Chaque village a son dur et le Ricain était le dur de Fontanaccio. Avant de partir pour l’Amérique, il s’appelait Gigi, Gianni ou quelque chose de ce genre ; mais quand il était retourné au pays, on l’avait surnommé le Ricain. Ce surnom, c’était tout ce qu’il avait gagné après être resté trente ans à couper des arbres dans les forêts canadiennes.
Après trente ans de travail il avait en poche juste assez pour retourner à Fontanaccio, où l’attendait le maigre héritage de son père : huit ou neuf arpents de terre et une bicoque qui semblait tenir debout par gageure.
Le Ricain était aussitôt devenu le dur de Fontanaccio ; non qu’il eût l’âme d’un meneur de bande ou pire, mais tout simplement parce qu’il était le plus grand et le plus fort animal des chrétiens du village. À quarante-cinq ans d’âge, la chose la plus intelligente qu’il sût faire était de soulever une chaise à la force des maxillaires, après l’avoir attrapée, par le dossier entre ses dents comme dans des tenailles.
Le Ricain avait la force d’un tracteur et, attelé à une charrue avec un bœuf, il s’en serait tiré honorablement bien que n’ayant pas l’intelligence des bœufs. Naturellement, à Fontanaccio, il s’était formé petit à petit la bande du Ricain : durs et vice-durs, séduits par cette machine de fer, avaient constitué le gang le plus puissant de casse-cous que le monde connaisse et il n’y avait pas de fête qui ne fût soulignée par les hauts faits de la bande. Le Ricain fonctionnait comme un char d’assaut et n’entrait en action qu’aux moments critiques. Mais, quand il bougeait, il était pire qu’un tremblement de terre.
La clique du Ricain battait tous les villages sauf celui de don Camillo. Ils s’en étaient toujours tenus à l’écart, parce que ça sentait extrêmement mauvais, pour qui s’aventurait dans les parages pour semer le grabuge. Mais il advint qu’un de la bande tomba amoureux d’une fille de Molinetto. Quatre soirs de suite il vint rôder à bicyclette ; puis, le cinquième soir, il rencontra la petite et eut l’imprudence de l’arrêter. Alors, de derrière la haie, sortirent trois gars qui le réexpédièrent à Fontanaccio, après l’avoir couvert de coups.
Il ne s’agissait plus d’une affaire personnelle : un village avait fait une offense à Fontanaccio ; aussi la clique du Ricain se mit-elle sur le pied de guerre. Et un samedi soir, très tard, elle apparut sur la place du bourg ennemi.
Ils avaient fait une mobilisation générale et ils étaient plus de soixante, tous plus décidés les uns que les autres. Ils firent un débarquement perlé, à bicyclette. Ils entrèrent par groupes dans les restaurants et les deux cafés, feignant de se retrouver comme par hasard et se donnant de grands coups dans le dos. Smilzo, qui avait un œil de faucon, comprit tout de suite l’antienne et courut avertir Peppone.
— Prends ma moto et va avertir les gens, ordonna Peppone. Rassemblement à la Maison du Peuple ; mais que personne ne se fasse voir.
Puis il alla s’asseoir avec Bigio et Brusco, sous le portique, à une table du café Ciro. Au même moment on entendit de grands hurlements et le Ricain débarqua sur la place.
Aussitôt huit ou dix lurons de Fontanaccio l’entourèrent en jacassant et en lui souhaitant mille plaies comme on a coutume, dans ce coin-là, avec les amis les plus chers. Puis ils le firent asseoir à une table du café Ciro, juste devant la table (regardez un peu, le hasard !) où était assis Peppone avec ses amis.
— Nous y voilà, bouffonna Peppone. Et il n’était pas difficile de deviner que le refrain allait commencer.
« Comment ça va, comment te portes-tu, comment te trouves-tu par ici, que fais-tu de beau, bois un verre, bois encore celui-là sinon nous gâchons l’amitié » : la première partie de la manœuvre se déroula rapidement à grands renforts de hurlements. Le Ricain siffla huit ou dix verres de vin coup sur coup, cependant que les autres, qui s’étaient éparpillés dans les divers cafés ou restaurants, s’amenaient et se groupaient autour du Ricain et de Peppone.
Tout à coup l’un de la clique s’écria :
— Hé ! Ricain, que penses-tu de ce pays ?
