BAZAR PLANTE-CLOUS

 

 

À vingt-cinq ans, Josué Bigatti ne put supporter davantage de s’entendre appeler par tout le village « Plante-Clous » et il partit travailler en ville.

Il resta au loin quinze ans, puis revint au pays, bien vêtu, bien fourni d’argent et de femme. Il ouvrit un beau magasin sur la place et fit inscrire sur l’enseigne :

 

JOSUE BIGATTI & FILS

Bazar

articles ménagers

 

Le fils en question n’avait pas dix mois et s’appelait Antée Bigatti. Mais les gens n’allèrent pas chercher plus loin et l’appelèrent Bazar. « Josué Bigatti & Fils Bazar », lurent-ils.

Comme Josué Bigatti était appelé « Plante-Clous », Antée Bigatti fut appelé : « Bazar Plante-Clous ».

Ce n’était pas la faute d’Antée ; mais le destin des Bigatti était par trop tragique. Le surnom resta à la famille entière. Son père et sa mère ne tentèrent même pas de lutter et quand un jour Antée, ayant atteint ses six ans, revint de l’école en pleurant parce que ses camarades l’avaient appelé « Bazar Plante-Clous », son père lui dit :

— Laisse-les dire, Antée. Quand tu seras grand, tu leur feras voir qui tu es !

Antée se mit bien dans la tête les paroles de son père et par la suite, quand on l’appela « Bazar Plante-Clous », il encaissa sans ciller.

À dix-sept ans, toutefois, il encaissa moins bien parce que les filles, elles aussi, se mirent à l’appeler Bazar.

Alors il dit à son père :

— Envoie-moi étudier en ville.

Personne au village ne savait ce que diable il pouvait bien étudier en ville. Il revenait au village pour les vacances et quand ses amis cherchaient à lui tirer les vers du nez, il s’en sortait en disant : « Je fais mon apprentissage commercial. »

Quand il atteignit vingt-deux ans, la bombe éclata dans le pays. Bazar étudiait le chant : c’était écrit dans un journal, à la rubrique de la province. Antée s’était, paraît-il, particulièrement distingué à l’épreuve du Conservatoire.

Impossible d’avoir des doutes, car dans la vitrine du magasin d’articles ménagers on avait collé contre la vitre la feuille du journal en question et le passage intéressant était entouré d’un trait rouge.

On attendit les vacances qui devaient ramener Bazar, mais Bazar ne revint pas. « Bazar s’est perdu dans le brouillard », dit-on.

Cinq ans plus tard, le vieux Bigatti mourut. La vieille resta plusieurs mois à pleurer dans sa boutique, puis un matin le rideau ne se releva point ; les deux époux s’étaient rejoints.

« Peut-être le fils est-il mort lui aussi », dit-on quand on ne vit pas Bazar venir pour l’enterrement du père ni pour celui de la mère.

Mais Bazar n’était pas mort et un jour il revint à la surface grâce à la troisième page d’un journal. « Retentissant succès du ténor Antée Bigatti en Argentine. »

Les gens du village demeurèrent perplexes. Ils n’arrivaient pas à croire que Bazar était arrivé à réaliser quelque chose d’aussi énorme.

Par la suite, ils furent bien obligés de l’admettre parce que le nom d’Antée Bigatti devint de plus en plus fameux et quand le quotidien national le plus répandu publia l’interview d’Antée Bigatti par le correspondant du journal à New York, le village fut pris de frénésie.

Dans l’interview, Antée affirmait qu’une fois remplis ses engagements avec les principaux théâtres d’Amérique, il viendrait chanter en Europe et naturellement en Italie. Jusque-là c’était bien. Mais plus loin on affirmait qu’Antée Bigatti était né « à Castelletto, un petit village sur la rive du Pô… »

« Sales cochons ! hurlèrent les villageois. Antée Bigatti est né ici et non à Castelletto ! Antée Bigatti est à nous ! »

Peppone fit photographier la page de l’état-civil où Antée était inscrit et envoya la photo au journal avec une fière protestation. Le directeur du journal profita de l’occasion pour expédier au village un envoyé spécial chargé de recueillir la matière d’un article sur la jeunesse du grand chanteur.

