onze
D’épaisses couches de poussière recouvraient le verre des vitrines. L’air fétide et confiné à l’intérieur de la galerie des antiquités transpirait les siècles de négligence et d’histoire oubliée. De tous les lieux qu’il avait visités sur Salinas, celui-ci était le seul à faire véritablement vibrer la corde sensible d’Uriel. L’héritage du passé et le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi étaient des notions profondément enracinées en lui, et le décor lui rappelait irrésistiblement les nombreuses salles remplies d’antiques bannières et de trophées honorifiques que comptait la forteresse d’Héra.
Ce n’était que le lendemain de leur rencontre avec les Janiceps, et le goût amer et coupable laissé par le contact psychique ne s’était toujours pas dissipé dans l’esprit d’Uriel. Aux premières lueurs livides de l’aube, il avait fait transmettre une requête au gouverneur Barbaden par le biais de celui qui les suivait partout comme leur ombre, l’omniprésent Eversham, sollicitant une consultation avec un medicae diplômé pour Pasanius.
Il n’y avait pas de réponse dans l’immédiat, et plutôt que de rester assis à attendre sans rien faire, Uriel avait décidé qu’ils profiteraient du temps qu’il leur était imparti avant que leurs frères de bataille n’établissent le contact pour se familiariser davantage avec ce monde.
Et le meilleur moyen de le faire était de se pencher sur son passé.
Comme il avait déjà emprunté les couloirs du palais menant au terrain de manœuvres, la route était restée gravée dans sa mémoire et ils retrouvèrent sans peine le chemin des portes qui donnaient sur l’extérieur.
L’esplanade de béton et la tour grise se découpant à l’horizon n’étaient pas moins déprimantes que la veille. Durant tout le trajet jusqu’au bâtiment décrépit de la galerie des antiquités, Uriel n’arriva pas à se défaire de l’impression qu’il était comme attiré par cet endroit, que d’une manière ou d’une autre, il était inéluctable qu’il s’y rendît.
— Ça ne paye vraiment pas de mine, avait alors fait remarquer Pasanius en considérant l’aile délabrée du palais. Même s’il pressentait que des merveilles les attendaient, Uriel avait bien été obligé d’en convenir.
Cette vague crainte de déception s’était dissipée dès qu’ils avaient pénétré à l’intérieur et découvert les vastes galeries de vitrines, de caisses d’emballage et d’objets rares qui remplissaient l’aile. Des pans entiers du musée restaient plongés dans les ténèbres, et vu que celui-ci débordait de reliques de guerre et de documents historiques dignes du patrimoine d’une planète entière, qui aurait pu dire quels trésors pouvaient bien se terrer dans ses profondeurs ?
La personne en charge de mettre de l’ordre dans tout ce fatras de souvenirs d’un autre âge était le conservateur Lukas Urbican, un homme fier et méticuleux qu’Uriel avait immédiatement pris en sympathie.
— Ah ! s’était exclamé Urbican en les regardant pousser la porte par-dessus ses lunettes. J’espérais que vous éprouveriez l’envie de visiter mon humble musée, même si je dois m’excuser par avance de la nature quelque peu… aléatoire de l’accrochage.
Urbican était un homme de taille moyenne et son allure trahissait une première carrière de soldat. Même s’il portait une robe noire d’adepte au lieu de l’uniforme réglementaire, sa bonne condition physique ne faisait aucun doute. Uriel lui donnait une petite soixantaine d’années. Il avait les traits marqués, taillés à la serpe, et le peu de cheveux qu’il lui restait était coupé ras et aussi blanc que de la poudreuse.
Urbican leur fit signe d’entrer et s’avança en leur tendant une main accueillante, mouchetée de taches brunes. Uriel serra la main calleuse qu’on lui tendait. L’homme avait une poigne vigoureuse.
— Conservateur Urbican, je présume ? salua Uriel.
— Lui-même, mon ami, lui-même, répondit Urbican avec un sourire désarmant, mais appelez-moi Lukas, je vous en prie. J’imagine que vous êtes le capitaine Uriel Ventris, ce qui, sauf erreur de ma part, fait de votre camarade manchot le sergent Pasanius.
— Vous ne faites pas erreur, fit ce dernier. Le bras a un peu tendance à vendre la mèche.
— Vous avez entendu parler de nous ? demanda Uriel.
— Je ne pense pas qu’il y ait grand monde sur Salinas qui ignore encore votre présence, dit Urbican. L’arrivée de guerriers de l’Adeptus Astartes, voilà le genre de nouvelle qui se répand comme traînée de poudre ! Quoique je doive vous avouer que j’avais un peu peur que Léto ne vous garde pour lui tout seul. Notre illustre gouverneur n’a pas beaucoup de temps à me consacrer, et encore moins aux reliques poussiéreuses du passé. Une perte de temps, dirait-il.
— En fait, le gouverneur Barbaden n’a pas l’air de vouloir avoir tant que ça affaire à nous, corrigea Uriel, surpris de s’entendre parler avec autant de franchise.
— Certes, j’imagine qu’il a d’autres chats à fouetter, concéda Urbican, avec tous les troubles causés par les Fils de Salinas…
— Tout à fait, acquiesça Uriel, qui sentait qu’il y avait beaucoup à apprendre de Lukas Urbican. Nous nous sommes par conséquent rendu compte que nous disposions de pas mal de temps libre.