Peppone serra les poings parce qu’il jugea que le moment était arrivé. Il se prépara donc à faire un éclat mais le premier acte n’était pas encore terminé.
— Bah ! répondit le Ricain. Pas trop mal ; la seule chose qui ne me revient pas, c’est le monument.
— Le monument ? hurla l’autre. Oh ! Et pourquoi ?
— Il est mal placé ! expliqua le Ricain.
Au fond de la place, du côté opposé à l’église, il y avait le monument. Rien d’extraordinaire : un vieil Hercule de marbre, debout, avec sa massue, sur un grand parallélépipède de pierre. Un bloc unique qui s’appuyait à son tour sur une table de marbre épaisse d’un pan.
Un truc mis là par les Farnese, temporibus illis, et resté intact parce que personne ne s’était jamais avisé d’y voir des allusions politiques. Un monument qui n’avait jamais gêné personne et paraissait ne jamais devoir gêner. Et voici que le monument ne plaisait pas au Ricain. À ce Ricain, justement, qui ne pouvait posséder plus de sens artistique qu’une vache espagnole. C’était par trop ridicule !
— Mal placé ? hurla le compère. Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’il n’y a pas de symétrie, expliqua le Ricain qui avait encore un verre de plus dans l’estomac. Moi, en Amérique, j’ai vu des tas de monuments ; mais ils avaient tous la symétrie.
— Ricain, je n’y comprends goutte ! protesta le compère. Explique-toi.
Le Ricain enfila deux autres verres, puis il se leva et l’on eût dit le Mont Blanc, tellement il était grand et puissant. Il se fit de la place, passa devant la table de Peppone, sortit du portique et se dirigea lentement vers le monument.
Peppone se leva aussi et il sortit du portique en compagnie de ses acolytes. Désormais toute la clique de Fontanaccio avait fait cercle autour du monument, mais quand Peppone arriva, on s’écarta pour le laisser arriver en première ligne.
Le Ricain avait le pied posé sur le socle de marbre et il semblait absorbé par quelque pensée. En réalité il attendait l’arrivée de Peppone. La preuve c’est qu’à peine Peppone se fut-il glissé en première ligne, le Ricain dit :
— Dans le monument il n’y a pas la symétrie parce que le piédestal est mal placé.
Là-dessus il ceignit le piédestal de ses deux bras et resta le visage collé contre la pierre. Puis il tendit brusquement tous ses muscles et donna une secousse.
Les os de cette machine de chair craquèrent mais le monument fit un huitième de tour et Hercule, qui primitivement regardait vers le Nord, regarda désormais vers le Nord est.
Les gens en étaient restés bouche ouverte de stupeur.
— Comme ça, c’est mieux, expliqua le Ricain. Mais s’il y a quelqu’un à qui ça ne plaise pas, il n’a qu’à aller chercher le maire qui est costaud, et lui, il le remettra à son ancienne place.
La clique de Fontanaccio poussa un hurlement frénétique ; Peppone, lui, pâlit. L’exploit du Ricain était un exploit de bête. Peppone avait deux bras qui ressemblaient à des troncs d’ormeau et une épine dorsale aussi solide qu’une poutre de ciment ; mais il ne se sentait pas la force d’accomplir un effort de ce genre. D’ailleurs s’il avait essayé et calé, c’en était fait de lui.
Cependant le cercle s’était renforcé : Smilzo était là derrière, avec toute sa bande. Peppone fit un pas en avant.
— Remettez-le en place ! dit-il d’une voix coupante au Ricain.
— À moi il me plaît comme ça, répondit le Ricain. Si vous n’êtes pas de cet avis, tournez-le et si vous n’en êtes pas capable, faites-vous aider par ceux de votre bande.
Peppone serra les poings.
— Cette provocation-là, vous la paierez, hurla-t-il. Remettez le piédestal comme il était !
Le Ricain se mit à rire.
À présent, c’était une question de secondes : la bande de Peppone et la bande du Ricain avaient les nerfs tendus à claquer. Ils avaient tous les mains vides, mais naturellement, chacun avait dans une poche ou dans la ceinture des pantalons, un pieu de fer ou une clé anglaise. Le massacre allait commencer.
Mais alors on entendit retentir, dans le silence, la voix de don Camillo.
— Un moment, jeunes gens ! s’exclama-t-il joyeusement en se glissant entre les deux bandes. Ici, si je ne me trompe, il y a un grand malentendu !
