais soudain cette trépidation cessa, en même temps qu'un frou-frou particulier ébranlait la masse d'air à l'avant de la nacelle. Fruscou avait commandé:

—Embrayez l'hélice!...

La vitesse de déplacement du navire aérien s'accrut immédiatement, ainsi que l'on pouvait s'en apercevoir en fixant l'horizon. L'aéronat arrivait à ce moment au-dessus du pont suspendu reliant le bourg de Triel à la rive gauche de la Seine. Le pilote saisit le volant commandant le gouvernail d'arrière et lui fit opérer un quart de tour; le vaste rectangle de toile s'obliqua et, sous son action combinée avec celle du propulseur, le navire aérien effectua un virage qui l'amena la pointe au vent dans la direction du parc qu'il venait de quitter dix minutes auparavant. Fruscou observa attentivement la vitesse en fixant du regard un point du sol situé exactement sous le ballon. Après quelques instants d'examen, il secoua la tête en grommelant:

—Ça ne va pas vite!... Heureusement que nous avons le gaz!...

Il se tourna vers Gélinier affairé autour de sa machine.

—Mettez en route les deux cylindres à gaz, ordonna-t-il, et faites fonctionner le moteur à pleine puissance.

—Entendu, monsieur l'ingénieur!

Quelques minutes s'écoulèrent, puis l'intensité du ronflement saccadé de la machine s'accrut considérablement. La nacelle vibra sous la poussée des 70 chevaux-vapeur qui actionnaient l'hélice, et le long fuseau de soie jaune troua l'atmosphère comme un gigantesque obus, dont il présentait d'ailleurs un peu la forme.

Le pilote avait installé un anémomètre minuscule sur le bordage et il suivait anxieusement la marche des aiguilles devant les chiffres des cadrans. Enfin il releva la tête.

—Onze mètres de vitesse propre à la seconde, annonça-t-il avec un accent de triomphe. Nous faisons presque du quarante à l'heure en remontant le lit du vent!...

—Un beau résultat, c'est incontestable, et je ne saurais trop vous féliciter de l'avoir atteint!... répliqua Claude Réviliod. Mais laissez-moi vous dire, mon cher Fruscou, qu'il ne me surprend nullement. Je savais ce que je faisais en me confiant à votre science bien connue.

—Alors, vous êtes satisfait?... Vous êtes servi comme vous le désiriez?...

—Dites que je suis enchanté et que je m'applaudis plus que jamais d'avoir préféré, malgré l'engouement actuel qui règne pour l'aviation, le dirigeable à l'aéroplane pour des excursions aériennes!... Aussi allons-nous célébrer sans tarder cette journée et fêter le succès de votre oeuvre. Firmin, le panier de champagne et les coupes!

L'infortuné domestique, toujours effondré dans un coin du carré des machines, la tête dans les mains pour ne pas voir le vide qui l'entourait, ne répondit que par un gémissement lamentable.

—Allons, debout, tu geindras à ton aise lorsque nous aurons regagné le plancher des humains!... ajouta impérativement l'aéro-yachtman.

—Ah! monsieur, par pitié!... La tête me tourne, je n'ose pas regarder en bas!...

—Eh bien!... regarde en l'air, dans ce cas!... Et dépêche-toi ou je te fais lancer par-dessus bord comme un simple sac de lest!...

Cette menace prononcée d'un ton courroucé, bien qu'au fond de lui Réviliod s'amusât fort de la grimace piteuse du laquais, aéronaute malgré lui, décida celui-ci à se mettre sur ses genoux puis à se redresser en se cramponnant à la main courante régnant tout autour de la nacelle.

—Viendras-tu, enfin, lambin!... cria encore le Petit Biscuitier impatienté.

—Me... me voilà, monsieur, me voilà!... Ah!... que c'est profond, le trou en dessous de nous!

—Poltron, va!... grommela son interlocuteur en haussant les épaules. Allons, dépêche-toi!

Blême et flageolant sur ses longues jambes maigres, le valet de chambre, qui éprouvait décidément l'horreur du vide, se traîna péniblement vers le salon et s'efforça d'obéir aux injonctions de son maître. Malheureusement, lorsqu'il fut parvenu à réunir sur un plateau les coupes de cristal, ses mains tremblantes s'ouvrirent involontairement et il lâcha la verrerie qui fut réduite en miettes, à sa grande consternation, en même temps qu'à la réelle colère de Réviliod, qui ne put retenir une exclamation irritée.

—Maladroit!... Est-il possible de voir un domestique aussi stupide!...

—Ne vous chagrinez pas pour si peu, mon cher client, prononça la voix de stentor de Fruscou qui avait entendu le fracas. Il n'a pas le pied aérien, ce garçon!... Ce sera partie remise, à notre retour au garage!... D'ailleurs je ne puis pour l'instant quitter le volant de direction.

Le débutant aéronavigateur se rasséréna quelque peu, tandis que l'auteur de l'accident, de plus en plus affolé, s'empressait de faire disparaître les traces de sa maladresse.

—Où sommes-nous maintenant?... questionna l'armateur propriétaire du navire aérien.

—Nous arrivons à Pontoise. Voyez, la gare est juste sous nos pieds.

—Ah!... Nous ne sommes plus bien loin de Chambly je crois?...

—Nous arriverons au-dessus dans une vingtaine de minutes, à l'allure dont nous marchons. Je vais quitter la vallée de l'Oise, que nous avons suivie jusqu'à présent, et nous obliquerons un peu vers le nord-est... Et le moteur, Gélinier, comment se comporte-t-il?...

—Ça va bien, monsieur l'ingénieur, les quatre cylindres tapent bien régulièrement.

—Vous n'oubliez pas les graisseurs?... l'embrayage, les paliers de l'arbre de l'hélice?...

—J'y ai pensé, monsieur Fruscou. Il n'y a pas d'échauffement sensible. Soudain, le pilote se dressa. Depuis quelques moments, les sons montant de la terre avaient augmenté d'intensité. On distinguait de plus en plus nettement les divers bruits émanant d'un agglomération habitée: les cris des animaux, le sifflet des locomotives, le roulement des voitures, et surtout les exclamations répétées de:

—Un ballon!... Un dirigeable!...

—Diable!... nous descendons bon train, je crois, murmura l'aéronaute. Il n'est que temps de balancer un peu de lest pour nous équilibrer, car nous voici à deux cents mètres!...

Tout en monologuant, il saisit un sac de sable et en vida le contenu dans l'espace. L'effet ne lui ayant pas paru suffisant, il dut répéter la manoeuvre avec un deuxième sac. Le ballon reprit alors sa marche ascensionnelle et bientôt Pontoise disparut dans l'éloignement.

—Six cent cinquante mètres!... annonça l'aéronaute, les yeux fixés sur le cadran du baromètre.

Le malheureux Firmin comprima une exclamation terrifiée, mais son maître, se retournant, darda sur lui un regard si féroce que les paroles lui rentrèrent dans la gorge et qu'il ne songea plus qu'à se faire le plus petit possible afin d'échapper à l'orage.

Pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le frou-frou de l'hélice se vissant dans les couches d'air. Réviliod avait repris sa place au balcon et regardait le paysage qui défilait au-dessous de lui avec une surprenante vélocité.

—Tiens, dit-il, en s'adressant à Fruscou, n'est-ce pas Méru, le gros village que l'on aperçoit là-bas sur la gauche?...

—En effet! répliqua le pilote, c'est la capitale des boutonniers, le pays de la nacre. Nous n'allons pas tarder à traverser la voie ferrée de Paris au Tréport et à apercevoir le champ d'aviation.

Le mécanicien fit entendre une exclamation.

—Qu'y a-t-il donc, Gélinier? demanda l'aéronaute sans tourner la tête.

—Des aéroplanes, monsieur Fruscou!... Deux, quatre... J'en vois cinq en l'air, tout là-bas.

—Où donc cela, demanda avec empressement le Petit Biscuitier en se penchant en dehors de la nacelle.

—Droit devant nous, monsieur. Voyez-vous, ils volent presque à ras de terre!...

Suivant du regard la direction indiquée par le mécanicien de son bras tendu vers le sol, l'aéro-yachtman finit par distinguer au loin, des espèces de cerfs-volants cellulaires se déplaçant avec rapidité et semblant se poursuivre au-dessus d'un terrain à peine grand, vu de la hauteur où planait l'aéronat, comme un mouchoir de poche.

—Oui, murmura-t-il, les dents serrées, c'est Aérovilla. Ils ne perdent pas de temps, les autres! Ils s'exercent!...

Afin de permettre à son passager d'examiner de plus près les évolutions des hommes-oiseaux, le pilote détermina la descente graduelle du dirigeable en inclinant les plans mobiles dont l'aéronat était muni. Tout en avançant, le ballon s'abaissa, et bientôt il franchit, à deux cents mètres de hauteur à peine, les murs clôturant l'aérodrome du club des aérotouristes. Plusieurs appareils atterrirent aussitôt, et une clameur monta vers la nacelle:

—Ohé!... du dirigeable!... C'est vous, Réviliod?... Descendez donc!...

Les aviateurs avaient reconnu le navire aérien construit par Fruscou, et qu'ils savaient prêt à prendre l'air depuis plusieurs semaines, mais ces invitations cordiales ne pouvaient toucher leur ancien camarade, qui avait été blessé au vif de voir ses avis dédaignés, alors qu'il était bien persuadé d'être dans le vrai en préférant le «plus léger» au «plus lourd» que l'air. Aussi, se borna-t-il à hausser dédaigneusement les épaules sans répondre aux appels qui lui parvenaient.

—Revenons au garage!... dit-il à l'aéronaute. J'en ai assez vu!...

Le dirigeable décrivit un demi-cercle parfait au-dessus du champ d'aviation, et, aidé du courant contre lequel il avait eu à lutter pendant son voyage d'aller, il s'éloigna à l'allure d'un train express dans la direction de la petite ville de l'Ile-Adam, au grand désappointement des aviateurs qui ne concevaient rien à la singulière conduite de «l'ami Réviliod». Le marquis de La Tour-Miranne, seul, eut le soupçon des raisons motivant le refus du Petit Biscuitier à se rendre aux désirs de ses compagnons, car il avait pu se rendre compte du formidable orgueil du richissime sportsman, mais il ne fit part à personne de ses réflexions et il se contenta de hocher la tête d'un air méditatif en murmurant en aparté:

—Il tient à nous démontrer la supériorité de ses théories!... Bah!... qui vivra verra!

Et il ajouta à haute voix en s'adressant à ses amis:

—Ne nous émotionnons pas à cause de cette visite imprévue, et, comme le disait autrefois un ministre, dans des circonstances mémorables: Messieurs, la séance continue!


CHAPITRE IX

LE DÉPART DE LA CARAVANE

A QUAND LE DÉPART?—UNE DERNIÈRE ÉPREUVE S. V. P.!—COURSE AU CLOCHER.—QUATRE-VINGTS KILOMÈTRES A L'HEURE.—LES MÉSAVENTURES D'UN BIPLANISTE.—LES IDÉES DU CAMBOUISARD CHARLOT.—VISITE AU DUC DE LA TOUR-MIRANNE.—TENTATIVE DE CHANTAGE AVORTÉE.—LE JOUR DE GLOIRE EST ARRIVÉ.—DÉPART IMPOSSIBLE.

Une dizaine de jours après la visite inopinée du dirigeable Réviliod au champ d'exercice de l'Aéro-tourist-club, tous les adhérents de la nouvelle Société se trouvaient réunis sous la vaste tente du restaurant à Aérovilla. Le Mécène des inventeurs, René de Médouville, pérorait.

—Le moment est venu, mes amis, de prendre une décision au sujet de la date de notre périple autour de la France, disait-il. Nous sommes, je crois, suffisamment familiarisés maintenant avec la conduite des autos aériennes pour entreprendre la randonnée dont l'idée a déterminé notre association. Alors, je le répète: à quand le départ?...

—Que le président fixe un jour! répliqua le jeune Médrival. Nous sommes prêts!...

Tous les yeux s'attachèrent sur le marquis de La Tour-Miranne qui tapotait d'un air distrait une marche militaire sur le bord de la table.

—Eh bien, Robert, que décidez-vous?.... interpella le Père Tranquille en frappant familièrement sur l'épaule de son ami. Nous attendons votre décision.

Le sportsman, tiré de sa rêverie, tressaillit.

—Le jour du départ, c'est vrai, murmura-t-il. Il est grand temps de nous en occuper, si nous ne voulons pas être distancés. Eh bien, mes chers camarades, je suis à votre disposition, mais auparavant, je désirerais connaître l'opinion de notre excellent professeur de vol, M. Martin Landoux, qui, sur ma prière, a bien voulu assister à notre réunion.

—Que voulez-vous dire par là? interrompit Jean d'Outremécourt.

—Une chose bien simple. Nous pouvons, de bonne foi, nous illusionner sur nos véritables capacités d'hommes volants, et c'est la prudence qui m'incite à adresser cette question à M. Landoux. Sommes-nous réellement capables dès maintenant de voler, c'est le cas de le dire, de nos propres ailes?... Rien ne serait plus fâcheux à tous égards, je dirai même, rien ne serait plus ridicule que de nous lancer à l'aventure sans être en possession de tous nos moyens.

—Voudriez-vous nous faire passer un examen pour juger de nos talents, par hasard? s'écria le Père Tranquille.

—Eh!... ce serait peut-être utile, après tout.

Martin Landoux jeta à terre le bout de cigarette éteint collé à sa lèvre inférieure.

