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huit

Se retrouver seul dans sa bibliothèque personnelle procurait habituellement à Shavo Togandis bien-être et paix de l’esprit, mais ce soir-là, il sentait sa colère monter à chaque page qu’il tournait. Ses livres lui avaient toujours donné du réconfort pendant les périodes de troubles, mais à l’heure actuelle, ils n’avaient visiblement plus rien d’autre à offrir que de vagues références au fait de raffermir son âme à l’aide de ce qu’un texte anonyme appelait « l’armure de dédain ».

La question de savoir comment on faisait pour se parer les flancs d’une telle armure était passée sous silence et Togandis repoussa le manuscrit d’un geste las. La lumière vacillante des électro-cierges faisait danser des ombres autour de la pièce mal aérée, qui embaumait l’arôme prégnant du repas somptueux qu’il venait d’avaler à peine une heure plus tôt : poulet rôti aux épices, accompagné de légumes cuits à la vapeur en provenance des jardins potagers de la cathédrale.

Un servo-crâne dont les orbites luisaient d’une lumière verdâtre planait mollement au-dessus de son épaule, prenant de l’altitude chaque fois qu’il s’enfonçait dans son fauteuil de cuir rembourré. Togandis adressa un signe au crâne en articulant d’une voix forte :

— Les Sermons de Sébastien Thor, volume trente-sept.

Le crâne fila droit vers les étagères branlantes, baignant les tranches de livre dorées et argentées dans une lueur verte, avant de déployer un dispositif d’attelles reliées entre elles par un système de suspension pour attraper un lourd grimoire à la riche reliure de cuir rouge.

Peinant sous le poids du livre, le crâne vint le déposer devant le cardinal avant de reprendre place au-dessus de son épaule droite.

Togandis frotta ses yeux fatigués et se pencha en avant pour ouvrir le grimoire, s’efforçant de déchiffrer les pattes de mouche formées par les lettres cursives qui en remplissaient les pages. Le cahier vierge dans lequel il couchait ses notes en prévision de futurs sermons reposait à portée de main, et Togandis posa le bras à côté tandis qu’il parcourait les paragraphes du livre que le crâne venait de lui apporter.

Son avant-bras était recouvert d’un assemblage délicat de câbles et de pièces de métal, qui soutenait une armature légère et télescopique en bronze. Une mnémoplume trônait au bout de l’armature, son bec frétillant d’impatience en attente des commandements de son maître.

Des fils d’argent reliaient l’accessoire à ce qui ressemblait à un comm-vox portable, posé sur le bureau devant le cardinal. Togandis se mit à réciter des versets du livre en ponctuant sa lecture de copieux hochements de tête.

« La force de l’Empereur réside dans l’humain et la force de l’humain réside dans l’Empereur. Si l’un se détourne de l’autre, nous serons tous des brebis égarées promises à la Damnation. »

À mesure que ses mots quittaient sa bouche, la mnémoplume s’animait fébrilement pour les coucher sur les pages vierges du cahier. Il avait déjà rempli ainsi d’innombrables pages de citations de ce type, qui ne manquaient jamais de l’émouvoir, mais dont il ne voyait guère d’utilité pour protéger le palais des intrusions de quelque entité maléfique que ce fût.

Il redoutait de devoir se représenter au palais sans avoir de preuves concrètes de ses efforts. Bien sûr, il pouvait toujours réciter indistinctement n’importe quel verset de texte sacré, mais Léto Barbaden flairerait la supercherie dans la seconde. Togandis s’épongea le front avec le bord de sa serviette de table à la seule évocation de Léto Barbaden.

En tant que colonel de l’Achaman Falcatas, Barbaden avait été un tyran.

En tant que gouverneur de Salinas, c’était tout simplement un monstre.

Il le revoyait comme si c’était hier, perché sur la tourelle de son Hellhound qui remontait avec fracas les rues en flammes de Khaturian. Les Marauders avaient procédé à un pilonnage méthodique et peu de bâtiments tenaient encore debout après ce bombardement en règle.

Ce qu’il restait de la cité avait été livré en pâture aux Screaming Eagles.

Togandis ferma les yeux, se souvenant du contact du pistolet dans sa main tandis qu’il marchait à côté du véhicule de Barbaden. Le bruit des détonations laser et le rugissement des lance-flammes lui crevaient les tympans, mais il n’avait pas tiré le moindre coup de feu. Il se revoyait en train de regarder le pistolet, sa ténébreuse forme mate dans sa main rose et charnue, trouvant complètement absurde que cette période de troubles oblige même quelqu’un comme lui à porter une arme.

