L’Empereur et sa garde ne quittèrent Moscou que le 19 octobre, vers midi. On coucha au château de Troitskoïé et on y séjourna le 20 pour tout rallier, car beaucoup d’hommes et d’équipages étaient encore en arrière. C’est là que l’Empereur prit définitivement son parti de quitter Moscou. Les pertes de l’affaire de Woronovo, ce qu’il apprit de l’état de notre cavalerie et la certitude que les Russes ne voulaient pas traiter le décidèrent.

Toujours déterminé à attaquer Kutusof, il pressa son mouvement, résolu, suivant la nature du succès qu’il espérait, à le pousser au-delà de Kalouga, à détruire la fabrique d’armes de Toula, la plus importante de la Russie et, dans tous les cas, à se porter sur Smolensk, dont il voulait faire son poste d’avant-garde. Le duc de Trévise reçut l’ordre d’évacuer Moscou le 23, s’il ne recevait pas, d’ici là, d’autres instructions, et de tout préparer pour faire sauter le Kremlin et les casernes. Les rapports du roi de Naples confirmèrent que les Russes, ayant eux-mêmes éprouvé des pertes sensibles à Winkovo, ne l’avaient que faiblement suivi jusqu’à la Motscha, que Kutusof était rentré dans ses retranchements de Taroutino, ce qui nous fut pleinement confirmé quelques jours après. Des cosaques parurent sur les flancs de la route, mais ne se hasardèrent pas à la traverser.

J’avais pris des mesures et envoyé des détachements pour que les estafettes de Paris nous arrivassent directement du second relais avant Moscou, mais les cosaques qui étaient sur ce point les retardèrent, et on fut trois jours sans en recevoir, ce qui inquiéta l’Empereur et le contraria, comme de coutume, au-delà de toute expression. Il me dit le second jour :

— Je vois qu’il sera indispensable que je me rapproche de mes réserves, car j’aurais beau chasser Kutusof et lui faire évacuer Kalouga et ses retranchements, les cosaques gêneront toujours mes communications tant que je n’aurai pas mes Polonais.

A ce sujet, l’Empereur se plaignit de M. de Bassan et de M. de Pradt, avec peu de ménagements pour l’un et l’autre, rappelant, à l’égard du premier, la paix des Turcs avec les Russes, ainsi que l’alliance des Suédois, et imputant tous ses embarras actuels, tout ce qui pourrait en résulter, à l’imprévoyance, à la négligence, au peu de capacité de son ministre et de son ambassadeur. L’Empereur s’expliqua de même avec le prince de Neuchâtel, et revint une seconde fois avec moi sur cette conversation en se rendant au château d’Ignatiewo, où l’on coucha le 21.

Je remarquai, à la fin de l’une et de l’autre conversations, que l’Empereur avait enfin acquis la conviction que la retraite était indispensable, sans convenir encore qu’il y fût décidé. Balançait-il encore et penchait-il, par un entraînement et une fatalité irrésistibles, à regretter Moscou et à y retourner, se flattant toujours d’un succès marquant et d’une négociation ou d’un armistice qui arrangerait tout ? J’en doute, d’après ce que me dit le prince de Neuchâtel, et d’après les dispositions faites le 22, jour où le quartier général fut établi à Fominskoïé.

Il faisait mauvais temps. La pluie avait tellement détrempé la terre qu’on eut beaucoup de peine à gagner Borowsk en deux marches faites dans la traverse. Les chevaux de trait étaient crevés, le froid des nuits les acheva. Il en périt beaucoup, et on dut, déjà, abandonner des caissons et des équipages.

C’est la veille au soir que le prince de Neuchâtel me dit que l’Empereur, pour la première fois, en causant de l’armée, de ses mouvements et des événements, n’était plus revenu sur son projet de garder Moscou comme force militaire pendant qu’on occuperait la fertile province de Kalouga, comme l’appelait l’Empereur – but sans doute plus apparent que réel de notre expédition, car les réflexions que le retard de l’estafette lui avait fait faire, en causant avec le prince de Neuchâtel et moi, n’annonçaient pas encore un projet arrêté.

