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Deux

La nuit tombait sur la cité fantôme lorsqu’Uriel et Pasanius se mirent en quête d’un abri contre les rafales de crachin et de vent cinglant. Bien qu’elle fût sectionnée au niveau du coude et toute maculée, Pasanius portait toujours son armure énergétique bleue, tandis que la peau nue d’Uriel était en maints endroits exposée aux intempéries. Les féroces morticiens avaient arraché des pièces entières de son plastron, et s’il en restait encore quelques fragments, l’armure était plus ou moins hors d’usage.

Privée de courant pour alimenter son exosquelette et ainsi augmenter la force de son porteur, l’armure devenait terriblement lourde et encombrante, péchant ironiquement là où était censé résider son pouvoir. Les deux space marines se dirigèrent machinalement vers le temple impérial. De tous les bâtiments qui bordaient l’esplanade, c’était le moins endommagé et par conséquent, la meilleure position défensive qu’offrait le panorama.

La cité semblait morte et abandonnée, mais ce n’était pas le genre de choses auxquelles il fallait se fier aveuglément. Une exploration plus conséquente de la ville s’imposerait au lever du soleil, mais pour le moment, se mettre à l’abri et garder un profil bas étaient les seules priorités d’Uriel.

Les portes de métal gisaient sur le sol, gauchies et à moitié fondues, et Uriel reconnut les striations caractéristiques d’impacts de bombes à fusion.

— Des gens semblent s’être barricadés à l’intérieur, observa Pasanius en suivant le regard d’Uriel.

— Oui, on dirait, acquiesça Uriel.

— Mais pourquoi faire une chose pareille ?

— Si tu étais un habitant de cette cité et qu’elle subissait une attaque, où chercherais-tu à te réfugier ?

— Nulle part, répondit Pasanius. Je serais en train de me battre, pas de me cacher pendant que d’autres combattent à ma place !

Uriel préféra ne pas relever la naïveté de la réflexion, somme toute parfaitement compréhensible, et ne rien répondre, reconnaissant dans le ton de Pasanius ce même manque d’empathie pour les craintes des humains qu’il avait repéré chez tant d’autres de ses congénères. En s’élevant si haut au-dessus du commun des mortels, on n’était pas à l’abri d’un excès de vanité, et s’il avait entendu nombre d’autres guerriers Astartes exprimer ce genre d’égotisme, il ne s’était jamais attendu à le constater dans la bouche de Pasanius.

L’air était glacé dans le narthex du temple, un froid qui saisit Uriel bien au-delà de la sensation de picotements qu’il ressentait sur la peau. Il était entré dans une multitude de temples, du plus majestueux au plus humble, mais même dans le plus modeste d’entre eux, il se dégageait toujours quelque chose d’ample et de divin de son architecture ; chose dont ce bâtiment était tragiquement dépourvu.

Un vide sidéral y régnait.

Uriel poussa les vestiges fracturés des portes menant à la nef, ses pas résonnant en écho comme s’il avait un frère jumeau fantomatique sur les talons. Des atomes de poussière tourbillonnaient dans l’atmosphère, mais sa vue améliorée n’eut aucun mal à percer l’obscurité du temple tandis qu’il s’enfonçait à l’intérieur. Un plafond en voûte s’élevait au-dessus de sa tête et d’épaisses colonnes cannelées couraient sur la longueur de la nef jusqu’à un autel effondré.

Des bannières moisies, roulées en boule, gisaient pêle-mêle sur les dalles, et des bancs de bois fracassés jonchaient le sol entre le narthex et l’autel. Le jour déclinant jetait ses dernières lueurs sur les murs en pierre de taille et, ce faisant, venait éclairer des milliers de petits morceaux de papier collés dessus, qui en couvraient le moindre centimètre carré.

Intrigué, Uriel se dirigea vers ce tableau insolite. Les bourrasques de vent qui s’engouffraient par l’embrasure des fenêtres cassées remuaient la paperasse, donnant l’impression que le mur frétillait d’impatience à l’approche de son visiteur. Les bouts de papier étaient vieux et jaunis, et nombre d’entre eux s’étaient, en se flétrissant, affaissés sur le sol pour s’amasser par terre à la manière de congères. Examinant de plus près ceux qui se trouvaient encore affichés, Uriel constata qu’il s’agissait là d’un mélange de prières funèbres gribouillées à la hâte, d’extraits de poèmes, et de lithographies toutes simples représentant des hommes, des femmes et des enfants en train de sourire.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? laissa échapper Pasanius dans un murmure, sa voix résonnant sourdement dans le silence du temple tandis qu’il longeait le mur en contemplant ces portraits et ces textes empreints de mélancolie.

— Une sorte de monument aux morts, répondit Uriel. Ce sont des prières adressées aux êtres chers que l’on a perdus.

— Mais il y en a tellement… Des milliers… Ils seraient tous morts en même temps ?

— Je n’en sais rien, répliqua Uriel. Il semblerait.

— Par le sang de l’Empereur, murmura Pasanius. Que s’est-il donc passé par ici ?

Un souffle d’air froid susurra dans le cou d’Uriel.

Vous étiez là.

Uriel se retourna vivement, sa main agrippant la garde de son épée.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? lança Pasanius tandis que la lame d’Uriel fendait l’air dans un sifflement.

— Rien, répondit Uriel, qui se relâcha en voyant qu’il n’y avait aucune menace à l’horizon.