Il se trouva que chacun avait quelque épisode à raconter sur l’extraordinaire vocation de l’enfant, vocation si évidente que, d’une seule voix, tout le village avait dit : « Cet enfant fera de grandes choses ! » Seul don Camillo ne dit rien quand le journaliste vint l’interviewer ; il expliqua que lui n’y avait réellement rien vu.

— C’était celui qui chantait le plus mal dans le chœur. Je me rappelle que je fus obligé de l’exclure pour manque absolu de voix et d’oreille. Comme type d’enfant, il était plutôt taciturne, boudeur et antipathique.

Le journal donna jusqu’aux déclarations de don Camillo. Ce fut un tel scandale dans le village que Peppone organisa une réunion publique pour déplorer avec indignation que « ceux-là mêmes qui sont revêtus de la robe des ministres de la religion chrétienne profitent de toutes les occasions pour dénigrer les artistes illustres, nés des généreux rejetons du peuple sain des travailleurs ».

Il déclara en outre que « le village se glorifiait d’avoir comme fils Antée Bigatti, même si l’obscurantisme médiéval avait tenté de faire obstacle à la radieuse carrière, en niant la beauté de ce chant qui aujourd’hui résonne dans les principaux théâtres du monde et porte bien haut le prestige de la nation et du village natal ».

Don Camillo ne se troubla point. Il répondit avec la plus grande simplicité :

— Je ne peux reprocher au Bon Dieu de ne pas m’avoir donné de goût musical, d’autant qu’il m’a accordé un don bien plus important : celui de la sincérité.

Le temps passa et chaque fois qu’un journal parlait d’Antée Bigatti, la coupure était collée aux vitrines de tous les cafés et de tous les magasins les plus importants.

Enfin le jour où la presse et la radio annoncèrent qu’Antée Bigatti était arrivé en Italie, le village fut tout entier soulevé par un vent d’enthousiasme, si bien qu’il devint nécessaire de constituer immédiatement un comité.

« Antée va venir ici, dit-on dans le village. Il doit venir ici, dans ce lieu où ses parents ont vu le jour, qui l’a inspiré, qui l’a soutenu dans ses premières et dures batailles. Il doit venir ici parmi ses amis, parmi ses compagnons de jeu, parmi les gens qui ont gardé jalousement ses morts ! Sa voix est celle de cette terre ; c’est notre voix et nous avons le droit de l’entendre avant les autres. »

Le comité travailla nuit et jour ; mais enfin il parvint à une décision : « Que l’un de nous parte immédiatement pour Milan, trouve Antée, lui apporte le vibrant message de bienvenue de tout le village et le persuade de venir chanter, ne serait-ce qu’un soir, pour nous. Nous lui garantissons une organisation parfaite et la présence de toutes les plus grandes personnalités de la province et de la presse nationale. »

Les difficultés commencèrent quand il fut question de choisir le quidam susceptible de convaincre par son éloquence le ténor célèbre.

Peppone avança qu’il y serait allé volontiers mais que sa position politique le mettait dans une situation délicate. Antée en effet venait d’Amérique et avait probablement des idées erronées sur les communistes ; il risquait de se méprendre sur les intentions du maire.

Alors, pour éliminer toutes les équivoques possibles, on décida que le prêtre accompagnerait le maire. Et don Camillo fut contraint d’accepter. Il y fut contraint surtout par une furieuse curiosité ; il voulait voir ce qu’était devenu après tant d’années ce gamin qui n’avait pas plus d’oreille qu’une tête de bois.

Peppone, quand on le revêtait de ses habits de fête, avec pantalons repassés, chaussures cirées, faux-col, cravate et stylographe accroché à la poche de poitrine, fonctionnait comme si on l’avait amidonné dehors et dedans. Les mots montaient jusqu’au bouton du col, puis redescendaient apeurés faire glouglou dans son estomac.

— Parlez, vous, mon Révérend, dit-il quand ils furent devant le grand hôtel milanais. Parlez donc, même en mon nom. Mais tâchez de ne pas m’en faire dire de trop grosses.