— Il n’y a aucun malentendu ! hurla Peppone. Celui qui a déplacé ce piédestal doit le remettre en place !
— Juste ! répliqua don Camillo en souriant et en se tournant vers le Ricain. Si je ne me trompe c’est vous qui l’avez tourné ; donc remettez-le en place.
Le Ricain haussa les épaules.
— À moi, ça me plaît comme ça, marmonna-t-il. Si ça ne plaît pas au maire, il n’a qu’à le remettre en place, lui.
Peppone fit mine d’éclater, mais don Camillo le bloqua.
— Vous, jeune homme, vous avez trop de prétention, continua-t-il, tourné vers le Ricain. Le maire est la plus haute autorité du pays et sa charge ne consiste pas à redresser les monuments. Il a d’autres choses tordues à redresser. Pour redresser un monument, le prêtre suffit.
Don Camillo retroussa ses manches et s’approcha lentement de l’énorme parallélépipède de pierre. Il lui paraissait plus démesuré que jamais. Il savait qu’il n’avait pas une force suffisante ; seule, une véritable bête comme le Ricain pouvait se tirer d’une pareille entreprise.
Mais maintenant, il y était ; il embrassa le piédestal et colla sa joue gauche sur la pierre froide. Par-delà la haie des gens il entrevoyait la porte de l’église ouverte, les cierges allumés au maître-autel, aux pieds du Christ.
— Jésus, dit don Camillo avec désespoir, je n’ai pas encore commencé et les forces me manquent !
— L’important est qu’il ne te manque pas la foi, répondit le Christ dans un murmure.
On entendit un hurlement et don Camillo se retourna pour voir ce qui se passait ; c’était les gens qui applaudissaient frénétiquement parce que le piédestal avait tourné d’un huitième de tour. Don Camillo renvoya l’analyse du phénomène à plus tard ; pour l’instant il avait quelque chose de plus urgent à faire.
— Tout a repris sa place primitive, expliqua-t-il en se plaçant de nouveau entre les deux bandes. Grâce à la médiation de l’Eglise, la plaisanterie de ce jeune homme restera une plaisanterie. Que chacun, satisfait et content, reprenne le chemin de sa maison et s’en aille avec Dieu.
À ce moment-là arriva sur la place le car des gendarmes ; ce qui persuada le Ricain et sa bande de prendre la tangente.
— Que se passe-t-il ? demanda tout essoufflé le brigadier en s’ouvrant un passage.
— Rien de grave, expliqua en souriant don Camillo. Une simple discussion de caractère artistique.
Peppone se coucha ce soir-là avec un paquet sur l’estomac. Ce n’était pas l’histoire du Ricain ; cette histoire-là, c’était un gros os ; mais il arrivait à l’avaler. Le Ricain n’était pas un homme, pour tout dire ; c’était un éléphant et un homme ne peut se sentir humilié – logiquement – d’être inférieur en force à un éléphant.
Ce qu’il ne pouvait avaler c’était l’histoire de don Camillo. Don Camillo n’était pas un éléphant ; c’était un homme comme Peppone et il avait réussi à faire bouger le piédestal.
Peppone se retourna dans son lit jusqu’à une heure de la nuit. Puis il sentit dans son estomac non pas un os mais deux. Car don Camillo l’avait humilié comme homme et comme représentant du Parti. « Grâce à la médiation de l’Eglise », avait-il dit.
À deux heures de la nuit Peppone sauta à bas de son lit, s’habilla, descendit à la cuisine, avala d’une lampée une bouteille de vin, puis sortit et parcourut les rues désertes et silencieuses du village endormi. Il y avait du brouillard, un brouillard à ne pas se voir à trois mètres. Il erra comme une âme en peine et tout à coup il se trouva devant le monument. « Si ce maudit prêtre s’en est sorti, pourquoi ne m’en sortirais-je pas, moi ? », pensa-t-il avec rage. Le vin s’était mis à circuler dans ses veines et lui avait réchauffé les cylindres.
« Jésus-Christ ! dit-il en prenant le piédestal à bras le corps avec fureur, si vous êtes juste et ne faites pas de préférences pour les prêtres, vous devez me donner la force que vous avez donnée à don Camillo ! »
Il crut faire craquer toutes ses articulations ; mais le piédestal fit un huitième de tour et Hercule regarda vers le Nord-Est. Peppone poussa un soupir qui aurait déplacé d’une lieue un trois-mâts de transport.