Il n’y avait pas la moindre trace d’un autre intrus dans le temple, mais l’espace d’une fraction de seconde, Uriel aurait juré que quelqu’un se tenait juste dans son dos. Personne d’autre que Pasanius et lui-même ne violait les profondeurs crépusculaires de l’édifice désert, et cependant…

Les milliers de champs de bataille qu’il avait connus avaient aiguisé son instinct guerrier et Uriel n’aurait pas survécu bien longtemps s’il n’avait développé en même temps un sens aigu du danger. Bien qu’il ne vît ni n’entendît rien d’autre qu’eux-mêmes à l’intérieur du temple, il avait la très nette impression qu’ils n’y étaient pas seuls.

— Tu as vu quelque chose ? demanda Pasanius en calant le bolter entre ses genoux pour l’armer. L’engin fit un bruit épouvantablement sinistre et les deux guerriers eurent un mouvement de dégoût. L’arme avait été ramassée sur les champs de bataille de Medrengard et avait autrefois appartenu à un Iron Warrior. Même si Pasanius la tenait devant lui, Uriel voyait bien qu’il répugnait à utiliser une arme de l’ennemi.

— Non, répondit Uriel. Juste une impression.

— Quel genre d’impression ?

— Je ne sais pas trop, c’était comme si quelqu’un se tenait juste derrière moi.

Pasanius balaya le décor du canon du bolter, mais ne trouvant aucune cible, rabaissa son arme. Uriel vit le soulagement sur l’expression de son compagnon et le sentiment de ne pas être seuls dans le sanctuaire s’émoussa.

— Il n’y a personne d’autre que nous ici, déclara Pasanius d’un ton qui se voulait rassurant, même s’il gardait le poing serré sur le bolter en longeant le mur en direction de l’autel. Peut-être le souvenir encore frais de Medrengard te rend-il un peu nerveux ? hasarda-t-il.

— Peut-être, fit Uriel qui, emboîtant le pas à Pasanius, remontait le cortège de visages souriants, d’offrandes votives et de prières griffonnées sur des bouts de papier froissé.

Ces murs commémoraient un tel nombre de morts ! Pasanius avait raison, il y en avait des milliers, et Uriel trouvait la scène d’une tristesse intolérable. La cloison opposée était tout autant couverte de funestes reliques commémoratives et on voyait autant de tas de papiers roulés en boule au pied de chaque colonne.

Ils atteignirent l’autel et Uriel rengaina son épée.

— On devrait examiner de près ces bouts de papier, lança Uriel, redressant l’autel renversé tout en commençant à détacher les rares fragments de pièces d’armure qui lui couvraient encore le torse. Ils devraient nous donner des indices sur là où nous nous trouvons.

— J’imagine, commenta Pasanius en posant le bolter sur le sol, qu’il repoussa d’un vif coup de pied.

— Ça va, mon ami ? s’inquiéta Uriel tandis qu’il déposait sur l’autel le dernier fragment de métal qui restait de son plastron. Tu sais, on est sur le chemin du retour.

— Je sais, mais…

— Mais quoi ?

— Que se passera-t-il une fois que nous serons rentrés au bercail ?

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Réfléchis un peu, Uriel, commença Pasanius. On était dans l’Œil de la Terreur. Personne n’en revient indemne. Comment savoir si nous aurons bon accueil sur Macragge ? Il est probable qu’ils nous mettent à mort dès l’instant où ils nous verront.

— Non, objecta Uriel, ça n’arrivera pas. Nous avons accompli notre serment de mort. Ce sont Tigurius et Calgar qui nous ont envoyés là-bas et ils seront fiers de ce que nous avons fait.

— Tu crois vraiment ? répliqua Pasanius en secouant la tête d’un air dubitatif. On s’est battu aux côtés de space marines renégats. On a pactisé avec des mutants cannibales et libéré un démon. Tu crois vraiment que Tigurius va voir ce genre de choses d’un bon œil ?

Uriel poussa un soupir. Il avait bien évidemment pris tout cela en considération, mais il savait dans son for intérieur qu’à chaque décision qu’ils avaient dû prendre, ils avaient choisi la meilleure option, animés par les meilleures intentions du monde.

Les maîtres du chapitre ne pouvaient rester insensibles à cela.

À moins que…

C’étaient en premier lieu les écarts de conduite délibérés d’Uriel par rapport au Codex Astartes de Roboute Guilliman qui avaient causé leur bannissement d’Ultramar. Rédigé par le primarque des Ultramarines dix mille ans plus tôt, le Codex Astartes décrivait par le menu les principes de discipline par lesquels les chapitres de space marines avaient pu émerger des puissantes légions de la Grande Croisade.

Absolument tout, des couleurs des uniformes à la description des manœuvres militaires, en passant par le rôle exact que devait tenir chaque guerrier sur le champ de bataille, était consigné dans ses pages sacrées, et nul chapitre n’illustrait mieux le respect de ses enseignements que les Ultramarines.

Se conformer aux principes édictés par leur primarque était considéré comme la plus haute vertu chez les Ultramarines et, de ce fait, qu’un de leurs capitaines déroge à ces règles était vécu comme quelque chose de particulièrement grave. Uriel avait accepté son châtiment sans broncher, mais il s’était senti coupable de voir Pasanius partager sa condamnation, une épine qui lui était resté plantée dans le cœur tout le temps passé à arpenter la surface de Medrengard.