— Et vous mettez ce temps à profit pour venir visiter ma misérable galerie d’antiquités ? Je suis flatté, dit Urbican en rougissant. Je sais à quel point il est rare pour un soldat de votre qualité de disposer de temps libre, ce qui est d’ailleurs vrai pour n’importe quel homme faisant carrière dans l’armée. Bien sûr, cela fait bien longtemps que je ne me considère plus comme un soldat de l’Empereur.
— Vous avez servi dans les Falcatas ? demanda Pasanius.
— À ma grande honte, oui, répondit Urbican en esquissant un sourire, qui n’erra sur ses lèvres que l’espace d’une fraction de seconde. Il chassa cette pensée d’un geste dédaigneux.
— Bien entendu, c’était il y a de nombreuses années de cela, poursuivit-il. J’ai été dégagé de mes obligations militaires après le jour de la Restauration, même si je suppose que le colonel Kain m’aurait de toute façon mis à la retraite si ça n’avait pas été le cas. La guerre est une affaire de jeunes, pas vrai ?
Urbican s’interrompit brusquement et leva la main, index pointé en l’air.
— Non, mais quel idiot je fais ! s’exclama-t-il. Où sont passées mes bonnes manières ? Ce n’est pourtant pas comme si j’ignorais ce que vous êtes venus faire ici !
Uriel sourit en voyant le vieux conservateur prendre congé pour se précipiter d’un air affairé dans une pièce jouxtant le hall principal.
L’intérieur de cette aile du palais avait connu des jours meilleurs. La peinture s’écaillait sur les cloisons, que des taches d’humidité venaient maculer du sol jusqu’au plafond en voûte. Des bannières pendaient aux murs, de petits fanions rouges et or, ainsi que des drapeaux rectangulaires, frappés d’un blason représentant un guerrier bardé d’or avec une tête d’aigle et un sabre dans chaque main.
Une longue enfilade de tables d’exposition mises sous cloche en verre courait sur la longueur de l’allée centrale et des caisses s’entassaient contre les murs jusqu’au plafond. Certaines étaient grandes ouvertes, couvertes d’étiquettes libellées de pattes de mouche illisibles, et débordantes de vestes d’uniforme et de pièces diverses de tenues militaires. Des vitrines au verre fendu se dressaient entre les monceaux de caisses et une forêt de mannequins sans vie, revêtus de ce qui semblait être des pièces d’armure et d’uniforme mal assorties et armés de fusils laser rouillés qui avaient l’air sur le point de tomber en poussière.
La collection était exposée sans ordre apparent, et cependant, Uriel trouvait incroyablement rassurant de savoir qu’il y avait au moins un homme sur Salinas pour se soucier du souvenir laissé par les anciens du régiment et rendre hommage aux habitants de la planète qu’ils avaient colonisée.
— Ce qui est rassemblé là couvre combien d’années de service, d’après toi ? demanda Uriel à Pasanius en contemplant une vitrine remplie de médailles et de tout un assortiment de baïonnettes.
— Des décennies, répondit Pasanius, soulevant un sabre à lame rouillée, pour ne pas dire des siècles.
Pendant qu’Urbican fouillait pour remettre la main sur l’objet qu’il recherchait, Uriel se mit à déambuler entre les vitrines d’exposition le long la galerie. La première devant laquelle il s’arrêta était remplie de vieux carnets de notes à reliure de cuir râpé, brochés à l’aide de bouts de ficelle usée. La plupart étaient tellement abîmés qu’ils en devenaient proprement illisibles, mais l’un d’eux trônait fièrement au centre de la vitrine.
Sa couverture dorée était défraîchie, mais Uriel devinait suffisamment les caractères pour comprendre qu’il s’agissait d’une copie du Tactica Imperium, l’ouvrage de référence selon les principes duquel les armées de l’Imperium guerroyaient dans toute la galaxie. La date était effacée, mais le numéro d’édition était encore à peu près apparent, et comme il ne comportait que deux chiffres, cela laissait penser que l’exemplaire remontait à plus d’un millier d’années.
— Ah ! Je vois que vous avez trouvé la copie du Tactica du vieux Serenity, dit Urbican en passant la tête par l’embrasure de la porte. Une pièce très rare, et réputée contenir une note personnelle du seigneur Macharius inscrite au verso de la couverture, mais le livre est si fragile que je n’ose même pas l’ouvrir.
— Qui était le vieux Serenity ? demanda Pasanius.
— Le colonel des Falcatas avant Léto Barbaden, répondit Urbican en donnant de la voix, un grand homme, d’ailleurs, que cet illustre vieillard, un vrai gentleman. Il ne perdait jamais son sang-froid dans la bataille, même quand les choses tournaient mal. Quand nous avons été pris au piège dans la gorge de Koreda, il s’est tourné vers son adjudant-major et lui a dit : « Je ne ferai jamais sonner la retraite, jamais. Prévenez les hommes que s’ils l’entendent sonner, ça ne peut être qu’une ruse de l’ennemi. » Une réplique à vous remuer les tripes, pas vrai ?
— L’anecdote est avérée ?
— Aucune idée, répondit Urbican. Le vieux Serenity s’est fait tuer une heure plus tard, mais ça sonne bigrement bien, non ? Ah ! Nous y voilà !
Urbican émergea de la réserve, tenant dans les bras un paquet allongé, enveloppé dans un linge, qu’il déposa révérencieusement sur la table devant Uriel. Avant même qu’Urbican n’ait défait le paquet, Uriel sut instantanément de quoi il s’agissait et sentit son pouls s’accélérer en voyant déballer l’épée du capitaine Idaeus enfoncée dans son fourreau.