—Depuis six semaines que je suis les essais de ces messieurs, répondit-il, j'ai pu me convaincre une fois de plus que l'aviation est surtout une question d'apprentissage et d'expérience pratique. Ainsi, au début, c'est à peine si vous pouviez parcourir une centaine de mètres en vol libre, et chaque atterrissage coûtait un patin, une roue ou un morceau de châssis. Petit à petit, vous vous êtes enhardis, vous êtes parvenus à effectuer des départs, des virages et des atterrissages plus corrects, et vous avez moins cassé de bois. Enfin, ces jours derniers, chacun de vous est parvenu à boucler au moins dix fois de suite sans arrêt la piste de l'aérodrome. Je crois donc sincèrement que ce ne serait plus désormais une impardonnable témérité que d'essayer le long voyage que vous rêvez d'accomplir. Toutefois...

—Quoi donc?... Expliquez-vous, fit l'impatient Médouville.

—Je voudrais assister à un dernier essai, à une épreuve définitive d'un tout autre genre. Jusqu'à présent, vous vous êtes bornés à évoluer au-dessus de votre terrain, et au moindre incident, l'équipe arrivait en auto apporter le remède convenable, au besoin ramener l'appareil détérioré au garage. Je crois qu'il serait utile de procéder à une espèce de répétition générale et de voler en pleine campagne, au-dessus des obstacles naturels de toute espèce qui la parsèment. Rien ne serait meilleur pour vous aguerrir, messieurs. Voilà, pour ma part, quelle est mon opinion.

—Eh bien! mais rien n'est plus facile, riposta l'impétueux secrétaire général de l'Aéro-tourist. Tous nos appareils sont dans leurs hangars prêts à partir. On va les sortir, et nous exécuterons immédiatement cette course au clocher. Quel sera le but choisi?...

Des applaudissements unanimes accueillirent la proposition, et les touristes se levèrent pour donner aux mécaniciens l'ordre de sortir les aéroplanes, et les ranger sur la pelouse. Le jeune président, accompagné de l'ingénieur Damblin, dont le monoplan avait été réparé, de Médouville et du constructeur-professeur Martin Landoux, se rendit à l'emplacement sur lequel était organisée la petite station météorologique, dont il consulta les divers instruments.

—Pression barométrique 763 millimètres, température 19 degrés 3 dixièmes, direction du vent nord-est, vitesse trois mètres par seconde. Il me semble que le temps ne saurait être plus favorable pour notre tentative. Embarquons donc sans tarder!

—Quel sera le but à atteindre? interrogea Médouville.

La Tour-Miranne réfléchit un instant.

—Le château de Chantilly, si vous voulez, répondit-il.

—Quelle est la distance qui nous en sépare?...

—Cinq petites lieues, tout au plus.

—Est-ce que l'on fera escale?...

—Non, il faut nous efforcer d'accomplir l'aller et retour d'une seule traite. Je propose même, si tout se comporte favorablement, de remonter de Chantilly à Creil et de revenir par Neuilly-en-Thelle. De cette façon, l'épreuve sera plus concluante. Qu'en pensez-vous?

—Adopté!... Adopté!... crièrent les clubmen qui s'étaient rapprochés de leur chef.

—Bon, voilà qui est donc entendu! Ceux d'entre nous qui auront une place libre à leur bord pourront la faire occuper par un mécanicien de l'équipe; ce sera une précaution en cas d'avarie en cours de route à l'un ou l'autre des aéros. Quant à l'ordre de marche, le départ s'effectuera de minute en minute, de manière à n'amener aucune confusion, et l'on ne devra pas essayer de se dépasser en cours de route. Je vais prendre la tête avec M. Landoux comme passager; notre vice-président s'élèvera le second, puis M. de Médouville, M. Breuval, M. Damblin, M. Médrival et ainsi de suite jusqu'au dernier. Est-ce convenu?...

—Oui, oui, c'est convenu, président.

—En ce cas, en route pour Chantilly et Creil, c'est-à-dire en plein est.

Le sportsman escalada prestement les marches conduisant à la cabine de manoeuvres, et s'installa aux leviers de commande. Martin Landoux prit place à côté de lui.

Les moteurs des treize aéroplanes rangés sur une seule ligne pétaradaient avec un vacarme assourdissant. On ne s'entendait plus, et ce fut par geste que le marquis donna le signal du départ.

Le grand oiseau aux ailes blanches glissa quelques mètres sur la piste, et, sous l'effort de ses hélices ascensives battant l'air, il prit son essor.

L'aéroplane était parti face au vent, c'est-à-dire vers le nord-est. Arrivé à une trentaine de mètres de hauteur, il décrivit une boucle au-dessus d'Aérovilla, puis, se redressant, il fila en droite ligne vers l'orient, en repassant au-dessus des aviateurs prêts à s'élancer à leur tour.

De minute en minute, un autre appareil se détacha du sol pour suivre la route tracée par le président des touristes, et bientôt on put assister au spectacle jusqu'alors inédit, de treize oiseaux mécaniques de formes différentes se poursuivant dans l'atmosphère calme.

Car, à côté des six biplans dus au génie inventif de Martin Landoux, et qui étaient caractérisés par une paire d'hélices ascensionnelles logées entre leurs deux étages superposés de plans, on pouvait remarquer trois autres appareils du type devenu classique des frères Voisin, à cellule stabilisatrice à l'arrière, et quatre monoplans rappelant, l'un le modèle bien connu de Blériot, l'autre l'Antoinette, son malchanceux rival dans la traversée du détroit du Pas-de-Calais, et les deux derniers la minuscule Demoiselle de Santos-Dumont, avec toutefois quelques améliorations dans l'agencement des organes stabilisateurs.

Partis à la suite de tous les autres, avec près de vingt minutes de retard sur le biplan du président, les «Demoiselles», dirigés par l'ingénieur Garruel et par l'aventureux Médrival, le plus jeune membre de la Société, ne tardèrent pas à rattraper les biplans, dont le vol était beaucoup plus lent. En seize minutes, ils franchirent les vingt kilomètres séparant Aérovilla du château de Chantilly, et dix minutes plus tard, ils brûlèrent la politesse, malgré la recommandation de La Tour-Miranne, à l'aéro de celui-ci, en vue des usines de Creil.

—Ils dépassent le quatre-vingts à l'heure, c'est fou!... mâchonna Martin Landoux dans sa moustache. S'il y a du bon sens, en vérité, de vouloir faire du tourisme à cette allure-là?

Le président de l'Aéro-tourist n'eut pas pour cela la velléité d'augmenter la vitesse du vol de l'appareil qui le portait; il se contenta de maintenir sa moyenne de cinquante kilomètres à l'heure, qu'il trouvait très raisonnable. Depuis son départ d'Aérovilla, il avait mis un peu plus d'un quart d'heure à parcourir les douze kilomètres de distance séparant l'aérodrome de l'Oise, qu'il traversa en face du marais Doucet. Il s'était élevé ensuite à une centaine de mètres pour dominer le coteau et franchir la corne du bois des Bouleaux et le village de Gouvieux. La demi-heure n'était pas écoulée, qu'il planait au-dessus des pièces d'eau du château de Chantilly. Là, il virait au nord, pour passer un peu après au zénith de la Faisanderie dans les bois de la Basse-Pommeraie, puis à portée de fusil du village d'Apremont. Il rejoignait ensuite la route de Senlis à Creil qu'il suivait pendant quelques kilomètres, jusqu'à sa jonction avec la route nationale de Paris-Dunkerque par Clermont et Amiens.

Ce fut au moment où La Tour-Miranne effectuait son second virage à gauche, pour mettre cette fois le cap sur son point de départ, que les deux «Demoiselles» le dépassèrent. Deux minutes plus tard, alors qu'il traversait de nouveau la rivière en face de l'usine métallurgique de Montataire, il fut encore rejoint par Damblin sur son monoplan genre Blériot et par Médouville qui avait mis toute l'avance à l'allumage possible pour rattraper «son président».

Les trois appareils volèrent de conserve, et à peu près sur la même ligne jusqu'à Neuilly-en-Thelle, c'est-à-dire sur un espace d'une quinzaine de kilomètres. En longeant la croupe méridionale du bois Saint-Michel, Martin Landoux dont la vue était des plus perçantes, remarqua au loin une tache blanche dont la forme caractéristique attira son attention.

—Voilà ce que j'appréhendais, dit-il à son compagnon. Un des monos à grande vitesse qui nous ont brûlé la politesse tout à l'heure, n'a pu terminer le parcours. Je l'aperçois là-bas couché sur le flanc.

—Diable!... fît La Tour-Miranne inquiet, si nous allions lui porter secours?...

—Je crois que vous auriez tort. Ils ne sont peut-être pas les seuls dans cette position. Il est préférable, à mon avis, de terminer le circuit et de rentrer directement à Aérovilla. Nous attendrons quelques instants les retardataires et, s'il est nécessaire, nous repartirons pour aller au secours des aviateurs en détresse.

—L'avis est sage, et je me range à votre opinion. Regagnons donc Aérovilla.

Le biplan arrivait à ce moment au-dessus du petit village d'Ercuis. Il suivit un instant la ligne du chemin de fer d'intérêt local allant de Persan-Beaumont à Hermès, puis traversa à quatre-vingts mètres de hauteur le chef-lieu de canton, Neuilly-en-Thelle. Cinq minutes plus tard, il pénétrait dans l'aérodrome et s'abattait sur le gazon.

Le premier mouvement du pilote en touchant le sol fut de tirer sa montre.

—Trois heures vingt-sept minutes! annonça-t-il.

—Nous avons mis par conséquent une heure sept minutes pour parcourir les cinquante-deux kilomètres du circuit, répondit le constructeur.

—Ce n'est pas très remarquable comme vitesse car cela ne nous donne qu'une moyenne de treize mètres par seconde, mais nous avons, en revanche, l'avantage d'une parfaite régularité de marche. Nous ne voulons battre aucun record, n'est-il pas vrai?...

Le président du club parlait encore que, presque simultanément, quatre appareils vinrent se poser à terre sur la pelouse à quelques pas de lui. C'étaient Damblin avec son monoplan genre Blériot, et trois des biplans Martin Landoux; le dernier était celui de Médouville ayant pour passager l'agent secret du Petit Biscuitier, Charles Bader dit Charlot.

—Hé bien!... interrogea La Tour-Miranne, pas d'incidents de route?...

—Aucun pour ma part, répliqua le secrétaire général, mais j'ai aperçu Breuval en panne à côté de la ferme de Malassise, avant Creil.

—Encore un, et c'est un biplan, celui-là! Mais les autres?...

—Tenez, président, en voilà encore trois qui arrivent, s'écria Damblin se mêlant à la conversation.

Deux aéroplanes atterrirent encore à quelques minutes d'intervalle. Un quart d'heure, puis une demi-heure s'écoulèrent sans nouvelle arrivée, et il fallut se rendre à l'évidence: trois touristes manquaient à l'appel et étaient sans doute en panne sur quelque point du trajet.

—Allons, dit La Tour-Miranne, je vais voir ce qu'il en est.

—Peut-être serait-il préférable d'y aller en automobile, fit observer Outremécourt. On pourrait emmener ainsi plusieurs mécaniciens.

—Oui, mais la voie de l'air est plus rapide, et j'arriverai plus vite.

Au moment, où le marquis allait remonter à bord de son aéro, une ombre rapide passa au-dessus de sa tête, et la Demoiselle portant Médrival s'abattit sur la piste.

—Le mono de Bourdon est en panne non loin de Puiseux, à deux kilomètres à peine d'ici, je viens de le voir, et il m'a fait signe de continuer ma route, s'écria le jeune aviateur sitôt qu'il eut pris terre.

—Il reste donc dans ce cas notre trésorier seul en détresse, déclara Médouville. Sauvons la caisse; je vais m'assurer de la gravité de l'accident dont il a pu être victime.

—Mon aéro est plus rapide que le vôtre; je puis faire du soixante-dix avec lui. Je serai plus vite arrivé, aussi vais-je y voler immédiatement, interrompit le champion du monoplan, l'ingénieur Damblin.

—C'est cela. Hâtez-vous, mon cher camarade, approuva La Tour-Miranne.

Déjà, avec un bruit strident, l'hélice était remise en mouvement, et l'aéroplane filait comme une hirondelle, les ailes déployées. En une minute on l'eut perdu de vue au-dessus du coteau boisé de Puiseux-le-Hauberger. Immédiatement derrière lui, le biplan du président s'envola à son tour.

—Je reviens de suite, cria-t-il, je vais m'assurer si Bourdon n'aurait pas besoin d'aide!

Deux heures plus tard, tous les touristes se trouvaient de nouveau réunis et Breuval qui était revenu à bord du monoplan de Damblin, racontait ses malheurs.

—Ça marchait admirablement bien jusqu'à Chantilly, expliqua-t-il, quand, en arrivant au-dessus de la Haute-Pommeraye, j'ai voulu donner un peu d'avance à l'allumage, le moteur s'est mis à hoqueter, et crac!... il s'est arrêté subitement au moment où j'allais traverser la route de Senlis. J'étais à quarante mètres du sol, j'ai été m'abattre à cent pas à peine des murs d'une grande ferme isolée dans les champs; l'aile gauche de mon aéro est venue au contact du sol et s'est brisée ainsi qu'une palette d'hélice. C'était donc la panne grave, et je ne pouvais songer à repartir et terminer le circuit. Aidé de mon mécanicien, j'ai, en conséquence, procédé au démontage des plans et fait charger le tout sur une voiture de la ferme à la destination de Creil. Ce travail s'achevait lorsque l'ami Damblin est arrivé. J'ai donc laissé la machine aux soins du mécano, qui la ramènera par le grand frère, et profitant de l'offre de Damblin, je suis revenu en grande vitesse,—du soixante-quinze à l'heure à cent mètres du sol, s'il vous plaît!—jusqu'ici.

