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Dans la classe, c’est souvent Quentin qui trouve les idées les plus originales. Et pour aider à réunir l’argent d’Axel, il a encore frappé fort. À lui seul, il va amasser presque 10 % de la somme. Pendant cinq semaines, il va animer des anniversaires au resto burger du coin. Bien sûr, pour être en contact avec les enfants, le gérant préfère des jeunes filles parce qu’elles sont plus patientes et qu’elles présentent mieux pour les parents. Par contre, pour endosser le costume de Monsieur Castor, la mascotte de l’enseigne, il était bien content de trouver un remplaçant à son employé en arrêt de maladie. C’est assez bien payé, ça ne lui prend que les mercredis et les samedis après-midi, et il a le droit de manger tout ce qu’il veut. Je suis certaine que si je décris le job à mon frère, il ne voudra plus jamais faire ni pilote de course, ni chasseur de primes en Arizona. Être payé pour faire le gogol dans une grosse peluche en se goinfrant de hamburgers gratos avant et après constituerait à ses yeux le meilleur travail du monde. C’est d’ailleurs sûrement pour préserver ce fabuleux secret que personne n’en parle. Quoi qu’il en soit, il est 14 heures et nous sommes quelques-unes à être venues soutenir Quentin pour sa première prestation.
Marie, Emma et moi sirotons tranquillement un milk-shake dans le fond du restaurant en attendant l’entrée en scène de notre camarade. Les premiers enfants arrivent. Ils sont mignons, tout jeunots, et ils portent des petits paquets-cadeaux. Ils sont là pour fêter l’anniversaire d’un dénommé Chayan. Quel prénom ! Les gens regardent trop les séries américaines… J’espère pour lui qu’il deviendra surfeur ou détective privé à Hawaï parce que s’il se retrouve contrôleur fiscal dans une sous-préfecture, son prénom sera moins facile à porter. Ou alors, à chaque contrôle, il faudra qu’il arrive en défonçant la porte ou en pulvérisant la fenêtre avant de rouler sur lui-même dans une explosion.
Les mamans déposent les petits invités les uns après les autres. Elles sont souvent pressées, et certaines inondent les jeunes filles qui les accueillent de recommandations, voire de menaces. D’autres mères sont pendues au téléphone, ou encore tellement pressées de partir qu’elles en oublient de faire un bisou à leur enfant. Mais il y en a aussi qui les serrent contre elles comme si elles pensaient ne jamais plus les revoir. Le gamin cherche à se dégager des bras pour courir jouer dans les toboggans alors que la maman entame un deuil dramatique face à cette insupportable absence d’une heure et demie. Comment se comportait ma mère ? Je me demande aussi quelle sera mon attitude lorsque j’aurai des enfants. J’espère n’être ni trop pressée de partir ni trop possessive. Mais qui peut le dire ? Je me vois bien faire l’andouille dans le toboggan avec eux.
Les enfants sont tous là et les hôtesses, en casquette et t-shirt moulant, déploient une énergie phénoménale pour les sortir des jeux afin de les installer autour de la table. Pour apaiser les petits, elles tentent une offrande et déposent des pochettes-surprises aux couleurs vives devant chacun d’eux. Là aussi, plusieurs genres se dessinent. Il y a ceux qui déchirent tout, blasés, et qui envoient valser les petits coloriages et les gadgets ; ceux qui procèdent avec méthode, et une qui reste devant sa pochette comme une poule devant un film de guerre en relief. Inès a donc une petite sœur…
Quand les trois jeunes filles essayent de faire chanter les bambins, c’est un gros flop. Seuls deux sur douze sont disciplinés et tapent dans leurs petites mains en rythme. Les autres font n’importe quoi, et il y en a même un qui colorie sa voisine, en pleurs. Devant le peu de succès de ces activités, les filles, totalement dépassées, décident de sortir l’artillerie lourde : elles annoncent l’arrivée de Monsieur Castor, qui va exécuter sa célèbre danse. Échange de regards avec les copines. C’est le moment de gloire de notre Quentin. Dans un ensemble parfait, les hôtesses désignent la porte de service qui sert aussi aux poubelles. Elles lancent le décompte avec les petits qui, ne maîtrisant déjà pas bien les chiffres dans l’ordre, ont beaucoup de mal à rebours, et soudain la musique explose dans le restaurant.