— Eversham a amené votre épée ici, capitaine Ventris, dit Urbican, et je vous l’ai gardée bien au chaud, en lieu sûr.
Uriel dégaina l’épée à pommeau doré, ses doigts se glissant instinctivement autour de la garde en fils de fer et le dos de son poing se calant parfaitement contre les quillons. Tenir à nouveau son épée en se sentant ainsi relié à son héritage de space marine était une sensation enivrante, un signe de plus que leur exil du chapitre arrivait bientôt à son terme.
Il retourna la lame dans sa main, la lumière blafarde de la galerie se réfléchissant sur sa surface étincelante et immaculée.
— Merci, finit-il par dire. Je tiens beaucoup à cette épée.
— Une belle pièce, reconnut Urbican, même si j’ai l’impression que la lame n’est peut-être pas d’origine.
— Vous avez l’œil, Lukas ! le complimenta Uriel. La lame a été brisée sur le monde de Pavonis. J’en ai forgé une nouvelle sur Macragge.
— Tiens donc ! Voilà qui explique tout ! Enfin, cela reste une arme splendide. Peut-être pourrez-vous me conter un de ces jours ses illustres exploits ?
— J’en serais très honoré, acquiesça Uriel, qui tentait d’attacher l’épée à sa ceinture, mais se rendait compte que sans le volume de l’armure Astartes, l’opération s’avérait plus que délicate. Les difficultés que rencontrait Uriel rappelèrent soudain quelque chose à Pasanius, qui se tourna vers le conservateur.
— Mon armure est-elle là, elle aussi ? demanda-t-il.
— En effet, sergent, répondit Urbican dans un sourire. Une Mk VII, si je ne m’abuse, modèle Aquila ?
— C’est ça, confirma Pasanius. Vous vous y connaissez en armures Astartes ?
— Seulement un tout petit peu, avoua Urbican. C’est ma passion d’étudier l’attirail de guerre de nos protecteurs les plus héroïques, même si je dois confesser que, jusque-là, j’avais seulement eu la chance de voir de près des armes et des pièces d’armure bien plus anciennes que les vôtres.
— Vous avez déjà examiné des armures d’Astartes ? s’étonna Uriel. Où ça ?
— Eh bien, ici même, évidemment, répondit le conservateur d’un air perplexe, qui se changea la seconde d’après en effusion de joie.
— Ah, je vois ! Oh, vous devez m’accompagner sans attendre, lança alors Urbican en s’engageant vers une aile qui s’enfonçait plus profondément dans le musée.
— Mes amis, reprit-il, vous n’êtes pas les premiers guerriers Astartes à avoir foulé le sol de Salinas.
Pour quelqu’un qui avait loyalement servi Léto Barbaden au sein de l’Achaman Falcatas, Mesira Bardhyl avait particulièrement mal tourné dans les années qui avaient suivi le jour de la Restauration, se dit Daron Nisato. Combien de fois, à l’époque où le régiment menait des campagnes acharnées, avait-il vu la forme frémissante de Mesira aux côtés du colonel, sa frêle silhouette voûtée noyée au milieu des capotes militaires de l’état-major, et s’était-il senti submergé par un élan de tendresse à son égard ?
Il savait bien qu’il avait tort de prendre les choses autant à cœur, car en tant que commissaire de compagnie, il aurait facilement pu lui échoir de devoir lui faire sauter la cervelle, dans l’éventualité où ses pouvoirs psychiques seraient devenus dangereux.
En dépit de son apparente fragilité, Mesira avait toujours servi le régiment et n’avait jamais failli à son devoir.
Et voilà comment on l’avait récompensée après sa démobilisation : une cahute rudimentaire faite de briques et de bois à la périphérie des bidonvilles, des murs barbouillés de slogans anti-impériaux et des dessins grossiers sur sa porte, représentant des monstres cornus. La rue était déserte des deux côtés, à perte de vue, mais cela n’avait rien de surprenant : rien de tel pour vider instantanément des rues jusque-là animées que l’irruption tonitruante d’une Chimère aux couleurs noir et acier des forces de l’ordre de Barbadus.
Nisato s’extirpa de l’écoutille de commandement du véhicule et se laissa glisser sur la carrosserie blindée pour atterrir en crissant sur le sol de sable aggloméré. Il peinait sous le poids de son armure, mais il aurait été idiot de s’approcher si près des bidonvilles sans l’enfiler. Il balaya une nouvelle fois la rue du regard, passant en revue les toits, les fenêtres et les portes de service suspendues où un tireur embusqué aurait pu opportunément se poster.
Il se retourna vers le véhicule et cria par-dessus le grondement du moteur :
— Je vais jeter un œil à l’intérieur.
— Vous voulez qu’on vous couvre ? demanda une voix étouffée par un casque, celle du lieutenant Poulsen.
— Non, attendez-moi là, je n’en ai que pour quelques minutes.
— On est prêts à intervenir si besoin est, assura Poulsen, et Nisato entendit une pointe d’excitation dans sa voix. Poulsen était commissaire subalterne au début de la campagne de Salinas, et depuis, il s’était toujours rangé aux décisions de Nisato, le suivant dans les forces de l’ordre après la démobilisation.
Il n’y avait pas gagné grand-chose au niveau de l’avancement de carrière, mais au moins, ils n’étaient pas aussi haïs que les hommes et les femmes qui avaient choisi de rester dans les Falcatas. En tant que gardiens de la paix et représentants de la loi, ils pouvaient au moins être considérés comme des gens de relativement bonne volonté.
C’était du moins ce que Daron Nisato se disait chaque nuit, avant d’aller se coucher.