— Ne crains rien, camarade, le rassura don Camillo. Je ne te ferai dire que tes habituelles sottises.

Ils durent attendre pas mal de temps avant d’obtenir le laissez-passer. Et quand ils furent devant la porte de l’appartement d’Antée, ils étaient plutôt agités l’un et l’autre.

Un personnage plein de hauteur les reçut.

— Je suis le secrétaire, expliqua-t-il. Le maître est très fatigué ; je vous prie d’être brefs.

Antée, en robe de chambre, était enfoncé dans un énorme fauteuil de velours rouge. Il lisait un journal et leva lentement la tête.

— Je vous en prie, dit-il languissamment. Parlez donc.

Peppone donna un coup de genou à don Camillo qui restait debout et regardait le célèbre ténor, bouche ouverte.

— Voilà, balbutia-t-il. Nous sommes ici, monsieur le maire et moi, pour vous souhaiter la bienvenue de la part du village.

Antée Bigatti fit un petit sourire.

— Du village ? demanda-t-il calmement. Excusez-moi, mais de quel village ?

Don Camillo, qui jusque-là n’avait pas réussi à rassembler ses esprits, embraya avec décision.

— De notre village, répondit-il. Du vôtre, du mien et de celui de monsieur le maire. Du village où vous êtes né, pour tout dire.

Antée Bigatti fit de nouveau un sourire tout en coin.

— Très intéressant et très gentil, répondit-il. C’est une pensée vraiment délicate.

Don Camillo commença à voir trouble. Par bonheur, Peppone avait réussi à vaincre le « complexe du faux-col » et à donner suffisamment de souffle à ses paroles.

— Maître, dit-il, notre village est fier de vous et a toujours suivi avec tremblement vos succès mondiaux. Alors nous tous, au-dessus des courants politiques, nous avons voulu vous demander de nous faire l’honneur de votre visite.

— Je comprends, répondit l’autre. Mais mes engagements sont tels et si nombreux que cela m’est absolument impossible.

Le secrétaire fit un grand geste d’impuissance et secoua la tête.

— Impossible ! répéta-t-il. Absolument impossible !

Don Camillo intervint.

— Nous nous rendons parfaitement compte de ce que vous dites, maître. Vous êtes un ténor célèbre et vous devez avoir évidemment des engagements extraordinairement lourds s’ils ne vous permettent même pas d’aller voir si vos parents ont été enterrés dans un cimetière ou jetés dans un fossé, le long de la route.

Antée Bigatti pâlit ; puis il rougit. Mais don Camillo, après avoir lancé sa flèche empoisonnée, avait tourné le dos et faisait voile majestueusement vers la porte. Peppone le suivit.

Ils ne s’étaient pas encore engagés dans l’escalier, que le secrétaire tout essoufflé les rejoignit.

— Je vous en prie, messieurs. Il y a erreur. Ne vous faites pas de souci. Laissez-moi faire ; je trouverai le moyen de remettre quelque engagement. Demain vous recevrez un télégramme. En attendant, évitez de faire toute déclaration que ce soit à la presse. Tout est très simple et clair en l’occurrence. Il n’est pas nécessaire de compliquer ce qui est simple et clair.

Don Camillo comprit qu’il tenait le bon bout et ne le lâcha point.

— Certainement, répondit-il. Nous avons organisé une réception solennelle pour le maître, au cours de laquelle il sera assez aimable pour exécuter un petit morceau. Tout le monde attend avec impatience. En outre, c’est pour une œuvre de bienfaisance. Nous inviterons les autorités, la presse. Une chose digne du maître.

Le secrétaire encaissa.

— Comptez sur moi, dit-il encore. Certainement le maître chantera. Mais pas de presse, pas d’autorités. Autrement il serait obligé de payer de grosses pénalités pour les contrats qu’il a signés. On fera les choses en famille, hein ?

Peppone était radieux.

— Certainement ! s’exclama-t-il. Antée et nous, nous sommes les enfants de la même terre. Une fête intime, familiale, sans étrangers.

