quatre
La lumière qui filtrait par ses rideaux élimés et les bruits de la cité commençant à s’animer avaient réveillé Pascal Blaise depuis longtemps quand il entendit la porte métallique de chez lui s’ouvrir en claquant. Il roula sur le côté et passa le bras sous l’oreiller pour attraper le pistolet qui s’y trouvait, toujours situé à portée de main. Il vérifia s’il était chargé et retira la sécurité d’une chiquenaude tandis que des voix excitées s’élevaient de l’étage en dessous.
Vu que le tapage avait immédiatement cessé et d’après le ton des voix, il pouvait être sûr que ce n’étaient pas les forces de l’ordre de Daron Nisato, mais il ne posa pas son pistolet pour autant. En ces temps incertains, les jeux dangereux auxquels jouaient les Fils de Salinas incitaient à la prudence.
Il se passa une main sur son crâne rasé et tira sur les deux tresses fourchues de sa barbiche, comme il faisait toujours quand il réfléchissait. Il reconnaissait les voix qui résonnaient en contrebas ; la première était celle de Cawlen Hurq, son ombre et garde du corps, et l’autre celle de Rykard Ustel, l’un des agents de son réseau d’espionnage.
Pascal fit jouer sa nuque, assouplissant les muscles du cou endoloris pendant la nuit. Il était seul et une vague odeur d’huile de moteur planait dans la chambre, ce qui était inévitable vu que les cloisons avaient été couvertes de plaques récupérées sur l’épave rouillée d’un char d’assaut Leman Russ.
Convaincu qu’aucun danger immédiat ne guettait, Pascal s’extirpa du lit et commença à s’habiller, revêtant un bleu de travail gris délavé et un large ceinturon de cuir. Il enfila ses bottes et commença à les lacer lorsqu’il entendit quelqu’un taper doucement deux coups à la porte.
— Entre, Cawlen, dit-il de sa voix forte et autoritaire. Un timbre de voix rompu à donner des ordres, mais qui avait autrefois davantage servi à percevoir la dîme ou à faire passer des annonces officielles et des messages publics.
Cawlen Hurq poussa la porte et inclina respectueusement la tête en entrant, le moindre de ses gestes sous contrôle et régi par une stricte économie de mouvements. C’était un colosse aux larges épaules et à la carrure menaçante. Tel que la nature l’avait proportionné, il ne semblait pas être fait pour autre chose qu’infliger de terribles dégâts. Comme Pascal, Cawlen portait un simple bleu de travail, mais il arborait aussi une carabine laser à canon court ainsi qu’une lame au côté, rangée dans son fourreau.
— Rykard Ustel est ici, annonça-t-il.
— J’ai entendu, fit Pascal. Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il a des informations sur des mouvements de troupes.
— Et il a absolument besoin de me les transmettre à une heure si matinale ? demanda Pascal d’un ton irrité.
— Il s’agit des Screaming Eagles, ajouta Cawlen. Une compagnie entière.
La colère de Pascal retomba, en même temps que disparaissait la somnolente fatigue qui l’avait jusque-là accablé. Les Screaming Eagles représentaient la section la plus haïe de tous les corps impériaux sur Salinas. La réputation qu’ils avaient, d’être brutaux et d’user de violence aveugle, était entièrement méritée et tout le monde sur Salinas avait des raisons de les détester pour ce qu’ils avaient infligé à Khaturian.
— Et tu n’as pas encore entendu la meilleure, ajouta Cawlen.
— C’est-à-dire ?
— Kain est à leur tête.
Pascal finit de lacer ses bottes et se leva.
Verena Kain…
— Tiens, tiens, quelle aubaine ce serait de pouvoir enfin nous payer cette salope sans cœur !
— C’est ce que je me suis dit, acquiesça Cawlen, un sourire malicieux sur les lèvres.
— Où sont-ils ?
— Rykard dit qu’ils se sont mis en route en direction du nord, répondit Cawlen. Qu’il semblerait qu’ils se dirigent vers le Champ de Mort.
— On a quelqu’un sur place ?
— Non, pas à ma connaissance, du moins.
— Mais alors, pourquoi mène-t-elle une compagnie là-bas ?
— Qui sait ? Enfin, Rykard dit qu’ils n’ont pas de véhicules de ravitaillement, donc ils ne vont pas tarder à revenir. On devrait envoyer des tireurs prendre position.
Pascal acquiesça.
— Envoie des messagers aux postes embusqués. Six batteries de missiles. Rassemblement à l’Ange de Fer, on se déploiera depuis là-bas. Allez, exécution !
Cawlen opina du chef et sortit de la chambre. Pascal se retrouva de nouveau seul.
Son cœur battait la chamade à l’idée de prendre sa revanche sur les Screaming Eagles. Il s’efforça de calmer son excitation, bien conscient qu’en la circonstance, il lui faudrait garder la tête froide. Les émotifs avaient tendance à commettre des erreurs et il n’était pas homme à se laisser dominer par ses émotions, qu’il considérait comme un gaspillage d’énergie.
Il arpentait la pièce en examinant en détail la situation, laissant libre cours à des talents analytiques qui lui avaient été autrefois bien utiles dans ses fonctions au sein de l’Administratum impérial ; fonctions qu’il avait l’impression d’avoir exercées il y avait de cela une éternité.