C’étaient les hurlements qui lui revenaient le plus vivement en mémoire, les plaintes intolérables dont étaient capables les humains quand ils se trouvaient à l’agonie. Il semblait inconcevable qu’on puisse supporter de telles souffrances, mais ces bruits déchirants avaient été monnaie courante à Khaturian.

Pendant que les Eagles donnaient une dernière touche au massacre, Togandis s’était écarté en trébuchant du carnage pour aller vider ses tripes sur les brindilles sèches du sol. Dans les heures qui avaient suivi, les Screaming Eagles avaient quitté les ruines fumantes dans un concert de cris de victoires qui sonnait particulièrement faux aux oreilles du confesseur.

Dans les semaines, les mois et les années qui avaient suivi, Togandis avait vu défiler beaucoup de ces mêmes soldats dans sa cathédrale, attirés par le besoin de confier des sentiments qu’ils n’osaient exprimer nulle part ailleurs, pour tenter de soulager leur conscience de ce qu’ils avaient vu et fait sur le Champ de Mort.

Hanno Merbal faisait partie du lot et Togandis se rappelait dans leurs moindres détails les confidences atroces qu’il lui avait faites dans la pénombre du confessionnal : infâmes péchés et regrets cuisants, auxquels venait s’ajouter un insupportable sentiment de culpabilité.

Hanno Merbal était mort, sa cervelle tapissant à présent le plafond d’un bar miteux des bidonvilles. Dans la foulée de Merbal, la figure de Daron Nisato s’imposa dans son esprit ; l’ancien commissaire des Falcatas, un homme d’honneur réputé pour sa bonhomie et sa grandeur d’âme.

Cela n’avait rien d’étonnant que Léto Barbaden l’ait muté loin des Screaming Eagles avant la mission à Khaturian.

Une brusque bouffée de culpabilité l’envahit tandis qu’il se remémorait à quel point il avait eu chaud plus tôt dans la journée, lors de son entretien avec Nisato : il avait bien été à deux doigts de tout lui révéler au sujet du Champ de Mort, aussi bien ce que Merbal lui avait dit que ce qu’il avait lui-même vu.

Togandis savait très bien qu’il était un lâche. La crainte de défier Léto Barbaden avait fait de lui une telle mauviette qu’il était incapable de soulager sa conscience et de laisser Nisato faire toute la lumière sur les coulisses du Champ de Mort.

Il repensa aux paroles que le policier lui avait glissées dans le creux de l’oreille juste avant d’être congédié par Barbaden : « À qui le confesseur se confesse-t-il ? »

C’étaient là des paroles toutes simples, prononcées en toute honnêteté, mais les conséquences que cela supposait… Diable ! Il ne se rendait pas compte.

Perclus de culpabilité, Togandis ferma les yeux et réprima les larmes qui menaçaient d’inonder ses joues. S’il commençait à pleurer maintenant, il savait qu’il ne pourrait plus s’arrêter : des sanglots pour les morts, et plus égoïstement, pour lui-même.

Il prit une profonde inspiration et se replongea dans la lecture, se concentrant à nouveau sur les mots écrits plusieurs millénaires plus tôt par Sébastien Thor, un homme pour qui il concevait la plus vive admiration et dont les textes avaient toujours su l’inspirer.

C’était un homme sans prétention aucune que ce Sébastien Thor, qui s’était dressé contre la tyrannie de Gore Vandire, un Haut Seigneur de l’Administratum fou à lier, qu’il avait fini par terrasser lors des guerres connues sous le nom d’Âge de l’Apostasie. Thor était devenu Ecclésiarque et Togandis avait toujours favorisé ses sermons devant ses assemblées de fidèles.

Il se demanda ce que Sébastien Thor aurait pensé des événements sur Salinas et haussa les épaules en s’imaginant expulsé de sa propre cathédrale, tout comme ce prédicateur que Thor avait jeté à bas de sa chaire en plein milieu d’une messe.

Chassant cette image de son esprit, Togandis passa les heures suivantes à lire des passages à voix haute pour que sa mnémoplume transcrive sous sa dictée, remplissant imperturbablement les pages de son livre de prières de versets édifiants et d’exhortations à la vigilance face au démon et à l’impur.

La lueur des électro-cierges s’intensifiait à mesure que le jour tombait dehors. Un bruit de l’autre côté de la porte lui fit lever le regard et il cligna des yeux de surprise en découvrant la nuit noire à travers le verre opaque des fenêtres.