—Enfin, le principal, c'est que nous sommes tous réunis, et ayant effectué le parcours imposé, conclut La Tour-Miranne, qui avait aidé de son côté, et pendant que Damblin courait au secours du trésorier du Club, le jeune Bourdon à regagner l'aérodrome. Bien que nous ayons eu, ainsi qu'il était d'ailleurs à prévoir, quelques incidents de route, il me semble que l'épreuve est concluante et que nous pouvons sans trop d'outrecuidance, entreprendre notre grand voyage de tourisme. Qu'en pensez-vous, mon cher professeur? ajouta-t-il en se tournant vers Martin Landoux.

—Je suis de votre avis, répliqua le constructeur. Il faut bien s'attendre à ce que, sur treize appareils voguant de conserve, il y en aura toujours quelqu'un de victime d'une panne ou d'une maladresse involontaire. Ce n'est pas, cependant, une raison suffisante pour renoncer à toute tentative d'excursion en commun.

—D'ailleurs, ne serez-vous pas des nôtres, monsieur Landoux, interpella Médouville. Avec votre présence continuelle, les accidents de marche seront réduits, j'en suis certain d'avance, à leur minimum de fréquence et de gravité.

—Vous êtes trop bon, monsieur, mais je ne pourrai vous accompagner de bout en bout. J'ai les intérêts de ma maison à surveiller, et vous, moins que tout autre, devrez me faire grief de vouloir tenir des engagements antérieurs.

—Enfin, vous ferez pour le mieux, j'en suis sûr.

—Vous pouvez y compter. Je ne quitterai la caravane que lorsque ma présence sera absolument indispensable aux ateliers de Levallois.

—Enfin, décidera-t-on la date du départ, fit observer le jeune Médrival, le plus impatient de tous.

—Je vous propose de la fixer au premier dimanche de juin, dit l'ingénieur Damblin. Nous aurons ainsi tout le temps de faire nos préparatifs, et au besoin de nous perfectionner dans la manoeuvre de nos véhicules aériens. D'autre part, à cette époque de l'année, les jours sont longs, et nous arriverons à parcourir les deux étapes prévues pour chaque journée.

—Souhaitons que saint Médard ne nous soit pas trop rébarbatif! murmura Bourdon.

La conversation devint générale, chacun tenant à dire son mot sur la question. Enfin la date du dimanche 5 juin fut adoptée à l'unanimité, avec cette correction qu'en cas de mauvais temps, le départ serait remis au dimanche suivant.

—Le 5 juin, fît remarquer Outremécourt qui était ferré sur l'histoire aéronautique, c'est l'anniversaire de l'invention des ballons. Il y aura cent vingt-sept ans, jour pour jour, que les frères Montgolfier ont lancé à Annonay le premier aérostat à air chaud!...

—Des aérostats, il n'en faut plus, déclara gravement Breuval. C'est bon pour un Biscuitier comme Réviliod, ces outils-là! Vive l'aéropanne!...

—Voilà au moins ce qui s'appelle avoir des convictions bien enracinées, dit en riant Médouville. L'aéropanne, c'est une trouvaille, cela! Espérons cependant que, dans notre prochaine excursion, vous ne justifierez pas une fois de plus cet affreux à peu près!

—Je n'ai pas besoin, termina La Tour-Miranne, de vous demander la liste des passagers et passagères que vous comptez faire participer à vos randonnées aériennes. Tous, nous conservons pleine et entière liberté à ce sujet. Attendons patiemment le 5 juin et souhaitons que le beau temps continue, car nous donnerons une belle fête ce jour-là. D'abord, Aérovilla sera ouvert à tout le monde. Puisque nous voulons faire de la propagande et attirer des prosélytes à l'aviation, le spectacle du départ de notre caravane aérienne constituera la meilleure réclame possible.

—Prêcher d'exemple, il n'y a que cela!... conclut sentencieusement le Père Tranquille.

Sur ce mot de la fin, les aérotouristes échangèrent de cordiales poignées de mains et regagnèrent leurs autos qui devaient les ramener à Paris.


Depuis que, grâce à l'inconsciente complicité du Mécène des inventeurs, Charlot était dans la place afin de servir les desseins secrets de l'orgueilleux et richissime partisan de la navigation aérienne à l'aide de ballons dirigeables, il avait tenu grandes ouvertes les feuilles de rhubarbe collées de chaque côté de son crâne et lui tenant lieu d'oreilles, et ce, dans le but de recueillir le plus possible de renseignements utiles, renseignements qu'il classait dans sa mémoire en vue de leur usage éventuel. C'est ainsi qu'il apprit, par la bouche du dessinateur de l'atelier Martin Landoux, la visite du duc de La Tour-Miranne à son patron. Pendant longtemps, le tortueux personnage chercha vainement quel avait pu être le but de cette visite insolite, mais quelques mots d'amertume échappés au président de l'Aéro-tourist-club, au cours, d'une conversation tenue sans méfiance devant lui avec son ami Outremécourt, le mirent sur la voie.

—Il n'y a pas de doute, rumina-t-il, le père ne voit pas d'un bon oeil son unique héritier se lancer dans les aéros, et c'est, ou bien parce qu'il a peur de le voir se démolir la ciboule, ou bien parce que ça le chiffonne, cet homme, de voir son fils s'exhiber en public comme un numéro de cirque. Ce serait peut-être un filon à exploiter que d'aller lui proposer d'empêcher M. Robert de participer à la caravane! Il y aurait double bénéfice pour moi, puisque M. Réviliod m'a promis dix mille francs pour la même chose. Or, je connais assez bien mon affaire pour amener le résultat en question. Oui, décidément, c'est là une idée à creuser!

Après avoir longuement réfléchi aux avantages et aux inconvénients qu'une semblable tentative pouvait présenter pour lui, le gredin finit par écrire au duc en lui exposant qu'il se faisait fort d'empêcher M. Robert de La Tour-Miranne de prendre part au voyage aérien qu'il avait organisé. Il ajouta que, dans sa situation, il était certain de déjouer la surveillance assidue du constructeur Martin Landoux, mais que, vu les risques courus par lui, dans cette entreprise, il se voyait obligé de demander une compensation à M. le duc, compensation dont il laissait le chiffre à sa générosité.

Charlot n'osa pas toutefois signer son épître, dans la crainte que M. de La Tour-Miranne indigné d'une semblable proposition, communiquât sa prose à son fils ou à Landoux, ce qui aurait eu pour conséquence immédiate de l'empêcher de gagner la prime promise par le Petit Biscuitier. Il prit même la précaution de déguiser son écriture et de signer de la simple lettre de l'alphabet Y, suivi du chiffre 24 qui était celui correspondant à son âge. De cette façon, on lui délivrerait sans difficulté la lettre, si le duc lui adressait une réponse à la poste restante ainsi qu'il osait le lui demander.

Ce ne fut pas sans quelque émotion que, le dimanche suivant l'envoi de sa missive, le tortueux personnage se présenta au guichet du bureau de poste indiqué et demanda s'il n'y avait pas une lettre pour Y 24. Il tressaillit quand l'employé lui tendit une enveloppe grand format portant cette suscription.

A peine sorti du bureau, l'ouvrier déchira avec impatience le papier. Il contenait simplement ces mots qui le rendirent perplexe.

«Veuillez passer jeudi à quatre heures à mon hôtel.»

Il n'y avait aucune signature.

—Diable! pensa Charlot, c'est grave ça. Pourvu que ma lettre ait bien été remise au duc et que ce ne soit pas M. Robert qui me reçoive à sa place! C'est ça qui ne serait pas drôle!... Ma petite combinaison serait à vau-l'eau, alors!... Ma foi tant pis, je demanderai un congé jeudi après-midi sous un prétexte quelconque et nous verrons bien. Qui ne risque rien n'a rien!...

Le mécanicien sollicita donc de Martin Landoux la faveur de s'absenter quelques heures le jour indiqué, et le constructeur, qui n'avait eu jusqu'alors qu'à se louer de ses services, le lui accorda sans difficulté. Charlot s'empressa de quitter Aérovilla, rassuré sur l'issue de l'entrevue qu'il allait avoir, par ce fait que le président de l'Aéro-tourist-club venait d'arriver dans son auto pour exécuter quelques vols et continuer son entraînement avant le prochain départ.

Introduit sans difficulté auprès du duc, grâce à sa lettre d'audience, la conversation s'engagea sans préambule, après que M. de La Tour-Miranne eut toisé des pieds à la tête son visiteur, dont le singulier aspect avait paru quelque peu le surprendre.

—C'est vous qui m'avez écrit la lettre que voici?... questionna brièvement le père de Robert.

—C'est moi, monsieur le duc.

—Comment avez-vous pu supposer que j'avais un intérêt quelconque à empêcher le marquis d'agir suivant son bon plaisir?...

L'ouvrier mentit avec impudence.

—Je l'ai appris par M. Landoux, le constructeur d'aéros, qui a raconté partout que vous lui aviez offert de grosses sommes afin que M. de La Tour-Miranne ne fût pas du voyage projeté. Il vous a refusé, mais moi je ne suis qu'un pauvre ouvrier, et mes moyens ne me permettent pas d'avoir de telles délicatesses. J'ai quatre enfants qui crient la faim, et la misère excuse bien des choses, n'est-ce pas, monsieur le duc?...

Le vieux noble eut un sourire de dédain.

—Quel monde!... songea-t-il. Et pourtant c'est dans la société de gens de cet acabit que se plaît M. le marquis de La Tour-Miranne, dernier du nom!...

Il reprit à haute voix, avec sécheresse:

—Je ne vous demande ni qui vous êtes, ni quels moyens vous comptez employer pour empêcher M. de La Tour-Miranne de suivre ses compagnons. Je me borne à répéter l'offre que j'ai, en effet, adressée à M. Landoux, lequel a eu tort de crier sur les toits, ainsi que vous me l'apprenez, son dévouement et son désintéressement. J'offre vingt mille francs à la personne qui, d'une façon ou de l'autre, sera parvenue à éliminer M. de La Tour-Miranne du voyage.

—C'est comme si c'était fait, mon prince, s'écria le mécanicien alléché par cette offre. Le président de l'Aéro-tourist-club ne pourra pas partir, je vous en donne d'avance mon billet, car je connais mon affaire. Vous pouvez préparer un chèque au porteur pour cette somme; je viendrai le chercher le lendemain du départ manqué. Et ce n'est pas moi qui vendrai la mèche comme a fait M. Landoux!

—C'est bien, réussissez, et l'argent sera à vous, conclut le vieux noble en sonnant un valet pour reconduire son visiteur, dont l'aspect lui répugnait.

Sorti de l'hôtel du duc, Charlot exulta.

—Vingt mille balles!... c'est un plaisir que de travailler pour ce vieux noble-là!... monologua-t-il.

Soudain, il s'arrêta sur le trottoir, et se frappa le front comme si une idée subite l'illuminait.

—Mais j'y pense!... continua-t-il, si maintenant je disais à mon protecteur n° 1, M. Réviliod, que je ne marche plus dans sa combinaison, qu'une personne—que je ne lui nommerai pas, bien entendu!—m'a offert le double de ce qu'il m'a promis, pour faire le contraire de ce qu'il me demande! Je suis sûr qu'il augmentera sans barguigner le chiffre de la prime. Il faut que ça me rapporte cinquante mille francs, cette petite affaire-là!... Allons-y donc carrément!...

Sous l'empire de ce nouveau sentiment, le mécanicien se dirigea sans tarder vers l'hôtel du Petit Biscuitier, en monologuant pour essayer de justifier la trahison qu'il méditait.

—Pour des raisons qui ne me regardent pas, tous ces gens-là veulent empêcher M. de La Tour-Miranne de faire-son tour de France en aéro. Je serais bien niais de ne pas profiter de cette occasion de ramasser un petit capital. Après tout, il m'indiffère ce M. le marquis, il ne me regarde pas plus qu'un pot d'échappement, tant pis s'il, lui arrive du désagrément; d'ailleurs ce n'est pas grave puisqu'on veut simplement l'obliger à rester par terre!...

Ayant ainsi allégé sa conscience grâce à ce raisonnement spécieux, l'avide personnage pénétra dans la cour du petit hôtel habité par le rival de Robert de La Tour-Miranne. Claude Réviliod était, par le plus grand des hasards, présent, mais, plus affairé que jamais, il reçut son affidé pour ainsi dire entre deux portes.

—Qu'est-ce qui vous amène? dit-il. Parlez vite, je suis pressé.

Avec des circonlocutions embarrassées, Charlot exposa sa prétendue situation entre deux obligations contraires. Il ne demandait pas mieux,—à l'entendre!—que de tâcher de contenter M. Réviliod, mais d'un autre côté, il ne pouvait pas sacrifier sans dédommagement la somme qui lui était offerte pour assurer le bon fonctionnement de l'aéroplane de M. de La Tour-Miranne.

Le Petit Biscuitier avait écouté sans sourciller les phrases alambiquées de l'ouvrier. Sous des dehors évaporés, Réviliod cachait un esprit de commerçant avisé et il ne voulait payer une chose qu'au prix juste qu'elle lui paraissait valoir. Il alla donc droit au but.