Sortis de l’hôtel, nos deux compères cheminèrent en silence pendant un bon bout de temps. Puis don Camillo soupira.

— Peppone, moi je te dis que j’aurais agi davantage en honnête homme en lui refilant un gnon, au lieu de lui faire ce discours. Dieu m’aurait pardonné le gnon, il me pardonnera difficilement le discours.

Mais Peppone pétait de joie et ne se préoccupait pas le moins du monde du malaise spirituel de don Camillo.

Le télégramme arriva le lendemain matin. Le maître acceptait de venir chanter ; il précisa la date. Peppone bombarda aussitôt le village d’un manifeste triomphal et l’on se prépara dignement à recevoir l’illustre enfant du pays. La salle de réception fut remise à neuf : peinture sur les murs, vernis aux portes. On installa des haut-parleurs de façon que les personnes restées dehors puissent entendre.

Antée Bigatti arriva au début de l’après-midi du jour fixé ; mais les gens l’attendaient depuis le matin et quand l’énorme voiture américaine du ténor déboucha sur la place, les maisons se vidèrent même de leurs chats.

Antée était d’humeur exécrable. Il descendit de la voiture noire que la poussière du Bas-Pays avait rendue blanchâtre. Il toucha, de son doigt fuselé à l’ongle parfaitement soigné, l’un des revers de son merveilleux veston croisé gris à raies blanches et dit avec une grimace de dégoût :

— C’est indécent ! Je suis plein de poussière ; plein de sueur et de malpropreté ! Je vous en prie, conduisez-moi à ma chambre que je puisse faire un peu de toilette.

Les gens applaudissaient et criaient : « Vive Antée ! » Mais Antée n’avait qu’une envie : se trouver dans sa chambre. Le fait d’être arrivé au village dans une voiture époustouflante mais que la poussière privait de la moitié de ses effets, le déprimait. Et puis, lui non plus n’était pas à son avantage ; il avait le visage luisant et fripé.

— Vite, vite ! La chambre du maître ! gémissait cependant le secrétaire qui tournoyait autour du ténor comme un chasseur autour d’un bombardier.

Quand finalement il vit la chambre réservée au maître, le secrétaire s’arracha les cheveux :

— Jésus ! Jésus ! Mais c’est impossible ! La chambre du moins, aurait dû être convenable !

L’hôtelier, qui avait sorti son linge le plus blanc et mis sur les meubles les plus beaux objets de la maison y compris la coupe d’argent plaqué, gagnée au concours de boules, était très humilié.

— Vite, le bain ! s’exclama Antée en arrivant et en se jetant sur une chaise. Vite un bain chaud ou bien c’est un désastre.

Tout le monde avait quitté la pièce et restait là, devant la porte close, abasourdi : le secrétaire fit aussitôt irruption.

— Je vous en prie, implora-t-il, le bain. Le bain s’il vous plaît ; le maître est dans des conditions pitoyables. Le bain !

Ils le dévisagèrent tous, puis Peppone balbutia :

— Le bain… il n’y a pas de salle de bains… Comprenez, ici c’est un village…

Le secrétaire écarquilla les yeux.

— Mais comment faire pour le dire au maître ? C’est tragique !

— Mettons tout de suite la lessiveuse sur le feu ! proposa l’hôtelier.

Mais le secrétaire ne prêta aucune attention à sa proposition. Il répéta qu’il fallait trouver une salle de bains.

— Au vieux Palais, il y a une salle de bains ! s’exclama Smilzo. Nous allons la préparer et le maître ira là-bas prendre son bain.

Peppone, Smilzo et Bigio coururent au vieux Palais et ils fermèrent la bouche à la gardienne en la priant de ne pas leur casser les oreilles, parce qu’ils réquisitionnaient la salle de bain pour des raisons d’utilité publique.

Effectivement il y avait une salle de bains. C’est ce fou de Trambini qui l’avait fait installer en 1920, quand il lui était venu les manies de la noblesse. Le chauffe-bain marchait au bois ; c’était un de ces grands machins de cuivre ; la vasque de fer émaillé était jaune de saleté et pleine de pommes de terre et d’oignons.