L’heure était plus tardive qu’il ne l’aurait imaginé et il lui restait encore beaucoup de devoirs à accomplir. Ses prêtres et ses bedeaux n’allaient plus tarder à se réunir pour les vêpres et il serait particulièrement inconvenant qu’il ne se joigne pas à eux. Sa bibliothèque était située juste à l’extérieur du corps principal du temple et il entendait déjà des voix insistantes s’élever de l’autre côté de la porte.

Elles semblaient appeler son nom. Le son, étouffé par l’épaisseur des charpentes, était à peine un murmure.

Tandis qu’il se levait en se passant une main sur la bouche, il se rendit compte que les bruits qu’il entendait se faisaient bien trop insistants. Si à bien d’autres égards, Shavo Togandis était passé maître dans l’art de se mentir à lui-même, il était suffisamment honnête pour savoir que ses sermons, tout poignants et pertinents qu’ils fussent, n’étaient certainement pas de ceux qu’on se bousculait pour entendre ou qu’on réclamait à cor et à cri.

Piqué par la curiosité, Togandis retira l’armature de transcription de son avant-bras et ramassa son livre de prières. Il se dirigea vers la porte, mais à l’instant où il avançait la main vers la poignée, une inflexion à peine perceptible dans les voix résonnant derrière le battant réveilla la terreur immuablement tapie dans un recoin de son esprit.

Tu étais là.

Shavo Togandis sut alors avec une effroyable certitude ce qui l’attendait de l’autre côté de la porte.

Mesira Bardhyl sentait le pouvoir croître et s’étendre sur toute cité, une vibration maléfique qui mettait ses nerfs au supplice comme une craie crissant sur un tableau noir. Sa chambre était plongée dans l’obscurité. Cependant, des filets de lumière argentée, invisibles aux yeux de ceux qui n’avaient pas été frappés de la malédiction du don psychique, se faufilaient à l’intérieur, se frayant un chemin sinueux par les interstices de maçonnerie, suintant du mortier et serpentant sous les montants de porte.

Un givre spectral venait dessiner d’étranges arabesques sur la porte et le souffle de la jeune femme se changeait en vapeur au sortir de ses lèvres.

Elle ferma les yeux.

— Je vous en prie, allez-vous-en. Qu’ai-je fait, au juste ? Je n’ai rien fait du tout !

À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle fut frappée par la gravité de son crime.

Rester là sans rien faire alors qu’un tel massacre avait lieu était presque pire qu’appuyer soi-même sur la détente ou porter soi-même le coup de lame fatal. Les morts revenaient se masser dans les rues de la ville, et quelque terrifiant que ce fût, ce que les deux space marines avaient amené avec eux avait brisé à jamais l’équilibre des puissances à l’œuvre sur Salinas.

Des énergies immatérielles faisaient à présent partie intégrante de la trame du monde, qui se trouvait prise au filet du Warp même. Les traumatismes qui n’avaient pu jusque-là s’exprimer que par le biais de cauchemars épouvantables pouvaient maintenant tirer leur substance d’une source bien réelle et infiniment dangereuse.

Elle sentait une terrible force s’exercer à l’intérieur de la chambre, une densité dans l’atmosphère que seule une présence étrangère pouvait expliquer.

— Je vous en prie, sanglota-t-elle. Non.

Ouvre les yeux.

Mesira secouait obstinément la tête.

— Non, pas question !

Ouvre les yeux !

Mesira poussa un cri tandis que ses paupières s’ouvraient de force, et elle le vit : le Pleureur, sa silhouette noire se découpant sur le halo de lumière tamisée dessiné par la fenêtre.

Chatoyant d’une lueur spectrale, il la fixait de ses yeux ardents, la clouant sur place comme un papillon de nuit épinglé dans la vitrine d’un collectionneur. Une puanteur de fumée toxique et de chair brûlée submergeait ses sens et des flammes argentées apparurent autour d’elle dans un ronflement, pour l’envelopper aussitôt dans leur étreinte froide et impitoyable.

À la pâle lumière astrale qui nimbait le Pleureur, elle distingua les chairs carbonisées de son corps. Ses graisses fondantes se détachaient en se liquéfiant, laissant sur son squelette de longues traînées jaunâtres.

Tu étais là.

Mesira cria comme une damnée jusqu’à ce que son esprit finisse par se désolidariser de ses sens pour partir tourbillonner dans les ténèbres.

Shavo Togandis sentit le contact glacial de la poignée de porte avant même de l’avoir touchée. Sa respiration laissait des nuages de fumée en suspension dans l’air, et même à travers l’épaisseur de ses robes, il ressentait la chute brutale de température dans la pièce.