Ce sont les pertes que nous fit éprouver la marche sur Borowsk, ainsi que le froid de cette nuit et l’état où l’Empereur vit sa cavalerie et son artillerie qui lui ouvrirent les yeux et le déterminèrent tout à fait à évacuer Moscou.

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*   *

L’Empereur passa la nuit du 24 au 25 octobre à recevoir des rapports, à donner des ordres, et à causer des embarras de sa situation avec le prince de Neuchâtel. Il me fit appeler plusieurs fois, ainsi que Duroc et le duc d’Istrie, et en causa avec nous sans prendre de détermination. Suivrait-il Kutusof, qui lui avait probablement échappé puisqu’il avait abandonné une position inexpugnable ? Quelle route suivrait-il pour gagner Smolensk, s’il ne trouvait pas l’ennemi en position au-delà de Malo-Iaroslawetz ? Il fallait prendre son parti, et celui qui éloignait l’Empereur de l’ennemi, avec lequel il désirait tant se mesurer, était toujours celui qui lui coûtait le plus.

Une heure avant le jour, l’Empereur me fit de nouveau demander. Nous étions seuls. Il avait l’air fort préoccupé et paraissait avoir besoin d’épancher les réflexions qui l’oppressaient.

— Cela devient grave, me dit-il. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien.

Après un quart d’heure de silence et de promenade dans son petit réduit, l’Empereur continua :

— Je vais m’assurer moi-même si l’ennemi est en position ou en retraite, comme tout l’annonce. Ce diable de Kutusof ne recevra pas la bataille. Faites avancer mes chevaux. Partons !

Il prit en même temps son chapeau pour sortir. Le duc d’Istrie et le prince de Neuchâtel, entrant heureusement dans le moment où l’Empereur voulait partir, se réunirent à moi pour l’engager à attendre la pointe du jour en lui représentant qu’il faisait fort sombre et qu’il arriverait aux avant-postes « avant qu’on pût y voir clair ; que, la Garde ayant pris position pendant la nuit, on n’était pas bien sûr de l’emplacement des corps.

L’Empereur se décidait cependant à partir quand un aide de camp du Vice-Roi arriva pour lui annoncer que l’ennemi n’avait que deux feux de cosaques, et que des soldats et des paysans qu’on venait d’arrêter confirmaient sa retraite. Ces détails déterminèrent l’Empereur à attendre, mais, une demi-heure après, son impatience le fit partir. Le jour paraissait à peine et, à cinq cents toises du quartier général, nous nous trouvâmes un moment nez à nez avec les cosaques, dont le gros de la troupe donna en avant de nous, sur un parc et sur de l’artillerie qu’ils entendirent marcher. Ils en emmenèrent quelques pièces.

Il faisait encore si sombre que nous ne fumes avertis que par leurs cris, et nous fûmes mêlés avec quelques-uns d’entre eux avant de les avoir distingués. On était si loin, il faut l’avouer, de s’attendre à les trouver au milieu de nos bivouacs de la Garde, qu’on prêta même peu d’attention aux premiers cris. Ce n’est que quand ils redoublèrent et qu’ils furent poussés auprès de l’Empereur que le général Rapp, qui était en avant de lui avec les comtes de Lauriston, de Lobau, Durosnel, les officiers d’ordonnance de service et l’avant-garde de piquet, revint sur l’Empereur en lui disant :

— Arrêtez, Sire, ce sont les cosaques !

— Prends les chasseurs du piquet, lui répondit-il, et porte-toi en avant.