Plus d’une fois durant son séjour sur ce monde infernal, Uriel avait douté de sa valeur et de son statut de héros, mais avec la destruction de la forteresse d’Honsou et l’anéantissement des créatures démoniaques qui avaient donné naissance aux Décharnés, il avait finalement pu voir qu’après tout, ils avaient bel et bien été les instruments de la volonté de l’Empereur. Leur serment de mort à présent accompli, ils rentraient tout simplement chez eux.

Quel mal pouvait-il y avoir à cela ?

— On s’est acquitté de tout ce qu’on attendait de nous, lança Uriel, et de bien davantage, du reste. Tigurius verra bien que nous ne sommes pas souillés par les Puissances de la Déchéance.

— Qu’est-ce que tu fais de ça ? demanda Pasanius en brandissant le moignon qui lui tenait lieu de bras. Et s’il subsistait quelque chose du Pourvoyeur de Ténèbres en moi ?

— Il n’en restera rien, affirma Uriel. Honsou te l’a enlevé.

— Comment peux-tu être sûr que tout est parti ?

— Je ne peux en avoir le cœur net, nuança Uriel, mais une fois que nous serons rentrés à la forteresse d’Héra, les apothicaires seront fixés.

— Et je serai châtié.

— Peut-être, admit Uriel. Tu as dissimulé une infection xénos à tes supérieurs, mais quoi que décident les autorités du chapitre, tu ne tarderas pas à réintégrer la quatrième compagnie.

— Je me demande comment la compagnie s’en sort sans nous, dit Pasanius.

— Learchus a promis de veiller sur les hommes en notre absence, répliqua Uriel. Je suis sûr qu’il nous donnera toutes les raisons d’être fiers de lui.

— Oui, acquiesça Pasanius. Aussi droit dans ses bottes qu’on puisse attendre d’un sergent, celui-là. Un rien pisse-froid à mon goût, mais il sait maintenir la cohésion entre les hommes.

— Entre le peu d’hommes qu’il nous reste depuis Tarsis Ultra, précisa Uriel en pensant à l’affreux carnage qui avait vu périr une grande partie de la quatrième compagnie tandis qu’ils défendaient le monde impérial contre l’invasion tyranide.

— Ça a été une rude campagne, c’est le moins qu’on puisse dire, commenta Pasanius alors même qu’Uriel déposait le dernier fragment de son armure sur l’autel. Son torse n’était plus couvert que par une combinaison d’un kaki sale et délavé, dont le tissu résistant était troué en de multiples endroits, là où les branchements d’interface de son armure venaient se connecter à ses organes internes.

— Je suis sûr que Learchus aura sélectionné de nouvelles recrues prometteuses dans les camps d’éclaireurs d’Auxillia et qu’il les aura méthodiquement formées, assura Pasanius. Il y a fort à parier que la quatrième compagnie est redevenue pleinement opérationnelle à l’heure qu’il est.

— Je l’espère bien, acquiesça Uriel. L’idée de voir les Ultramarines amputés de la quatrième m’est particulièrement désagréable.

— À moi aussi, ça me ferait mal… Mais si tu dis vrai et que notre retour est pour bientôt, tu crois qu’on t’en confiera de nouveau le commandement ?

— Ça n’est pas de mon ressort, répondit Uriel dans un haussement d’épaules. C’est Calgar, le maître du chapitre, qui en décidera.

— S’il est conscient de ce qui est bon pour le chapitre, il te désignera capitaine le jour même de notre retour.

— Il est parfaitement conscient de ce qui est bon pour le chapitre, assura Uriel.

— Je sais bien, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de l’appréhension. Je veux dire, qui sait combien de temps nous sommes partis ? Pour ce qu’on en sait, des centaines, voire des milliers d’années ont très bien pu passer depuis que nous avons quitté Macragge. Et cet endroit…

— Qu’est-ce qu’il a cet endroit ?

— Le seigneur des Décharnés… Il a raison, un grand malheur s’est abattu sur cette ville. J’en ai l’intime conviction.

Uriel ne répondit rien, car lui aussi pouvait sentir l’insidieux courant d’air sous-jacent dans l’atmosphère, l’empreinte d’une terrible calamité advenue dans la cité qui lui donnait le sentiment qu’elle n’avait pas simplement été abandonnée.

— Et autre chose, ajouta Pasanius. Me diras-tu, au nom du primarque, ce que tu espères accomplir exactement avec ces monstres ?

— Ce ne sont pas des monstres, rétorqua Uriel. Le sang des Astartes coule dans leurs veines.

— Peut-être bien, mais il n’empêche qu’ils ont l’allure de monstres et que j’ai du mal à imaginer que qui ce soit d’armé hésite à leur tirer dessus dès l’instant où il les apercevra. On aurait dû les laisser sur Medrengard. Tu le sais, ça, non ?

— Je ne pouvais simplement pas, répliqua Uriel en venant s’asseoir à côté de Pasanius. Tu as vu à quelles conditions de vie ils étaient réduits. Ils ont peut-être l’air de monstres, mais ils adorent l’Empereur et tout ce qu’ils veulent, c’est Son amour en retour. Je ne pouvais pas les abandonner là-bas. Je dois essayer de… je sais pas… leur montrer que l’existence n’est pas que douleur.

— Eh bien, je te souhaite bien du courage, lança Pasanius avec aigreur.