Pascal Blaise avait été scribe au service du gouverneur Shaara, un rouage de la machine implacable qu’était la bureaucratie impériale de Salinas avant l’arrivée de l’Achaman Falcatas. Si sur d’autres planètes du système, la révolte s’était mise aussitôt à gronder, le gouverneur Shaara avait tenu Salinas éloignée de l’influence des agitateurs et autres fomentateurs de troubles, convaincu qu’ils surmonteraient vite cette période de crise.
Comme la suite des événements lui avait donné tort !
Mis dans le même sac que les autres planètes du système, le monde de Salinas avait vu sa surface subir un pilonnage impérial tout aussi féroce que les autres atmosphères. Le gouverneur Shaara avait été exécuté le jour même de l’atterrissage des Falcatas et ses officiers parqués dans des camps de détention, le temps que les fonctionnaires du Departmento Munitorum décident de leur sort.
Pascal Blaise avait fait partie de la délégation de survivants du personnel administratif mandatée pour approcher le colonel Léto Barbaden, commandant des forces impériales déployées sur la surface de Salinas, afin de protester contre ces mesures, jugées totalement gratuites.
Le souvenir de ce jour resterait à jamais gravé dans l’esprit de Pascal Blaise. À peine s’étaient-ils plaints de la sévérité des Falcatas, invoquant la loyauté de leur ancien gouverneur, qu’un détachement de soldats – des hommes et des femmes que Pascal connaîtrait plus tard en tant que 8e compagnie des Screaming Eagles – était venu les encercler.
Le colonel Barbaden avait parlé du vent de révolte et de félonie qui soufflait sur tout le système et de comment il avait entendu les mêmes protestations d’innocence de la bouche de chaque responsable en fonction sur ces mondes rebelles.
Puis, la fusillade avait commencé.
Pascal palpa le bourrelet de tissu cicatriciel sur sa poitrine, là où le premier tir de laser l’avait frappé. Un second lui avait entamé le côté du crâne. Il avait vu trente-six chandelles et était tombé inconscient, sombrant dans un abîme de douleur. Quand il s’était réveillé, il gisait dans une tranchée fraîchement creusée devant les murs du palais, remplie de cadavres. Il avait reconnu autour de lui les visages de ses camarades de la délégation. L’horreur et l’injustice de ce meurtre de sang-froid lui avaient permis de puiser dans des réserves de force et d’endurance qu’il ne se connaissait pas.
Pissant le sang et au bord de l’évanouissement, il s’était extirpé tant bien que mal de la fosse commune. Il s’était ensuite enfoncé en titubant dans l’obscurité saturée de cris et de coups de feu, jusqu’à trouver le chemin de la maison de guérison la plus proche, où ses forces avaient fini par l’abandonner.
Il n’avait plus aucun souvenir des jours qui avaient suivi, à l’exception de la douleur et des vertiges causés par les sédatifs. Une semaine après la fusillade, il avait quitté le lit pour écouter le grondement des tanks de la garde impériale qui parcouraient les rues de sa cité et les claquements de bottes des soldats bardés de rouge de l’Achaman Falcatas, qui martelaient le pavé pour aller cueillir chez eux des traîtres présumés.
Il s’était senti gagné par la haine. Un nouvel homme était né à cet instant précis, le guerrier qu’il allait devenir enterrant le secrétaire administratif qu’il avait jadis été. Un mois après l’arrivée des Falcatas, l’organisation nouvellement créée des Fils de Salinas accomplit son premier geste de défi en posant une bombe qui avait été fatale à plusieurs officiers supérieurs de l’Achaman Falcatas.
Sous les ordres du charismatique et fougueux Sylvanus Thayer, les Fils de Salinas avaient connu plusieurs premiers succès, qui avaient sérieusement entravé les efforts des Falcatas pour prendre le contrôle de Salinas.
Mais ça ne pouvait pas durer.
Opposés à la pression implacable des forces de la garde impériale et au caractère impitoyable de Léto Barbaden, les Fils de Salinas ne pouvaient espérer l’emporter. Après le cauchemar du Champ de Mort, Sylvanus Thayer avait entraîné les Fils de Salinas, alors ivres de vengeance, dans une bataille rangée ; une bataille qu’ils ne pouvaient espérer gagner, et la fine fleur de leur monde fut purement et simplement anéantie.
Pascal avait supplié Sylvanus de ne pas affronter les Falcatas sur ce terrain, ne cessant de lui répéter que le sac de Khaturian avait été justement planifié pour le pousser à ce genre d’imprudence, mais rien ne put contenir la fureur que le massacre avait inspirée à son chef.
Et ils avaient donc péri au combat, pilonnés par l’artillerie et écrasés par les tanks, avant d’être achevés jusqu’au dernier par l’infanterie.
Les hommes voyaient en Sylvanus Thayer un héros, mais Pascal savait que c’était un imbécile. Aveuglé par la colère et sa soif de vengeance, il n’avait pas vu le piège que Barbaden lui avait tendu. Ou s’il l’avait vu, il n’en avait du moins pas tenu compte.