— Restez sur le qui-vive, ordonna Nisato, et si je ne suis pas revenu dans dix minutes, venez me chercher.
— Entendu, chef.
Une escouade de cinq policiers crevait de chaleur dans l’habitacle confiné de la Chimère, des hommes bardés d’acier et armés jusqu’aux dents, mais Nisato ne pensait pas avoir besoin d’eux. Mesira était une femme solitaire et tourmentée, mais elle n’était pas dangereuse. Lorsqu’il l’avait vue au palais, il avait été frappé par sa mine désespérée, et même si la couver de la sorte n’entrait pas exactement dans ses attributions de policier, il se sentait investi d’un devoir envers elle et tenait à veiller à sa sécurité.
Car si ce n’était pas lui, qui d’autre s’en chargerait ?
Nisato frappa bruyamment à la porte avec son gantelet, prêtant l’oreille au son creux se répercutant à l’intérieur, qui lui donna l’impression qu’elle n’était pas verrouillée. Il poussa la porte, n’appréciant guère l’odeur de renfermé qui flottait dans l’air confiné de la demeure. Un tel endroit aurait pu héberger plusieurs dizaines de personnes, mais la crainte suscitée par ses dons avait isolé Mesira de la société, car il fallait bien se rendre à l’évidence : qui donc aurait voulu vivre avec une sorcière ?
Il porta instinctivement la main à son pistolet bolter tandis qu’il se glissait à l’intérieur, marchant aussi doucement que possible. La porte s’ouvrait sur un vestibule étroit avec des accès condamnés et un escalier menant à l’étage. Une faible lumière filtrant par une lucarne du palier au-dessus nimbait l’escalier et des particules de poussière en suspension, soulevées par son irruption dans la pièce, tourbillonnaient dans l’atmosphère.
— Mesira ? appela-t-il, jugeant que la discrétion n’était plus vraiment de mise maintenant qu’il avait frappé à la porte. Vous êtes là ?
Pas de réponse. Nisato dégaina son pistolet, son instinct lui disant que quelque chose clochait. Sachant que Mesira vivait au premier étage, Nisato gravit les marches avec précaution, son arme braquée devant lui. S’efforçant de garder une respiration égale pendant son ascension, il s’arrêta sur le palier, pour découvrir une porte ouverte au bout d’un couloir au plancher de bois, avec un revêtement pare-balles en guise de tapis courant sur toute sa longueur. Les forts relents de feuilles de khat qui flottaient dans l’air vinrent lui confirmer que Mesira habitait bien là. Bon nombre de psykers faisaient en effet appel à ce genre de drogue pour pouvoir dormir d’un sommeil sans rêves.
Jetant un œil de chaque côté du corridor, Nisato appela une nouvelle fois le nom de Mesira, toujours sans obtenir de réponse. Il avança rapidement jusqu’à la porte et se plaqua contre le mur. Portant la main à son casque, Nisato rabaissa sa visière et régla ses sens automatiques pour accroître ses capacités auditives.
Au milieu du grésillement d’électricité statique, il prêtait attention au moindre son : bruit de pas, halètement ou cliquetis métallique de pistolet qu’on serait en train d’armer. Nisato resta immobile plusieurs minutes durant, jusqu’à ce qu’il fût absolument certain qu’aucun danger immédiat ne menaçait.
Inspirant profondément, il fit volte-face et poussa la porte d’un coup de pied, avant de s’engager vivement à l’intérieur, progressant en zigzags pour couvrir ses arrières et vérifier les angles morts où un assaillant aurait pu s’embusquer.
Avec une rapidité d’exécution et un professionnalisme irréprochables, Nisato inspecta les pièces une à une, sans trouver le moindre signe de lutte ni la moindre trace de Mesira.
Il tomba néanmoins sur un foisonnement de signes témoignant de la solitude de l’âme perdue, manifestement en grand manque d’amitié, qui habitait ces lieux. Des draps sales et froissés recouvraient un matelas élimé dans un coin de la chambre. Des cadavres de bouteilles de raquir gisaient un peu partout et une odeur nauséabonde de feuilles de khat empestait l’atmosphère. Des emballages de nourriture étaient jetés à même le sol et Daron Nisato éprouva un terrible regret à l’idée de ne pas avoir su tendre la main à Mesira plus tôt.
Quelque chose lui disait cependant que, comme il avait pu souvent le vérifier, les regrets ne finissaient par venir que lorsqu’il était trop tard pour y changer quoi que ce fût. L’appartement était désert et il abaissa son arme, attristé par cette vie gâchée dont il voyait les signes s’étaler sous ses yeux.
Nisato revint dans la pièce principale et se dirigea vers la fenêtre crasseuse qui donnait sur la cité de Barbadus. Laide et tentaculaire, la ville était écrasée par la chaleur étouffante de la journée. Les traînées de fumée vomies par les usines dans le lointain maculaient le ciel. Faire respecter la loi impériale dans un endroit pareil, ce n’était pas exactement ainsi qu’il avait imaginé sa fin de carrière au sein de l’Achaman Falcatas, mais la vie réservait des surprises qui vous éloignaient souvent de vos rêves de jeunesse.
Il se souvint du jour où il avait quitté la Schola Progenium sur Ophélie VII, la tête pleine des affectations en or qu’il ne manquerait pas de décrocher et des grandes choses qu’il accomplirait au service de l’Empereur. Pendant un temps, la réalité fut à la hauteur de ce qu’il s’était imaginé. Il avait servi honorablement dans les Falcatas et, s’il n’était pas forcément populaire (mais quel commissaire pourrait-il jamais se targuer de l’être ?), il était au moins respecté.