Il pouvait sentir leur présence de l’autre côté de la porte, leur désir de le voir sortir, se présenter devant eux et répondre de ses crimes.

La terreur le submergeait et ses jambes menaçaient de se dérober sous lui à tout instant.

Togandis ferma les yeux et murmura une prière à l’Empereur-Dieu. Il récitait des versets qu’il avait appris dans la prime jeunesse, à l’époque où il avait peur du noir et que sa mère le rassurait en lui disant que l’Empereur serait toujours là pour le protéger.

À l’heure actuelle, c’était comme si Shavo Togandis était revenu à l’âge de ses quatre ans : un enfant emmitouflé dans ses couvertures au milieu des ténèbres, se balançant d’avant en arrière en débitant ses cours de catéchisme pour éloigner les monstres.

Les paroles lui revenaient sans effort à mesure que ses terreurs enfantines remontaient en lui, réveillant de lointains souvenirs logés dans des recoins oubliés de son esprit. Chaque mot prononcé calmait un peu plus sa peur panique et sa main finit par se refermer sur le métal glacé de la poignée de porte.

Togandis tourna la poignée et poussa le battant, obligeant ses jambes flageolantes à le porter tandis qu’il passait le seuil. Une bourrasque d’air froid, cinglante comme une rafale de vent d’hiver, le gifla de plein fouet, le harcelant de toute part à la manière de mains baladeuses le pressant d’avancer.

Il sentait le vent glacial le pénétrer, comme le sondant de la tête aux pieds, mais sa morsure se faisait plus légère et moins insistante à chaque prière enfantine qu’il récitait. Brandissant son livre de prières grand ouvert devant lui, Shavo Togandis émergea de sa bibliothèque pour s’engouffrer dans le temple à proprement parler.

Les mots moururent dans sa gorge quand il découvrit que le temple était bondé, mais que les silhouettes rassemblées devant la majestueuse statue d’or de l’Empereur n’appartenaient pas davantage à ses paroissiens qu’à ses fidèles, ni même à des êtres vivants.

À peine plus que des traînées de lueur argentée, vacillant comme des flammes de bougie vues au travers d’une lentille de verre embué, elles ne ressemblaient que très vaguement à des formes humaines.

— Empereur, protégez-moi, murmura-t-il tandis que ses pas le menaient bien malgré lui le long du transept, en direction de l’autel dressé devant l’immense sculpture de l’Empereur. Le semblant de courage qui s’était brièvement ranimé en lui dans la bibliothèque était en train de l’abandonner et la terreur qui l’étreignait remouilla son corps de sueurs froides. Il sentait sa vessie se gonfler et une irrépressible envie de vomir le gagner.

Au prix d’un terrible effort, il réussit à garder le contrôle de ses fonctions physiologiques et, jetant un œil au-delà des formes vacillantes des intrus, il vit tout un groupe de ses gens, prêtres, bedeaux, confessora minoris et autres domestiques, rassemblé devant l’autel.

Une expression d’admiration béate illuminait leurs traits et ils semblaient totalement médusés par ce qu’ils avaient sous les yeux.

Ne voyaient-ils pas que ces formes de lumière avaient quelque chose de fondamentalement inquiétant ?

Ne se rendaient-ils pas compte qu’ils couraient le plus terrible des dangers ?

Quelque chose de l’homme qu’il avait été avant l’horreur du Champ de Mort s’éveilla dans le cœur de Shavo Togandis, qui se dirigea d’un pas ferme et décidé en direction de la grande statue et des êtres vivants rassemblés sous son ombre.

C’étaient ses gens et il avait une responsabilité envers eux.

Sur le chemin, il sentit les têtes des intrus fantomatiques se tourner vers lui pour le fusiller de leur regard accusateur, au fond duquel venait de s’allumer une lueur de pure malveillance.

L’un de ses prêtres leva les yeux à son approche.

— Vous arrivez à les voir ? s’écria-t-il. Des anges, votre éminence ! Des anges de l’Empereur !

Togandis retourna son attention vers les silhouettes spectrales, horrifié qu’on pût prendre des créatures à ce point épouvantables pour quelque chose d’aussi sacré et révéré que des anges. Même si le halo d’argent qui les nimbait voilait les cartilages de leurs visages, il en distinguait bien assez pour savoir qu’il ne s’agissait en aucun cas d’anges, mais de démons ayant pris forme humaine, des créatures infernales sorties tout droit des profondeurs des abysses.

