10
LAURIE était épuisée quand la rame de la ligne no 6 arriva à sa station, 96e Rue et Lexington Avenue. En gravissant l’escalier vers la sortie, les pieds douloureux dans ses Stuart Weitzman neuves en vernis noir, elle remercia le ciel de pouvoir prendre le métro sans angoisse, comme tout le monde. Un an plus tôt elle n’aurait pas osé.
Elle ne scrutait plus chaque visage dans la foule, cherchant un homme aux yeux bleus. C’était la seule description que son fils, Timmy, avait pu faire de l’individu qu’il avait vu abattre son père d’une balle tirée en plein front à bout portant. Une vieille dame avait entendu l’homme dire : « Toi, dis à ta mère qu’elle sera la prochaine. Puis ce sera ton tour. »
Pendant cinq ans elle avait redouté que cet homme connu sous le surnom « Les Yeux Bleus » les retrouve, elle et son fils, comme il l’avait promis. Il y avait maintenant presque un an que Les Yeux Bleus avait été tué par la police lors d’une tentative avortée de mettre son plan à exécution.
Les craintes de Laurie n’avaient pas entièrement disparu en même temps que lui, mais elle commençait peu à peu à se sentir à nouveau normale.
Son appartement était situé deux blocs plus loin, dans la 94e Rue. Une fois dans son immeuble, elle fit un signe de tête amical au portier de nuit habituel en se dirigeant vers les boîtes aux lettres et les ascenseurs. « Hello, Ron. »
Arrivée devant sa porte, elle inséra une première clé dans la serrure du haut, une seconde dans le bouton de porte, puis les verrouilla tous les deux une fois à l’intérieur de l’appartement. Elle se débarrassa de ses escarpins tout en déposant courrier, sac et serviette sur la console de l’entrée. Elle ôta ensuite la veste de son tailleur qu’elle jeta par-dessus le tout. Elle rangerait plus tard.
La journée avait été longue.
Elle se dirigea vers la cuisine, sortit une bouteille entamée de sauvignon blanc du réfrigérateur et s’en versa un verre. « Timmy », appela-t-elle.
Elle but une gorgée et sentit aussitôt la tension de la journée se dissiper. Encore un de ces jours où elle n’avait pas eu le temps de manger, de boire un verre d’eau ou de vérifier ses e-mails. Mais au moins, son travail avait été récompensé. Toutes les pièces de l’émission consacrée à l’Affaire Cendrillon commençaient à se mettre en place.
« Timmy ? Tu m’entends ? Est-ce que grand-père te permet déjà de t’amuser avec tes jeux vidéo ? »
Immédiatement après la mort de Greg, le père de Laurie, Leo Farley, était devenu une sorte de père de substitution pour Timmy. Le petit garçon avait neuf ans à présent. Il avait passé plus de la moitié de sa vie entre sa mère et son grand-père.
Laurie ne savait pas comment elle serait arrivée à travailler à plein temps sans l’aide de son père. Il habitait à un bloc de chez elle. Tous les jours sans exception, il conduisait puis allait rechercher Timmy à l’école Saint-David, dans la 89e Rue près de la Cinquième Avenue, et restait dans l’appartement avec l’enfant jusqu’au retour de Laurie. Elle lui était beaucoup trop reconnaissante pour se plaindre, même quand il donnait à son petit-fils la permission de manger une glace avant le dîner ou de jouer avec sa tablette vidéo avant les devoirs.
Soudain, elle se rendit compte que l’appartement était plongé dans le silence. On n’entendait pas un son, ni la voix de son père expliquant un problème de maths à Timmy, ni celle de Timmy demandant à son grand-père de lui raconter ses histoires préférées du temps où Leo Farley appartenait à la police de New York. « Raconte-moi le jour où tu as poursuivi un bandit dans une barque à Central Park », « Raconte-moi la fois où un cheval de la police s’est échappé sur West Side Highway. » Aucun bruit suggérant que Timmy regardait une vidéo ou jouait sur son iPad.
Le silence.
« Timmy ? Papa ? » Elle s’élança hors de la cuisine si rapidement qu’elle oublia qu’elle avait un verre à la main. Le vin blanc se répandit sur le sol de marbre. Elle marcha dans la flaque, courut dans le salon, les pieds humides. Elle se répétait que Les Yeux Bleus était mort. Qu’ils étaient en sécurité à présent. Mais où était son fils ? Où était son père ?