Ceux-ci, au nombre de dix à douze, les seuls qui nous eussent joints, se portaient déjà d’eux-mêmes en avant pour se réunir à ceux de l’avant-garde. L’obscurité était telle qu’on ne pouvait rien distinguer à vingt-cinq pas. Le bruit des coups qui s’échangeaient et les cris des combattants indiquaient seuls le lieu de la mêlée, et qu’on était aux prises avec l’ennemi. M. Emmanuel Lecouteulx, aide de camp de service du prince de Neuchâtel, fut percé de part en part d’un coup de sabre dans la poitrine par un cavalier de la Garde qui le prit pour un Russe.

L’Empereur était seul avec le prince de Neuchâtel et moi. Nous avions tous trois l’épée à la main. La mêlée, qui était très proche et qui venait sur l’Empereur, le détermina à faire quelques pas pour se porter sur la crête de la montagne afin de mieux distinguer. Dans ce moment, les derniers chasseurs du piquet nous rejoignaient et les escadrons de service, auxquels l’Empereur n’avait pas donné le temps de monter à cheval quand il était parti, arrivaient successivement. Dirigés par les cris des combattants, les deux premiers escadrons qui arrivèrent culbutèrent les premiers cosaques. Les deux autres, qui étaient à peu de distance et à la tête desquels venait le duc d’Istrie, vinrent à temps pour soutenir les deux premiers déjà forts engagés et entourés d’une nuée d’ennemis.

Le jour paraissait, alors, assez pour éclairer cette scène. La plaine, la route étaient couvertes de ces cosaques. La Garde reprit l’artillerie avec le petit nombre de canonniers que l’ennemi emmenait, et força les cosaques à repasser la rivière. Mais nous eûmes beaucoup de blessés.

Il est de fait que, si l’Empereur fut parti, comme il le voulait, avant le jour, il se serait trouvé au milieu de cette nuée de cosaques avec son seul piquet et les huit généraux et officiers qui l’accompagnaient. Si les cosaques, qui vinrent sous notre nez et qui nous entourèrent un moment, avaient eu plus d’audace et fussent tombés en silence sur la route, au lieu de hurler et de ferrailler sur les bords du chemin, nous étions enlevés avant que les escadrons eussent pu nous secourir. Sans doute aurions-nous vendu notre vie aussi chèrement qu’on le peut avec une petite épée et dans l’obscurité où l’on ne sait sur qui l’on frappe, mais l’Empereur eût certainement été tué ou pris, sans qu’on sût même où le chercher, dans une grande plaine couverte par-ci par-là de bouquets de bois à la faveur desquels les cosaques s’étaient cachés à une portée de fusil de la route et de la Garde.

Si l’armée et tant d’hommes dignes de foi ne pouvaient certifier ces détails, beaucoup de gens révoqueraient ceux-ci en doute. En effet, comment admettre qu’un souverain, homme si prévoyant, le plus grand capitaine qui ait existé, ait couru le risque d’être pris à cinq cents pas de son quartier général, sur la grande route que suivait toute l’armée, et au milieu des bivouacs d’une garde nombreuse de cavalerie et d’infanterie ? Comment admettre qu’un millier d’hommes aient passé la nuit et se soient embusqués à trois ou quatre portées de fusil du quartier général sans qu’on les ait découverts ? Tout cela est cependant expliqué et prouvé par les détails que j’ai recueillis avec soin parce qu’ils tenaient aux habitudes de l’Empereur.

Il nous restait très peu de troupes légères. Toujours peu ménagées, elles étaient harassées. Envoyées ce jour-là sur d’autres points, cette partie de notre position n’était pas couverte. En général, nos soldats se battaient bien, mais se gardaient très mal. Il n’y a point d’armée où le service des reconnaissances et celui des patrouilles soient plus négligés. La nuit arrive : on place quelques vedettes, bien ou mal, pour avoir le temps de monter à cheval si l’ennemi arrive, et on ne s’inquiète guère de couvrir ce qui est derrière ou à côté de soi.

