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La table à peine débarrassée après le dîner, Lucas s’est précipité dans le canapé pour se vautrer devant la télé qui diffuse une série américaine remplie de rires préenregistrés. Zoltan et Flocon sont avec lui et regardent également. Ils ont tous un drôle de sourire qui pourrait faire croire que les rires viennent d’eux alors qu’ils sont figés comme des statues. Ça fait peur. Depuis quelques semaines, Flocon passe de plus en plus de temps avec Lucas, mais je ne lui en veux pas. En me consacrant à Léa comme je le fais, j’ai moins le loisir de jouer avec lui.
— Dis-moi, Lucas, tu as toujours le laser avec lequel tu énerves Flocon ?
Il répond sans quitter l’écran des yeux :
— Un peu que je l’ai. C’est une tuerie. Ça rend ton chat hystérique et ça fait peur aux pies. C’est l’arme absolue !
— Est-ce que tu pourrais me le prêter quelques jours ?
— Pour quoi faire ? C’est pas un laser pour s’épiler, espèce de folle.
— S’il te plaît.
— D’accord, mais tu mets la table à ma place pendant une semaine.
— Trois jours.
— Cinq.
— Quatre.
— Vendu. Mais tu changeras les piles.
— C’est de l’arnaque.
— La vie, c’est de l’arnaque, ma vieille !
Maman rentre et retire sa veste dans l’entrée. Zoltan est tellement concentré sur sa série qu’il n’a même pas aboyé. Est-ce qu’il s’intéresse vraiment à ce que le héros va cuisiner pour sa petite amie ?
Maman pose son sac sur la table de la cuisine, m’embrasse et demande :
— Comment s’est passée ta journée ?
— Contrôle surprise en physique. Plutôt réussi sauf le dernier exercice, mais il n’était que sur 3 points. Le prof dit qu’on n’a pas fini le programme mais qu’il faut déjà démarrer les révisions. Et toi ?
— Même pas eu le temps de faire les courses. J’arrive de chez Élodie. Toujours rien pour la greffe, mais j’ai l’impression qu’ils s’adaptent. Christophe va lui aussi se mettre en disponibilité pour passer du temps avec Léa.
— Elle allait bien ?
— Je ne l’ai pas vue. Elle était sortie, avec un copain.
Je dois faire la tête d’une moule qui se serait fait flasher pour excès de vitesse. J’essaie de demander avec la voix la plus naturelle possible :
— Ah bon. Cool. Tu sais qui c’est ?
— Élodie me l’a dit mais j’ai oublié.
C’est tout le problème des parents : avec l’âge, ils perdent la mémoire. Maman reprend :
— Je trouve bien qu’elle mène une vie aussi normale que possible, et les garçons en font partie.
Je dois absolument me souvenir de cette phrase pour la répéter à mon psy quand je serai en thérapie de vieille fille dans trente ans. Cela expliquera beaucoup de choses sur mon état lamentable.
J’entends la porte du garage. Papa arrive à son tour. Il remonte du sous-sol. Il passe embrasser Lucas, puis maman et moi.
— Je viens de rentrer, s’excuse-t-elle. Laisse-moi trois minutes pour réchauffer un plat.
— Ne te complique pas. Je n’ai pas faim. Camille, est-ce que je peux te parler ?
Surprise, j’interroge maman du regard pour savoir si elle sait de quoi il retourne. Elle fait une mimique éloquente : pas la moindre idée. Je suis mon père jusque dans le bureau. Il me fait signe de m’asseoir sur une chaise et ferme la porte avant de s’installer à son tour. La démarche est assez inhabituelle. En général, mon père réserve ce genre de tête-à-tête pour ce qu’il appelle lui-même des « recadrages ». Pourtant, ce soir, il n’a pas l’air en colère.
— Je dois te parler de Léa.
— Du neuf ?
— J’ai discuté avec ses médecins et Christophe. Nous sommes tous conscients de l’effet bénéfique que son retour à l’école lui procure moralement.
— C’est clair.
— Mais pour sa santé, c’est un problème.
— On fait très attention à elle.
— Vous n’êtes pas en cause. J’ai passé des coups de fil à droite et à gauche pour demander à mes anciens collègues s’ils pouvaient nous aider. De relations en connaissances, j’ai pu discuter avec un professeur qui a déjà connu ce genre de pathologie sur une patiente d’un âge similaire. Il affirme que ce qui importe le plus, c’est de préserver la capacité de résistance du cœur en le sollicitant le moins possible. C’est un enjeu vital. En d’autres termes, il faudrait que Léa reste au calme, alitée si possible, parce que ce qui lui redonne le moral risque de raccourcir son espérance de vie.