— Ne vous approchez pas d’eux ! hurla Togandis en pressant le pas en direction de ses prêtres. La sueur froide qui perlait sur son front le faisait frissonner de tout son corps et il suffoquait, hors d’haleine et les poumons en feu. Les prêtres le regardèrent sans comprendre, incapables de voir ce qu’il voyait, et il s’interposa entre les silhouettes de lumière et eux.

Togandis avait le souffle coupé par la terreur. Il sentait leur colère et leur appétit vorace, comprenant qu’il ne s’agissait pas là de démons issus des enfers, mais de fantômes vengeurs ; des âmes affamées revenues prendre ce qu’il leur revenait de plein droit.

Il y avait quelque chose de complètement déplacé et dérisoire dans le fait de réciter son catéchisme enfantin face à un si terrible maléfice. Une part de lui n’était pas sans l’ignorer, l’enjoignant à poser son livre et à faire face aux conséquences de ses actes. Le livre de prières lui glissait peu à peu des mains.

Le précédent confesseur des Falcatas, un vieillard grincheux dénommé Thorne, lui avait donné le livre la veille du jour où il avait été tué, et alors que Togandis baissait les yeux dessus, il tomba sur les mots que sa mnémoplume y avait couchés à peine un instant plus tôt.

Il constata la puissance évocatrice du verset, une puissance qui vint attiser les dernières braises de son courage défaillant.

— Ô Empereur, Père miséricordieux qui veillez sur nous, faites-nous grâce de votre lumière pour nous guider dans les ténèbres, commença-t-il à scander. En ces heures difficiles, donnez-nous le courage qui embrasera nos cœurs d’humbles serviteurs de la vertu. Soyez notre bras et notre bouclier, que nous devenions à notre tour les vôtres !

Togandis sentit la présence de ses prêtres dans son dos et cette proximité lui donna encore davantage d’assurance. Il feuilletait les pages de son livre de prières, s’arrêtant pour lire des passages à voix haute, qu’il déclamait avec une vigueur dont il n’avait jamais fait preuve dans la chaire.

Même s’il ne faisait finalement que réciter de simples prières ou bénédictions, ces invocations mineures véhiculaient toute la ferveur de sa foi, ce qui leur conférait une indiscutable puissance. Ce n’était certes là qu’une petite révélation de rien du tout, mais cela n’en restait pas moins une révélation, et ce genre de chose recelait un grand pouvoir.

Le vent glacial qui l’avait attiré dans le temple se remit à souffler, mais cette fois plus fort et sans s’embarrasser du genre de douceur inquisitrice dont il avait fait montre auparavant. Une effroyable bourrasque se déchaîna du fond de la nef et Togandis sentit sa robe claquer au vent, de concert avec les pages du livre de prières que la violence des rafales arrachait une à une.

Ses prêtres poussèrent des cris d’épouvante en voyant le maelström de lumière balayer les formes fantomatiques de la congrégation. À la manière d’une brume flottante, les spectres se fondaient les uns aux autres, renonçant à leur individualité pour devenir un seul et même amas de faciès éructant leur haine.

— Que l’Empereur nous protège ! vociféra Togandis tandis que les fantômes au supplice hurlaient de terreur. Le vent surnaturel entraîna la masse scintillante dans une course folle tout autour du temple. L’amas spectral fendait l’air confiné en laissant à chaque virage des traînées de lumière argentée en suspension.

La masse écumante de brume luminescente s’arrêta sous la rosace à l’autre bout de la nef, tourbillonnant en vol stationnaire juste au-dessus des lourdes portes de bronze qui menaient vers l’extérieur. Des langues de feu argentées apparurent pour venir lécher tout le pourtour du temple, jaillissant d’un pilier à l’autre, et les relents de chair brûlée qui se dégagèrent soudain mouillèrent de larmes les yeux de Togandis.

La rangée de bancs d’église qu’il avait sous son nez se recouvrait lentement de givre et il entendit craquer à côté de lui la pellicule de glace qui se formait dans les fonts baptismaux. Les prêtres et les bedeaux étaient agenouillés, les mains jointes en signe de prière. Une lueur de vénération brillait toujours dans leurs yeux, et Togandis comprit que l’indicible horreur de ces visions le visait lui exclusivement.

Il était le seul à voir le vrai visage des spectres, car ils étaient venus pour lui et pour lui seul !

L’amas de fantômes agglutinés déferla le long de la nef en direction de l’autel. Togandis sentait leur désir de le dévorer résonner dans chacune de leurs plaintes déchirantes. Les centaines de bouches hurlaient en même temps en déboulant dans sa direction et le tourbillon de lumière se dilata soudain, comme un terrible ange de vengeance déployant ses ailes.