L’Empereur n’indiqua son quartier général qu’au dernier moment. Deux motifs lui avaient fait prendre cette habitude ; l’un était d’une sage précaution, l’autre tenait – il le disait lui-même – à l’avantage d’avoir jusqu’à la fin de la journée tous ses moyens à sa disposition, et de tenir ainsi tout le monde sur le qui-vive.

— En rendant tout difficile, les choses qui le sont réellement le paraissent moins, me disait-il quelquefois.

Sans doute les officiers et les troupes se trouvaient mal, quelquefois, de ces habitudes, mais peu importait à l’Empereur, qui ne voyait que les grands résultats et ne tenait pas beaucoup à l’ordre de détail, étant au milieu de son armée et d’une garde nombreuse. Faisant toujours une guerre offensive, il ne s’apercevait pas des inconvénients que les cosaques nous faisaient remarquer depuis que les chances étaient contre nous.

La Garde ayant été, pendant toute cette journée, en avant, elle avait dû rétrograder tard pour prendre position. Ne s’étant établie que dans l’obscurité, elle ignorait elle-même où et sur quel terrain elle se trouvait, se croyant sans doute toujours au milieu de l’armée. Elle ne faisait pas de patrouilles. On était dans la sécurité parce que tous les autres corps étaient censés couvrir au loin le quartier général, et l’on ne se donnait même pas la peine de se lier avec eux. La Garde et le quartier général ne s’inquiétaient donc nullement de ce qui se passait hors de leur enceinte. Un bataillon de la Garde était au bivouac, à peine éloigné de trois cents pas de l’endroit où les cosaques avaient passé la nuit et d’où ils vinrent sur l’Empereur, et sur le même côté de la route.

L’Empereur montait à cheval, la nuit comme le jour, sans prévenir. Il se plaisait même à sortir à l’improviste et à mettre tout le monde en défaut. Ses chevaux de selle étaient divisés par brigades. Chaque brigade avait deux chevaux pour lui, un cheval pour le Grand Écuyer et le nombre nécessaire pour les autres personnes de service que l’Empereur montait. Une brigade de chevaux de selle était toujours bridée, la nuit comme le jour. Tous les officiers devaient avoir aussi un cheval bridé. Le piquet de service, composé d’un officier et de vingt chasseurs, était toujours bridé. Les escadrons de service le fournissaient et le relevaient. Dans les autres campagnes, un seul escadron était de service. Dans celle de Russie, il y en avait quatre, moitié cavalerie légère, moitié grenadiers et dragons. Le piquet ne quittait pas l’Empereur ; les escadrons suivaient en échelons ; ils ne bridaient que quand 1 Empereur demandait ses chevaux, ce qui était si imprévu et si prompt qu’il partait toujours avec trois ou quatre personnes ; les autres rejoignaient.

Depuis Moscou, comme depuis Smolensk, les escadrons étaient quelquefois de service deux ou trois jours de suite. Les hommes et les chevaux étaient harassés. Habituellement, l’Empereur rentrait tard, à nuit close. Les escadrons se jetaient au bivouac du mieux qu’ils le pouvaient, dans l’obscurité. Quand l’Empereur montait à cheval à l’armée, il partait ordinairement au galop, ne fût-ce que pendant deux ou trois cents pas. Quelque zèle, quelque activité qu’on y mît, il était difficile qu’une troupe fût positivement à ses côtés au moment du départ, ce qui explique comment l’Empereur se trouva un moment presque seul le jour de ce hourra.