La lune s’était levée et des flaques de lumière laiteuse jetaient un halo spectral à l’intérieur du temple quand les Décharnés furent de retour. Uriel répugnait à utiliser les offrandes funéraires comme combustible, aussi avaient-ils fait prendre un feu dans un brasero de fer découvert au fond de l’église à l’aide du petit bois issu des bancs de prière.

Les Décharnés traînaient dans l’église les carcasses de trois de ces mammifères herbivores aperçus dans la montagne, dont les corps déchiquetés et sanguinolents étaient couverts de marques de griffes et de crocs. Une épaisse fourrure couvrait les dépouilles et leurs têtes bovines se terminaient en un long museau d’animal fouisseur. À voir leurs pattes sveltes et puissantes, Uriel se dit que ces bêtes avaient dû être particulièrement lestes de leur vivant.

— Ils sont déjà repus, visiblement, fit observer Pasanius en voyant les babines ensanglantées des Décharnés.

— On dirait, oui, répliqua Uriel alors que le seigneur des Décharnés traînait la plus grosse prise jusqu’à l’autel. La carcasse fut jetée à bas, juste sous son nez.

— Nous manger dans montagne, articula la créature. Cette viande pour vous.

Sans attendre de réponse, le monstre gigantesque détourna la tête, les yeux ternes et sans vie. Se demandant bien ce qui lui arrivait, Uriel tendit la main pour attraper le bras du seigneur des Décharnés.

À peine eut-il touché son bras que la créature s’arracha à son étreinte d’un geste brusque, et se retourna pour lui faire face en poussant un gémissement de douleur. Uriel tressaillit devant la soudaineté de la réaction et la violence qu’il voyait couver dans le regard du seigneur des Décharnés.

— Pas toucher moi, siffla ce dernier. Souffrance. Ce monde faire mal à nous.

— Il vous fait mal ? Que voulez-vous dire par là ?

Le seigneur des Décharnés s’interrompit, comme s’il peinait à trouver ses mots pour s’exprimer clairement.

— Air différent ici. Nous nous sentir différents, faibles. Corps pas fonctionner comme avant.

Uriel acquiesça, même s’il ne voyait pas vraiment pourquoi les Décharnés auraient dû se sentir autrement sur ce monde que sur celui d’où ils venaient.

— Essayez de vous reposer, conseilla Uriel. Une fois le soleil levé, on y verra plus clair et on se rendra mieux compte de la configuration des lieux pour décider de la suite. Vous comprenez ?

— Moi comprendre, acquiesça le seigneur des Décharnés. Empereur content de nous ?

— Oui, ne vous inquiétez pas, répondit Uriel. Vous savez, vous vous trouvez dans un endroit qui Lui est spécialement dédié.

— Dédié ?

— Ce lieu Lui appartient, expliqua Uriel. Comme l’endroit où vous habitiez autrefois.

— Ça être maison de l’Empereur ?

— Oui, tout à fait.

— Alors nous rester ici, fit le seigneur des Décharnés, Empereur prendre soin de nous. Uriel se sentit étrangement touché par la candeur d’une telle conviction. Ces monstres étaient peut-être des aberrations génétiques, ils n’en étaient pas moins de fervents adorateurs de l’Empereur, auquel ils témoignaient une foi aussi pure qu’enfantine.

Le seigneur des Décharnés s’éloigna d’un pas pesant pour aller rejoindre ses congénères et Uriel se retourna vers l’autel, sur lequel Pasanius était en train de découper la carcasse qu’on leur avait fournie en vue de la faire rôtir au-dessus du feu. Bien entendu, rien n’empêchait les space marines de manger la viande crue afin d’en tirer davantage de bénéfices nutritionnels, mais après les privations qu’ils avaient dû endurer sur Medrengard, les deux guerriers avaient envie de prendre un repas chaud.

Uriel regarda les Décharnés s’accroupir devant les murs et contempler, fascinés, les petits bouts de parchemin sur la cloison. Pasanius lui tendit un morceau de viande embroché avant de placer sa propre brochette au-dessus des flammes.

— On a tendance à l’oublier, lança Uriel.

— Quoi donc ?

— Que ce ne sont en vérité que des enfants.

— Les Décharnés ?

— Oui. Réfléchis une seconde : on les a enlevés dans la prime enfance pour que les féroces morticiens les transforment en ces horreurs, mais à l’intérieur, ce sont toujours des gamins. J’ai moi-même été introduit dans un de ces utérus démoniaques. Je sais ce qu’il a essayé de me faire, mais infliger ça à un marmot… Imagine un peu ce que ça doit faire de te réveiller pour te rendre compte qu’on t’a changé en monstre.

— Tu penses que certains d’entre eux se souviennent de leur vie d’avant ?

— Aucune idée, répondit Uriel. D’un côté, j’espère que non ; ce serait bien trop affreux pour eux d’avoir le souvenir de ce qu’ils ont perdu… Mais de l’autre, je me dis que ce sont justement les bribes de ce qu’ils ont jadis été qui les retiennent de devenir de véritables monstres.

— Eh bien, espérons que d’autres souvenirs remontent à la surface maintenant qu’ils sont loin de Medrengard.

— J’imagine que ce serait souhaitable, répliqua Uriel en retournant sa brochette au-dessus du feu. Je sais bien qu’ils ont l’air de monstres, mais ce qu’il leur est arrivé n’est pas de leur faute. Ils méritent autre chose que de se faire traquer et tuer juste parce qu’ils ne sont pas comme nous. On ne peut peut-être pas sauver leurs corps, mais on peut sauver leurs âmes.