— À Vos yeux, nous ne sommes rien d’autre que Vos humbles serviteurs ! s’écria Togandis, scandant péniblement ses mots dans l’air glacé. Tournez-vous vers nous et chassez les ombres maléfiques ! Protégez Vos serviteurs des sordides aberrations du Warp !

Les spectres perdaient en cohésion, des lambeaux de lumière se détachant de l’ange du châtiment à mesure que celui-ci se rapprochait de Togandis. Le prêtre ferma les yeux, agrippa le symbole sacré de l’Aquila suspendu à son cou et brandit son livre de prières haut au-dessus de sa tête.

Une éruption de lumière argentée vint submerger Togandis, qui sentit le contact glacé des morts le traverser de part en part. L’atrocité de leurs souffrances et l’horreur de leur existence envahirent la moindre molécule de son être, de ses pieds chancelants sous leur fardeau à son crâne ruisselant de sueur, mais ne trouvant aucune prise, les énergies noires rejaillirent hors de son corps avec un cri de frustration.

Mis à rude épreuve, son cœur battait à tout rompre. Les valves et les artères palpitaient avec violence, poussées jusque dans leurs derniers retranchements pour maintenir Togandis en vie. Les vaisseaux sanguins surmenés se comprimaient dangereusement, mais quelles que fussent les réserves de vigueur dont disposait le cardinal, elles réussirent à le tenir en vie encore un moment.

Togandis garda les yeux fermés pendant de longues minutes, conscient que dès qu’il les ouvrirait, il se retrouverait nez à nez avec quelque chose de si terrifiant que ce serait le visage de sa propre mort qu’il verrait. Un silence troublant tomba soudain sur l’église. Il n’entendait plus que sa respiration haletante et l’écho des défunts se répercutant au loin.

Une main lui toucha l’épaule et il poussa un cri. Il avait l’estomac noué et des picotements dans les doigts.

— Cardinal ? souffla une voix hésitante et craintive à son oreille. Togandis reconnut son propriétaire. C’était un des sacristains de l’office du soir, dont il n’avait d’ailleurs jamais mémorisé le nom.

Prenant une profonde inspiration pour calmer ses nerfs, Togandis ouvrit les yeux.

L’intérieur du temple était comme il avait toujours été à la nuit tombée : frais, ombragé et faiblement éclairé par les flammes vacillantes des cierges. Il ne restait plus aucune trace ni des flammes argentées ni des spectres vengeurs, à part une mince pellicule de glace fondue sur le rebord des fonts baptismaux.

Togandis garda le silence quelques secondes de plus, le temps de s’assurer que sa voix ne trahirait pas la terreur qui s’était emparée de lui à peine un instant plus tôt.

— Pardon ? finit-il par dire.

— C’était un ange ? demanda le sacristain.

Togandis jeta un œil par-dessus l’épaule de l’homme, en direction des mines ravies de ses prêtres. Que fallait-il qu’il leur raconte ? La vérité ? Certainement pas !

Leurs regards étaient illuminés par la foi et il n’était pas question qu’il leur enlève cela.

— Oui, acquiesça Togandis. C’était un ange de l’Empereur. Prie pour ne plus jamais en voir d’autre.

Il faisait nuit noire là-haut, dans les montagnes au nord de Barbadus.

Au coucher du soleil, les Décharnés s’étaient timidement risqués à sortir de la caverne, avançant d’un pas hésitant, sur leurs gardes, comme s’ils craignaient à tout moment que le jour ne revienne. Tout au long de la journée, le seigneur des Décharnés avait compati à la douleur des membres de sa tribu, qui se sentaient trahis alors que le soleil dardait ses rayons, à deux doigts de tous les anéantir.

L’air confiné dans la grotte empestait la peur. Ce ne fut que lorsque la lumière du jour cessa de gagner du terrain sur eux que cette peur panique se changea en soulagement. Ils seraient en sécurité, du moins pour un temps.

Le seigneur des Décharnés pouvait sentir la terreur qui étreignait le cœur des membres de sa tribu, un déluge d’effluves rances chargés de relents chimiques dont il avait pu savourer les manifestations chez d’autres, mais qui ne réussissait plus désormais qu’à le mettre en rage.

Il était las de cette peur, las de l’avoir pour perpétuelle compagne.

Bien que puissant et solidement charpenté, d’aussi loin qu’il se souvenait, il avait toujours eu ce sentiment tapi au fond du cœur : la peur des hommes de fer, la peur du soleil noir, la peur de sa propre monstruosité et la peur de la réaction de l’Empereur face à cette difformité lorsqu’il se présenterait devant Lui.