Pascal Blaise avait rallié les survivants et leur avait inculqué les vertus de la prudence et du secret. Il leur avait expliqué qu’ils n’étaient pas la force vengeresse toute-puissante que Thayer prétendait qu’ils étaient, mais plutôt le filet d’eau qui, dans le long terme, finirait par éroder le rocher.
Ainsi, la guerre menée par les Fils de Salinas avait pu reprendre.
Terminées les grandes provocations, mais de petits assauts de faible amplitude qui, à force, épuisaient les soldats qui occupaient leurs cités et dont l’ancien colonel siégeait dans le palais du gouverneur.
Un coup à la porte arracha Pascal à ses amères rêveries. Il leva les yeux pour voir Cawlen Hurq, qui se tenait de nouveau dans l’embrasure.
— Tu nous accompagnes ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Pascal en attrapant sa parka gris cendre.
Un sourire aux lèvres, il laissa retomber l’anorak et ouvrit la cantine vert-de-gris au pied de son lit. Il tendit le bras pour atteindre le bouton astucieusement dissimulé qui commandait l’ouverture du compartiment secret situé à sa base. Pascal souleva la première séparation qui masquait le double fond et sortit un paquet d’étoffes vertes et or soigneusement pliées.
Il désemballa la cape des Fils de Salinas et l’attacha aux boucles qu’il avait à l’épaule et sur la poitrine.
Cawlen acquiesça d’un air appréciateur.
Pascal rangea son pistolet dans son étui et adressa un large sourire à son garde du corps.
— Si nous partons exécuter Verena Kain, c’est quand même la moindre des choses qu’elle connaisse l’identité de ses bourreaux.
Haut dans les montagnes au-dessus de la cité fantôme, le seigneur des Décharnés s’assit avec ses congénères au cœur d’une forêt d’arbres à la cime élevée. Un léger voile de brouillard flottait au ras du sol et la sensation d’humidité qu’il procurait à ses muscles à nu était aussi étrange qu’insolite. La terre meuble sous ses pieds était un bonheur et l’air frais qui passait dans ses poumons était pour lui le plus savoureux des élixirs.
Il n’avait jamais connu de telles choses. Avant ce jour, la moindre bouffée d’air qu’il aspirait était chargée de saletés toxiques issues des fumées que vomissaient les raffineries parsemant les plaines désolées du monde des hommes de fer.
Ils avaient abattu deux autres de ces herbivores qui paissaient dans les pâturages, en contrebas de l’immense escarpement rocheux, et en avaient traîné les dépouilles sous le couvert des arbres. Les carcasses gisaient, déchiquetées et sanguinolentes, au milieu du cercle formé par les Décharnés. Leur seigneur dévorait la viande à pleines dents, mangeant directement sur l’os de la patte postérieure qu’il tenait dans son poing charnu.
La viande avait un goût qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait ; fraîche, saignante et pleine de saveur. Il ne se souvenait pas avoir jamais mangé autre chose que de la viande avariée, prélevée sur des cadavres ou sur les corps bouffis et chimiquement altérés des créatures mutantes qu’ils trouvaient dans les camps de chair des hommes de fer.
L’idée qu’une autre vie fut possible n’avait jamais effleuré l’esprit du seigneur des Décharnés, car qu’y avait-il d’autre là où il vivait ? Des fragments de sa vie d’avant mutation lui revenaient de temps en temps en mémoire, comme des images reflétées par les éclats d’un miroir brisé, mais il les avait toujours tenus à distance de sa conscience.
Parfois, lorsque la douleur et le degré d’épuisement que lui causait son existence devenaient trop lourds à supporter, il partait s’enfoncer dans les montagnes cendrées pour se prélasser sur les cimes polluées par le smog. Les nappes toxiques le plongeaient alors dans le plus profond des sommeils, lui permettant de se raccrocher aux dernières de ces réminiscences.
Là, son corps pouvait se délasser, et les rêves d’une autre existence, d’un autre mode de vie, devenaient accessibles.
S’agissait-il de souvenirs ? Il n’en savait rien, mais se plaisait à le croire.
Il voyait un visage féminin, pétri de bonté et d’un amour inconditionnel. Il espérait que ce fut sa mère, mais cette vision n’éveillait en lui aucun souvenir. Elle lui parlait, mais il n’entendait jamais ce qu’elle lui disait. Tout ce qu’il voyait, c’était à quel point elle était belle et l’amour qu’elle lui portait.
Cependant que les émanations toxiques l’entraînaient plus profondément dans les tourments de son esprit altéré, il apercevait des bâtiments immenses en pierre blanche, de somptueux vitraux de mille couleurs et une foule de statues représentant un guerrier d’or, la tête nimbée d’étoiles, entouré d’anges de lumière.
De toutes les visions enfiévrées qui venaient frapper l’imagination du seigneur des Décharnés, celle-ci était la plus puissante. C’était même plus que cela : elle avait une identité.
C’était l’Empereur et l’Empereur l’aimait.
Cette sensation d’amour ne durait jamais bien longtemps et ces souvenirs bienheureux ne tardaient pas à se briser en morceaux, remplacés par d’affreuses visions d’horreur et de sang, si terrifiantes qu’il se mettait à broyer la roche à coups de poing en se débattant dans son cauchemar fiévreux.