Puis, le colonel Landon, que les hommes appelaient le vieux Serenity, s’était fait tuer dans la gorge de Koreda en même temps que son état-major, et Léto Barbaden avait pris le commandement. Nisato n’avait rencontré Barbaden qu’une seule fois auparavant, et on ne pouvait pas dire qu’il avait été impressionné. L’homme était un intendant militaire de troisième classe, un spécialiste de logistique éloigné des réalités, pour qui les hommes n’étaient que des numéros dans un livre de comptes.
Nisato chassa ces pensées de son esprit, n’aimant guère les conclusions vers lesquelles elles menaient, et se retourna vers le centre de la pièce, pour se retrouver face à des papiers éparpillés sur un bureau branlant, un tas de vêtements sombres roulés en boule et un pardessus chiffonné suspendu à une patère.
Alors même qu’il faisait l’inventaire des biens abandonnés, son attention fut soudain attirée par le mur qui faisait face à la fenêtre, sur lequel cinq mots avaient été barbouillés avec ce qu’il reconnut instantanément comme étant du sang.
Au secours… J’étais là.
Une médaille étincelante pendait juste en dessous, frappée d’un aigle hurlant.
Elles étaient magnifiques.
Uriel avait rarement vu quelque chose qui lui donna une impression aussi enivrante de retour au pays. Cachées au fond de la galerie des antiquités, elles s’alignaient en rangs serrés en scintillant dans la pénombre. La peinture bleue et blanche s’écaillait sur leurs visières allongées et chaque plastron cabossé était fissuré par des impacts qui semblaient dater d’une éternité.
En des circonstances normales, on les aurait considérées comme horriblement endommagées ou, dans le meilleur des cas, particulièrement mal entretenues, mais aux yeux d’Uriel, ces armures complètes représentaient le summum de la perfection.
Il y en avait dix-neuf, chacune peinte en damier bleu et blanc, l’épaulière gauche constituée d’une plaque auto-réactive, la droite frappée d’un « U » doré surmontant une paire d’ailes blanches. Chaque gantelet d’armure se refermait sur un bolter, tantôt endommagé, tantôt si étincelant qu’on l’aurait cru fraîchement sorti de l’armurerie.
— Tu reconnais le symbole du chapitre ? demanda Uriel.
Pasanius hocha la tête.
— Les Fils de Guilliman, répondit-il dans un murmure, une fondation qui date du trente-troisième millénaire. Incroyable !
— Je sais, acquiesça Uriel en tendant le bras pour passer la main sur l’aigle qui blasonnait le plastron le plus proche. Mk VI, armure énergétique de modèle Corvus.
Uriel se tourna vers Lukas Urbican, qui recula d’un pas en voyant la colère qui se peignait sur son visage.
— Comment ces armures se sont-elles retrouvées là ? vociféra Uriel. Comment les Falcatas se sont-ils retrouvés en possession d’armures énergétiques Astartes ? On aurait dû les rendre à leur chapitre d’origine !
— Ah, mais non, vous vous méprenez ! s’empressa de corriger le conservateur du musée. Cela n’a rien à voir avec des trophées ou un butin de guerre. Ces armures étaient déjà là lorsque je suis entré dans mes fonctions, je vous assure !
Uriel décela une indéniable sincérité dans le mouvement d’effroi qui s’était emparé d’Urbican et leva aussitôt les mains en signe d’excuse.
— Je suis désolé, j’aurais dû réfléchir avant de parler, mais voir des mortels faire ainsi étalage d’armures Astartes est quelque chose de si… inhabituel. Je ne connais pas un seul chapitre qui accepterait d’abandonner derrière lui un héritage aussi précieux de son histoire.
— Je comprends, dit Urbican, mais Uriel voyait bien que cela le dépassait complètement et qu’il était encore ébranlé par l’accès de fureur qu’il venait d’essuyer. Uriel prit une profonde inspiration avant de reprendre sur un ton plus apaisé :
— Laissez-moi vous expliquer, Lukas. Pour un space marine, son armure est bien davantage qu’un simple alliage de plaques de céramite et de faisceaux de fibres musculaires, bien davantage que ce qui le protège des balles et des coups de lame de ses ennemis. L’armure devient partie intégrante du guerrier qui l’endosse.
— Des héros ont livré bataille contre les ennemis de l’humanité en portant cette armure, poursuivit-il en désignant le plastron qu’il venait d’examiner. Et à la mort de son dernier porteur, il est d’usage qu’on la répare afin qu’un autre guerrier en hérite pour combattre au nom de l’Empereur. Chaque guerrier s’efforce ainsi d’être digne du héros qui l’a précédé et de se montrer suffisamment méritant pour transmettre sa propre légende en héritage.
— Je crois que je saisis, Uriel, dit Urbican, qui s’avança pour poser la main sur le métal couvert d’éraflures du brassard. Ce que vous êtes en train de me dire, c’est que c’est plus qu’une simple pièce fonctionnelle d’équipement de guerre, qu’une vie chargée d’histoire couve sous chacune de ses plaques et que l’existence entière d’un guerrier s’incarne dans ses pièces mêmes. Oui, je vois, maintenant.
— Alors, comment se sont-elles retrouvées là ? redemanda Uriel.
— Eh bien, comme je vous ai dit, vous n’êtes pas les premiers Astartes à avoir foulé le sol de ce monde, répondit Urbican, même si je crois que ces guerriers ont livré bataille ici plusieurs siècles avant que les Falcatas n’arrivent.