— Et comment donc ?

— En les traitant comme des êtres humains.

— Eh bien, j’espère juste que tu auras l’occasion d’en toucher deux mots aux gens avant qu’ils ne les voient.

— C’est dans mes projets, à un moment ou à un autre, mais n’allons pas plus vite que la musique, veux-tu ? Il s’agit de procéder par étapes.

— À propos, commença Pasanius en retirant des flammes sa brochette de viande, dont il se risqua à prendre une bouchée du bout des dents. Tiens, pas dégueu du tout, nota-t-il avant de reprendre le cours de ses pensées : par quoi commençons-nous demain matin ?

Uriel retira à son tour sa brochette du feu et mordit dans un morceau de viande. Après tant de jours passés à se nourrir de maigres rations et de nutriments recyclés, l’odeur enivrante et le goût exquis le chavirèrent. La viande était dure, mais merveilleusement riche et goûteuse. Un jus tiède lui éclaboussa le menton et il dut se retenir d’engloutir son repas comme un ogre affamé.

Uriel finit par répondre entre deux bouchées :

— Demain, on explore la cité, on se familiarise avec la topographie des lieux pour, à partir de là, essayer de se faire une idée de là où on pourrait trouver une colonie habitée.

— Et puis ?

— Ensuite, on se fait connaître des autorités impériales qui se présenteront et on entre en contact avec le chapitre.

— Tu crois que ce sera aussi simple que ça ?

— On verra bien, répondit évasivement Uriel. J’imagine qu’on sera davantage fixé demain, mais on a d’abord besoin de se reposer. J’ai le corps brisé et tout ce que je veux, c’est profiter d’une bonne nuit de sommeil avant de nous lancer plus avant dans l’examen de la situation.

— Ça me va, acquiesça Pasanius. Chaque fois que je fermais les yeux à bord de cette satanée machine-démon, les seules images qui s’offraient à moi n’étaient que fleuves de sang et cadavres dépecés.

Uriel opina de la tête, bien trop conscient des visions de cauchemar tapies derrière ses propres paupières lorsqu’il avait essayé de trouver le repos embarqué sur l’Omphalos Daemonium. Il n’avait pas vu de telles horreurs ni cru que des choses aussi épouvantables puissent se concevoir depuis qu’il avait fait face au Nightbringer.

Durant l’intervalle de temps indéterminé qu’ils avaient passé dans l’abîme démentiel des entrailles de l’Omphalos, les Décharnés et eux-mêmes s’étaient vus tourmentés par ces songes sanguinolents. Uriel était conscient que son mental avait été à deux doigts de craquer, car qui pourrait garder l’esprit parfaitement sain en étant visité par des fantasmes nocturnes aussi monstrueux ?

De toutes les visions cauchemardesques de mort et de carnage qui hantaient Mesira Bardhyl, c’était le Pleureur qu’elle craignait le plus. Elle n’avait jamais vu son visage, ne faisait qu’entendre ses sanglots, mais l’abîme de souffrances contenu dans ces pleurnichements semblait sans fond.

Il paraissait inconcevable qu’un être vivant puisse endurer autant de chagrin et de tourments. Et cependant, la silhouette dont les contours sombres venaient se découper sur le blanc des carreaux de céramique de la chambre nue appartenait manifestement à une créature vivante.

Des larmes ruisselèrent sur ses joues à la vue du Pleureur, comme si elle se mettait à absorber une partie de sa douleur tandis que ses pieds la portaient perfidement jusqu’au lit à barreaux de fer sur lequel il était assis, seule pièce de mobilier de la chambrée par ailleurs vide.

Elle était bien consciente de rêver, mais le savoir ne diminuait en rien sa terreur.

En dépit des feuilles de khat que Mesira avait mélangées à la demi-bouteille de raquir qu’elle s’était envoyée avant de se mettre au lit à contrecœur, le cauchemar du Pleureur avait tout de même réussi à la trouver.

L’un après l’autre, ses pas la rapprochaient du Pleureur, dont les épaules étaient secouées par des sanglots déchirants. À mesure qu’elle s’approchait, Mesira sentait le chagrin de la créature se changer en colère, et bien qu’elle luttât de toutes ses forces pour réprimer ce geste, elle se vit, impuissante, tendre la main dans sa direction.

À l’instant où elle touchait l’épaule du Pleureur, une puanteur de viande grillée lui emplit les narines et des images se mirent à danser devant ses yeux : des bâtiments en flammes, des gens en train de hurler, un incendie si dévastateur qu’il tourbillonnait en virevoltant comme une entité vivante.

— Non, murmura-t-elle. Pas cette fois encore.

Le Pleureur cessa de sangloter, comme si ce n’était que maintenant qu’il se rendait compte de sa présence.

Sans crier gare, des gerbes de flammes apparurent soudain sur son corps pour venir lui engloutir la tête et les bras dans un halo de lumière incandescent.

— Tu étais là, lança le Pleureur, qui ne prêtait manifestement aucune attention au feu qui le consumait.

— Non, je…, voulut protester Mesira en reculant devant l’ardeur de la fournaise.

— Tu étais là, répéta le Pleureur d’un ton accusateur tandis que les flammes ondoyaient tout autour de lui. Son corps ne tarda pas à être complètement carbonisé et l’odeur de chair calcinée souleva le cœur de la jeune femme.