Le prince de Neuchâtel et moi ne quittions pas la croupe du cheval de l’Empereur. Le colonel général de la Garde de service était à côté de nous, mais, pendant la campagne de Russie, ils avaient tous des commandements, et le Grand Écuyer remplissait alors de droit leur fonction. À cheval, on marchait dans l’ordre suivant : quatre chasseurs à l’avant-garde, trois officiers d’ordonnance, deux ou quatre aides de camp généraux, ce groupe à quatre-vingts pas en avant ; l’Empereur ; derrière lui le Grand Écuyer, le colonel général, le major général ; derrière eux quelques aides de camp généraux, et, si l’Empereur le disait, six officiers d’état-major du quartier général de l’Empereur, deux aides de camp et deux officiers d’état-major du major général ; l’officier de chasseurs et son piquet ; à cinq cents pas derrière, les escadrons de service. Si on allait doucement, ils suivaient ; si l’Empereur galopait, ils trottaient. On voit par ces détails combien l’escorte près de l’Empereur était peu considérable, et qu’il était loin de s’entourer d’une nuée de militaires comme le prétendent quelques personnes.

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Le quartier général s’arrêta le 28 à Oupenskoje. À deux heures du matin, l’Empereur me fit appeler. Il était couché. Il m’ordonna de voir si la porte était bien fermée, de m’approcher de son lit et de m’asseoir tout près, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il me parla de la situation générale des affaires, de l’état de l’armée, dont il ne voyait pas encore ou ne voulait pas voir la désorganisation au point où elle était déjà parvenue. Il finit par me dire de lui parler franchement, de lui dire ce que je pensais. Je ne me fis pas prier, et l’Empereur eut ma pensée tout entière sur les conséquences qu’aurait la désorganisation de l’armée, et surtout sur les malheurs que causerait la rigueur du froid. Je lui rappelai cette réponse que l’on avait citée de l’empereur Alexandre, lorsqu’il reçut ses ouvertures de paix de Moscou par M. de Lauriston : « Ma campagne va commencer. » Je lui dis qu’il fallait prendre cette réponse à la lettre, que plus la saison avancerait et plus tout serait à l’avantage des Russes et surtout des cosaques.

— Votre prophète Alexandre s’est trompé plus d’une fois, me dit-il, sans mettre cependant d’humeur dans le ton de cette réponse.

L’Empereur ne me parut pas persuadé de la vérité de ce que je prévoyais. Il se flattait que l’intelligence supérieure de nos soldats leur ferait trouver des moyens de se garantir du froid et d’user des mêmes précautions que les Russes, ou d’y suppléer. Il ne mettait pas en doute que l’armée prendrait ses quartiers d’hiver à Orcha et Witepsk. Il n’admettait pas encore qu’il pût être obligé de se retirer derrière la Bérésina, sinon pour être plus près de ses grands magasins de Minsk et de Wilna, et plus en contact avec Schwarzenberg et ses corps de la Dwina, dont les dernières opérations devaient nécessairement influer sur ses déterminations. Il ne mettait pas en doute, vu leur force, qu’ils auraient repris Polotsk, et déplorait la blessure du maréchal Saint-Cyr, qui le privait, disait-il, de son lieutenant le plus capable. L’arrivée des cosaques polonais, qu’il attendait toujours et dont il se flattait, à l’entendre, de trouver quinze cent à deux mille sous peu de jours, lui paraissait devoir changer entièrement notre situation et la face des affaires, puisqu’ils nous garderaient et donneraient à nos soldats le temps de prendre du repos et de la nourriture. Depuis Malo-Iaroslawetz, ces malheureux n’avaient vécu que de chair de cheval et d’un peu de mauvaise bouillie – encore ce secours n’appartenait-il qu’à ceux qui avaient été à la maraude, car les autres ne vivaient que de grillades des chevaux qui tombaient sur la route. Ces animaux étaient dépecés avant d’être morts.