Il voyait des flammes. Il voyait des explosions et des salves de mitraille danser dans le ciel.
À la lueur des déflagrations, il discernait les silhouettes de guerriers en armures gris métallisé ornées de chevrons jaunes et noirs.
D’épais gantelets se saisissaient de lui pour l’arracher à l’étreinte du cadavre ensanglanté de la belle femme. Personne ne prêtait attention à ses hurlements tandis que son univers était réduit à un bombardement d’images horrifiques : ténèbres et terreur, avec comme un goût de sang dans la bouche ; des monstres brandissant des scies, la bave aux lèvres, et les gueules dégoulinantes de mères monstrueuses.
Puis, plus rien d’autre que la douleur et une sensation de vide tandis qu’il se sentait enveloppé dans des replis de chair moite et entraîné dans les ténèbres.
Enfin la lumière, radieuse.
Mais la lumière n’était qu’un leurre, ne servant qu’à lui révéler son extrême laideur.
Un monstre. Il était devenu un monstre, jeté aux égouts avec les restes de viande avariée que l’on évacuait dans les régions sauvages et inhospitalières, de l’autre côté des murailles de la citadelle des hommes de fer.
Le dégoût que lui inspirait sa propre existence finissait toujours par briser l’étau dans lequel les fumées toxiques mettaient son esprit, et il redescendait le versant montagneux pour aller retrouver sa meute pathétique d’indésirables, de parias et de mal-aimés.
Nombre de ces amas dénaturés de viande et de cartilages qui se déversaient d’en haut n’étaient que des créatures informes et hurlantes, sans véritable conscience et tout juste bons à manger. Mais ceux qui avaient un semblant de forme et montraient suffisamment de vigueur venaient grossir les rangs de la meute du seigneur des Décharnés.
C’était là sa vie et il n’en avait pas connu d’autre avant l’arrivée du guerrier.
Le seigneur des Décharnés avait regardé le dernier dégorgement en date se déverser de la citadelle des hommes de fer, se demandant quel goût aurait la viande de ces malheureux cependant qu’il les voyait se débattre dans les eaux sombres pour atteindre les berges de la mare. Son impatience s’était changée en perplexité quand il s’était rendu compte qu’aucun d’entre eux n’était un monstre. Il ne pensait qu’à se régaler de leurs chairs, mais le guerrier à la tête des nouveaux arrivants avait sur lui une odeur maternelle étrangement familière.
Le seigneur des Décharnés les avait emmenés dans la grande caverne souterraine qu’ils habitaient et les avait présentés à l’imposante statue de l’Empereur qu’ils avaient érigée à partir des détritus déversés d’en haut. L’Empereur avait jugé de la valeur du guerrier qui se faisait appeler Uriel et c’était ainsi que les nouveaux venus étaient devenus membres de la tribu. Ensemble, ils s’étaient vengés des hommes de fer qui résidaient dans la forteresse perchée au sommet d’une de ces montagnes infranchissables.
Des litres de sang avaient été versés, quantité d’hommes de fer avaient été tués et leur forteresse avait fini par s’effondrer avec fracas. Un grand nombre de Décharnés avaient également péri, mais cela restait un bon souvenir, un de ceux auxquels le seigneur des Décharnés s’était cramponné alors qu’ils s’échappaient du monde de leur monstrueuse naissance à bord des entrailles métalliques de la machine-démon.
Il n’aimait pas penser au temps passé dans les profondeurs nauséabondes et imbibées de sang de la machine démoniaque, car il lui avait fallu faire appel à toute sa puissance de persuasion et à toute l’autorité qu’il avait sur eux pour empêcher les membres de sa tribu de s’entretuer dans une débauche de coups de griffes et de crocs.
Le voyage s’était finalement achevé et ils avaient posé le pied sur ce monde. L’air était pur et le sol meuble, mais quelque chose clochait. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, mais il avait la sensation que l’ombre d’un grand courroux saturait l’atmosphère.
Il le ressentait aussi sûrement qu’il sentait le sang ruisseler sur son visage à vif.
Il n’y avait presque plus de viande sur les carcasses. Un membre de la tribu, une créature dont les organes luisants débordaient du squelette et dont la gueule hideusement étirée était garnie de crocs dentelés, brisait les os en deux pour en sucer la moelle. Un autre fouillait dans les entrailles d’une des bêtes éviscérées, en quête de dernières bouchées à avaler.
— Non ! gronda le seigneur des Décharnés. Nous pas obligés de vivre comme ça.
Tous les membres de la tribu levèrent le regard vers lui, la confusion déformant leurs traits dénaturés.
— Ici être monde meilleur pour nous, ajouta-t-il. Uriel promettre ça à nous. Nous pas être craints et Empereur aimer nous.
Il vit de l’espoir dans leurs yeux, à la douce lueur dorée des premiers rayons de soleil qui filtraient à travers la frondaison des arbres. Le seigneur des Décharnés sentait la chaleur sur sa peau et baissa le regard à mesure qu’elle se propageait le long de la chair à vif de son bras.