—Qui a bien pu vous offrir ce que vous me dites pour vous empêcher d'agir ainsi qu'il était convenu, répliqua-t-il. Vous n'avez pas été vendre la mèche à La Tour-Miranne pour vous faire payer des deux côtés, hein?...

—Oh! monsieur! fit Charlot d'un air scandalisé, vous ne le pensez pas! Je ne voudrais pas que vous ayez, par ma bavardise, des histoires désagréables avec M. de La Tour-Miranne, envers qui je n'ai pas de préférence, je vous l'assure bien. Je ne sais même pas le nom de l'homme qui m'a fait cette proposition, la semaine dernière. Je me suis seulement dit que l'on devait se douter qu'il y avait un coup monté contre M. Robert, puisqu'on me promettait vingt mille francs afin de veiller sur lui, juste le double de ce que monsieur m'a promis, pour exécuter le contraire.

Réviliod, pendant que le mécanicien parlait, avait eu le temps de réfléchir. Il flaira une tentative de chantage et résolut d'y couper court.

—Je vous ai dit, en effet, que je vous donnerais la somme dont vous parlez, si la tentative du marquis de La Tour-Miranne échouait, riposta-t-il nettement. C'est un mauvais tour que je veux lui jouer, pour des raisons à moi connues, et rien de plus. Si quelque bonne âme l'a pris sous sa protection et vous a proposé la forte somme afin de le défendre, ce qui me paraît assez extraordinaire, car il est bizarre que ce soit à vous un inconnu que l'on ait été précisément faire cette proposition, plutôt qu'a votre patron par exemple, je ne vois rien de mieux que vous acceptiez une offre qui peut vous enrichir. Veillez donc sur le sort de M. de La Tour-Miranne, mon bon ami, et n'en parlons plus. J'irai même plus loin: je ne vois aucun inconvénient à ce que vous repreniez votre liberté d'action et que vous avertissiez La Tour-Miranne que j'ai renoncé à mon projet de l'empêcher de partir.

Tout en parlant ainsi, le Petit Biscuitier tenait son interlocuteur sous son regard inquisiteur. Mons Charlot était loin de posséder l'art de savoir dissimuler ses impressions, aussi l'aéro-yachtman put-il facilement lire sur ses traits la marque d'un profond désappointement, ce qui le confirma dans ses soupçons sur la bonne foi de son affidé. Celui-ci balbutia:

—Alors, monsieur ne donne pas suite à ses projets!... La prime de dix mille francs?...

—Je la supprime. Vous toucherez celle de vingt mille, cela vaudra mieux pour vous, d'autant plus que vous n'aurez qu'à protéger au lieu d'essayer de nuire.

Le gredin, voyant ainsi échouer sa fameuse combinaison, faisait piteuse figure. Réviliod le considéra un instant en silence, puis il lui dit brusquement, en le tutoyant pour la première fois et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux:

—Avoue que tu as voulu me faire chanter et qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce que tu m'as dit.

Dompté par cette volonté qu'il sentait supérieure à la sienne, confondu surtout de cette perspicacité, le mécanicien, se voyant deviné, ne sut que répondre. Il se sentait pris dans ses mensonges et ne savait comment en sortir...

—Ton histoire est stupide, continuait le sportsman, et elle ne fait guère honneur à ton imagination. Tu as cru que je doublerais la somme promise dans la crainte de te voir divulguer notre accord ou de manquer ma petite vengeance. Eh bien! tu t'es trompé dans ton calcul, et je ne marche pas, ainsi que tu le voudrais. Bien au contraire, si tu parlais, si tu disais un seul mot de ce qui s'est passé entre nous, c'est toi qui te brûlerais et te ferais ignominieusement chasser d'Aérovilla et de partout. Telle est la vraie situation, mon bonhomme. Tu n'es pas à la hauteur, vois-tu! Maintenant, adieu, nous ne nous reverrons plus.

Désespéré, Charlot se jeta aux genoux du Petit Biscuitier qui s'éloignait.

—Pardon!... pardon!.., s'écria-t-il. Oui, monsieur, j'avoue. Je suis un affreux menteur, un carottier. C'est la vérité, j'ai inventé tout ce que je vous ai raconté dans le but de vous faire augmenter la somme.

Réviliod qui s'éloignait déjà, tourna la tête et, d'un ton bref:

—En voilà assez!... dit-il du ton autoritaire et cassant qui lui était habituel. Je vous ai montré, maître drôle, que l'on ne me trompe pas, moi. Je n'ai pas l'habitude de revenir sur ce que j'ai dit une fois. Si vous exécutez les ordres que vous connaissez, vous toucherez votre prime et rien de plus, entendez-vous bien? Et tâchez, dans votre intérêt, de tenir votre langue, ou gare! Là-dessus, adieu, je suis pressé.

L'ouvrier resta un moment déconfit et surtout dépité du mauvais succès de sa combinaison. Il dut s'avouer que le Petit Biscuitier était plus malin qu'il ne l'avait supposé. Enfin, il secoua la tête pour chasser ces idées chagrines et se rasséréna en songeant:

—Il est heureux que j'aie pu sauver ma prime; il ne voulait plus rien savoir, ce brigand-là!... Enfin vingt mille du père et dix mille de l'autre, cela fait encore un beau sac, avec lequel je pourrai réaliser le rêve que je fais depuis longtemps. Il s'agit maintenant de les gagner, ces trente mille francs-là, et il faut me dépêcher, puisque c'est dans huit jours, le fameux départ!...

Le grand jour, si impatiemment attendu, du départ de la caravane aérienne, arriva enfin.

Depuis quinze jours, l'animation était extrême au parc d'Aérovilla. Les clubmen procédaient à leurs derniers préparatifs en vue du long périple à exécuter. Martin Landoux et ses aides étaient sur les dents. Les moindres organes des treize appareils qui allaient prendre simultanément leur vol furent l'objet d'une visite minutieuse. Le jeu des gouvernails de profondeur et de direction fut vérifié, ainsi que l'élasticité des pièces du châssis et du chariot. Enfin, les moteurs et les propulseurs subirent également un examen détaillé, de façon à réduire au minimum les chances de panne, tout au moins pendant les premières étapes. Le biplan du président fut, bien entendu, le mieux soigné de tous, et Charlot s'empressa autour de lui pendant plusieurs jours. Il paraissait évident qu'avec de telles précautions, tout ne saurait manquer de fonctionner à merveille.

Le temps s'était mis décidément au beau, et laissait espérer une excursion agréable.

L'enthousiasme des touristes était général, et les jeunes gens se promettaient mille agréments avec ce nouveau moyen de locomotion. Grâce aux enseignements pratiques de Martin Landoux, ils possédaient à fond le maniement des appareils aériens qu'ils avaient appris à conduire, et nul ne songeait à se défier des caprices de l'atmosphère.

—Alors, où devons-nous coucher ce soir? demanda un jeune membre de l'Aéro-tourist-club à l'ingénieur Damblin qui avait assumé les fonctions de fourrier.

—Nos chambres sont retenues à l'Hôtel de Picardie à Amiens, répliqua celui-ci en consultant son carnet. Le point d'atterrissage désigné est le parc de la Hotoie, et les appareils y seront garés pendant la nuit.

—Et à quelle heure devons-nous prendre le départ ici?...

—A partir de trois heures, et de deux en deux minutes suivant l'ordre qui sera indiqué par un tirage au sort.

—C'est pour le mieux.

Les spectateurs commençaient à affluer; bientôt la pelouse fut noire de monde. Les membres du bureau du Club étaient surtout très entourés; La Tour-Miranne, son ami le Père Tranquille, Outremécourt, et le secrétaire général, le remuant Médouville, ne savaient plus à qui entendre, et ce dernier se plaignait même d'avoir l'avant-bras démanché à force d'échanger des shake-hand avec les arrivants.

Les aéros avaient été amenés sur la piste, et disposés à cinquante mètres l'un derrière l'autre dans l'ordre déterminé par le tirage au sort. Il avait été convenu qu'à chaque étape, le monoplan du fourrier s'envolerait le premier pour aller avertir de la prochaine arrivée de la caravane aérienne. Les douze autres appareils suivraient dans l'ordre. Médouville devait partir troisième, Outremécourt avait le numéro cinq et La Tour-Miranne le numéro neuf.

Une solide barrière avait été aménagée pour séparer les aviateurs du public. Le service d'ordre, formé par deux gendarmes et le garde champêtre de Puiseux, refoula les simples spectateurs en arrière de cette séparation, de façon à dégager la piste, et, à trois heures précises, le départ fut donné au monoplan genre Blériot de l'ingénieur Damblin.

Au signal, l'appareil dont l'hélice tournait à toute vitesse, bondit en avant. Après une cinquantaine de mètres de parcours, il se détacha du sol, s'éleva peu à peu tout en s'éloignant, puis il fit un crochet, vint repasser à une trentaine de mètres au-dessus de la tête des spectateurs qui l'acclamèrent, et s'éloigna enfin définitivement, à l'allure d'un train bien lancé, dans la direction du nord.

Successivement, Garruel ayant à son bord un ami devant lui servir de second, Médouville avec un mécanicien, Outremécourt avec M'lle Gèneviève, qui était enfin parvenue à obtenir l'autorisation d'accompagner son frère, Médrival, sur sa Demoiselle type Santos-Dumont, Léonce Breuval, le trésorier, et les autres touristes quittèrent le sol suivant la route tracée par Damblin. Le tour du président de prendre la route des airs était venu.

L'hélice fut mise en mouvement, et le pilote manoeuvra ses leviers pour embrayer ses hélices ascensionnelles.

Le levier lui échappa de la main et retomba inerte. Un craquement avait retenti ébranlant tout le mécanisme. L'aéroplane fit un bond et retomba lourdement à terre, dans un fracas de bois qui se brise. Un cri de terreur, s'éleva de la foule, mais déjà La Tour-Miranne était sur pied et il indiquait par ses gestes qu'il n'avait aucun mal. Seul, l'appareil paraissait hors de service.

Charlot avait passé par là, et dissimulé au fond d'un hangar, il avait suivi la scène de loin. En voyant le biplan s'écrouler, disjoint de partout, il eut un affreux sourire de triomphe.

—J'ai gagné mes trente mille francs! murmura-t-il.


CHAPITRE X

LA PREMIÈRE ÉTAPE

UN ACTE ÉVIDENT DE SABOTAGE.—QUEL EN PEUT-ÊTRE L'AUTEUR?—RÉPARATION INSTANTANÉE.—UN TOUR DE FORCE DE MARTIN LANDOUX.—LA TOUR-MIRANNE S'ENLÈVE ENFIN.—RÉFLEXIONS EN COURS DE ROUTE.—DIX MINUTES D'ARRÊT.—UN CYCLISTE COMPLAISANT.—LE LONG DE LA ROUTE D'AMIENS.—ARRIVÉE A L'ÉTAPE.—RETOUR DE LANDOUX A PARIS.

Le premier sentiment suscité parmi la foule assistant au départ de la caravane aérienne par la chute de l'aéroplane monté par le président de l'Aéro-tourist-club fut la stupeur. Un bourdonnement d'exclamations succéda à ce moment de surprise. Quelques assistants plus hardis sautèrent par-dessus la barrière et, en quelques minutes, l'appareil se trouva entouré d'une cinquantaine de personnes se pressant et se bousculant pour voir de plus près ce qui allait advenir.

Le marquis de La Tour-Miranne n'avait rien perdu de son sang-froid. Avant de rechercher quelle pouvait être la cause de l'accident dont il venait d'être victime, il s'empressa de dire à son passager, qui n'était autre que le constructeur Martin Landoux:

—Il reste quatre aéros à faire partir. Que ce qui vient d'arriver ne retarde pas leur départ, nous aviserons ensuite. Faites vite, je vous prie!...

Sans dire un mot, le professeur d'aviation se dirigea vers les aéroplanes qui attendaient leur tour de s'enlever et transmit à leurs pilotes l'ordre du président. Pendant ce temps, ce dernier faisait, remorquer l'appareil détérioré sous un hangar dont la porte fut refermée hermétiquement au nez des curieux désappointés.

Dix minutes plus tard, Martin Landoux était de retour, les derniers hommes-oiseaux ayant pris leur vol.

—C'est fait! annonça-t-il en pénétrant dans le garage.

—Vous avez prié les derniers partants de prévenir nos amis de ce qui vient d'arriver? interrogea le jeune homme.

—Certainement, et je leur ai dit de ne pas s'inquiéter, que vous les rejoindriez ce soir, le malheur une fois réparé.

Robert de La Tour-Miranne hocha la tête d'un air de doute.

—Ce soir, ce n'est guère à espérer, dans l'état où est l'appareil, murmura-t-il.

—Diable!.. C'est grave?...

—Certes, et pour moi je regarde l'aéro comme complètement hors de service.

—Comment cela!... Un départ mal pris ne peut avoir de-telles conséquences!...

—Le départ n'a pu s'effectuer normalement par la seule raison de ce fait que tout le mécanisme a été saboté par une main-criminelle!...

—Ce n'est pas possible! Quelle est là pièce qui n'a pas fonctionné?...

—Vous avez bien entendu, mon cher Landoux, un craquement significatif quand j'ai voulu embrayer les hélices ascensionnelles?...

—Oui, il m'a semblé percevoir, dans le brouhaha, comme un bruit qui n'était pas ordinaire.