Le seigneur des Décharnés leva le bras pour regarder la peau rose toute neuve qui en couvrait désormais la chair. Le lustre de son corps s’était terni au cours de la journée, et tandis qu’il en palpait timidement la surface, il sentit la peau neuve réagir à son toucher.

Au lieu de la douleur à laquelle il s’attendait, il ressentit le contact de ses doigts griffus et la rudesse de ses mains.

Après tout, peut-être cet endroit amorcerait-il véritablement un nouveau départ pour lui et sa tribu.

Il tourna le regard en direction de ses congénères, qui se régalaient une nouvelle fois de ces bêtes dodues que l’on voyait paître dans les montagnes. Leur viande était tendre et généreuse, et leurs pattes n’étaient pas de taille à rivaliser avec la prodigieuse rapidité des Décharnés.

Le seigneur des Décharnés avait envie de quitter cet endroit, mais il n’osait pas encore éloigner la tribu de la caverne, de peur que le soleil les piège de nouveau à découvert. Une nouvelle peau se formait sur les corps de la plupart des autres, mais à des rythmes sensiblement différents, et ceux qui ne seraient pas encore pourvus d’une pellicule suffisamment épaisse périraient à coup sûr si le soleil venait à les surprendre loin de leur abri.

Ils finiraient tous par jouir d’une peau égalant la sienne, mais leurs physionomies à la dégénérescence plus avancée avaient besoin de davantage de temps. Les replis et les lambeaux de chair pendante étaient plus longs à recouvrir que de simples protubérances osseuses, et l’on voyait le tissu cartilagineux de leurs crânes difformes se déchirer et cicatriser au gré des énormes bouchées qu’ils avalaient goulûment.

Le seigneur des Décharnés jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Bien qu’il fît nuit noire, la cité fantôme en contrebas était nimbée de lumière.

Au regard des mortels, la ville était comme toujours déserte et silencieuse, mais pour des yeux façonnés par une sorcellerie pratiquée dans les recoins les plus sombres de l’univers, pour un esprit ayant mûri à l’intérieur de l’utérus d’une créature saturée de magie noire, les rues grouillaient de silhouettes s’y bousculant allègrement. Ces silhouettes n’appartenaient pas à des êtres vivants ; elles étaient… d’un autre type.

Jusque-là, le seigneur des Décharnés n’avait eu conscience de leur présence qu’en percevant un scintillement à la périphérie de son champ de vision, mais il les voyait maintenant se rassembler, attirées en ce lieu macabre par l’arrivée de la machine des hommes de fer.

Ni Uriel ni son compagnon n’avaient remarqué ces présences, ni n’en avait ne serait-ce que pris vaguement conscience, mais les redoutables énergies qui baignaient l’immonde machine avaient fait cause commune avec les rues oubliées de la cité morte, ramenant en son sein ceux qui y avaient jadis vécu en leur prêtant un pouvoir considérable.

Il n’avait pas laissé la tribu approcher de ces manifestations grandissantes de leur inextinguible rage, devinant dans son for intérieur que troubler la surface de ce brouet de colère et de souffrances conduirait fatalement au désastre.

Comme si le seul poids de son regard sur les formes luminescentes avait trahi sa présence, le seigneur des Décharnés les vit emprunter les rues en masse pour flotter en direction de la barrière métallique qui ceignait la cité. Si un tel rempart empêchait l’accès aux créatures de chair et de sang, il représentait un obstacle bien dérisoire pour ces êtres de rage et de lumière.

Ils se dirigeaient droit vers les montagnes et la tribu en train de festoyer devant l’entrée de la caverne.

Les membres de la tribu les sentirent venir, montrant leurs crocs et sortant leurs griffes.

Le seigneur des Décharnés se redressa de toute sa hauteur pour regarder les lumières approcher. Il ne les craignait pas, car les profondeurs enfumées du monde du soleil noir vomissaient des horreurs bien pires.

La tribu battit en retraite dans la grotte et le seigneur des Décharnés se tint devant eux pour les protéger, resplendissant dans sa gaine de peau flambant neuve. Il sentait la rage consumer le cœur de ces étranges entités de lumière, mais ce qu’il ressentait surtout, c’était leur appétit vorace et leur désir d’assouvir leur vengeance en torturant ceux qui leur avaient fait du tort.