Il se leva pour quitter l’ombre de la forêt, penchant la tête sous les branches tandis que le soleil montait plus haut au-dessus des montagnes, baignant tout le panorama dans sa lumière ambrée. Toute la tribu lui emboîta le pas, captivée par le disque lumineux qui grossissait dans le ciel.
Marchant comme des somnambules venant de se réveiller, les Décharnés sortirent du couvert des arbres pour se retrouver à découvert. L’émerveillement se peignait sur leurs visages. Ce disque rayonnant dans le ciel offrait une vue incroyable et inédite, mais en même temps étrangement familière.
Des souvenirs d’une époque plus heureuse luttaient pour remonter à la surface et le seigneur des Décharnés sentit un embryon d’espoir renaître au fond de son cœur. Peut-être cela pourrait-il être effectivement un endroit plus propice, un nouveau départ s’offrant à eux sur un monde où ils ne seraient plus ni haïs, ni persécutés.
La sensation de chaleur sur son corps s’intensifia, le picotement sur sa peau se changeant en quelque chose d’autre, quelque chose de douloureux. La tribu entière se mit à pousser des gémissements en se grattant les bras et le corps, comme si la peau ne cessait de les démanger.
La musculature du seigneur des Décharnés lui brûlait ; une sensation proche des vives irritations dont il souffrait chaque fois qu’il s’aventurait dans les eaux croupies du monde des hommes de fer.
Il poussa un grognement en sentant la sensation de brûlure s’intensifier, ses chairs n’ayant pas l’habitude de ces étranges rayons de soleil. Des taches noires commençaient à se former sur sa peau, s’étalant comme des gouttes d’huile sur la surface de l’eau. La douleur se faisait plus vive à mesure que les cloques noires s’élargissaient. Tandis qu’il en grattait une jusqu’au sang, le seigneur des Décharnés rugit en voyant un pus visqueux suinter de la blessure.
Sur le monde des hommes de fer, le soleil irradiait le désespoir, mais celui-ci… celui-ci irradiait la douleur.
Les Décharnés se mirent à hurler en se lacérant les chairs tandis qu’ils essayaient de comprendre ce qu’il leur arrivait. Ils poussaient des cris pitoyables en sentant la lumière du soleil leur brûler le corps. Le seigneur des Décharnés rugit de colère. Il se sentait trahi.
Ce monde était malfaisant. En son for intérieur, il n’en avait jamais douté, mais s’était efforcé d’oublier que tout les prenait systématiquement en grippe.
Même le soleil cherchait à les anéantir.
— Tribu ! rugit-il. En arrière ! Revenir dans les ombres !
Il se détourna du soleil ardent et retourna en courant sous le couvert des arbres, mais même là, le soleil les atteignait, dardant ses rayons meurtriers à travers la frondaison pour venir brûler la chair sans défense de leurs corps dépecés. Les Décharnés lui lancèrent des regards implorants, en attente de directives, mais il n’en avait aucune à donner.
Il n’y avait pas de vie meilleure, pas pour ceux de leur espèce.
Souffrant le martyre, les Décharnés beuglaient en se frappant la poitrine pendant que leur seigneur hurlait sa frustration à l’adresse des cieux. À travers le feuillage, celui-ci aperçut l’escarpement rocheux qui se dressait au-dessus de leurs têtes, un raidillon vertical de roche noire et luisante, parcouru par une myriade de cascades jaillissant d’un point situé plus haut.
Sur le noir de la roche, le seigneur des Décharnés discernait une tache d’un noir encore plus profond, une crevasse ouverte dans la paroi : une caverne.
— Tribu devoir courir ! s’égosilla-t-il. Trouver abri dans rochers ! Suivre moi !
Sans même jeter un regard en arrière pour voir si les autres lui emboîtaient bien le pas, il quitta la piètre couverture que leur offrait la forêt pour s’élancer au pas de course vers les falaises. Sa puissante musculature le propulsait littéralement à travers le paysage tandis qu’il bondissait par-dessus d’énormes rochers, tâchant de surmonter la douleur cuisante qui menaçait à tout instant de le submerger.
Il entendait s’élever derrière lui des hurlements de douleur, mais aussi les bruits de pas, lourds et humides, du reste de la tribu qui le suivait dans un concert de craquements d’os mal formés.
Les cloques noires gagnaient du terrain sur son corps, mais le seigneur des Décharnés fermait son esprit à la douleur, tout son être tendu vers un seul objectif : atteindre la fraîcheur enténébrée de la caverne. Il sauta par-dessus un éperon de roche effondré et ralentit le pas au moment de se glisser dans les ombres. La sensation de brûlure s’apaisa, mais la douleur sourde qui lui rongeait les membres et le corps subsistait.
Il se retourna pour voir les membres les plus rapides de la tribu terminer leur course folle jusqu’à la caverne dans une cacophonie de grincements de dents et de cris de douleur. Il tourna ensuite la tête pour suivre du regard la pénible progression de ceux qui se frayaient encore un chemin à découvert, la lumière dorée calcinant un peu plus leur carne et leurs os à chaque seconde qui passait.