—Eh bien! ce bruit provenait de la boîte des vitesses. Je vous le répète, c'est volontairement que cet organe a été détérioré pour me faire manquer mon départ. Que l'on démonte cette pièce et l'on verra si je me trompe. De plus, cet arrêt subit et imprévu a amené l'arrêt et la chute à pic de l'aéro, mais le choc contre terre n'a pas été assez violent pour déterminer les détériorations que j'ai constatées. Je suis persuadé que les ruptures étaient amorcées d'avance. Voyez plutôt par vous-même!

Le constructeur procéda à un examen minutieux de toutes les parties de la machine volante.

Quand, cette inspection terminée, il se retourna vers le marquis, il était pâle.

—Il est évident, en effet, articula-t-il enfin d'une voix altérée, que c'est un coup monté de longue main, et si je connaissais le misérable qui a été capable d'un crime pareil, il passerait un mauvais quart d'heure, je vous le garantis! Deux tubes du châssis sont faussés et à demi-rompus; l'hélice a une pale de cassée, la boîte des vitesses devra être changée et je crains que le moteur n'ait également été mis hors de service.

—Vous voyez donc bien!...

—Je vois surtout que vous ne me connaissez pas encore, monsieur Robert, dit d'un ton résolu l'aviateur. J'ai dit que vous rejoindriez ce soir vos amis, vous les rejoindrez. Dans deux heures le malheur sera réparé.

—Deux heures!... Ce n'est pas possible!...

—Eh bien! nous allons essayer, cependant! Occupez-vous donc de renvoyer le public; de mon côté je vais faire le nécessaire pour remettre les choses en l'état avec l'aide de mon équipe...

—Mais vous n'arriverez pas!...

—Pourquoi pas! Sachez donc, monsieur Robert, que, sous mon apparence bon enfant, j'ai un caractère très méfiant et ne se faisant guère d'illusion sur les gens et sur les choses.

—Que voulez-vous dire par là?...

—Que j'ai pris mes précautions en vue d'un accident possible, et que le magasin d'Aérovilla renferme toutes les pièces de rechange nécessaires, notamment un moteur supérieur même à celui-ci. On va donc démonter tout ce qui a été volontairement abîmé et vous verrez que nous partirons quand même?...

Cette assurance dissipa un peu l'abattement auquel le marquis était en proie. Il reprit donc son masque souriant pour aller présenter à la foule, parmi laquelle il comptait nombre d'amis, ses excuses pour le retard involontaire mis à son départ par la rupture subite et imprévue d'une pièce de la machine. Il annonça en même temps que l'on allait immédiatement procéder à la réfection de la pièce détériorée et que le départ aurait lieu le soir même.

Des acclamations satisfaites accueillirent cette communication et plusieurs personnes persistèrent à attendre la fin de la fête et l'ascension annoncée. Toutefois, le plus grand nombre préféra regagner la capitale, sans séjourner plus longtemps.

Déjà Martin Landoux était à l'oeuvre avec son équipe, dont Charlot faisait obligatoirement partie. Tout d'abord, le coquin avait ricané d'aise en songeant qu'il avait bien pris toutes ses précautions et qu'il serait impossible de remettre en état, au moins avant plusieurs jours, l'aéroplane à moitié détruit. Pendant ce temps, il courrait à Paris encaisser le prix de sa trahison, et, l'argent une fois empoché, il se soucierait fort peu du reste. M. Robert de La Tour-Miranne pourrait rester irrémédiablement cloué à terre sous le hangar d'Aérovilla ou s'enlever ensuite et rejoindre ses amis, il s'en moquait autant qu'un poisson d'une pomme.

Mais son allégresse intérieure ne tarda pas à se transformer en une rage froide doublée de stupéfaction quand il vit ses deux coéquipiers, le contremaître et Pouliot, le meilleur ouvrier des Établissements Landoux et Cie, revenir du magasin avec une hélice, un embrayage et un moteur complets, le tout prêt à être mis en place.

—Allons, presto, vous autres, articula impérativement Martin Landoux qui avait dépouillé son veston pour revêtir ses habits de travail en toile bleue, déblayez-moi vivement la place, que l'on remette tout en état. Vous, Charlot, occupez-vous de l'hélice; Pouliot, de son côté, se chargera avec Fossard de la réparation du châssis, tandis que je me réserve avec le contre-maître le moteur et la boîte des vitesses. Et vivement, n'est-ce pas? Les heures seront payées triple!...

Quatre heures sonnaient à ce moment. Les ouvriers, stimulés par la promesse d'une gratification, se mirent avec ardeur à la besogne, sous la direction du patron.

—C'est égal, grogna le contre-maître en serrant à bloc les écrous fixant le moteur neuf au châssis, je me demande par où a pu passer le brigand qui a fait ce coup là, et à quel moment il a pu se livrer à son travail!... Hier encore, M. de La Tour-Miranne a fait plusieurs vols et tout marchait à merveille. Ce ne peut donc être que cette nuit que l'opération a été bâclée. Et c'était un gaillard qui s'y connaissait, pour avoir, ainsi qu'il l'a fait, dégradé juste les points faibles de la machine!...

—Qui était donc de garde, cette nuit, demanda Landoux sans arrêter de travailler.

—Le père Havard, le gardien d'Aérovilla, comme tous les jours, répliqua le maître-ouvrier. Et il n'a rien vu de suspect, probablement, car il m'a affirmé ce matin qu'il n'y avait rien eu de nouveau. Le brigand avait sans doute bien pris ses précautions pour ne pas être aperçu!

Tout en frappant à coups redoublés sur son chasse-clavettes, Charlot ne perdait pas une syllabe des paroles de son chef, et un rictus de dédain découvrit ses chicots inégaux.

—Cherche, mon vieux, cherche!... pensa-t-il. Tu ne te doutes guère que c'est moi qui ai exécuté ce petit travail avant que tu ne te sois levé. Ce n'est pas pour des pommes que j'ai été serrurerier et que j'ai appris à fabriquer toutes sortes de clés. Ça m'a servi pour entrer dans le hangar, malgré les cadenas de sûreté que vous pensiez protéger si bien la porte contre les gens curieux. Et puis, je n'en avais pas pour longtemps à déclaveter le train-baladeur de la boîte aux vitesses, jeter une poignée d'émeri dans le graisseur du moteur et entailler d'un bon coup de scie les douilles d'assemblage des longerons. A moins de me prendre sur le fait, vous ne pouviez pas vous douter du petit coup de trafalgar que je vous ménageais, aussi j'étais bien tranquille et je le suis encore, croyez-le, mes bons amis!

Et sans éprouver le moindre remords de sa criminelle conduite, car c'était un véritable abus de confiance dont il s'était rendu coupable, l'odieux personnage poursuivit son travail en affectant d'être extraordinairement affairé. Mais son front ne tarda pas à s'assombrir en remarquant l'activité fébrile déployée par ses collègues, et il grogna entre ses dents:

—Que le diable les enlève et les cuise tout vifs dans sa grande marmite! Ils sont en train de me voler les trente mille francs que j'avais si bien gagnés. Comment faire pour les obliger à remettre la suite de l'opération à demain, que j'aie au moins le temps d'aller chercher mes deux chèques!

Il eut beau fouiller dans sa cervelle un moyen de faire abandonner le travail par le patron et ses aides, mais tous les projets qu'il imagina l'un après l'autre étaient impraticables. L'idée lui vint même de mettre le feu au hangar mais c'était bien grave. S'il y avait quelqu'un de rôti dans l'affaire, il pourrait le payer cher.

—Quel dommage que je n'aie pas eu cette idée-là plus tôt!... songea-t-il. Je me serais épargné bien de la besogne cette nuit! Il me suffisait d'arroser d'essence les toiles de l'aéro et de lancer de loin une allumette-tison, tout flambait et il n'en serait rien resté! Au lieu de cela, je crois que le mal de chien que je me suis donné aura été complètement inutile. Avoir tant risqué pour que cela ne serve de rien, vrai c'est une amère pilule à avaler!...

Quoi qu'il en eût, l'affidé du Petit Biscuitier et du duc de La Tour-Miranne devait assister, sans pouvoir montrer son dépit, à la reconstitution de l'appareil qu'il avait désemparé. Le moteur neuf, du fonctionnement duquel Martin Landoux était sûr d'avance, l'ayant essayé à diverses reprises à l'atelier, avait pris la place de celui bourré d'émeri pulvérisé. L'embrayage était rétabli, la ligne d'arbre rectifiée avec ses articulations à la Cardan, enfin le châssis faussé avait été redressé, consolidé et les roues voilées du chariot de lancement remplacées. L'aéroplane du président de l'Aéro-tourist-club, comme le légendaire couteau de Jeannot était radoubé à neuf et redevenait prêt à reprendre la route des airs. Une fureur concentrée étranglait l'ouvrier mécanicien qui voyait ainsi s'envoler en fumée la somme relativement élevée qui lui avait été promise pour éviter ce dénouement.

Au moment où six heures allaient sonner, Robert de La Tour-Miranne fit irruption dans le hangar où les cinq hommes redoublaient d'activité pour terminer au plus vite le remontage.

—Eh bien! demanda-t-il de sa voix harmonieusement timbrée, pensez-vous toujours réussir, mon cher Landoux?

—Mais c'est fait, c'est terminé!... répondit joyeusement le constructeur essuyant son front baigné de sueur, et se balafrant ainsi d'une large traînée de cambouis. On peut maintenant sortir l'outil et l'essayer cinq minutes au point fixe avant de partir rejoindre les autres.

Les traits assombris du sportsman rayonnèrent de satisfaction; son regard étincela.

—Vraiment, vous êtes parvenu en aussi peu de temps à réparer mon malheureux esquif!... s'écria-t-il. C'est un véritable tour de force, en vérité, et je ne sais comment vous en remercier!

—Bah!... fît Martin Landoux, ça n'en vaut pas la peine, monsieur Robert. J'ai dit que vous partiriez quand même, vous allez partir. Je n'ai qu'une parole!...

—Dans tous les cas, vos ouvriers accepteront bien une modeste gratification en récompense de la bonne volonté qu'ils ont mise à vous seconder, ajouta le marquis en tendant un large billet bleu au contremaître.

—Ma foi, ce n'est pas de refus, monsieur, cela encourage toujours; répliqua le maître-ouvrier et nous vous remercions bien. Je vais répartir la somme entre mes hommes, n'est-ce pas?...

—Certainement, mon ami.

Pour sa part, Charlot reçut cent francs qu'il fourra dans sa poche d'un air rageur.

—Tu n'as pas l'air content, Charlot, remarqua le contremaître surpris.

—Il y a de quoi, en vérité, grogna le Lagardère des Établissements Landoux. Une misère pareille pour un homme si riche et quand je pense que...

—Tu penses quoi?...

Tiré brusquement de ses réflexions par cette question directe, le bossu passa sa main sur son front comme s'il sortait d'un rêve. Un peu plus il allait se trahir devant son chef. Il tressaillit et revint au sentiment de la réalité. La prudence lui commandait de dissimuler son dépit.

—Qu'est-ce que tu penses, le bosco, insista le contremaître?

—Je pense que ça ne l'aurait pas ruiné, ce jeune homme, de doubler la somme, dit-il enfin.

Le maître-ouvrier haussa les épaules en s'éloignant.

—Toujours envieux, jamais satisfait, ce damné bosco! grommela-t-il. Décidément sa tête ne me revient guère à ce citoyen-là et il faudra que je le tienne à l'oeil!... Qui sait si ce n'est pas lui qui a saboté l'aéro du marquis, simplement par jalousie!... Il faudra que j'éclaircisse cela!...

L'aéroplane réparé fut ramené sur la pelouse, et son moteur mis immédiatement en route. Martin Landoux inspecta avec la plus grande attention les moindres organes de la machine, resserrant un écrou insuffisamment bloqué, réglant la carburation, les départs d'huile, les prises d'engrenages, les commandes de toute espèce. Enfin il redescendit et se dirigea vers la tente du restaurant, où il retrouva Robert de La Tour-Miranne achevant de dévorer un morceau de viande froide.

—Tout est prêt, nous pouvons partir, déclara-t-il, mais il faut nous hâter si nous voulons arriver à Amiens avant qu'il soit nuit noire.

—Je suis à votre disposition, répliqua le président, mais vous devez être à bout de forces, mon brave Landoux!

—Bah! je ne me laisserai toujours pas tomber en bas de mon siège pendant la route, n'ayez pas peur!

—Vous ne mangez pas un sandwich avant d'embarquer?...

—Pas le temps, monsieur le marquis. Je vais seulement prendre une paire de pains fourrés pour grignoter en route. Nous dînerons à Amiens; vos camarades nous laisseront peut-être notre part, quand le diable y serait!...

En un clin d'oeil, le mécanicien se débarrassa de ses vêtements de travail et rendossa ses habits ordinaires. Il s'enveloppa même dans un ample pardessus, bien que la température fût suffisamment élevée pour rendre bien inutile ce supplément. Robert l'avait regardé faire en souriant.

—Riez si vous voulez, dit Landoux, mais, si vous m'en croyez vous prendrez la même précaution. Tout à l'heure, au crépuscule, il va faire frisquet, surtout en se déplaçant contre le vent à raison de quatorze mètres par seconde. Vous verrez!...

—En attendant, je préfère rester comme je suis, j'aurai les mouvements plus libres.

—Vous n'avez rien oublié?... Les valises sont à bord?...