Après une heure de conversation sur l’armée, sur la Russie, sur la Pologne, sur l’état prospère de la France, sur les moyens qu’il avait de réparer ses pertes, l’Empereur aborda la question principale, celle pour laquelle il m’avait demandé et qu’il avait fait précéder de cette introduction. Il me dit qu’il serait possible, qu’il était même probable qu’il irait à Paris, après avoir fait prendre une position à l’armée. Il me demanda ce que je pensais de ce projet, si cela ne ferait pas un mauvais effet dans l’armée, si ce n’était pas le meilleur moyen de la réorganiser, d’en imposer à l’Europe et de maintenir la tranquillité, enfin si je ne voyais pas d’inconvénients à traverser la Prusse sans escorte. Il ajouta que, dans huit jours, l’armée russe ne serait pas plus en état que la sienne de donner une bataille, qu’elle avait aussi besoin de repos et de se réorganiser, qu’il gelait pour les Russes comme pour nous, que la manière dont Kutusof le suivait, sans rien entreprendre de grand, prouvait, du reste, qu’il n’en avait pas les moyens, que nous avions été si doucement et en prenant tant de séjours qu’il lui eût été facile de nous devancer ; qu’il ne pouvait ignorer que nous marchions comme une colonne de route et qu’on n’entendait pas parler de lui. Il me dit encore que nous trouverions un corps frais et bien organisé à Smolensk ; qu’il en avait un sur la Bérésina ; que l’artillerie de ces corps et de ceux de la Dwina étaient bien attelée et assez nombreuse pour renforcer la nôtre ; nue les Autrichiens et Reynier étaient un peu plus loin ; que ces moyens réunis, quand même l’armée de Moldavie rallierait tout dé suite les autres corps russes, nous donneraient une supériorité qui assurerait notre tranquillité pour l’hiver ; que Wilna nous fournirait des divisions, qui augmenteraient encore successivement notre force ; enfin que les immenses magasins d’habillement réunis dans cette ville pourvoiraient à tous les besoins.

Je répondis à l’Empereur que, par la même raison je croyais le mal plus grand qu’il ne le voyait et qu’il ne le pensait, je n’hésitais pas pour le remède : il n’y en avait qu’un seul, qui était de dater ses ordres du jour, comme ses décrets, du palais des Tuileries ; que je ne m’arrêtais pas aux considérations secondaires, à ce qu’on dirait et penserait à l’armée quand il était question de ce qu’on pourrait oser en Europe. J’ajoutai qu’il avait eu la pensée de faire la seule chose qui fût réellement utile, la seule qu’un fidèle serviteur devait lui conseiller ; qu’il n’y avait pas à hésiter ; qu’il fallait seulement bien choisir son moment ; quant à l’inconvénient de traverser la Prusse, qu’on y obvierait en voyageant sous un nom supposé ; que personne ne connaissait d’avance le voyage, et que les dangers à courir entraient dans les mille risques auxquels on est exposé tous les jours.

Je cherchai à éclairer l’Empereur sur la situation réelle de l’armée. Je lui représentai le mal et sa désorganisation comme d’autant plus difficiles à arrêter que le découragement de quelques chefs en était cause. De fait, ils laissaient fondre entièrement leurs corps, ne faisaient rien pour retenir le soldat, afin de ne pas avoir à se battre avec un trop petit nombre de braves que leur fidélité retenait au drapeau. Je parlai à l’Empereur de 1 impression que ferait, non seulement en France, mais en Europe, la nouvelle de sa retraite et, plus encore, celle des désastres auxquels il ne voulait pas encore croire, et je conclus que son retour en était le contrepoids nécessaire. L’Empereur parut, à la fin, moins douter de mes tristes prédictions. Il pensait que sa présence pourrait seule activer assez la réunion de tous les moyens pour qu’on eût une armée dans trois mois. Il finit par me demander si je croyais qu’une démarche près de l’empereur Alexandre, maintenant que les provinces russes seraient évacuées, n’amènerait pas la paix.

— Pas plus qu’à Moscou, répondis-je. Notre retraite aura monté la tête de tout le monde.

Il était cinq heures et demie quand l’Empereur me congédia en me disant de réfléchir à ce qu’il m’avait confié, qu’il en causerait encore avec moi, après avoir parlé au prince de Neuchâtel.