L’un d’eux, une créature avec des jambes rachitiques et un buste hypertrophié, trébucha sur une pierre. Il s’écroula sur le sol en gémissant de douleur. À l’instant où il s’écrasait par terre, ses cloques éclatèrent en libérant un limon visqueux. Son corps rouge luisant se déchirait aux endroits où il avait été brûlé. Il s’échinait à essayer de se relever, mais en total déséquilibre, rien n’y faisait, il n’y arrivait pas. Des bras puissants tentèrent de le hisser sur ses pieds, mais l’horreur de ce qu’il lui arrivait et les souffrances que cela lui causait étaient trop dures à supporter pour une seule créature.
Il s’effondra en laissant échapper un dernier hurlement, et le seigneur des Décharnés regarda les taches noires lui dévorer le corps tandis que le soleil impitoyable consumait son dernier souffle de vie.
— Mort, maintenant, déclara le seigneur des Décharnés, et les autres s’approchèrent d’un pas traînant pour jeter un œil à la dépouille calcinée. Ils sentaient l’odeur de viande qui en émanait. Le mélange de trouble et de voracité qui les assaillait ne lui échappa pas, mais aucun n’osa s’aventurer une nouvelle fois dans la lumière.
Le seigneur des Décharnés se détourna des rayons qui illuminaient l’entrée de la grotte. Les parois noires et ruisselantes s’enfonçaient à perte de vue. Les ténèbres étaient réconfortantes après la douleur infligée par la lumière. Il s’engouffra davantage d’un pas chancelant, ses pensées se bousculant tant l’expérience de cette nouvelle souffrance l’avait bouleversé.
Voilà qu’ils redevenaient une fois de plus des monstres tapis dans l’obscurité d’une caverne, là où, finalement, tous les monstres devraient rester.
Le seigneur des Décharnés sentait sa colère monter.
Dans un véhicule de combat blindé de classe Chimère, le compartiment réservé aux troupes était censé pouvoir transporter douze soldats et leur attirail jusqu’au cœur de la bataille. Comme c’était souvent le cas dans l’armée avec les prévisions de capacités d’encombrement, cela sous-entendait qu’une fois entassés, les soldats n’éprouvent pas le besoin de bouger le moindre muscle. Avec deux space marines à bord, cet espace était devenu sérieusement confiné. Par conséquent, cinq soldats avaient dû changer de place et se trouvaient obligés de voyager sur le toit du véhicule.
— Et moi qui trouvais qu’on était à l’étroit dans un Rhino ! lança Pasanius. Rappelle-moi de ne plus jamais me plaindre à Harkus.
Uriel ne répondit rien, le regard fixé sur les bribes de paysage qu’il entrevoyait à travers les meurtrières qui jalonnaient les flancs du véhicule et laissaient entrer un peu de lumière naturelle à l’intérieur du compartiment. Des néons encastrés couraient sur toute la longueur du toit, mais la lueur qu’ils émettaient était d’un rougeâtre des plus morbide.
Quatre soldats de l’Achaman Falcatas étaient assis avec eux à l’arrière de la Chimère : trois guerriers casqués avec leurs fusils laser sur les genoux et le sergent qui avait confisqué l’arme de Pasanius. Lui seul avait enlevé son casque et Uriel constata que les implants oculaires faisaient partie intégrante de celui-ci, au lieu d’être greffés à son visage.
Le sergent était entre deux âges, mais avait un visage buriné aux traits marqués, surmonté d’une tignasse blond roux. L’homme avait un regard dur, mais pas inamical, et il regardait Uriel et Pasanius avec un mélange de respect, d’admiration et de nervosité.
— Alors, vous êtes des Ultramarines, c’est ça ? demanda-t-il.
— C’est ça, acquiesça Uriel.
— Je suis le sergent Jonah Tremain, répliqua l’homme en lui tendant sa main gantelée. Uriel trouva la poigne pour le moins vigoureuse et soupçonna que la main du sergent fut une prothèse augmentique.
Ses soupçons furent confirmés lorsque Tremain leva la main en précisant :
— Perdue lors d’une escarmouche contre des pirates eldars. Un projectile a ricoché dessus et un éclat de quelque chose s’est logé sous la peau. Ça s’est infecté et les toubibs ont dû l’amputer sur-le-champ.
— Je me suis déjà battu contre les eldars, dit Uriel. De redoutables adversaires : rapides et meurtriers.
— Pour sûr ! acquiesça Tremain. C’est exactement ça. Mais bon, à l’époque, le colonel n’était pas manchot non plus. Il a déjoué leurs plans et aucune de leurs ruses subtiles n’a pu les sauver quand il les a acculés avec ses Screaming Eagles.
— « Il » ? Quelque chose m’échappe…
— Ah, oui, bien sûr : le colonel Kain n’est à la tête de ce qu’il reste du régiment que depuis le jour de la Restauration, expliqua Tremain. Avant cela, c’était le colonel Barbaden qui commandait les Falcatas.
— Le même Barbaden qui est maintenant gouverneur ?
— Lui-même, acquiesça Tremain. On a conquis ce monde à la régulière. On s’est acquitté de nos dix ans de service, et après avoir combattu dans les enfers de Losgat et Steinhold, on nous a autorisés à nous installer sur cette planète, à partir du moment où on la ramenait dans le giron de l’Imperium.