— Les morts vous observent et vous serez tous châtiés.

— Je vous en prie, implora Mesira. Pourquoi moi ?

— Tu étais là, répéta encore le Pleureur, comme si ce seul fait suffisait à tout expliquer. Tu étais présente.

— Je n’ai rien fait, se lamenta Mesira. Ce n’est pas moi.

— Tu étais là.

— Je…

— Tu étais là, asséna une nouvelle fois le Pleureur en tournant la tête vers elle, et tu vas payer pour ça. Vous allez tous payer.

Mesira Bardhyl sauta de son lit en hurlant de terreur, agrippant les draps comme si elle luttait pour se libérer de leur étreinte. Elle se débattait sur le sol comme une folle, donnant des coups de pied et poussant des cris stridents. En pleurs, elle finit par se recroqueviller en position fœtale et presser ses paumes contre ses tempes, se lacérant le crâne du bout effilé de ses ongles.

Elle se mordit la main pour étouffer ses cris tandis que, toujours vautrée par terre, elle se balançait fébrilement d’avant en arrière.

Elle avait les yeux hermétiquement clos et les ouvrir lui demanda un grand effort de volonté.

La chambre était dans la pénombre. Seule une faible lueur émanant de lumiglobes disposés au petit bonheur dans la rue à l’extérieur filtrait par les rideaux de mousseline qui s’agitaient à la fenêtre. Un évier en inox et une cuvette de toilettes glougloutaient derrière un paravent garantissant l’intimité, et des tas de feuilles de papier voletaient en tourbillonnant au centre de la pièce.

Mesira resta étendue sur le sol jusqu’à ce que sa respiration fût revenue à la normale et que son rythme cardiaque se fût ralenti, puis se releva en se tenant au bord du lit pour se remettre d’aplomb malgré ses jambes flageolantes. Tremblant de tous ses membres, elle se pencha pour ramasser le drap abandonné par terre et s’en servit pour couvrir son corps amaigri.

Le cauchemar était encore tout frais dans sa mémoire. Elle sécha ses larmes tandis qu’elle se dirigeait vers la table pour se servir un grand verre de raquir. Des liasses de papier étaient étalées sur la table, un rapport à moitié terminé pour Verena Kain, détaillant les décryptages télépathiques qu’elle avait effectués lors d’une réunion entre le gouverneur Barbaden et les autres dignitaires. C’était un manquement aux règles de sécurité de les laisser traîner ainsi, chez elle, mais elle s’était esquivée tôt du palais impérial ce jour-là, ne voulant pas passer plus de temps que nécessaire en compagnie de Barbaden.

Elle entendait la rumeur de la ville transpirer par la fenêtre de sa chambre : le fracas que faisaient les automobiles délabrées en passant, le tapage du flot d’ivrognes qui sortaient des bars et, de temps à autre, la clameur d’un juron proféré. Derrière cette cacophonie, elle pouvait percevoir les sentiments et les émotions qui flottaient dans l’air, mais elle les chassa de son esprit, préférant endormir ses dons avec une autre rasade de raquir.

Sachant pertinemment qu’elle ne trouverait plus le sommeil cette nuit-là et bien déterminée, de toute façon, à ne plus fermer l’œil après les horreurs que le Pleureur lui avait montrées, elle se servit un autre verre.

Dans son rêve, il avait tourné le visage vers elle, ses chairs en train de se consumer coulant de son crâne calciné alors même que les flammes grondaient autour de lui, de plus en plus vives et ardentes. Elle avait voulu détourner le regard. Elle était intimement persuadée que le dévisager lui ferait perdre la raison, mais elle n’arrivait pas à tourner la tête et quand elle avait fixé ses yeux, aussi froids et livides que le cœur d’une étoile morte, elle avait vu des atrocités qui dépassaient même l’abomination du Champ de Mort.

Des ravitailleurs remplis de cadavres détrempés s’ébranlaient derrière une machine-démon vomissant du sang le long des voies d’ossements qu’elle empruntait. Des flopées d’enfants morts pendaient dans un cliquetis de métal, empalés sur des crocs de boucher. Des planètes entières étaient pulvérisées par une marée de démons hurlants, anéanties par la puissance que l’architecture démente de l’engin monstrueux déversait elles.

Les âmes des morts se contorsionnaient dans les profondeurs de son épouvantable carrosserie et elle pouvait sentir la débauche d’énergie warp qui l’entourait, un déluge de puissance démoniaque saturant l’air, la terre ainsi que les eaux de Salinas. Quelle que fût cette machine effroyable, elle avait connu d’innombrables carnages et portait en elle la mémoire de chaque goutte de sang qu’elle avait vue verser durant son odieuse existence.

Rien n’avait été épargné à son regard ; ni les âmes arrachées à leur enveloppe charnelle, ni les viols infligés aux innocents, ni les horreurs inconcevables accablant la moindre forme de vie.

Aussi clairement que si elle avait été directement témoin de la scène, elle avait vu la puissante machine-démon apparaître devant le temple, sur le parvis de Khaturian, dont le fronton de bronze orné d’ailes d’aigle s’affaissait là où les bombes avaient entamé la maçonnerie : ce bâtiment que les Screaming Eagles avaient pilonné avec des armes à fusion avant de le prendre d’assaut à coups de feu et de lames.