Ils auraient dû être rentrés à cette heure. Elle parcourut le couloir au pas de course jusqu’au bureau. Confortablement installé dans son fauteuil de cuir, les jambes allongées sur le pouf, son père lui adressa un clin d’œil.
« Bonsoir, Laurie. Pourquoi cette précipitation ?
– Juste un peu d’exercice, dit Laurie en se tournant vers le canapé où Timmy était pelotonné, un livre à la main.
– Il était lessivé après le football, expliqua Leo. Je le voyais dodeliner de la tête en rentrant de l’école. Je savais qu’il s’endormirait dès l’instant où il s’allongerait. » Il consulta sa montre. « Bon sang. Cela va bientôt faire deux heures. Il va rester éveillé toute la nuit à présent. Désolé Laurie.
– Non, ça va. Je…
– Hé, dit-il. Tu es blanche comme un linge. Que se passe-t-il ?
– Je vais bien. C’est seulement que…
– Tu as eu peur.
– Oui. Pendant un instant.
– Tout va bien. »
Il se redressa dans son fauteuil, lui prit la main et la serra d’un geste réconfortant.
Elle pouvait prendre le métro sans y penser comme n’importe qui, mais elle n’avait pas encore tout à fait retrouvé son état normal. Quand les choses redeviendraient-elles comme avant ?
« Quant à Timmy, reprit Leo. Il a dit qu’il aimerait bien manger un curry indien. Qui a jamais entendu un gosse de neuf ans aimer l’agneau sagwala ? »
Au bruit de leurs voix, Timmy ouvrit les yeux. Il se leva d’un bond pour sauter au cou de sa mère. Ses immenses yeux bruns, si expressifs sous leurs longs cils, se tournèrent vers elle. Elle se pencha et l’embrassa. Sa tête était encore chaude et avait l’odeur du sommeil. Elle n’avait pas besoin d’un verre de vin pour savoir qu’elle était chez elle.
Trois heures plus tard, les devoirs terminés, les restes du curry mis de côté, Timmy – après le traditionnel « baiser du soir » – était bordé dans son lit.
Laurie regagna la table où Leo savourait une deuxième tasse de café. « Merci papa, dit-elle simplement.
– Parce que j’ai fait livrer le dîner ?
– Non, je veux dire pour tout. Pour tous les jours.
– Allons, Laurie. Tu sais bien que c’est le meilleur job que j’aie jamais eu. Maintenant, est-ce un effet de mon imagination ou Timmy et moi n’étions pas les seuls dans cet appartement à être un peu fatigués ce soir ? J’en jurerais, parfois je pense que tu as raison quand tu parles de télépathie. »
Quand Timmy était né, Laurie avait été convaincue qu’entre elle et son fils existait un lien inexplicable qui ne nécessitait ni parole ni contact physique. Elle se réveillait au milieu de la nuit certaine qu’il était arrivé quelque chose pour se trouver plongée dans un silence obscur. Invariablement, quelques secondes plus tard, le moniteur de la chambre du bébé répercutait les pleurs de l’enfant. Ce soir même, n’avait-elle pas rêvé de poulet tikka masala durant son trajet en métro ?
« Bien sûr que j’ai raison, dit-elle en souriant. J’ai toujours raison, de toute façon. Et toi aussi, quand tu dis que je suis un peu fatiguée. Seulement, c’est plus qu’un peu. J’ai eu une longue journée. »
Elle lui raconta l’accord sous condition de Brett Young concernant le choix de l’Affaire Cendrillon pour la prochaine émission de Suspicion, suivi de son coup de téléphone à Frank Parker.
« A-t-il la voix d’un assassin ? demanda Leo.
– C’est toi qui m’as enseigné que les êtres les plus froids, les plus cruels peuvent aussi se montrer les plus charmants. »
Il resta silencieux.
« Je sais que tu t’inquiètes toujours pour moi, papa.
– Bien sûr que je m’inquiète, comme tu t’inquiétais pour moi et Timmy quand tu es rentrée à la maison ce soir. Les Yeux Bleus n’est peut-être plus de ce monde, mais la nature même de ton émission implique que tu risques chaque fois de te trouver dans la même pièce qu’un tueur.