Smilzo courut prendre de l’esprit de sel et tandis que Bigio et la vieille travaillaient fébrilement à débarrasser la vasque et les water, Peppone s’attaqua au chauffe-bain. Il réussit à remplir la chaudière et alluma le fourneau.

Quand Smilzo revint avec l’esprit de sel la chaudière éclata. La bande reprit tristement le chemin du retour. Le secrétaire attendait devant l’hôtel et il avait l’air sombre.

— Nous avons trouvé la salle de bains, expliqua Peppone. Mais la chaudière a éclaté.

Le secrétaire le regarda puis, d’une voix où tremblait l’horreur, il dit :

— Peu importe. Le maître prend son bain dans une cuve !

Les gens s’étaient tous groupés devant l’hôtel et attendaient. Ils savaient qu’Antée prenait son bain et respectaient son repos. Mais au bout d’une demi-heure, ils se mirent à battre des mains et à crier : « Vive Antée ! Antée au balcon ! ». L’orchestre arriva et attaqua son morceau de bravoure. Antée dut se mettre à la fenêtre. Il avait une splendide robe de chambre de soie. Il sourit, agita sa blanche main et l’énorme brillant qu’il avait au doigt resplendit au soleil. Puis le secrétaire descendit prier les gens de laisser le maître tranquille, car il avait besoin de silence et de repos.

Il semblait que tout fût finalement pour le mieux et dût continuer de même. Mais, vers le soir, Antée manifesta le désir de manger un morceau. On lui apporta immédiatement une énorme assiette de saucisson et de jambon, un canard rôti et une montagne de lasagnes au four.

Pour le coup, le secrétaire fut au bord des larmes :

— Quelque chose à manger pour un chanteur, non pour une lionne ! gémit-il. Une nourriture légère, un petit bouillon réduit, une mince tranche de jambon, du maigre, un concombre, un doigt de Porto…

L’hôtelier, qui avait entamé six jambons et huit saucissons avant de trouver deux morceaux sans défauts, se sentit mourir.

Le petit bouillon, fait en quatrième vitesse, fut une catastrophe. Le jambon sentait le rance. Le lambrusco ne parvenait pas à rappeler le Porto. Le concombre dut être remplacé par un horrible bouquet de radis.

Le maître semblait un Jupiter à qui, au lieu de nectar, on eût refilé une tranche de mortadelle. Cependant les heures couraient ; la salle de réception était comble ; la place débordait.

Et cela aussi était détestable, parce qu’Antée dut d’abord travailler comme un tank pour s’ouvrir un passage sur la place et ensuite il pénétra dans une salle qui était pleine comme un œuf et aurait dû être absolument vide ; le maître devait en effet s’entendre avec l’accompagnateur et faire quelques essais de sonorité et d’effets de voix.

Les invités durent en conséquence sortir et ce fut une explosion. Puis il y eut la tragédie du pianiste qui ne comprenait rien. Enfin, quand tout fut réglé, les gens purent réintégrer leurs places.

Peppone avait endossé un costume noir dans lequel il éclatait car il avait dû l’emprunter. Il ne s’en avança pas moins sur l’estrade, quand l’orchestre resté sur la place eut achevé l’hymne de Mameli{3}, et présenta d’un geste majestueux Antée Bigatti qui, lui, portait un frac coupé par le meilleur tailleur de Piccadilly. Les applaudissements eurent quelque chose de terrifiant. Antée s’inclina en souriant comme il l’eût fait sur la scène du Métropolitan.

Peppone débita un discours qui finit ainsi :

— Et maintenant nous serions heureux qu’Antée Bigatti, notre grand Antée, dise quelques mots à ses amis avant de chanter.

L’invitation ennuya mortellement Antée. Il hésita un instant, puis il s’avança au bord de l’estrade et dit d’une voix indifférente :

— Je chanterai pour vous « Céleste Aïda ».