Je vais vous confier un secret : je suis déjà allée à ce genre d’anniversaire quand j’étais petite, et je sais pourquoi mon corps et mon esprit s’allient pour tenter de l’oublier. Dans mon souvenir, la musique était sautillante et rigolote, mais c’était à l’époque où taper sur mon pot était un acte musical et où je prenais la vieille Mme Cheulot pour une cantatrice parce qu’elle beuglait dans son jardin. Avec le recul, je m’aperçois que la musique est épouvantable, et je me demande si on fait écouter ça aux enfants parce que ça leur est vraiment adapté ou parce que les droits de diffusion de la bonne musique sont trop chers. En plus, je sais que ce petit air pourri va me rentrer dans la tête pour n’en ressortir que dans plusieurs jours après avoir annihilé des symphonies, des chansons sublimes et d’innombrables rengaines pourtant réputées indestructibles…
La porte de service s’ouvre et Monsieur Castor apparaît. Il est immense, avec des yeux gros comme des ballons, un museau noir et des mains à quatre doigts. Il me faut accomplir un effort intellectuel pour prendre conscience que c’est un ami qui bouge là-dedans, et de cette manière. Je ne verrai plus jamais Quentin de la même façon. J’ignorais qu’il était capable de dandiner du popotin à ce point. Tante Margot a bien raison, on ne connaît jamais les gens, surtout, comme elle le dit si élégamment, quand il s’agit de « savoir ce qu’ils peuvent faire de leur cul ». Je tiens à préciser que seule Marie a fait une blague sur la queue plate de Monsieur Castor. Il avance, et l’effet sur les enfants est immédiat. Les petits qui sont habitués se mettent à danser mécaniquement en même temps que la peluche, les autres regardent avec incrédulité et fascination. Deux des enfants se sont sauvés en hurlant, et l’un d’eux vient d’ailleurs de s’exploser contre la vitre parce que, aveuglé par la panique, il ne l’a pas vue. Une hôtesse relève le petit blessé pendant que ses deux collègues se placent de chaque côté de Monsieur Castor qui met le feu.
Quand on est petit et que l’on voit des personnages, on ne sait pas qu’il y a des gens dedans. Pour nous aujourd’hui, c’est différent : non seulement on sait qu’il y a quelqu’un à l’intérieur, mais en plus on le connaît. Je ne suis plus certaine que Quentin ait décroché le job du siècle. Entre deux pas de danse, il salue les enfants dont certains viennent lui faire des câlins. Combien sont-ils à avoir bavé sur les grosses cuisses de Monsieur Castor ? Il y en a aussi qui lui donnent des grands coups, dont un qui doit faire du karaté parce qu’il y va carrément au coup de pied tournant. J’espère que Quentin a une coquille. Notre ami est jeune dans le métier, c’est son premier show et il ne sait pas qu’il n’a pas le droit de dégager les mômes avec les grosses papattes de Monsieur Castor. Monsieur Castor est l’ami des enfants et il ne doit pas envoyer des mouflets de 5 ans valdinguer contre des poubelles à la bouche souriante pleines d’emballages gras et vides.
Les hôtesses essaient de le calmer et la danse continue. Une petite fille s’approche et lui tend les bras pour le serrer. Monsieur Castor, réconcilié avec notre espèce depuis très peu de temps, cède de bon cœur à cet élan enfantin. Mais la petite est lourde, le costume aussi, et Monsieur Castor n’est pas équilibriste au cirque de Pékin…
Lorsque Monsieur Castor s’est vautré comme un yaourt explosé, le temps s’est suspendu dans le restaurant. Et puis, très vite, un premier enfant s’est rué sur lui pour chahuter, et les autres ont suivi. Les hôtesses ont bien tenté de les éloigner, mais il aurait fallu un camion anti-émeute équipé de jets d’eau puissants et de grenades lacrymogènes. On savait que Monsieur Castor n’avait pas le droit de prononcer un mot pour ne pas briser la magie, mais il n’était pas précisé dans son contrat qu’il lui était interdit de hurler de douleur. Au milieu des cris d’enfants, dans le vacarme de l’insupportable petite musique qui continuait malgré le lynchage qui se déroulait devant le comptoir et entre les ordres de plus en plus secs des jeunes filles, on entendait Quentin qui appelait au secours. On s’est levées pour aider notre ami, mais on n’a pas réussi à écarter les enfants. On est juste parvenues à les contenir pendant que les hôtesses traînaient Monsieur Castor, incapable de se relever, jusque dans la réserve en le tirant par les pattes de devant. Je vous en supplie, dites-moi que nous n’avons pas été comme ces petits monstres…