— Mais si on arrive à lui faire sa greffe ?
— Quand on gère une catastrophe, on se place toujours dans la pire configuration pour essayer d’anticiper au mieux. Si on trouve un cœur, tant mieux, mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable et, en attendant, il faut qu’elle tienne.
— Pourquoi toujours envisager le pire ?
— Parce que c’est en s’y préparant que l’on a une chance de s’en sortir. Ceux qui ne comptent que sur les miracles s’en tirent rarement. Or notre but à tous est de mettre un maximum de chances du côté de Léa. Pour t’expliquer simplement, on peut comparer Léa à un avion qui vole au-dessus de l’océan et dont le réservoir est presque vide. Il faut donc couper tout ce qui lui pompe de l’énergie inutilement pour qu’elle puisse continuer à voler en espérant atteindre la côte avant de…
— J’ai compris. J’ai pas besoin de métaphores pour enfants de 5 ans. En attendant, tout le monde pense que venir au lycée lui fait du bien. Elle-même dit que ça lui est nécessaire. Tout ce qu’elle veut, qu’elle s’en sorte ou qu’elle y reste, c’est passer du temps avec ses amis et sa famille.
— Je m’en doute, mais il faut parfois prendre des décisions qui ne font pas plaisir sur le moment pour préserver l’avenir.
— Si ses médecins disent qu’elle peut aller au lycée, pourquoi dirais-tu l’inverse ?
— Parce que je sais…
— Tu ne peux rien pour elle ! Si elle piquait dans les magasins, alors là oui, ce serait de ton ressort, mais en attendant…
— Camille, je sais que tu n’aimes pas mon métier, mais comme le précédent, il est utile. De toute façon, c’est comme ça.
— Nous y voilà, tu décides et on subit ! C’est toujours pareil. En attendant, ce n’est pas toi qui te retrouves menacé physiquement à l’école parce que ton père a encore serré un crétin qui a piqué un DVD à une multinationale millionnaire ! Ce n’est pas toi non plus qui ne trouves que des gâteaux dégueulasses à la maison parce que ton père n’est pas foutu de faire les courses en tenant compte de sa fille !
Son regard vire au noir. Tant pis si je me fais recadrer, je ne regrette pas de lui avoir dit ce que j’avais sur le cœur.
— Camille, au sujet des gâteaux, tu n’as qu’à demander à tes petits copains de voler autre chose, parce que c’est pour leur éviter des ennuis que je les paye à leur place et que je les ramène. Et quant à celui ou ceux qui t’ont menacée, tu me les montres et je m’en occupe.
Maman ouvre la porte :
— Qu’est-ce qui vous arrive ? On vous entend hurler de la cave. Vous ne croyez pas qu’on a des soucis plus graves à gérer ? Vous êtes tous les deux sous pression. Nous sommes tous sous pression mais, par pitié, on ne va pas en plus se chamailler alors que l’on devrait faire front.
Mon père se lève et quitte la pièce. Maman gronde :
— Je sais que c’est dur, Camille, mais ça ne l’est pas que pour toi.
— Il veut empêcher Léa d’aller au lycée ! C’est la seule chose qui lui remonte le moral.
— Ton père essaie de trouver ce qui est le mieux pour elle. Il a toujours agi ainsi pour chacun de nous. Je l’ai toujours vu faire tout ce qu’il pouvait et au mieux.
— C’est sans doute pour ça qu’on l’a nommé chef de la sécurité au centre commercial.
Maman se crispe. D’un geste sec, elle claque la porte et se plante devant moi.
— Écoute, Camille, on va en finir une bonne fois pour toutes avec cette histoire. Pour la seconde fois de ma vie, je vais trahir une promesse faite à ton père, et j’espère que ça réglera le problème. Ton père s’est vu offrir la possibilité de monter en grade, avec un excellent poste qui lui plaisait. Mais nous aurions dû déménager. Il aurait ensuite fallu qu’il déménage tous les deux ans. Pour votre stabilité, pour votre confort et pour le mien, il a préféré refuser et quitter un métier qu’il adorait pour en prendre un qui préservait notre vie de famille. Il n’a jamais voulu que l’on vous en parle pour ne pas que vous vous sentiez coupables, mais ces derniers temps, tu pousses le bouchon trop loin. Et laisse-moi te dire que même dans ce métier pourri qui te fait honte, je ne l’ai vu renoncer à aucun de ses principes. Et si tu n’es pas contente des gâteaux, tu sais où est l’argent et tu as des jambes et un cœur qui fonctionne. Tu peux aller t’en chercher toi-même.
Elle a tourné les talons et elle est sortie. Je suis restée seule, sans même la force de pleurer.