« Merci, Jésus ! dit-il. Je suis de plus en plus convaincu que vous êtes un honnête homme et que vous ne vous occupez pas de politique. »
Il n’arriva chez lui qu’au prix du plus grand effort ; plus rien ne fonctionnait dans son organisme. Tout lui faisait mal. Il avait l’impression qu’un rouleau compresseur lui était passé dessus. Il vida une autre bouteille de vin d’un seul coup et se jeta sur son lit, tombant aussitôt dans un sommeil de plomb.
Le lendemain vers dix heures, quand le brouillard se fut dissipé, quelqu’un s’aperçut que le piédestal était de travers et donna l’alarme. C’était clair : pendant la nuit ceux de Fontanaccio étaient revenus et avaient répété leur geste de provocation.
Smilzo courut chez Peppone et, le trouvant au lit, il le réveilla. Mais il lui toucha le front et sentit qu’il brûlait. Peppone avait une fièvre de dinosaure et Smilzo renonça à son intention.
Il retourna à la Maison du Peuple pour recommander qu’on ne fasse rien de rien jusqu’à ce que le chef eût repris l’usage de sa raison. Mais ce dernier coup était trop fort et les gens en avaient fait un cas d’intérêt général. Il fallait donner une leçon à ces chenapans de Fontanaccio.
— Ce soir on va à Fontanaccio et on les écrase tous depuis le Ricain jusqu’au dernier des vice-durs. Et s’il le faut on écrasera même ceux qui ne font pas partie de la clique. Et si quelque maudit mouchard évente la chose et nous met les gendarmes dans les pattes, peu importe. Au lieu de ce soir, nous irons un autre soir. Mais il faut régler ce compte à tout prix. Et malheur à qui touche au monument. Celui qui l’a bougé doit le remettre en place.
Telles étaient les conclusions auxquelles on était arrivé le soir et c’est en ces termes que Barchini vint faire son rapport à don Camillo en informateur officiel attaché à sa personne.
À la vérité, don Camillo ne comprit rien de ce que lui raconta Barchini. Il était encore au lit et il n’avait pas le plus petit os qui pût bouger sans grincer, ni le plus petit nerf qui, sollicité, ne lui arrachât un cri de douleur. Quand il était rentré au presbytère après avoir remis le piédestal en place, il n’avait pu que se mettre au lit où une fièvre de rhinocéros l’avait cloué comme mort jusqu’au lendemain soir.
Barchini recommença son récit par le commencement et, vu la gravité de la chose, don Camillo se leva en gémissant de son lit. Puis il fit remplir d’eau bouillante la lessiveuse et il prit un de ces bains qui, s’ils ne vous tuent pas, vous remettent sur pied, fussiez-vous plus mal en point que don Camillo.
Il adapta la température interne à la température ambiante en avalant la moitié d’une bouteille de cognac et finalement il réussit à embrayer.
Mais maintenant il était trop tard : un tas de gens de Fontanaccio avaient reçu leur écot en même temps que l’ultimatum : « Et si demain votre poids lourd ne revient pas mettre le piédestal en place, le soir nous vous donnons un bis. » Ce qui signifiait que le lendemain (ou un autre jour si la police s’en mêlait) la brigade de Peppone partirait pour Fontanaccio avec les fusils parce qu’ils étaient sûrs qu’à Fontanaccio on les accueillerait de même.
Don Camillo se fit prêter l’attelage de Pasotti et, vers minuit, il partit pour Fontanaccio. Il alla tout droit à la maison du Ricain ; c’est une vieille tout effarée qui lui ouvrit.
Le Ricain était couché et, quand il vit don Camillo, il écarquilla de grands yeux.
— Maudit animal ! lui hurla don Camillo ; par ta faute deux villages s’entretuent. Pourquoi as-tu encore déplacé le monument ?
— Ce n’est pas moi ! Je vous le jure ! sanglota le Ricain. À peine de retour chez moi, j’ai dû me fourrer au lit parce que je ne tenais plus debout. Les os rompus ! Ce n’est pas moi ! Demandez-le à ma grand-mère !
La vieille se signa.
— Je le jure sur la sainte Croix : à peine rentré, hier il s’est mis au lit et il n’a plus bougé.