— Contre qui combattaient-ils ?
— Euh, eh bien, c’est-à-dire que là, les choses ont tendance à se perdre un peu dans le flou artistique… Les archives de Salinas restent plutôt vagues sur ce point, même s’il est fait plus ou moins allusion à de grandes créatures privées de peau, des bêtes furieuses de chair à vif, susceptibles d’avaler un homme entier en une seule bouchée, ainsi qu’à des guerriers en armures capables d’altérer la nature même de la réalité. Enfin, des trucs bien horribles, assurément, et sans doute exagérés par le scribe, mais quels que fussent ces ennemis, c’était assez sérieux pour justifier l’intervention de space marines.
Uriel reconnut des guerriers des Sombres Puissances d’après la description qu’en faisait Urbican et échangea un regard inquiet avec Pasanius à la mention des grandes créatures privées de peau. Uriel n’avait pas oublié que les Décharnés se promenaient en liberté dans les collines autour de Khaturian et il savait bien qu’il ne pourrait se permettre de les laisser seuls encore bien longtemps.
— On parle d’une grande bataille qui aurait été livrée près d’une cité abandonnée nichée sur les contreforts des montagnes du nord.
— Je pense que nous connaissons cette cité, intervint Pasanius. Khaturian, c’est ça ?
— Ah, oui, je crois bien que c’est le nom, acquiesça Urbican. Enfin, toujours est-il que ces Fils de Guilliman, comme vous les appelez, ont combattu l’ennemi, mais qu’ils ont malheureusement été décimés.
— Dans ce cas, où se trouve le reste des armures ? demanda Uriel.
— On n’en a pas d’autres en notre possession, en tout cas. Les textes anciens font référence à d’autres Astartes qui sont arrivés sur Salinas après cette bataille, des guerriers qui ont réussi à défaire ces créatures.
— Et vos textes indiquent qui étaient ces guerriers ?
— Non, bien qu’ils les décrivent comme des « géants en armures d’argent qui châtiaient l’infidèle avec des éclairs et la pureté de leur foi ». Apparemment, ils ont triomphé de l’ennemi et sont repartis immédiatement après avoir remporté la victoire. J’ai toujours supposé qu’ils s’étaient occupés d’emporter toutes les armures des Fils de Guilliman sur lesquelles ils avaient pu mettre la main.
— Mais alors, pourquoi n’ont-ils pas pris celles-ci ?
— D’après les archives, elles ont été découvertes plusieurs décennies plus tard, enterrées sous les décombres d’un bâtiment effondré à Khaturian, par des serviteurs qui, à ce qu’on dit, pratiquaient des excavations pour construire le nouveau temple. J’imagine que ces géants bardés d’argent les auront ratées en partant.
— Et que sont devenus les os ? demanda Pasanius. Les dépouilles des guerriers qui portaient ces armures.
— Je suis désolé, je n’en ai pas la moindre idée. Il n’est nulle part fait mention d’ossements, seulement des armures.
Uriel se retourna vers les guerriers silencieux et remonta l’enfilade d’armures Mk VI, à présent conscient que, des siècles plus tôt, des frères space marines avaient péri en combattant les ennemis jurés de l’humanité sur la surface de ce monde. Les visières des casques réfléchissaient la faible lumière de la galerie avec une intensité particulière, donnant l’impression que des braises incandescentes couvaient encore à l’intérieur, comme des vestiges des âmes des guerriers qui les avaient portées.
— Elles attendaient, finit par affirmer Uriel, et à peine eut-il prononcé ces mots qu’il fut frappé par l’incontestable vérité qu’il sentait instinctivement émaner d’eux.
— Attendre quoi ? interrogea Pasanius.
— Que quelqu’un les trouve et fasse renaître leur gloire passée, répondit Uriel, les mots lui venant spontanément aux lèvres comme si quelqu’un d’autre parlait à sa place. Qu’on les réveille pour combattre une nouvelle fois leurs ennemis, avant de les renvoyer chez elles.
Il s’arrêta devant une armure dont le gorgerin avait été transpercé par une arme inconnue. Le métal des plaques, des joints d’articulation et des revêtements internes était enfoncé, et des traînées noires venaient en strier l’intérieur. Même si ces dommages dataient de plusieurs siècles, Uriel sentait encore l’odeur du sang du héros des temps anciens qui les avait subis.
Tandis qu’il contemplait les traînées d’hémoglobine séchée, Uriel ressentit la parenté qu’il partageait avec ce guerrier sur un plan si viscéral qu’il n’aurait pu l’exprimer avec des mots. Il s’agissait d’un héritage héroïque remontant à des milliers d’années, et en dépit même de l’éternité qui les séparait, Uriel sut que cette armure n’était pas seulement en train d’attendre : c’était lui qu’elle avait attendu tout ce temps.
Il n’y avait toujours pas de nouvelles du gouverneur Barbaden concernant la possibilité de faire examiner le bras de Pasanius par un medicae, aussi Uriel passa-t-il les deux jours suivants à retaper son armure, bénéficiant du concours d’artisans des forges du palais qui l’aidaient à la remettre en état de marche.
Pasanius avait récupéré sa propre armure, et bientôt, Uriel ne penserait plus à celle qu’il s’était lui-même appropriée comme à celle d’un autre.
Ce serait la sienne, même s’il se rendait bien compte que ce ne serait que pour une durée limitée.