—Tout a été vérifié, et, comme disent les marins, tout est «paré», patron, répondit le contremaître.

—Très bien!... Dans ces conditions, partons donc et tâchons de rattraper le temps perdu!

Les deux hommes prirent leur place et s'installèrent à bord de l'aéro.

—Mettez l'hélice en route!... commanda Landoux.

Avec un grincement de dents de désespoir, Charlot à qui cet ordre était donné, agit sur les palettes dont le mouvement entraîna le moteur qui se mit à pétarader bruyamment.

Le pilote adressa un signe amical de la main aux quelques personnes qui avaient tenu à assister au départ du chef de la caravane, puis il manoeuvra ses leviers d'embrayage. Le vrombissement des hélices s'accentua et l'appareil s'éleva avec la légèreté d'un oiseau aux grandes ailes. A trente mètres du sol, Robert mit toute la force du moteur sur le propulseur et la vitesse de progression s'accrut sensiblement.

Un énorme soupir de soulagement s'échappa alors des lèvres du jeune homme.

—Enfin nous voilà donc partis!... murmura-t-il. Que de reconnaissance je vous dois, mon cher Landoux. Sans vous tout était perdu et notre voyage de tourisme irrémédiablement compromis. Pour ma part, je n'espérais plus, je l'avoue.

Le constructeur, les sourcils froncés, réfléchissait profondément.

—Je pense surtout, répondit-il sans paraître attacher la moindre attention aux chaleureux remerciements de son élève, je pense au motif qui a pu déterminer un individu à détériorer votre aéro dans ses parties les plus essentielles, et cela juste au moment de partir!

Robert de La Tour-Miranne soupira encore, mais sans répliquer. Les paroles menaçantes de son père revenaient à sa mémoire et il songeait que le duc pouvait avoir soudoyé quelqu'un de son entourage pour détruire son appareil et l'empêcher ainsi de prendre part à cette excursion qu'il réprouvait et à laquelle il l'avait blâmé de s'intéresser. Son raisonnement était juste, on le sait. Le jeune aviateur avait l'intuition que ses soupçons étaient fondés, mais cette certitude morale l'attristait: M. de La Tour-Miranne recourir à de pareils moyens, gager un sacripant quelconque pour éviter que son nom parût dans les journaux, cela chagrinait profondément Robert. Et combien sa gratitude envers son professeur Martin Landoux se serait accrue s'il avait appris que le constructeur avait refusé avec indignation les «services» que le duc attendait de lui, de quelque somme que celui-ci appuyât ses propositions. Landoux, de son côté, ruminait également. Il était écoeuré de la trahison sournoise dont son élève venait d'être victime, et il se demandait s'il n'en fallait pas chercher l'auteur parmi le personnel d'Aérovilla, car il n'y avait pas à en douter: le coup avait été fait par un homme du métier connaissant à fond les parties faibles de la mécanique. Il pesa dans sa mémoire les défauts qu'il avait remarqués chez ses ouvriers et dut se convaincre qu'aucun d'entre eux ne pouvait être soupçonné sérieusement. Il avait éliminé des premiers Charlot du champ des suppositions: celui-ci ne lui avait-il pas été chaudement recommandé par l'ami intime de La Tour-Miranne, Médouville, le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club?... Décidément, c'était à donner sa langue aux chiens.

—Ah! si jamais je le découvre, le bandit qui est l'auteur de cette traîtrise-là, il me le paiera cher!... grommela-t-il sourdement.

Pendant que les deux aviateurs se livraient ainsi en silence à leurs réflexions, l'aéroplane dévorait l'espace. Il avait laissé loin derrière lui le champ d'expériences où les membres de l'Aéro avaient fait leurs premiers essais d'hommes volants, et il glissait à la vitesse d'un train express, à vingt mètres au-dessus des hauts peupliers bordant la route de Paris à Beauvais. En moins d'un quart d'heure, il atteignit la petite ville de Noailles, chef-lieu de canton comptant quinze cents habitants. Pour éviter les collines qui se dressaient devant lui, le pilote obliqua alors la course du véhicule qui le portait vers la droite pendant quelques kilomètres, en suivant la vallée du Sillet et la ligne du petit chemin de fer de Persan à Hermes. Après avoir contourné le massif qu'il voulait éviter, Robert suivit un moment la ligne du chemin de fer de Creil-Beauvais qui parcourt la vallée marécageuse du Thérain, mais il l'abandonna à la hauteur de la bifurcation de Rochy-Condé pour reprendre la direction du nord.

Le terrain allant en s'élevant graduellement, le pilote dut manoeuvrer ses plans équilibreurs pour maintenir sa trajectoire toujours à la même distance du sol. Lorsqu'il coupa de nouveau la route nationale au-dessus du petit village d'Oroer, à quelques kilomètres après Beauvais, le baromètre altimétrique, suspendu sous ses yeux, à l'un des montants d'écartement des plans, accusait une hauteur réelle de cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.

Avec le crépuscule dont les premières ombres s'étendaient sur les campagnes, la température s'abaissait sensiblement, ainsi que Martin Landoux l'avait prévu, et cette fraîcheur aidant au refroidissement des cylindres, le moteur tapait comme un enragé, avec la régularité d'un mouvement d'horlogerie. Sous la violente traction de son hélice, l'aéro glissait sur les couches d'air avec une surprenante vélocité et Robert devait s'avouer qu'il n'avait jamais volé aussi vite.

—J'ai gagné au change, avec votre nouveau moteur, dit-il en souriant à son compagnon.

—Tant mieux! répliqua laconiquement celui-ci, tout en mordant avec appétit dans un sandwich qu'il avait tiré de sa poche. Tant mieux, nous arriverons plus vite à l'endroit du dîner!

A ce moment, l'aéro qui avait dû augmenter encore son altitude pour se maintenir à sa distance réglementaire de trente à quarante mètres du sol, traversa une vallée dont le fond était à plus de deux cents mètres sous les pieds des aviateurs. De l'autre côté de ce pli de terrain, sur le coteau, s'étendait un bourg assez important, Froissy, qui fut laissé un peu à droite de la route inflexiblement droite suivie par la machine volante.

Quelques minutes plus tard, alors que les voyageurs coupaient, au-dessus du village de Hardiviliers, la route transversale de Gournay à Montdidier par Marseille-le-Petit, Crèvecoeur et Breteuil, le moteur ralentit et les explosions devinrent irrégulières.

—Bon!... voilà qu'il y a des ratés, maintenant!... s'écria Martin Landoux en se soulevant sur son siège. Qu'est-ce que cela veut dire?... Nous sommes donc enguignonnés!... Et avec cela, voilà la nuit qui tombe tout à fait!... Nous n'arriverons pas aujourd'hui!... Vous vous flattiez trop tôt!...

—Il va peut-être reprendre, hasarda La Tour-Miranne.

—Il ne faut pas s'y attendre. S'il a des hoquets—le mécanicien prononça des loquets—c'est signe qu'il y a quelque chose de démanché dans la bécane, et il serait plus prudent d'arrêter et de regarder qu'est-ce que cela peut bien être. Nous éviterons peut-être ainsi la panne forcée.

—Comme vous voudrez!... accéda Robert. Ensuite, comme la nuit vient et que vous êtes plus habile que moi, vous prendrez ma place jusqu'à Amiens.

—Je n'y vois pas d'inconvénient.

Avisant une vaste pâture, à peu de distance de quelques misérables masures, le président du club manoeuvra pour reprendre terre et il le fit assez habilement pour que la secousse, d'ailleurs amortie par la hauteur de l'herbe, fût presque insensible. Il coupa alors l'allumage, et tout mouvement ayant cessé, il suivit Martin Landoux qui venait de sauter à terre.

—Ah!... cela fait du bien de se dégourdir un peu les jambes!... marmotta le mécanicien. Le diable, c'est qu'il n'y fait presque plus clair. Quelle heure est-il donc, Monsieur Robert?

Celui-ci tira son chronomètre de son gousset et l'approcha de ses yeux, car, en effet, la lumière s'affaiblissait de plus en plus. On était «entre chien et loup», comme dit une expression commune, et on aurait eu peine à distinguer un fil blanc d'un fil noir. Mais grâce aux petits diamants dont les aiguilles de sa montre étaient ornées, le jeune homme put répondre.

—Sept heures trente-cinq minutes.

—Voilà donc soixante-cinq minutes, soit une heure cinq, que nous volons en droite ligne. Nous avons dû faire du chemin et ne plus être trop éloignés du but, je pense. Mais ce qu'il nous faudrait, maintenant, ce serait de la lumière pour examiner notre outil.

Au moment où l'aviateur formulait ce désir, on entendit le tintement d'une clochette et une brillante lumière illumina le chemin bordant la pâture où l'appareil s'était abattu. Cette lumière paraissait se déplacer très rapidement.

C'était tout simplement le reflet de la lanterne à acétylène qu'un cycliste précautionneux avait fixée à sa machine pour éviter les contraventions que n'aurait pas manqué de lui dresser, l'obscurité une fois complète, le premier dépositaire de la force publique qu'il aurait rencontré.

Martin Landoux héla d'une voix forte le promeneur, qui s'arrêta et parut fort surpris de voir deux personnes au milieu de la prairie, auprès d'un objet étrange dont la forme se distinguait mal dans l'ombre. Cependant, après une courte hésitation, il se décida et traversa la prairie sans lâcher sa bicyclette qu'il remorquait d'une main.

—Voudriez-vous avoir l'obligeance de nous dire, monsieur, quel est ce village? interrogea avec une parfaite urbanité Robert de La Tour-Miranne. Nous venons de prendre terre un instant avec notre aéroplane et nous ne savons trop où nous sommes...

Au mot d'aéroplane, le cycliste sursauta et s'approcha avec empressement.

—Ah! c'est un aéroplane, cette machine-là... s'exclama-t-il. Je n'en avais pas encore vu!... Permettez-moi de l'examiner.... Et vous venez de loin, messieurs?...

—Nous venons du parc d'aviation d'Aérovilla....

—Est-ce que vous feriez partie de la flotte que l'on a vu passer, cette après-midi, par ici?...

—De quelle flotte voulez-vous parler? intervint le mécanicien.

—D'une véritable flotte d'aéroplanes, composée d'au moins douze appareils et qui a traversé tout le pays en allant vers le nord!

Cette description ne pouvait évidemment s'appliquer qu'à l'Aéro-tourist-club, aussi La Tour-Miranne répondit-il à son interlocuteur.

—En effet, nous appartenons à cette Société, mais nous sommes partis avec plusieurs heures de retard. Ayant remarqué un bruit anormal dans notre moteur, nous avons repris terre un instant dans ce pays, dont nous vous demandions le nom tout à l'heure, simplement pour examiner notre machine. Si vous voulez bien nous prêter votre lanterne un instant?

—La voici, messieurs, excusez-moi, s'empressa le cycliste en tendant son luminaire au constructeur qui s'en empara et dirigea immédiatement le rayon étincelant vers la machine qu'il voulait inspecter. J'ai été surpris, voyez-vous, car il ne vient pas souvent d'aéroplane, par ici. Quant au pays où vous êtes en ce moment, il se nomme Gouy-les-Groseilliers. C'est la plus petite commune du département, et peut-être de toute la France, car elle ne compte que 24 habitants.

—Nous sommes dans le département de la Somme, n'est-ce pas? demanda La Tour-Miranne.

—Non, monsieur, c'est encore ici l'Oise, mais la limite des deux départements est à peine à une demi-lieue. La route de Breteuil à Amiens est à cinq cents mètres d'ici.

—Quelle est la distance qui nous sépare encore d'Amiens?...

—Sept lieues, monsieur. Je fais le trajet en une heure un quart avec ma bicyclette.

—Nous en avons donc, nous, pour une demi-heure tout au plus, puisque nous faisons une moyenne de cinquante-cinq kilomètres à l'heure.

—Voilà votre phare, je vous remercie, dit à ce moment Landoux. J'ai vu ce que je voulais voir, et le défaut que j'avais remarqué étant corrigé, nous pouvons répartir sans crainte.

—Sans lumière, dans l'obscurité, s'étonna le cycliste.

—Il le faut bien. Nous ne pensions pas être obligés de voler dans la nuit. Heureusement, j'ai de bons yeux.

—Et voilà la lune qui se lève et va nous éclairer! remarqua le président de l'Aéro.

En effet, le disque légèrement aplati du satellite terrestre apparaissait au-dessus des futaies voisines, et ses rayons commençaient à argenter les prés et les bois.

—Ah! c'est vrai, reconnut l'homme à la bicyclette, c'était avant-hier soir pleine lune, je n'y pensais plus!

Les deux aviateurs avaient repris leur poste à bord de l'aéroplane dont l'hélice avait été préalablement remise en route.

—Adieu, monsieur, et encore merci!... cria La Tour-Miranne.

—Adieu, messieurs. Bon voyage!... répliqua le cycliste, dont la voix ne tarda pas à se perdre dans l'éloignement.

Pour éviter tout heurt inopiné contre un obstacle invisible dans l'ombre, Martin Landoux, qui avait pris la direction du vol, s'éleva à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol. Après avoir reconnu la route nationale, il en suivit le tracé, à deux cents mètres sur la gauche, et passa successivement au-dessus de plusieurs villages: Flers de la Somme, Essertaux, Saint-Sauflieu, Hébécourt, reconnaissables aux nombreuses petites lumières réunies que l'on voyait briller à certains endroits. Enfin, l'appareil traversa un bois d'une certaine étendue et une vaste lueur apparut au loin.