— Alors c’est sa clique ! hurla don Camillo.
— Je ne sais rien, je ne sais rien ! gémit le Ricain.
Don Camillo se retourna vers la vieille.
— Allumez le feu et mettez de l’eau à chauffer ! Remplissez toute une cuve ; quand l’eau sera chaude, venez me chercher.
Quand la cuve fut installée dans l’étable, le Ricain fut invité à se cuire les os comme l’avait fait don Camillo. Puis il dut s’habiller et monter sur la charrette.
— Où m’emmenez-vous ? Je n’ai rien fait ! gémissait le Ricain.
Ils arrivèrent au village vers deux heures du matin. Le brouillard était encore plus épais qu’au départ. Quand ils furent au pied du monument, don Camillo ordonna au Ricain de s’y mettre :
— Allons ! je vais te donner un coup de main.
Ils y mirent toute leur force mais ne réussirent pas à faire glisser le monument d’un centimètre.
— Ne bouge pas de là, dit alors don Camillo.
Peppone descendit avec l’aide de Dieu et, dès qu’il le vit, don Camillo lui demanda de s’habiller et de le suivre.
— Si nous ne remettons pas le monument en place, c’est la fin du monde. Le Ricain a les os rompus et n’y arrive pas ; moi j’ai les os rompus et même à deux, nous n’en venons pas à bout. Viens nous donner un coup de main.
Peppone gémit :
— Mais comment pourrais-je ? Je n’arrive pas à me tenir debout !
— Ne fais pas attention ! Mets ton manteau et suis-moi.
Peppone ne parvenait pas à garder ses deux os dans son estomac ; il fallait qu’il se délivre au moins d’un.
— Mon Révérend, si vous et le Ricain avez les os rompus pour avoir déplacé le monument, pourquoi ne les aurais-je pas également rompus, puisque je l’ai déplacé moi aussi ?
Ils se trouvaient alors dans la cuisine de don Camillo : celui-ci ouvrit une commode, en sortit une bouteille, la déboucha et la tendit à Peppone.
— Bois, assassin !
Peppone but ; puis il remit son manteau et suivit don Camillo.
Le Ricain attendait, assis sur le socle du monument, tremblant de froid.
Ils prirent à tous les trois le piédestal à bras le corps et se mirent à donner de petites secousses. Chaque secousse leur tirait trois gémissements de douleur. On ne sait pas s’il y en eut cent ou cinq cents ou cinquante mille ; mais le piédestal revint à sa place.
— Tu dormiras au presbytère, dit à la fin don Camillo au Ricain. J’expliquerai que tu es venu ce matin de bonne heure remettre le monument en place en ma présence et en la présence du maire et que je t’ai retenu parce que tu ne tenais plus sur tes jambes.
Arrivé au presbytère, le Ricain s’écroula sur le divan du petit salon et n’en bougea plus. Don Camillo lui jeta un manteau dessus et alla retrouver Peppone qui attendait, assis sur le divan, dans l’entrée.
— Si j’avais seulement la force de lever le bras, je te donnerais un coup de poing qui t’aplatirait le crâne, s’exclama don Camillo.
— Je considère que c’est fait ! marmonna Peppone et il sombra dans les profondeurs du divan.
— Ma maison est devenue un dortoir public ! hurla don Camillo.
Il trouva d’autres oripeaux à jeter sur Peppone puis, arrivé à grand-peine dans sa chambre, il s’écroula sur son lit.
— Jésus, dit-il, dites vous-mêmes lequel des trois est le plus malheureux et étendez votre sainte main sur sa tête.
Jésus jugea que le plus malheureux était Peppone et il étendit sa sainte main sur lui ; aussi quand Peppone s’éveilla le lendemain, avait-il en tête une idée merveilleuse qu’il mit aussitôt en pratique. Pourtant il lui en coûtait beaucoup de manier le marteau.
Il fit donc trois agrafes de fer de trois kilos chacune et ordonna qu’on les cimente tout de suite pour souder le piédestal au socle ; ainsi Hercule lui-même ne pourrait plus le déplacer d’un millimètre.
Pour finir, la petite épousa le vice-dur de Fontanaccio ; il leur naquit un fils qu’on appela Herculin et qui mit fin à la haine qui séparait les deux villages ; au lieu d’un courant de haine, il y eut désormais de l’un à l’autre un courant d’amour.