Uriel jeta un coup d’œil vers les soldats assis en silence près de la lourde écoutille de fer, à l’arrière du véhicule. Ces hommes étaient des durs à cuire et le fait que leur sergent se montra si loquace jurait avec ce qu’on aurait attendu de lui.
— Alors, les amis, comment vous avez fait pour vous retrouver là ? demanda Tremain.
— Dans cette cité ou sur ce monde ?
— Les deux, répondit Tremain en souriant, mais Uriel voyait bien que c’était un sourire forcé. Je suis sûr que c’est une histoire passionnante. Les visiteurs sont rares par ici, à plus forte raison les space marines. Alors, allez-y, racontez-moi comment vous avez atterri ici.
Uriel sentait le regard de Pasanius peser sur lui, comme le mettant implicitement en garde d’en dire trop, et il se demanda si le colonel Kain écoutait secrètement leur conversation. Avait-elle placé Tremain à leurs côtés pour les faire parler, s’imaginant qu’un sergent amical saurait attirer les confidences les plus irréfléchies ?
— C’est une longue histoire… pour le moins compliquée, sergent Tremain, finit par répliquer Uriel.
— Vous devez bien avoir un vaisseau. Je veux dire, comment atterrir sur la surface sinon ?
— Non, nous n’avons pas de vaisseau, fit Uriel.
— Vous vous seriez donc directement téléportés jusqu’ici ? insista Tremain. Depuis un vaisseau en orbite ? Ou peut-être à bord d’une capsule de débarquement ? Vous autres space marines utilisez ce genre de choses, non ?
— En effet, acquiesça Uriel, mais nous ne sommes pas arrivés ainsi.
— Eh bien, dites-moi comment, alors.
— Comme je vous l’ai dit, c’est une longue histoire, dont je préfère réserver la primeur au gouverneur Barbaden. Mais je vous dirai quand même ceci : tout comme vous, nous sommes de fidèles serviteurs de l’Empereur. Nous avons effectué une mission pour notre chapitre et tout ce que nous voulons, c’est rentrer chez nous retrouver nos frères de bataille.
— C’est juste que, de tous les endroits possibles, il a fallu que vous débarquiez là, lâcha Tremain.
— À Khaturian, vous voulez dire ? C’est bien comme cela que s’appelle cette ville ?
— Oui, c’est comme ça qu’elle s’appelle, répondit Tremain, et Uriel sentit que l’homme était réticent à s’étendre sur le sujet.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il néanmoins. Pourquoi y aller est-il passible de la peine de mort ?
— C’est la loi, c’est tout, lança Tremain d’un ton cassant. Maintenant, on parle plus du Champ de Mort.
— Le Champ de Mort ?
— J’ai dit qu’on n’en parlait plus, le mit en garde Tremain, manifestement peu impressionné par le fait que le guerrier assis en face de lui pouvait le tuer en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Quel que fût le secret que cachait la cité de Khaturian, ou le « Champ de Mort », comme Tremain l’avait appelée, c’était un sujet qui le mettait mal à l’aise.
Voyant qu’il ne tirerait rien d’intéressant d’Uriel, Tremain se rembrunit, abandonnant l’humeur volubile qu’il affectait précédemment, et le silence régna sur les heures de voyage suivantes, lors desquelles le sergent ne livra plus aucun autre éclaircissement sur le monde de Salinas ou sur ses habitants. Uriel ne chercha pas à relancer la conversation. Au lieu de cela, il se laissa de nouveau absorber par les bribes de paysages qu’il apercevait par les meurtrières percées au-dessus de l’arsenal de fusils laser du véhicule.
Le peu qu’il en entrevoyait suggérait un paysage verdoyant de hautes montagnes et de forêts luxuriantes s’étalant sous un ciel clément et dégagé. Un tel spectacle après les panoramas cauchemardesques d’un monde démoniaque au sein de l’Œil de la Terreur avait vraiment de quoi réjouir et Uriel comptait bien voir davantage de ce monde avant de partir pour Macragge.
La seule pensée de revoir le berceau de son chapitre était comme un baume sur son âme. Il sentait déjà que le voile d’ombre qui l’enveloppait perdait du terrain, le laissant retrouver tranquillement ses repères.
Ils avaient accompli leur serment de mort et étaient revenus sur un monde de l’Imperium. Certes, pour l’instant, tout consentants qu’ils fussent, ils ne valaient guère mieux que des captifs, mais ça ne durerait pas et Uriel était prêt à subir encore quelques outrages avant de rentrer au bercail. Il ne pouvait blâmer les Falcatas pour leur méfiance, car n’étaient-ils pas apparus sans crier gare au milieu de nulle part, totalement à l’improviste ? Quiconque aurait fait de même sur Macragge aurait été envoyé croupir dans les donjons les plus profonds de la forteresse d’Héra avant d’être impitoyablement interrogé.
Ah… la forteresse d’Héra : les somptueuses bibliothèques de la Connaissance, le temple de la Correction où le corps de Roboute Guilliman était conservé en stase, la chambre des Héros, la vallée de Laponis… Tant d’endroits merveilleux.
S’il avait la chance de retourner à Macragge, Uriel était décidé à tous les visiter.