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Le 6 novembre on fut à Mikaheliska. L’Empereur y reçut la nouvelle de la retraite des corps de la Dwina sur Sienno, et celle de l’arrivée du corps du duc de Bellune, qui devait, pensait-il, tout rétablir. Le lendemain, il lui fit de nouveau expédier l’ordre de reprendre Polotsk, le prévenant en même temps de notre arrivée à Smolensk, où il allait, disait-il, prendre position. C’était le jour des nouvelles désagréables. L’Empereur, déjà fort préoccupé par les détails qu’il avait reçus sur le mouvement rétrograde de ses troupes de la Dwina – dans le moment où il avait le plus besoin de leur succès –, fut fortement éprouvé par les premiers détails qu’il reçut sur la conspiration Malet{5}.

Sorti dans la soirée du 22 octobre de la maison de santé qui lui servait de prison, Malet en avait assez imposé à des fonctionnaires publics et aux troupes de la garnison de Paris, pour avoir suspendu, de minuit à neuf heures du matin, l’action du gouvernement en arrêtant le ministre{6} et le préfet de Police{7} et blessant grièvement le général Hulin, commandant de Paris.

Quoique cette conspiration n’eût eu, ni ne pût avoir aucun succès, et que l’Empereur eût appris en même temps l’arrestation et la mise en jugement de tous les conspirateurs, l’audace de cette entreprise, dans le lieu du séjour du gouvernement, le frappa à un point extraordinaire, et il ne fut rassuré sur ses suites et convaincu qu’on tenait tous les coupables et tous les fils de cette affaire qu’à la troisième ou quatrième estafette. On ne reçut point de lettres particulières de cette date ; on ne sut donc l’affaire que par l’Empereur, qui en parla comme d’une chose insignifiante et l’action d’un fou. Il n’en causa intimement, ce jour-là, qu’avec le prince de Neuchâtel, et ne ménagea pas le ministre de la Police. Il pensait que cet événement, entreprise d’un fou, n’avait point de ramifications.

Malet, ancien officier général, détenu dans une maison de santé, avait conçu le projet de faire une révolution républicaine à l’aide d’un faux sénatus-consulte et du bruit qu’il répandrait de la mort de l’Empereur. Il avait mis son projet à exécution dans la nuit du 23 octobre en fabriquant des ordres au préfet de Police, aux troupes et aux concierges des maisons d’arrêt dans lesquelles étaient détenus le général Lahorie et l’adjudant-général Guidai, dont il fit ses instruments. Ceux-ci, dupes eux-mêmes, dans le premier moment, disait le ministre, s’étaient portés aux casernes, et le préfet de la Seine{8} avait eu la faiblesse de faire préparer une salle pour le nouveau gouvernement. Les colonels Soulier, Rabbe et d’autres officiers avaient à leur tour été dupes. Ils avaient marché avec leurs troupes et fourni par là le moyen d’arrêter le ministre et li préfet de Police. Le premier avait été saisi dans son lit pa Lahorie, qui s’était emparé du ministère, pendant que Guidai enlevait le préfet de Police et que Malet se portait chez le général Hulin, commandant de la place, qui fit résistance et eut la mâchoire fracassée d’un coup de pistolet. Mais l’adjudant-général Laborde et d’autres officiers, revenus de la première surprise, voyant les conspirateurs en si petit nombre, s’étaient mis à la tête d’autres troupes et avaient été délivrer de leur prison le ministre de la Police et le préfet. Dès lors, le gouvernement avait repris toute l’action qu’il n’aurait jamais dû perdre, et les trois conspirateurs avaient été arrêtés. À Paris, on s’était à peine aperçu de l’événement. Avant dix heures du matin, tout était rentré dans l’ordre.

D’après les rapports faits à l’Empereur, la conduite du préfet de la Seine, M. Frochot, ne fut pas exempte de reproches, et ce qu’il apprit plus tard le confirma dans cette opinion.

Le ministre de la Guerre ne voyait pas cette conspiration comme celui de la Police.