Mesira ferma les yeux, tâchant de fermer son esprit au souvenir des cris, du crépitement des armes à feu et du bruit incessant des lance-flammes. Elle s’écarta de la table pour aller se poster à la fenêtre, jetant un coup d’œil vers les rues pavées de Barbadus et les rares passants qui osaient s’aventurer sous ses persiennes. Ils passaient furtivement, les yeux baissés, car il était de notoriété publique que la favorite psyker de Barbaden vivait là, et personne ne voulait attirer sur lui le mauvais œil.

Une bouffée de colère l’envahit et elle lâcha la bride à ses pouvoirs, ressentant au plus profond d’elle-même le contact spectral des esprits qui peuplaient les appartements sordides ou qui avaient élu domicile dans des habitations ad hoc, aménagées dans les vestiges de l’armada de blindés que l’Achaman Falcatas avait abandonnée sur place en la laissant se fondre peu à peu dans le décor.

Barbadus était une cité construite sur les ruines des casernes d’un régiment mobile de la garde impériale.

Au terme de la campagne punitive visant à étouffer la rébellion du système séditieux, la planète Salinas avait été attribuée en récompense aux Falcatas, et on avait autorisé le régiment à conserver l’armature de ses véhicules blindés, car il n’avait pas été possible de rapatrier la plupart d’entre eux. Cependant, ne disposant pas d’assez de technaugures ou de technoprêtres pour les entretenir, la plupart étaient rapidement tombés dans un état de délabrement avancé, et seules quelques rares compagnies avaient été capables de maintenir leurs tanks et autres moyens de transport en état de marche.

Celles qui n’en avaient pas les moyens les abandonnèrent purement et simplement, et il ne fallut pas attendre bien longtemps avant de voir des citoyens entreprenants de Barbadus se les approprier. Des familles entières vivaient à l’intérieur et autour de ces véhicules, élisant domicile dans ce qui avait autrefois été des instruments de guerre.

Une fois évidé et débarrassé de tout le matériel superflu, un char d’assaut Leman Russ pouvait accueillir une famille de cinq membres ; une Chimère encore davantage. Des petits malins avaient démonté quantité de véhicules pour récupérer des pièces et des plaques de carrosserie, et des quartiers entiers de Barbadus s’étaient érigés sur les carcasses rouillées de ces machines délabrées.

La rancœur qui frémissait juste au-dessous des pensées superficielles de pratiquement chaque habitant de la cité saturait sa perception. C’était une rancœur que Mesira pouvait comprendre car l’invasion orchestrée par l’Achaman Falcatas avait été aussi sanglante que brutale.

Le nouveau gouverneur avait même rebaptisé leur capitale d’après son propre nom.

Pas étonnant qu’ils nous détestent, se dit-elle – moi aussi, je nous déteste.

Bien que ses pouvoirs d’empathie fussent généralement confinés à la lecture des esprits humains, Mesira sentait quelque chose de très différent ce soir-là, comme si elle arrivait à percevoir la colère sourde de la planète entière. L’atmosphère était particulièrement chargée. Quelque chose dans l’air grandissait, semblant annoncer un événement d’importance, comme la menace d’une confluence imminente. Elle n’avait jamais ressenti cela auparavant et en concevait une terreur inexprimable.

Un profond changement semblait s’être emparé de la surface de Salinas, mais l’essence de cette altération lui échappait.

Les scènes que lui avaient montré les yeux du Pleureur n’étaient-elles que des allégories ou reflétaient-elles quelque chose de réel ?

Peu douée pour l’interprétation des visions, elle se demanda si, de leur côté, les devins astropathes du gouverneur Barbaden sauraient quoi penser de ce qu’elle avait vu.

À peine l’image de l’ancien colonel des Falcatas se fut-elle immiscée dans son esprit qu’elle sentit un souffle glacial sur sa nuque.

Elle frissonna et fit volte-face en se prenant la tête dans les mains.

Une petite silhouette de lumière se tenait au coin opposé de la pièce, une fillette qui tendait les bras dans sa direction.

Tu étais là.

Même s’il avait grand besoin de sommeil, Uriel n’arrivait pas à dormir, l’impression persistante qu’ils n’étaient pas seuls toujours logée quelque part dans un coin de son esprit. Après avoir avalé leur content de viande, Pasanius et lui étaient partis explorer les salles désertes de l’église : une sacristie aux murs croulants, quelques dépôts à provisions abandonnés, ainsi que la myriade de petites chapelles privées situées dans les transepts.

N’ayant rien trouvé d’alarmant, ils s’étaient ensuite mis en route pour effectuer une patrouille à l’extérieur de l’église. Au gré de leur exploration de la zone autour du temple, ils avaient escaladé des monceaux de maçonnerie effondrée et franchi plusieurs tronçons de route défoncée. Il était impossible à deux personnes de prendre complètement le contrôle d’une zone aussi vaste, mais ils n’avaient rien vu pouvant laisser penser à l’un ou à l’autre qu’ils n’étaient pas seuls dans la cité.

Pasanius dormait assis, adossé au mur, et ses légers ronflements firent sourire Uriel tant le visage de son ami paraissait se délester de tous les soucis qui l’accablaient depuis Pavonis. Bien qu’il semblât profondément endormi, Uriel savait bien qu’il ne faudrait pas plus d’une seconde à Pasanius pour passer du repos complet à l’état d’alerte le plus total.

Les Décharnés étaient blottis les uns contre les autres comme des bêtes de somme, en cercle autour de leur chef. Leur respiration était une cacophonie de halètements rauques, de gargouillis laborieux et de sifflements péniblement émis par les fentes cartilagineuses qui leur servaient de bouches ou de nez.