—Ce doit être le bois de Dury et voilà Amiens là-bas, déclara Landoux. Au moment où l'aéroplane, qui, à ce moment, volait assez bas, arrivait à la hauteur de l'Établissement départemental d'aliénés, l'attention du pilote fut attirée sur la singulière attitude d'un individu arrêté au milieu de la route et qui balançait frénétiquement un phare d'automobile dont les puissants rayons concurrençaient ceux du globe lunaire. Ces rayons rencontrèrent l'aéroplane, l'illuminèrent et le suivirent dans sa course.

—Quel diable d'animal est-ce là! s'écria le pilote irrité. Il m'a ébloui avec sa lumière, je suis positivement aveuglé! En voilà une idée!...

—Vous n'avez donc pas entendu? lui demanda son compagnon en se penchant vers lui.

—Quoi donc?... Qu'est-ce qu'il braillait, cet olibrius là?... Vous y avez compris quelque chose?...

—Oui. Il a crié: Président, suivez l'auto, je vais vous guider jusqu'au garage.

—Bon! c'est autre chose alors. Il voulait simplement s'assurer, en nous éclairant, que c'était bien à vous qu'il s'adressait. Ce n'est pas de sa faute s'il m'a lancé sa lumière juste dans l'oeil gauche. J'en ai vu sur le moment comme un arc-en-ciel. Eh bien, dans ce cas, on va tâcher de le suivre; aussi, pour ne pas le dépasser, je vais ralentir fortement.

Cornant sans interruption, l'automobile dévalait la longue descente qui conduit à l'ancienne capitale de la Picardie, et ses phares éclatants servaient de points de repère aux aviateurs qui, à trente mètres en l'air, suivaient le véhicule. Celui-ci, évitant le populeux faubourg de Beauvais, prit les boulevards extérieurs, et après une course d'une dizaine de minutes, stoppa sur une pelouse immense encadrée d'arbres majestueux. Une foule compacte s'agitait sur cette pelouse, éclairée comme en plein jour par le rayonnement de nombreux foyers acétyléniques disposés ça et là.

—Descendez!... Descendez!... crièrent cinquante voix.

L'habile pilote fit décrire un orbe de grand diamètre à son biplan; les hélices ascensionnelles battant l'air ralentirent la descente, et quelques secondes plus tard, il se posa sur le gazon sans que la moindre secousse eût été ressentie.

L'hélice était à peine stoppée, que des mains impatientes agrippèrent les voyageurs et les tirèrent à terre sans ménagements.

—Enfin, vous voilà!... s'écrièrent les voix bien connues de Médouville et du Père Tranquille, vous pouvez vous vanter que vous nous avez coûté des inquiétudes!... Qu'est-ce qui vous est donc arrivé?

Pendant un moment, les demandes et les réponses s'entre-croisèrent confusément, sans que l'on s'entendît d'un côté ni de l'autre. Enfin, les transports d'allégresse des clubmen retrouvant leur président se calmèrent. L'aéroplane put être conduit au garage où se trouvaient déjà tous les autres véhicules aériens, et les touristes montèrent dans des autos de louage pour se rendre à l'hôtel qui devait leur donner l'hospitalité ce soir-là.

Au cours du trajet séparant le parc de la Hotoie de la rue de Noyon, le marquis put expliquer brièvement à ses amis ce qui lui était arrivé et avait causé son retard.

—Bourdon, Garruel et Médrival, qui sont partis après avoir été témoins de votre panne, supposaient que le défaut était sans gravité, aussi étions-nous convaincus de vous voir arriver d'un moment à l'autre, répondit Médouville. Vous jugez donc de notre surprise, changée peu à peu en inquiétude, en voyant les heures s'écouler et la nuit arriver sans entendre-parler de vous.

C'est alors que nous avons songé à envoyer une auto sur la route voir si l'on ne vous apercevait pas au loin. Garruel a accepté d'accompagner le chauffeur de cette auto et il a songé à vous faire un signe d'appel à l'aide d'un phare de la voiture, puis à vous indiquer la route la plus directe pour atteindre le lieu de garage, dans le cas où vous n'auriez pas pu le distinguer dans la nuit. Enfin vous êtes arrivés, c'est là le principal...

—Le garage est-il soigneusement gardé?... interrompit Martin Landoux.

—Oui, rassurez-vous, toutes les précautions sont prises. Il y a deux gardiens armés et pourvus de fanaux, qui ne quitteront pas d'une minute le parc des aéros.

—Bon, cela me tranquillise; car, après ce qui est arrivé, il faut redoubler de vigilance.

—Vous êtes donc persuadé que quelqu'un a intérêt à faire avorter notre entreprise?...

—C'est certain. Les faits sont là pour le prouver, je crois! Mais nous sommes prévenus.

—Et des hommes prévenus doublent de valeur, c'est connu, conclut le secrétaire général qui était bien loin de se douter que l'auteur du méfait n'était autre que son protégé. Nous agirons donc en conséquence à chaque étape, et gare au brigand si nous parvenons à le pincer!... Il le paiera cher!

Les voitures s'arrêtaient à ce moment dans la cour de l'hôtel. Bien qu'il fût près de neuf heures du soir, aucun des touristes n'avait voulu prendre un repas, cependant bien nécessaire car le déjeuner d'Aérovilla était loin. Ils avaient préféré patienter jusqu'à la venue du chef de l'expédition. Enfin, il fallait tenir compte des circonstances et le président était valablement excusé de son retard.

Le dîner fut très gai, bien que la fatigue fût générale, car cette journée de début avait été fertile en incidents de toute nature, que les voyageurs se narrèrent les uns aux autres, sans toutefois perdre un coup de dent, tout le monde étant affamé; aussi les plats ne firent-ils que paraître et disparaître sur la table. Tous les aviateurs n'avaient pu exécuter le trajet d'Aérovilla à Amiens d'une seule traite; plusieurs avaient été forcés, pour diverses raisons, de reprendre contact à différentes reprises avec le sol. Le premier arrivé, l'ingénieur Damblin sur son monoplan, avait songé à faire préparer d'avance un ballonnet d'une trentaine de mètres cubes de capacité, ballonnet dont l'enveloppe badigeonnée d'une peinture d'aluminium le faisant briller comme une boule d'argent, était visible de très loin. Le gonflement de ce petit aérostat ayant été opéré en quelques minutes, l'ingénieur l'avait élevé à l'état captif à une centaine de mètres de haut, de manière à servir de signal de ralliement pour les aviateurs qui ne connaissaient pas d'une façon exacte l'endroit où devait s'achever l'étape.

La palme de la vitesse revenait sans conteste au jeune Médrival qui, parti le dernier d'Aérovilla avec sa Demoiselle, petit monoplan de seize mètres carrés seulement de surface portante, était arrivé le deuxième, après avoir dû faire une escale de cinq minutes à Ailly-sur-Noye. Le Père Tranquille, qui avait sa soeur comme passagère, était arrivé l'avant-dernier, mais il avait exécuté le parcours d'une seule traite à l'allure moyenne de cinquante kilomètres à l'heure, alors que Médrival avait volé à raison de 95 kilomètres dans le même temps.

—Désormais, déclara La Tour-Miranne, nous partirons, non plus à deux minutes, mais à trente secondes seulement de différence les uns après les autres, et une demi-heure derrière le fourrier chargé du service des logements. Il faut éviter de trop nous éparpiller pendant la route.

—Mais si l'un de nous est victime d'une panne?... hasarda un des aviateurs.

—Que voulez-vous dire par là?...

—Je demande si les autres viendront à son secours.

—Il y a deux cas à envisager, répliqua le président. Ou bien il s'agit d'un dérangement sans importance et que l'on pourra facilement réparer soi-même avec les moyens du bord, ou bien ce sera la panne plus ou moins sérieuse. C'est seulement dans ce dernier cas, après avoir reconnu qu'il ne peut se tirer d'affaire tout seul, que le pilote pourra réclamer l'aide de ses camarades. Pour cela, nous allons convenir d'un signal de détresse auquel nous devrons obéir.

—Cela me paraît une bonne idée! approuva le Père Tranquille, sans cesser son exercice de mastication. Il suffit de déterminer maintenant quel sera ce signal.

—Un drapeau! s'écria le jeune Médrival, un drapeau que le pannard, je veux dire l'aviateur en panne, agitera à bout de bras.

—Va pour le drapeau, acquiesça Outremécourt. Chacun de nous devra être muni dès demain de cet accessoire indispensable, et que notre trésorier se procurera dans le premier bazar venu. Vous entendez, trésorier?...

—J'ai entendu, et je ferai comme les honorables membres de l'Aéro-tourist-club le désirent, répondit Breuval en s'inclinant cérémonieusement.

—Si le cas était urgent et l'accident d'une certaine gravité, réclamant le secours immédiat d'un camarade, ajouta La Tour-Miranne, on pourrait appeler l'attention des autres équipages aériens par un signal sonore complétant le signal visuel. Il nous faudrait donc une trompette ou un sifflet très bruyant.

—J'achèterai cela demain matin, assura le trésorier. Je connais des modèles de sirène qui donnent un son extrêmement puissant, perceptible à plus de deux kilomètres de distance.

—Cela fera juste notre affaire, mais il sera bien entendu que l'on n'utilisera ces instruments qu'en cas de danger pressant et pour demander un secours immédiat.

Les touristes approuvèrent ces recommandations, et, le dîner ayant pris fin depuis quelques instants, un certain nombre d'entre eux passèrent au fumoir griller une cigarette, tandis que les plus fatigués, les voyageuses principalement, demandaient immédiatement leurs chambres.

—On part de bonne heure demain matin, demanda un des aviateurs avant de quitter le salon.

—Voici le programme de la journée, répondit Médouville à l'interpellateur. A huit heures, petit déjeuner ici même, puis visite des monuments et curiosités de la ville. A midi grand déjeuner. On démarre à deux heures précises et à trois heures on s'envole. Itinéraire: Doullens, Arras et atterrissage définitif à Lille, sur les terrains de la citadelle. Parcours total 130 kilomètres avec arrêt facultatif à Arras. Cela va?...

—Oui, oui, c'est convenu, firent plusieurs voix.

—Quant à moi, déclara Martin Landoux, j'ai le regret de vous quitter, messieurs, mais les affaires m'obligent à regagner au plus tôt mes ateliers. Je vais donc prendre le rapide de Calais qui passe en gare dans un quart d'heure et arrive à Paris un peu avant minuit. Des exclamations de désappointement accueillirent cette déclaration.

—Ne vous désolez pas, messieurs, ajouta le constructeur en souriant, nous nous retrouverons et même plus tôt que vous ne le pensez. Je vous laisse deux de mes meilleurs ouvriers pour l'entretien de vos appareils; vous n'avez donc rien à craindre, et d'ailleurs je reviendrais si les circonstances rendaient indispensable mon retour immédiat. Mais vous êtes maintenant assez expérimentés pour vous débrouiller sans mon aide et je pars tranquille. J'ai une petite enquête à faire au sujet de l'accident survenu à l'aéro de votre président, et je tiens, toute affaire cessante, à débrouiller les fils de cette intrigue. Je ne vous dis donc pas adieu, mais à bientôt! Et là-dessus, permettez-moi de filer!

Le mécanicien serra rapidement toutes les mains qui se tendaient vers lui et se hâta de disparaître. Un quart d'heure plus tard, confortablement installé dans un compartiment de première classe du rapide, Martin Landoux roulait vers la capitale.


CHAPITRE XI

AU PAYS DU PHOSPHATE

UN MONUMENT HISTORIQUE: LA CATHÉDRALE.—LES CANAUX DU VIEIL AMIENS.—AU-DESSUS DES HORTILLONNAGES.—HALTE A ORVILLE.—UNE FOLIE D'UN NOUVEAU GENRE.—A QUOI SERVENT LES PHOSPHATES.—TRAVERSÉE d'ARRAS.

Pendant que les deux mécaniciens se rendaient au parc de la Petite-Hotoie où étaient garés les aéroplanes qui devaient être visités avec soin en vue de la prochaine envolée, les touristes, guidés par Médouville faisant fonctions de cicérone, s'empressèrent de parcourir la ville pour visiter les curiosités que l'on y pouvait rencontrer.

—Est-ce que nous frétons des voitures? demanda le président à son ami.

—C'est une chose bien inutile, répliqua l'interpellé. Amiens n'est pas une ville si vaste que l'on ait besoin d'un moyen de locomotion autre que ses jambes pour l'explorer. Nous allons d'abord visiter la cathédrale: c'est le morceau principal, ensuite nous ferons un tour du côté des vieux quartiers, c'est assez intéressant.

—Conduis-nous donc, puisque tu connais la ville. Nous te suivrons fidèlement.