Une voix au timbre grésillant émise depuis un haut-parleur cabossé coupa court à ses rêveries.
— À toutes les unités, on se réveille, résonna la voix de Verena Kain. Que tout le monde soit paré à tirer, nous approchons de la périphérie de Barbadus.
Uriel retourna son attention vers Tremain.
— Barbadus ? fit-il. C’est une cité ?
Tremain acquiesça, enjoignant les quatre autres soldats à empoigner les fusils laser encastrés.
— Ouais, c’est la capitale, finit-il par répondre en faisant descendre une sorte de périscope avec une tablette pix éraflée du plafond métallique du compartiment. L’écran de la tablette s’alluma dans un grésillement d’électricité statique, affichant une image tremblotante de la zone urbaine qu’ils allaient traverser.
Les contours de l’agglomération étaient flous et Uriel trouva que ces bâtiments de banlieue avaient quelque chose d’étrange, mais la mauvaise résolution de l’image ne lui permettait pas de comprendre exactement ce qui lui causait cette impression.
Une haute structure, à moins que ce ne fût une sculpture, s’élevait au-dessus de la périphérie de la cité. Les distorsions de l’image pix lui donnaient l’allure d’un ange ailé.
Alors que la colonne de véhicules se rapprochait, Uriel demanda de quoi il s’agissait.
— Ce que c’est ? fit Tremain. Quoi, ça ? Mais c’est l’ange de fer !
Pascal Blaise était accroupi derrière le parapet du toit d’une maison de pisé en ruine, guettant la colonne de Chimères à l’approche. Il avait renoncé à essayer de deviner dans quel véhicule le colonel se trouvait, car aucun n’arborait d’antenne de communication vox longue distance ni aucune marque distinctive susceptible d’indiquer qu’un officier supérieur était à son bord.
Non, les Falcatas avaient finalement appris à ne plus commettre ce genre d’erreur de débutant.
Trois Sentinelles patrouillaient en avant de la colonne et trois autres formaient l’arrière-garde. Il eut un instant de malaise en s’imaginant la puissance de feu que ce régiment était susceptible de déchaîner.
À côté de lui, Cawlen Hurq tenait délicatement un lance-missiles cabossé entre ses mains, le projectile déjà chargé et amorcé. D’un côté à l’autre de la rue, juchés sur les bâtiments qui l’entouraient ou nichés à l’intérieur de châssis de tanks calcinés, se trouvaient cinq autres équipes de lance-missiles et une trentaine de snipers armés de toute une variété d’antiques fusils laser et de tromblons d’un autre âge.
Les hommes avaient été rassemblés à la hâte. Si agir dans la précipitation et d’une manière aussi désorganisée allait à l’encontre de tout ce qu’il enseignait à ses soldats, il ne pouvait tout bonnement pas laisser passer une si belle occasion d’éliminer Kain.
Les Chimères traversaient les faubourgs ravagés de la cité à vive allure, passant avec fracas devant des bâtiments de plus en plus décrépits qui répandaient leur laideur sur le paysage. À l’instant même, dans les habitations en contrebas, les sympathisants des Fils de Salinas faisaient évacuer les lieux. Pascal Blaise prenait soin de ne pas exposer inutilement les habitants de son monde au danger, mais les Falcatas ne seraient pas aussi soucieux de leur sécurité au moment des représailles.
Fort heureusement, quand ils commenceraient à riposter, ses hommes et lui se seraient déjà évanouis dans le dédale de ruines et d’épaves de véhicules abandonnés qui jonchaient la cité.
— Prêt ? murmura-t-il, le grondement des chenilles des chars se faisant plus assourdissant à chaque seconde qui passait.
— Et comment ! répliqua Cawlen.
— Laisse passer les machines bipèdes et bousille-moi le véhicule de tête, ordonna Pascal. Les autres attendent que tu tires avant de bouger.
— Je suis au courant, siffla Cawlen. Je sais que ça peut paraître incroyable, mais figure-toi que c’est pas la première fois que je fais ça.
— Oui, bien sûr, au temps pour moi, s’excusa Pascal, luttant contre son penchant naturel à toujours vouloir régler lui-même le moindre détail d’une opération.
Confiant dans le fait que Cawlen Hurq lancerait les prémices de l’embuscade au bon moment, Pascal leva les yeux vers l’ange de fer, ange gardien et porte-bonheur des Fils de Salinas.
La majestueuse sculpture en pièces détachées se dressait au-dessus de sa tête. Les ailes de l’ange venaient de l’épave d’un Thunderhawk écrasé. Son corps avait été façonné à partir des tôles froissées du fuselage de l’appareil et des pièces de réacteur avaient été utilisées pour former ses traits. Quoique grossière et inachevée, la statue n’en fût pas moins magnifique.
— Puissiez-vous veiller sur nous aujourd’hui, gente dame, murmura-t-il.
Pascal passa la tête par-dessus le parapet.
Les Chimères pénétraient dans la zone de tir.
Cawlen Hurq se redressa sur ses genoux et posa le lance-missiles sur la balustrade pour mettre en joue les véhicules dans la rue en contrebas.
— Pour les Fils de Salinas ! cria-t-il en enfonçant le bouton de mise à feu.