L’armure appartenait au chapitre des Fils de Guilliman et ce serait déshonorer leurs guerriers que de la porter plus longtemps que nécessaire. Au terme d’un examen méticuleux, il apparut clairement que les dommages étaient largement superficiels, et qu’avec l’ajout de pièces détachées récupérées ici et là, Uriel ne tarderait pas à se trouver devant une armure Mk VI entièrement restaurée, comme flambant neuve.
Les artificiers du palais s’étaient déjà attelés à la tâche, essayant de modifier les têtes de câble de leurs groupes électrogènes pour tenter de recharger l’alimentation de l’armure énergétique, et ils prédisaient avec beaucoup d’assurance qu’ils l’auraient remise en parfait état de marche avant la fin de la journée.
En attendant, Uriel et Pasanius continuèrent d’explorer la galerie des antiquités en compagnie de son conservateur en chef. Le musée recélait d’innombrables merveilles, bien qu’aucune ne s’avérât aussi fascinante que les dix-neuf armures énergétiques de modèle Corvus découvertes lors de leur première visite.
Urbican était un hôte sympathique doublé d’un orateur loquace, absolument ravi d’avoir sous la main un public devant lequel disserter inlassablement sur l’histoire des Falcatas et du monde qu’ils avaient conquis.
Situé sur les confins orientaux du sous-secteur Paragonus, pierre angulaire du dispositif de défense impériale barrant l’approche du Segmentum Solar, le système de Salinas était l’un des douze systèmes à avoir souffert le courroux d’une croisade impériale, quelque trente-cinq ans plus tôt. Les planètes principales du sous-secteur étaient devenues la proie des agents du Grand Ennemi, et les forces armées du seigneur de guerre Crozus Regaur s’étaient mises à engloutir un à un les systèmes les plus reculés.
Avant que les forces ennemies n’aient pu raffermir leur emprise sur le sous-secteur, l’Imperium avait riposté, levant des régiments sur les systèmes de la bordure extérieure pour contrer la menace. De telles mesures réussirent à tenir l’ennemi en échec, mais ne suffirent pas à le déloger du sous-secteur. On se décida par conséquent à faire appel à des régiments extérieurs à la zone du conflit.
Les Falcatas avaient fait partie du lot, chargés de nettoyer les systèmes avoisinants pour les débarrasser de toute trace de corruption. Pour les premières planètes du système de Salinas, c’était déjà trop tard : leur gouvernement avait été renversé et leur population réduite en esclavage par l’ennemi.
En compagnie d’une douzaine d’autres régiments et de la moitié d’une légion de titans de la Legio Destructor, les Falcatas avaient bataillé pendant deux longues décennies sur les surfaces dévastées de ces planètes pour bouter les forces de Regaur hors des mondes menacés. La voix d’Urbican s’étrangla en évoquant ces campagnes, laissant Uriel libre d’imaginer les horreurs et le bain de sang dont il avait dû être témoin lors de la libération de ces planètes.
Salinas avait été le troisième monde libéré du système et lorsque la planète avait fini par tomber, l’Achaman Falcatas s’était clairement présentée comme une armée d’occupation. En dépit des témoignages de loyauté à l’Empereur-Dieu rendus par la population, les vétérans de la garde, des hommes et des femmes endurcis par la guerre qui avaient pataugé dans le sang pendant la majeure partie de leur vie d’adultes, ne s’étaient pas vraiment montrés d’humeur à prendre des demi-mesures.
Le gouverneur planétaire avait été sommairement exécuté, et quand sa milice personnelle avait pris les armes pour user de représailles, Barbaden avait laissé libre cours à la cruauté inouïe des Falcatas, engendrée par les frustrations accumulées lors des deux décennies de cauchemar que le régiment avait traversées.
Des hommes et des femmes qui, dans leurs premiers mois de service, avaient désespérément tenté de minimiser les pertes civiles se retrouvèrent bientôt à se soucier comme d’une guigne des dommages collatéraux causés par leurs assauts. Résultat, les régiments FDP locaux furent purement et simplement anéantis dans les mois qui suivirent la chute de la planète.
Bien que les forces armées réglementaires aient été défaites, un puissant noyau de résistance subsistait et, de nombreuses années durant, les Falcatas luttèrent contre une armée d’insurrection farouchement déterminée, qui répondait au nom des Fils de Salinas, assassinait les soldats impériaux à la pelle et multipliait les attentats à la bombe sur leurs bases militaires.
Tout cela avait pris fin avec le massacre de Khaturian.
Voyant bien la réticence qu’Urbican avait à en parler, Uriel travailla gentiment au corps le vieux conservateur de musée tout au long de leur deuxième jour de visite.
— La quatrième année après notre arrivée touchait à sa fin, commença Urbican. Je n’étais pas présent, bien entendu, ce ne sont là que des informations de seconde main. Donc, les insurgés nous prenaient à la gorge et pas un jour ne passait sans qu’une bombe n’explose ou qu’une patrouille soit prise en embuscade et massacrée. Nous ne pouvions pas maintenir la paix. Nous n’étions pas assez nombreux et nos équipements commençaient sérieusement à laisser à désirer. Privés de ravitaillement et de technaugures dignes de ce nom, les tanks se faisaient de plus en plus rares. On s’affaiblissait pendant qu’eux semblaient monter en puissance.
— Et donc, qu’est-ce que Barbaden a fait pour remédier à la situation ? demanda Pasanius. Il était encore colonel à ce moment-là, n’est-ce pas ?
