COMME IL PLEUVAIT

 

 

Don Camillo réapparut après la première messe. Les gens se pressèrent autour de lui en disant : « Procession, procession ! »

— Le Christ est retourné sur cet autel et il ne bougera pas de là, répondit don Camillo. Il bougera l’an prochain, le jour de la bénédiction des eaux. Pour cette année, les eaux ont déjà été bénies.

Une femme bondit :

— Oui, mais en attendant elles montent toujours plus haut !

— Jésus le sait parfaitement, répliqua durement don Camillo. Il n’a pas besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire. Moi je ne peux que le prier qu’il nous donne la force de supporter d’une âme sereine toutes nos souffrances.

Mais les gens étaient obsédés par la peur de voir la digue se rompre sous la pression de l’eau et ils insistaient ; alors don Camillo se fit encore plus dur.

— Oui, la procession ; mais non en allant se promener avec une croix de bois dans les rues ; en portant le Christ dans son cœur ! Que chacun fasse sa procession ainsi. Ayez foi en Dieu, non dans son simulacre de bois. Alors Dieu vous aidera.

 

La pluie continua. Il pleuvait partout ; en montagne et en plaine. La foudre fendait les vieux chênes et la mer était soulevée par la tempête. Les fleuves commencèrent à grossir, et comme il continuait à pleuvoir, ils débordèrent vite de leurs digues, inondèrent les villes et couvrirent de boue des bourgs entiers.

Le grand fleuve devint plus menaçant ; les eaux firent de plus en plus pression contre les digues et continuèrent à monter.

La guerre avait passé par là et rompu la digue en un endroit qu’on appelait la Peupleraie ; on n’avait réparé les dégâts que deux ans plus tôt.

Maintenant tout le monde avait le regard tourné vers la Peupleraie et tremblait, car on pensait que, si l’eau continuait à faire pression, la voie d’eau s’ouvrirait en cet endroit. La terre n’avait certainement pas eu le temps de se tasser suffisamment ; l’eau s’infiltrerait et fendrait la digue. Le reste aurait pu parfaitement bien résister, comme tant d’autres fois : mais la Peupleraie, non.

La peur augmentait avec l’eau. On fit venir des techniciens qui expliquèrent que la digue résisterait à la Peupleraie mais le danger subsistait et ne faisait que croître : les habitants devaient prendre leurs mesures pour évacuer à temps et ne pas attendre le dernier moment. Les techniciens quittèrent les lieux à dix heures du matin. À onze heures les eaux étaient encore montées et brusquement la peur fit place à la terreur.

— On n’a plus le temps de rien sauver ! dit quelqu’un. La digue de la Peupleraie cédera et tout sera perdu. Il n’y a qu’un moyen de se sauver : passer le fleuve et aller rompre la digue de l’autre rive.

Personne ne sut qui avait prononcé ce blasphème. Le fait est que tout le monde, en un instant, fut persuadé : il fallait passer sur l’autre rive et rompre la digue. On ne cherchait plus que le moyen le plus expéditif de réaliser la chose.

Désormais elle était inéluctable : quelqu’un y parviendrait bien !

Mais tout à coup la pluie cessa et, pour quelques instants, l’espoir de voir redescendre les eaux revint aux cœurs des habitants. Sur ces entrefaites les cloches se mirent à sonner à toute volée et le village entier se précipita sur le parvis.

— Mes frères, dit don Camillo quand il vit la place pleine, il ne reste qu’une chose à faire : mettre à l’abri les biens les plus importants sans perdre une minute et dans le plus grand calme.

Il se remit à pleuvoir.

— Nous n’avons plus le temps ! La digue de la Peupleraie ne résistera pas ! hurla la foule.

— Elle résistera, répondit don Camillo. Et j’en suis tellement sûr que je vais aller me planter sur le bord de la digue là-bas et je n’en bouge plus. Si je me trompe, je paie !

Don Camillo ouvrit son énorme parapluie et se dirigea vers la digue ; la foule le suivit. Elle le suivit encore quand il se mit à longer la digue pour atteindre la Peupleraie. Mais tout à coup elle cessa d’avancer car le morceau refait commençait à cet endroit.

Don Camillo se retourna.

— Allez donc tous vider vos maisons calmement ! s’écria-t-il. Moi, pendant ce temps, je vais à la Peupleraie où j’attendrai que vous ayez fini.

Il se remit en marche et, cinquante mètres plus loin, à l’endroit précis où la digue devait se rompre, il s’arrêta.

Les gens étaient perplexes et regardaient tantôt l’eau, tantôt le prêtre.

— Je viens vous tenir compagnie, mon Révérend, cria une voix.

Peppone sortit de la foule et tous les regards convergèrent alors sur lui.

 La digue résistera, cria Peppone. Il n’y a aucun ! danger. Aussi que personne ne fasse de bêtises et que chacun procède au déménagement de sa maison sous les ordres de l’adjoint. Moi, cependant, je reste ici pour vous prouver que je suis sûr de ce que je dis.

Quand les villageois les virent tous les deux, le prêtre et le maire, sur la digue à la hauteur de la Peupleraie, ils furent pris de frénésie et coururent chez eux déménager. Ils commencèrent par les bêtes qu’ils sortirent des étables ; puis ils chargèrent les charrettes.

L’évacuation commença ; cependant il pleuvait et l’eau ne manifestait pas la plus petite intention de descendre. Peppone et don Camillo, assis sur deux grosses pierres, attendaient sous le parapluie.

— Mon Révérend, dit tout à coup Peppone, à coup sûr vous vous sentiriez mieux à cette heure si vous vous trouviez à la cime de la montagne où vous étiez encore.

— Je ne crois pas ; sinon l’évêque ne m’aurait pas permis de revenir ici ! répliqua don Camillo.

Peppone resta un moment silencieux puis il se donna une grande tape sur la cuisse.

— Si, par exemple, la digue crevait, maintenant que les gens viennent de se mettre tout juste à déménager, pensez donc quel magnifique résultat ! Tout perdu, nous et les autres !

— Si, par contre, nous nous étions sauvés en crevant la digue de l’autre côté et en causant la mort ou la ruine d’une foule d’autres personnes, ce serait encore pire. Si je ne me trompe, monsieur le maire, il y a une certaine différence entre un malheur et un crime.

Vers le soir, les eaux commencèrent à descendre ; don Camillo et Peppone quittèrent alors la digue et retournèrent au village désormais désert parce que tout le monde était parti.

Arrivés sur le parvis, ils s’arrêtèrent.

— Tu pourrais aller jusqu’à remercier le Bon Dieu de t’avoir sauvé la peau, dit don Camillo à Peppone. Il t’a quand même fait cette bonne manière.

— Mais, répliqua Peppone, il m’a fait la mauvaise manière de sauver votre peau du même coup ; alors nous sommes quittes.