Les spectateurs firent silence et Antée mit au point la pose sculpturale de la Bouche Divine qui s’apprête à offrir au monde, misérable et sordide, l’un des admirables joyaux de son écrin.

Tout se passa dans un silence absolu, presque surnaturel. Antée était désormais prêt : le brillant explosa en mille feux. Le piano préluda. Les lèvres d’Antée s’ouvrirent. La voix sortit et les gens en furent comme déconcertés. Ils retinrent leur souffle de peur de troubler l’air dans lequel ondulait ce fil d’argent mélodieux. Et le fil, après s’être distendu dans le silence, se mit à monter en lentes volutes, loin, loin ; jusqu’à rejoindre les premières étoiles du ciel ; puis il plana un instant pour prendre son élan vers l’infini. Mais alors, implacable, indiscutable, se produisit un couac colossal, horrifiant.

Un couac atomique qui laissa Antée Bigatti atterré et ôta au public le peu de souffle qui lui restait.

Mais ce fut une question de seconde. Immédiatement une voix hurla :

— Bazar, va chanter en Argentine !

Et cent autres voix éclatèrent :

— Plante-Clous ! va te coucher !

— Plante-Clous !… Plante-Clous !… Plante-Clous !…

Ce fut une insurrection, un soulèvement, une révolution. Ce fut un seul cri féroce, impitoyable. Le sifflement furieux de cent machines à vapeur sous pression.

Puis un rire fusa dans la salle et d’autres rires fusèrent un peu dans tous les coins, jusqu’à devenir un seul fleuve torrentueux.

Antée Bigatti pâlit ; il resta un instant immobile puis se glissa par la petite porte et disparut. Quelques minutes plus tard, il entrait à l’hôtel.

— Pauvre Bazar Plante-Clous, tu l’as eu ton jambon maigre et le concombre ! cria dans son dos l’hôtelier en ricanant.

Antée ne fit même pas ses valises. Aidé de son chauffeur et de son secrétaire il prit ses affaires pêle-mêle, descendit et jeta le tout dans la voiture. L’immense Buick démarra et disparut rapidement dans la nuit.

Il était neuf heures ; les gens continuèrent à rire jusqu’à minuit. Puis ils allèrent au lit parce qu’ils n’en pouvaient plus de rire. À une heure et demie crépita et s’éteignit l’ultime « Bazar Plante-Clous » et à deux heures le village sombra tout entier dans le sommeil.

La place resta déserte. Les flammes des réverbères étaient immobiles parce qu’il n’y avait pas un souffle de vent.

À deux heures et quart une énorme apparition noire glissa jusqu’au bord de la place et fit halte. Un homme en sortit, avança jusqu’au milieu de la place puis s’arrêta.

Tout à coup le tranchant d’une voix très haute coupa le silence. Et la voix augmenta progressivement son volume jusqu’à devenir un chant plein et majestueux. Un chant qui parcourut rapidement les arcades qui entouraient la place, voltigea dans le ciel et emplit la nuit.

Tous les habitants s’éveillèrent et entrouvrirent leurs fenêtres. Ils purent voir, ébahis, Bazar Plante-Clous. Il était revenu de lui-même et chantait sur la place déserte.

Un, deux, cinq, dix airs ; l’un après l’autre, l’un plus difficile que l’autre. Le dernier fut précisément celui qu’il avait dû interrompre quelques heures plus tôt : Céleste Aïda.

Quand il arriva à la note haute, là où avait explosé le couac, la voix bondit, sûre d’elle, à la conquête de cette note que peut-être personne n’était jamais arrivé à effleurer. Antée l’attrapa solidement par sa longue tige. Il la cueillit comme une fleur et comme une fleur il la déposa devant le rideau poussiéreux du petit magasin où l’on pouvait lire :

 

JOSUE BIGATTI ET FILS

Bazar

Articles ménagers

 

Puis Bazar Plante-Clous repartit dans sa grosse voiture. Personne ne dit ouf ! Les persiennes se refermèrent silencieusement et don Camillo qui, lui aussi, s’était levé pour écouter, se recoucha et murmura :

— Jésus, faites que l’âme de ses parents l’ait entendu.