— En effet, acquiesça Urbican. Il a déclaré que Khaturian était une des bases d’opération des Fils de Salinas et ordonné aux Screaming Eagles de l’assiéger. Apparemment, il a donné deux heures aux pères fondateurs de la cité pour livrer le chef des insurgés, un homme répondant au nom de Sylvanus Thayer, ou bien il donnerait l’ordre à ses hommes d’attaquer.
— Quelque chose me dit qu’ils ne l’ont pas livré dans le délai imparti, coupa Uriel.
— Ils ont dit que cela leur était impossible, expliqua Urbican. Ils ont argué qu’il n’était pas là, qu’il ne l’avait jamais été. Ils ont supplié Barbaden d’annuler l’attaque, mais une fois que Léto a quelque chose en tête, personne ne peut plus rien pour le dissuader.
— Et alors, qu’est-il arrivé ?
Urbican secoua la tête.
— Comprenez-moi bien, Uriel, ce n’est pas facile pour moi. Je ne suis pas spécialement fier que mon régiment se trouve associé au massacre du Champ de Mort. Tout le bien qu’on a fait, notre honneur et nos gloires passées… Tout cela s’est volatilisé ce jour-là ; mort et enterré.
— Je suis bien conscient que c’est difficile pour vous, répliqua Uriel. Vous n’êtes pas obligé de continuer si vous ne le souhaitez pas.
— Non, répondit Urbican, certaines hontes ont parfois besoin de sortir.
Le conservateur de musée inspira profondément et lissa sa robe avant de poursuivre.
— Eh bien, l’heure limite avant laquelle la population de Khaturian devait livrer Thayer fut dépassée, et pendant un moment, ils crurent que la menace de Barbaden n’était finalement qu’un coup de bluff.
— Mais il n’en était rien, n’est-ce pas ?
— Non, fit Urbican en secouant la tête, loin de là. Des bombardiers de classe Marauder sont apparus en survolant les montagnes et ont lâché un nombre ahurissant de bombes. Ils ont réduit en cendre toute la cité. On distinguait même les feux depuis Barbadus. C’était comme si tout le ciel était en flammes, une vision terrible, absolument terrible. C’est sur la suite que les rapports restent quelque peu confus.
— Confus comment ? demanda Pasanius en se grattant le bras.
— Aucun des témoins avec lesquels je me suis entretenu ne semble pouvoir se mettre d’accord sur ce qu’il s’est exactement passé par la suite, ni même sur comment cela est arrivé, mais toujours est-il que le colonel Barbaden a ordonné aux Falcatas de faire une descente sur les ruines de Khaturian et que lorsqu’ils eurent terminé, six heures plus tard, il ne restait plus une seule personne en vie dans la cité.
— Il a fait exterminer la population entière ?
— Oui, acquiesça Urbican, dix-sept mille personnes en six heures.
— Que s’est-il passé après l’attaque ? demanda Uriel. L’ampleur du massacre lui paraissait proprement stupéfiante.
— Les Fils de Salinas – ou du moins ce qu’il en restait – sont descendus des montagnes, dit Urbican en secouant la tête d’un air résigné. On suppose que Sylvanus Thayer et bon nombre de ses partisans étaient originaires de Khaturian. Fou de rage et de chagrin, le chef des insurgés a ainsi mené une dernière charge héroïque.
— Et ils ont été décimés, termina à sa place Uriel, devinant l’issue du combat.
— En effet, mais même si c’était parfaitement vain, quelle magnifique façon de mourir ! s’émut Urbican. Combattre l’ennemi avec leurs capes vert et or claquant au vent derrière eux tandis qu’ils chargeaient, n’est-ce pas là un formidable baroud d’honneur ? Mais bon, quelles chances avaient-ils de gagner ? C’étaient des guérilleros, pas une armée régulière. Thayer et ses hommes se sont fait déchiqueter par l’artillerie, et avant midi, tous les survivants étaient réduits en charpie. Et ce fut la fin de la résistance de Salinas. À la fin de la semaine, le jour de la Restauration fut décrété sur l’esplanade et tout fut terminé.
— Sauf que cela ne scella pas la fin de la résistance pour autant, n’est-ce pas ? demanda Uriel, se souvenant du graffiti qu’il avait vu qui disait que les Fils de Salinas reviendraient.
— Non, pas vraiment, répondit Urbican. La brutalité avec laquelle les Falcatas ont occupé Salinas reste un grand motif de honte pour beaucoup de leurs anciens soldats et les cicatrices laissées par ce conflit sont loin d’être refermées, Uriel. Le lieutenant de Thayer, un homme répondant au nom de Pascal Blaise, a repris les choses là où son ami les avait laissées, bien qu’il ne dispose ni des armes ni de l’entraînement pour représenter une menace aussi sérieuse que Sylvanus Thayer.
— Pascal Blaise ? répéta Uriel. À quoi ressemble-t-il ?
Urbican haussa les épaules.
— Je ne sais pas exactement, je ne l’ai jamais vu, mais j’ai entendu dire qu’il avait le crâne rasé et une barbiche fourchue. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Je crois l’avoir aperçu à notre arrivée, lors de l’embuscade tendue au détachement du colonel Kain.
— Ça ne serait pas étonnant. Les Fils de Salinas éprouvent une haine particulièrement farouche à l’encontre de Verena Kain.
— Et pourquoi donc ?
— Eh bien, parce qu’elle était à la tête des Falcatas lors du raid punitif sur Khaturian, répondit Urbican. Barbaden a donné l’ordre, mais je crois bien que c’est elle qui a mis la menace à exécution en menant ses hommes au milieu des flammes.