Bien conscient que le sommeil ne viendrait pas, Uriel se releva et s’en alla descendre d’un pas nonchalant l’allée centrale de l’église, s’arrêtant de temps à autre pour examiner l’un des papiers de prière ou une image fixée au mur. Des visages souriants lui renvoyaient son regard, hommes ou femmes, jeunes ou vieux.

Qu’était-il arrivé à ces gens et qui avait bien pu ériger ce monument aux morts ?

On avait griffonné une date sur bon nombre de ces bouts de papier, et si le calendrier de référence et la graphie lui étaient inconnus, Uriel voyait bien qu’il s’agissait toujours de la même. Quelle que fût la calamité qui s’était abattue sur ces malheureux, elle les avait emportés d’un seul coup.

Uriel reprit son chemin le long de l’allée, n’arrivant pas à se débarrasser du sentiment que, même dans l’optique où le bâtiment serait effectivement vide de toute autre présence, quelqu’un ou quelque chose n’en était pas moins en train d’observer le moindre de ses faits et gestes. Il gardait la main serrée sur le pommeau doré de son épée. Ce contact le rassurait et l’héritage héroïque que l’arme représentait à ses yeux n’y était certainement pas pour rien. Le capitaine Idaeus l’avait forgée avant la campagne Corinthienne et l’avait fièrement portée de nombreuses années durant, avant de la léguer à Uriel sur Tharcia alors qu’il s’apprêtait à livrer son tout dernier combat. Uriel avait prêté serment sur l’épée d’honorer à jamais la mémoire de son défunt capitaine. Le poids de ce vœu lui avait permis de ne pas dévier de sa route et de traverser dignement ces longs mois de souffrance et d’épreuves.

Uriel sortit du temple, ses yeux s’acclimatant rapidement à la pénombre ambiante jusqu’à y voir aussi clair qu’en plein jour.

Si la cité donnait un peu plus tôt une impression d’abandon et de mélancolie, elle semblait à présent terriblement menaçante, comme si on avait soudain permis à une rancœur enfouie de déambuler librement dans les ténèbres. Tous ses sens lui indiquaient qu’il était seul, mais un instinct indéfinissable n’en venait pas moins lui signaler que cette ville cachait un terrible secret.

Des nuages de poussière balayaient l’esplanade, comme remués par d’invisibles pas, et le vent gémissait par l’embrasure des fenêtres cassées et des portes entrouvertes. Le clair de lune faisait scintiller les tessons de verre et les fragments de métal. Quelque part au loin, une chute de gravats résonna à la manière d’un éclat de rire.

Tout en tapotant du bout des doigts sur le pommeau de son épée, Uriel s’enfonça au hasard dans la cité.

Des bâtiments aux murs croulants cernaient les rues défoncées, qui étaient jonchées de détritus, vestiges d’une population volatilisée : valises, sacs, poteries, souvenirs divers et variés. Plus Uriel voyait de ces objets éparpillés, plus la partie analytique de son cerveau génétiquement augmenté prenait conscience qu’un plan sous-jacent qui ne devait rien au hasard gouvernait leur disposition sur l’asphalte.

Rien à voir avec de simples possessions jetées au petit bonheur par leurs propriétaires. C’étaient encore des micro-monuments commémoratifs disséminés de manière à faire croire au désordre, mais à y regarder de plus près, disposés avec un soin délibéré : des pièces de monnaie placées selon des motifs récurrents, des rubans noués autour de barres de fer noirci et des pots en terre cuite entassés en grappes, comme attendant le retour de leurs propriétaires.

C’était comme si ceux qui avaient disposé ces reliques avaient voulu garder leur deuil secret, en cachant au reste du monde que ces morts étaient pleurés et célébrés.

C’était là une nouvelle pièce du puzzle, mais en l’état, sans davantage d’informations, Uriel était bien en peine de donner un sens à cette énigme. De chaque côté de la rue, les façades étaient criblées d’impacts d’armes de poing et il discernait, ça et là, le cratère caractéristique d’un obus de gros calibre. Une armée entière avait investi la cité, faisant feu à volonté et massacrant tout sur son passage.

Les éclaboussures brun rouille sur les murs ne pouvaient être que du sang. Uriel s’arrêta en voyant le clair de lune illuminer un éclat d’os immaculé. Il s’agenouilla à côté d’un cairn effondré de pierres rondes recouvrant un petit crâne, pas plus grand que celui d’un enfant.

Une photographie jaunie avait été placée au milieu des pierres, emballée dans une gaine plastifiée afin de la protéger des éléments. Uriel essuya la poussière et la moisissure sur sa surface, pour découvrir le portrait en pied d’une fillette aux longs cheveux blonds vêtue d’une robe blanche toute simple s’arrêtant aux genoux. Elle se tenait aux côtés d’un homme de grande taille, vraisemblablement son père, car il rayonnait de fierté paternelle. Ils posaient devant les volets fermés d’un bâtiment en pierre de taille.

Uriel retourna la photographie. Un nom était griffonné en lettres manuscrites : Amelia Towsey.

— Comment es-tu morte ? s’interrogea Uriel, son murmure se répercutant contre les murs comme s’il avait hurlé sa question. Étonne par le volume sonore, il leva les yeux et aperçut une forme au bout de la rue : une petite fille en robe blanche.