– Tu n’as pas besoin de me le rappeler. Mais Grace et Jerry sont toujours présents. Et l’équipe de prise de vues aussi. Il y a constamment quelqu’un avec moi. Je suis probablement plus en sécurité à mon travail que lorsque je marche dans la rue.
– Oh, voilà qui est vraiment rassurant.
– Je suis parfaitement en sécurité, papa. Frank Parker fait une brillante carrière à l’heure qu’il est. Il n’est pas idiot. Même si c’est lui qui a tué Susan Dempsey, il n’aura certainement pas envie de se mettre en danger en s’en prenant à moi.
– Bon, mais je serais plus rassuré si Alex faisait partie des gens qui ne te quitteront pas d’une semelle sur le tournage. Est-il disponible pour ce projet ?
– Je l’espère, mais Alex a son métier d’avocat, papa. Il n’a pas besoin d’un second job à plein temps comme vedette de la télévision.
– Allons donc ! Tu sais bien que plus il apparaît à la télévision, plus il aura de clients pour son cabinet.
– En tout cas, j’ai bon espoir qu’il nous rejoindra. » Elle se hâta d’ajouter : « Et pas pour la raison que tu invoques, mais parce qu’il a été si bon la dernière fois qu’on ne trouvera jamais meilleur présentateur.
– Et parce que vous aimez être ensemble.
– Impossible d’échapper à tes talents de détective, n’est-ce pas ? » Elle sourit et lui tapota le genou, mettant temporairement le sujet de côté. « Frank Parker a dit quelque chose d’intéressant aujourd’hui. Il a suggéré que le meilleur moyen de s’assurer de la présence de Madison Meyer serait de se présenter à sa porte avec une équipe de télévision.
– Cela paraît logique, comme d’agiter une aiguille devant un junkie. Tu as dit que sa carrière était pratiquement au point mort. Quand elle verra la possibilité de se retrouver sous les projecteurs, elle aura du mal à dire non.
– Et ça se passe à Los Angeles, dit Laurie, pensant tout haut. Je pourrais sans doute mobiliser une équipe réduite. Avec Madison, Parker et la mère de Susan à nos côtés, j’imagine mal que Brett ne me donne pas le feu vert. »
Elle prit son téléphone sur la table basse et envoya des textos à Jerry et à Grace : « Faites votre valise et prévoyez un temps chaud. Nous partons pour Los Angeles tôt demain matin. »
L’après-midi suivant à Los Angeles, Laurie arrêta leur minibus de location le long du trottoir et compara l’adresse à celle qu’elle avait entrée dans le GPS. Jerry et la petite équipe de tournage qu’ils avaient engagée pour la journée – seulement deux caméras à l’épaule et une lumière clé – sautaient déjà de l’arrière du véhicule, mais Grace demanda : « Tout va bien ? Tu as l’air d’hésiter. »
Que Grace puisse ainsi lire dans ses pensées lui fichait parfois la trouille. Maintenant qu’ils se trouvaient là, sans s’être annoncés, à la dernière adresse connue de Madison Meyer, elle se demandait si ce n’était pas une idée insensée.
Oh, et puis zut, se dit-elle. C’est de la téléréalité. Elle devait prendre des risques. « Pas de problème, affirma-t-elle en coupant le moteur. Je vérifie seulement que nous sommes au bon endroit.
– On n’est pas exactement à Beverly Hills, hein ? » fit remarquer Grace.
La maison de style ranch était toute petite, peinte d’un bleu qui commençait à s’écailler. L’herbe semblait ne pas avoir été tondue depuis un mois. Sous les fenêtres, les jardinières en piteux état ne contenaient que de la terre.
Laurie se dirigea vers la porte, Grace et Jerry sur ses talons, suivis de l’équipe télé. Elle sonna, une fois, puis deux fois, avant d’apercevoir des ongles rouges qui écartaient les rideaux de la fenêtre la plus proche. Deux minutes plus tard, une femme qu’elle reconnut ouvrit la porte. C’était Madison Meyer. Constatant que le rouge à lèvres fraîchement appliqué était assorti à celui des ongles, Laurie en conclut que Madison avait fait un rapide raccord à son maquillage avant de recevoir ses visiteurs.