Pendant le trajet assez court de l'hôtel à la cathédrale, le speaker Médouville commença son boniment, du ton des montreurs de curiosités:

—Mesdames et Messieurs, dit-il, la ville par laquelle nous commençons notre périple, Amiens, était anciennement nommée Samarobriva et elle constituait la capitale des Ambiani soumis par Jules César. Le christianisme y fut introduit en l'année 301 par saint Firmin. La ville eut à souffrir à maintes reprises des incursions des Normands. Elle obtint une charte de commune en 1117, fut réunie à la couronne de France en 1185 en même temps que l'Amiénois, passa dans le domaine des ducs de Bourgogne en 1414 et fit retour à la couronne en 1463. Ayant embrassé le parti de la ligue, elle ne se soumit à Henri IV qu'en 1592. Les Espagnols s'en emparèrent par surprise en 1597, mais Henri IV, aidé par les Anglais, les chassa la même année. Le 28 novembre 1870, le général allemand von Goeben entra dans la ville après une série de combats livrés aux environs, notamment à Dury. C'est à Amiens qu'ont été signes plusieurs traités fameux, entre autres celui de 1801, entre la France, la Hollande, l'Espagne et l'Angleterre... Amiens est la patrie de Pierre l'Ermite, le promoteur des croisades, de Richard de Fournival, de Fernel, le médecin de Henri II, du poète Voiture, de Gresset, auteur de Vert-Vert, de l'astronome Delambre, du physicien Jacques Rohault, du général de Gribeauval, de Choderlos de Laclos, des érudits Du Cange, dom Bouquet, N. de Wailly, etc. Amiens est une ville manufacturière et florissante. Son industrie, très active, comprend des filatures de lin, de laine de cachemire, de bourre de soie; le peignage mécanique, le tissage des toiles d'emballage, des toiles à voile et à sacs; la fabrication des velours de coton, des satins pour chaussures, des velours d'Utrecht, des tapis de moquette et chenille, des teintureries, des fonderies, des ateliers de construction, des tanneries, des fabriques considérables de produits chimiques, des manufactures de dentelles, de chaussures. Enfin, il se fait encore à Amiens un commerce important de denrées coloniales, épiceries, bois de construction, savon de Marseille, fonte et fer ouvrés. Amiens est encore....

L'orateur disert dut interrompre un instant sa nomenclature, car on pénétrait alors à l'intérieur du magnifique monument édifié, de 1220 à 1228, par les architectes Robert de Luzarches et Thomas de Cormont. Les touristes, ne prêtant qu'une oreille distraite aux explications de Médouville, n'avaient pas manqué d'admirer tout d'abord la façade de la prestigieuse construction qui constitue une des productions les plus parfaites de l'architecture ogivale du treizième siècle. Le portail en est des plus fouillés; quant à la nef c'est la partie de cette cathédrale qui sert, on le sait, avec le choeur de Beauvais et le porche de Reims, à composer le type idéal du monument religieux suivant les données du catholicisme.

Les aviateurs firent le tour intérieur de l'église en jetant des regards curieux sur les chapelles du pourtour, les verrières, le transept, les monuments élevés aux évêques fondateurs, les statues de marbre de saint-Vincent de Paul et de saint Charles, Borromée érigées en 1755, et surtout sur les hauts reliefs représentant des scènes de la vie des saints, et les sculptures de la chaire à prêcher. En sortant, ils admirèrent encore sous le porche le buste remarquablement traité du Christ, connu sous le nom du «beau Dieu d'Amiens» et l'Enfant pleureur, de Blasset, qui est un pur chef-d'oeuvre d'expression.

—Cela méritait d'être vu! reconnut l'ingénieur Damblin, résumant l'opinion générale. Qu'en pensez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Mlle Geneviève d'Outremécourt qui n'avait pas perdu un mot des explications du cicérone improvisé.

—Je pense, répondit la jeune fille de sa douce voix, que cette cathédrale est une véritable merveille artistique et que nous ne pouvions mieux commencer notre voyage que par la visite de ce chef-d'oeuvre d'architecture et des richesses qu'il contient.

—Où allons-nous maintenant? interrogea le jeune Médrival, toujours impatient.

—Nous sommes à deux pas des canaux; allons les voir, dit Médouville.

—Voir des canots?... Sont-ils automobiles au moins?... continua le jeune homme.

Le secrétaire général, interloqué du coq-à-l'âne, écarquilla des yeux de chouette. Enfin il se ressaisit.

—Je ne parle pas d'appareils de navigation, dit-il en haussant les épaules, mais de routes propres à permettre la navigation, ce qui n'est pas la même chose. Des canaux—au singulier, canal—comprenez-vous?

—Croyez-vous que j'aie la tête aussi dure qu'une boule de bilboquet, monsieur de Médouville?... Il était inutile d'insister, j'avais compris.

Le secrétaire considéra encore un moment son interlocuteur d'un air de commisération comique, puis il se retourna vers le groupe des excursionnistes, en tête duquel marchait Robert de La Tour-Miranne, président et promoteur de la Société de tourisme, et il reprit le cours de ses explications.

—On prétend, dit-il, que Louis XI visitant, en 1473, les vieux quartiers d'Amiens où nous allons arriver, donna le nom à cette partie de la ville de petite Venise, mais cette parole historique me paraît tout aussi authentique que le mot de Louis XIV: «Il n'y a plus de Pyrénées», ou que le très bref discours de Cambronne aux Anglais, pendant la bataille de Waterloo, d'autant plus que cette flatteuse appellation était quelque peu exagérée, ainsi que vous allez pouvoir en juger.

—La rivière qui traverse la ville est bien la Somme, n'est-ce pas monsieur de Médouville, demanda une voix féminine, celle de Mme André Lhier, qui accompagnait son mari, devenu le passager de Breuval, le trésorier, alors qu'elle-même prenait place à bord du biplan de la providence des inventeurs.

—En effet! madame, c'est la Somme, s'empressa de répondre l'interpellé. Elle pénètre dans Amiens par le vieux pont du Cange, composé de trois arches de grès en ogive; elle s'élargit ensuite pour former le port Parmentier, bordé de la placé du même nom, où se tient trois fois par semaine le marché aux légumes approvisionné par les «hortillonneurs» des environs. Ensuite elle se divise en onze bras ou canaux....

— ...qui n'ont rien d'automobile, je vous assure, mesdames et messieurs, coupa irrévérencieusement Médrival, M. le secrétaire général me l'a affirmé tout à l'heure à moi-même.

Médouville ne broncha pas, malgré cette interruption et poursuivit:

—Parmi ces bras, le canal du Hocquet, qui coule au pied de l'évêché, est l'un des plus curieux. Très étroit, bordé de maisons décrépites, il a un air de ruelle arabe, car des moucharaby—qui sont en réalité des buen-retiro—sont disposés en encorbellement au-dessus du cours d'eau. Cet agencement ne laisse pas d'inquiéter les bateliers assez imprudents pour circuler sur ces eaux; ils ont toujours, peut-on dire, un «trou de Damoclès» ouvert au-dessus de leur tête et prêt à les arroser, au moment où ils y pensent le moins, d'un liquide malodorant....

—Ah!... fi!.... protestèrent les dames avec un geste de dégoût.

—Oh! rassurez-vous, mesdames, s'empressa d'ajouter le cicérone bénévole, toutes les eaux n'ont pas, heureusement, l'apparence fangeuse et sordide du canal du Hocquet. Les canaux des Clairons, eux, sont bordés d'arbres et de jardinets en terrasse, de balcons ornés de géraniums ou de fuchsias aux grappes rouges, et les maisons à charpente apparente rappellent plutôt Bruges-la-Morte.

—Est-ce qu'on peut pêcher à la ligne là-dedans? interrogea avec intérêt André Lhier qui était un fanatique de la pêche.

—Heu! heu! je crois bien que l'on ne doit pas y prendre grand'chose: du menu fretin, des ablettes, peut-être quelques anguilles et du gardon. Il paraît qu'autrefois le saumon abondait, ainsi que le barbeau, et que l'on retirait même des pièces remarquables, telles que cet esturgeon, présenté'à l'Echevinage en 1586, et qui ne mesurait pas moins de 9 pieds de longueur sur 3 pieds et demi de grosseur.

—En effet, mais voilà un citoyen que je n'aurais pas voulu avoir au bout de ma ligne!

—Il aurait pu vous démonter, c'est certain, sans compter que vous auriez pu prendre un bain en essayant de l'amener à terre.

—Oui, mais c'était sans doute au filet que l'on capturait ces monstrueux poissons!....

La troupe des touristes arrivait à ce moment au canal des Teinturiers, et le tic-tac ininterrompu de nombreux moulins, en même temps que les grincements de crécelle des trinqueuses, domina le bruit de la voix dû secrétaire qui dut rengainer ses explications un peu prolixes.

Les promeneurs purent examiner ces trinqueuses, sortes de laminoirs en bois, entre lesquels les ouvriers, chaussés de bas de laine rude enfoncés dans de gros sabots, faisaient passer des pièces de velours. Les longs plis du tissu se déroulaient dans l'eau et venaient ensuite tout ruisselants s'aplatir et se lisser sur les roues de bois les entraînant. Parvenu à l'extrémité de la rue longeant ce canal, Robert de La Tour-Miranne fit se retourner ses compagnons afin de leur permettre d'apercevoir une vue des plus pittoresques. Dans le fond, sur l'azur limpide du ciel, se profilait l'immense vaisseau de la cathédrale, avec sa flèche élancée et ses deux tours massives, puis l'église Saint-Germain, gracieuse construction du XVe siècle, enfin, à droite, le beffroi, édifice lourd et sans caractère architectural.

Après avoir examiné quelques instants ce point de vue, les jeunes gens passèrent derrière l'église Saint-Leu, dont le chevet est à cheval sur le canal Grainville qu'enjambent quelques passerelles, et ils s'engagèrent dans un labyrinthe de petites rues toutes bordées ou traversées par des canaux, et dont les maisons basses, construites un peu de guingois, semblaient, avec leurs façades raccommodées, se faire mille grimaces. Médrival fit remarquer à ses voisins les fenêtres inégales, percées à intervalles irréguliers, mais dont l'entablement portait de nombreux pots de fleurs, ainsi que les escaliers tortueux qui, au lieu d'être dissimulés à l'intérieur pour desservir les étages, s'ouvraient directement sur la voie publique.

Les touristes débouchèrent ensuite dans l'une des ruelles les plus anciennes de la petite Venise, et qui portait autrefois le nom pittoresque de rue de l'Andouille, remplacé aujourd'hui par le nom de l'inventeur du mets qui a rendu la ville d'Amiens célèbre dans les fastes culinaires: Degand, créateur des fameux pâtés de canard. C'était une étroite ruelle tortueuse, de moins de trois mètres de largeur, flanquée à droite et à gauche d'habitations aux portes basses coupées en deux par le milieu dans le sens de la hauteur. Des couloirs invraisemblables menaient dans des cours où grouillait une population d'enfants malpropres se livrant à toutes sortes de jeux sur des monceaux d'immondices et de débris de toute sorte.

Robert de La Tour-Miranne avait tiré sa montre de son gousset.

—Si vous m'en croyez, mes chers amis, dit-il, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps ici, quelque curieux que soit ce quartier. Le temps s'écoule et nous devons partir pour Lille à deux heures et demie. Nous ferions donc sagement de regagner l'hôtel où le déjeuner nous attend.

Docile à cette remarque du président, la troupe des excursionnistes remonta donc la chaussée Saint-Pierre, puis la rue Saint-Leu. On s'arrêta ensuite un instant devant la façade de l'église Saint-Germain, le beffroi, et enfin devant le nouvel Hôtel de ville. Pendant cette promenade, Médouville avait continué ses considérations sur les moeurs des quartiers que l'on venait de visiter.

—C'est incontestablement un vieux souvenir des traditions antiques que ces feux de bois qui s'allument encore dans tous les carrefours la veille de la Saint-Jean, disait le bavard secrétaire. C'est, paraît-il, une réjouissance pour les gamins qui, plusieurs mois à l'avance, vont quêter dans toutes les maisons les vieux balais, les caisses brisées, paniers défoncés, cages à lapins, paillasses criblées de punaises. Ils suent sang et eau pour traîner des fardeaux plus lourds qu'eux et dépouilleraient volontiers les arbres des promenades publiques pour augmenter le volume du bûcher qu'ils élèvent au beau milieu de la rue. L'honneur, la gloire dans la circonstance, est d'établir un foyer qui dépasse le grenier et dont on puisse dire en vérité que c'est lui le premier, «éch coq» en patois picard, des feux de la Saint-Jean de tous les quartiers de la ville. L'édifice, savamment construit, se termine par un mannequin, personnage important qui change tous les ans. Bismarck, Tropmann, Chamberlain entre autres, ont été ainsi brûlés en effigie. Ces réjouissances populaires ne se passent pas sans que le café, abondamment arrosé, cela va sans dire, de «brandevin», ne coule abondamment. Lorsque le temps est beau, les tables sont sorties dans la rue et les passants sont gracieusement invités à mettre deux sous pour avoir un «tiot pot» ou une «bistouille.» Ah! on ne s'ennuie pas derrière Saint-Leu, la veille de la Saint-Jean!...

—Dans ces vieux quartiers d'ailleurs, poursuivait l'intarissable conteur, on a conservé nombre d'autres traditions du passé. C'est là qu'est né Lafleur, le personnage principal du théâtre picard, et qui n'est autre chose qu'une réplique du célèbre Guignol lyonnais. Ce mauvais sujet, valet insolent, bat sa femme, rosse le commissaire et ne manque pas, à la fin de chaque pièce, de mettre en déroute à grands coups de pied les agents de police, en picard les «cadoreux». Mais, hélas, ces traditions se perdent un peu plus tous les jours, et Lafleur lui-même n'est presque plus connu maintenant, même dans le quartier qui l'a vu naître. Chaque année, quelque vieille maison bien pittoresque doit céder la place à une haute construction moderne, à l'aspect correct mais banal. Les vieux quartiers que nous venons de visiter tendent d'ailleurs à être désertés; la jeune génération gagne les quartiers hauts d'Henriville, coquettement assis sur la colline crayeuse.