Tandis qu’il suivait leur progression du regard, l’odeur de chair brûlée lui fit monter l’eau à la bouche, lui rappelant douloureusement la saveur oubliée de la viande humaine. Il poussa un gémissement et ses papilles se mirent à saliver abondamment.

Il secoua la tête.

Uriel leur avait formellement interdit de goûter à la chair succulente des humains et de boire leur sang chaud.

L’Empereur ne voulait pas qu’ils dévorent Ses sujets.

Derrière lui, les membres de la tribu crispaient leurs mâchoires garnies de crocs dans un concert de grognements tandis que le fumet de viande cuite envahissait la caverne, leur rappelant à eux aussi le goût de la chair humaine. L’irrésistible odeur les submergeait et le seigneur des Décharnés luttait pour rester concentré sur l’approche des créatures.

Donnant l’impression paradoxale de se déplacer sans bouger, elles se rassemblaient à l’entrée de la grotte, s’écoulant en un flot de formes spectrales illuminées de l’intérieur. Quelque chose dans leur aspect évoquait leur forme humaine passée, l’ombre des hommes, des femmes ou des enfants qu’elles avaient été le considérant avec des expressions qui allaient de la pitié à l’impatience.

Ces êtres avaient le visage calciné et leur chair brûlée s’était liquéfiée. Le seigneur des Décharnés ressentait leur douleur, d’éternelles souffrances auxquelles il n’y avait sans doute pas trente-six moyens de mettre un terme. Il était conscient que les créatures qu’il avait en face de lui n’étaient pas des êtres vivants, mais des défunts revenus d’entre les morts et dont l’existence même était une aberration.

Ils déferlèrent dans la caverne pour fondre sur les Décharnés, non pas mus par une pulsion de mort, mais au contraire par une inextinguible soif de vitalité.

Le seigneur des Décharnés sentit la vague macabre le submerger, noyé sous un déluge de milliers d’existences. Une lumière intense et aveuglante envahit la caverne. Elle le pressait de toute part, s’infiltrant dans son corps par quelque mystérieux procédé osmotique.

Un million de pensées rugirent en même temps dans sa tête à la manière d’une nuée d’insectes enragés et le bruit assourdissant lui fit plaquer les mains contre ses tempes. Des milliers de voix résonnaient dans son esprit, chacune réclamant à cor et à cri d’être entendue la première et demandant la parole d’un ton implorant.

La douleur devint intolérable. Il sentait son corps brûler, son sang bouillir dans ses veines, ses chairs se consumer et ses os craquer dans la fournaise. Les parois de la grotte semblaient se distordre et se liquéfier, comme s’évanouissant dans le lointain, pour se voir remplacées par des murs que des machines de guerre venaient abattre.

À la place du rocher, il vit le ciel au-dessus de sa tête, des cieux dégagés remplis de formes cruciformes larguant des bombes de fer, qui laissaient des traînées de fumée dans leur sillage avant d’exploser en des gerbes de feu aveuglantes. Les flammes le cernaient de toute part, dansant comme des créatures vivantes tandis qu’elles consumaient tout autour d’elles avec un voluptueux abandon.

Il savait que c’était au trépas de ces êtres de rage et de lumière qu’il était en train d’assister, mais il était incapable de chasser ces images de son esprit. Il entendit hurler, un cri déchirant, littéralement assourdissant.

— Non ! mugit-il. Vous sortir de ma tête !

Il entendit les hurlements de terreur du reste de la tribu et bondit sur ses pieds en se griffant la peau neuve qui lui recouvrait les traits. Ses griffes jaunâtres lacérèrent ses joues et il fut soulagé de ressentir la douleur. Des lambeaux de peau pendaient de son visage et du sang frais dégouttait en clapotant sur le sol.

Une impulsion contre nature contracta ses membres, qui enflaient et se convulsaient au gré des mouvements des présences immatérielles qui ruisselaient en lui. Le moindre de ses muscles, de ses tissus, de ses cellules était envahi par les énergies furieuses des morts.

Seule la douleur restait sienne. Il referma ses griffes sur son cœur et se lacéra la poitrine de bas en haut, les sillons sanguinolents décrivant ce qui ressemblait aux ailes d’un aigle à l’agonie.

Le seigneur des Décharnés tomba à genoux et leva ses poings griffus en l’air, refoulant les derniers vestiges de sa douleur et de sa peur dans un recoin de son esprit tandis que les morts de Khaturian le submergeaient.

Au lieu de sa propre douleur, c’était maintenant celle de toute la congrégation de spectres qu’il éprouvait.

Leur rage était totalement sienne.

Une seule chose pouvait l’apaiser : la mort.