« Miss Meyer, je m’appelle Laurie Moran. Je suis productrice attachée aux studios Fisher Blake et j’aimerais vous offrir un temps d’antenne dans une émission qui est vue par plus de dix millions de téléspectateurs. »
La maison était non seulement exiguë mais en désordre. Des revues traînaient un peu partout dans le séjour, sur le canapé, la table basse, empilés sur le sol près de la télévision. La plupart étaient apparemment des magazines people avec des articles sur des sujets importants tels que : « Une robe, deux stars : qui la porte le mieux ? » ou : « Devinez quel couple est sur le point de se séparer ? » Sur les murs de l’entrée, deux étroites bibliothèques étaient bourrées de souvenirs datant de l’époque des brefs succès de Madison au cinéma. Au centre se dressait la statuette qu’elle avait reçue pour son premier rôle, celui que Frank Parker lui avait confié après le prétendu rendez-vous manqué de Susan : un Spirit Award, pas un Oscar, mais quand même l’emblème d’une carrière prometteuse. Pourtant Laurie avait conclu après ses recherches que la carrière de Madison n’avait fait que dégringoler après cette première percée.
« Avez-vous reçu la lettre que je vous ai envoyée, miss Meyer ?
– Je ne pense pas. Ou peut-être ai-je simplement attendu pour répondre de savoir s’il y aurait une suite. »
Elle sourit en minaudant.
Laurie lui rendit son sourire. « Eh bien, considérez ceci comme la suite. » Elle présenta Grace et Jerry, qui lui serrèrent la main. « Avez-vous entendu parler de la série d’émissions de téléréalité Suspicion ?
– Oh oui ! dit Madison. J’en ai vu une l’année dernière. J’ai même dit en plaisantant que ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un me contacte à propos de la fille qui partageait ma chambre à l’université. Je présume que c’est pour cette raison que vous êtes là ?
– Comme vous le savez, dit Laurie, les gens se sont demandé pendant des années si vous aviez fourni un alibi à Frank Parker quand vous avez déclaré que vous étiez dans sa maison avec lui au moment du meurtre de Susan. »
Madison Meyer ouvrit la bouche pour répondre, puis serra les lèvres et hocha lentement la tête. En la voyant de près, Laurie constata qu’elle était toujours aussi jolie. Elle avait de longs cheveux blonds brillants, un visage ovale et des yeux verts au regard intense. Son teint était clair et lumineux. Mais les changements que le temps avait apportés à ses traits étaient visibles, ainsi que les tentatives qu’elle faisait pour les prévenir. Une raie d’un brun terne révélait que le moment était venu d’une nouvelle teinture. Son front était anormalement lisse, ses joues et ses lèvres trop pleines. C’était encore une très belle femme, mais Laurie se demandait si elle n’aurait pas été encore plus belle sans toutes ces interventions.
« C’est vrai, dit Madison. Les gens pensent ça.
– Vous n’avez rien à dire à ce propos ? insista Laurie.
– Suis-je la première personne à qui vous vous adressez ? La lettre que vous avez envoyée paraissait plutôt générale.
– Tiens, vous vous souvenez de la lettre, dit Laurie, haussant les sourcils. Vous avez raison. Nous avons posé la question à d’autres. Nous essayons de rassembler le plus grand nombre de personnes qui connaissaient la victime pour…
– Qui sont donc ces autres personnes ? Qui s’est engagé ? »
Laurie ne vit aucun inconvénient à répondre à Madison. « La mère de Susan. Votre autre camarade de chambre, Nicole Melling. Frank Parker. »
Les yeux verts de Madison étincelèrent en entendant mentionner le nom du réalisateur. « Je présume que les participants sont payés.
– Naturellement. Peut-être pas au niveau de ce qu’offrirait un studio de cinéma, mais je pense que vous trouverez la rémunération convenable. »
Laurie savait que Madison n’avait eu aucune proposition depuis dix ans.
« Donc je demanderai à mon agent de vous téléphoner pour parler des conditions avant de dire quoi que ce soit devant la caméra. Eh, vous là-bas… » Elle s’était tournée vers les deux cameramen. « Quand viendra le temps des prises de vues, mon bon profil, c’est le gauche. Et pas de contre-jour. Cela me vieillit. »
En regagnant le minibus, Laurie s’autorisa un sourire. Madison Meyer jouait les difficiles, mais elle parlait déjà comme la diva du plateau.