— Clarke, dit l’Empereur, est convaincu que c’est une grande conspiration et qu’elle a d’autres chefs plus importants ; Savary croit le contraire. Dans le premier moment, la nouvelle de ma mort a fait perdre la tête à tout le monde. Le ministre de la Guerre, qui me vante son dévouement, n’a même pas mis ses bottes pour courir aux casernes, faire prêter serment au roi de Rome et tirer Savary de prison. Hulin seul a eu du courage, et Laborde de la présence d’esprit. La conduite du préfet et celle des colonels sont incompréhensibles. Quel fond faire, ajouta-t-il avec amertume, sur des hommes dont la première éducation ne garantit pas les sentiments d’honneur et de fidélité ? La faiblesse et l’ingratitude du préfet et du colonel du régiment de Paris, un de mes anciens braves dont j’ai fait la fortune, m’indignent.

Ces premiers détails faisaient désirer vivement à l’Empereur de recevoir l’estafette suivante, afin de connaître les résultats l’enquête qu’on suivait.

— Cette levée de boucliers, disait-il, ne peut être l’ouvrage d’un homme.

En se rendant à Pnevo, il me demandait à chaque instant si je ne voyais pas l’estafette. Les détails qu’elle apporta confirmèrent ce qu’avait mandé le duc de Rovigo, mais le général Clarke, voyant toujours dans cet événement une vaste conspiration, ce qu’il mandait préoccupait toujours l’Empereur, que lia conduite des personnes compromises indignait à un tel point qu’il en parlait sans cesse.

— Rabbe est une bête, me dit-il. Un grand imprimé et un cachet lui en auront imposé. Mais Frochot, homme d’esprit et de tête, comment a-t-il été entraîné, abusé ? C’est un vieux jacobin. La République l’aura encore tenté. Habitué aux révolutions, celle-là ne l’aura pas plus étonné que les dix qu’il a vues avant. Ma mort lui aura paru probable ; il aura pensé à conserver sa place avant de réfléchir à ses devoirs. Il a peut-être prêté vingt serments et il a oublié celui qui le liait à ma dynastie, comme les autres. Être le premier magistrat de Paris et faire préparer, sans résistance, dans l’Hôtel de Ville, dans son propre logement, la salle de conférences pour des conspirateurs, ne pas prendre une seule information, pas une mesure pour s’opposer, ne pas faire une démarche pour défendre l’autorité de son légitime souverain ! Il faut qu’il soit du complot, car une telle crédulité ne peut se concevoir de la part d’un homme tel que Frochot. Cambacérès et Savary ont eu grand tort de ne pas le faire arrêter. Il est plus traître que Malet, auquel j’ai pardonné quatre fois et qui conspirait toujours – c’était son métier, ma clémence lui pesait, c’est un fou –, mais Frochot, conseiller d’État, chef de l’administration du premier département de France, homme comblé par moi, voilà une trahison et une lâcheté révoltantes ! Celui-là n’avait pas peur de mourir de faim s’il perdait sa place. Il a perdu son honneur. Croit-il qu’il soit moins précieux que sa place ? Malet, l’eût-il fait Premier ministre, il ne lui sauvait pas la honte de trahir ses devoirs et son bienfaiteur. Je sais bien qu’il n’y a pas toujours grand fond à faire sur des hommes qui, ne faisant de la carrière des armes qu’un métier, une spéculation, sont prêts à servir indistinctement tous ceux qui paient leurs risques par des appointements, mais un premier magistrat, un homme qui a de la fortune et des enfants, un homme qui leur doit l’exemple de la fidélité à son souverain, qui est le premier de tous les devoirs ! Je ne puis croire à cette lâcheté.

L’Empereur était indigné. Il paraissait blessé au fond de l’âme.

— Avec les Français, ajouta-t-il, il faut, comme avec les femmes, ne pas faire de trop longues absences. On ne sait en vérité ce que des intrigants parviendraient à persuader, ni ce qui arriverait, si on était quelque temps sans nouvelles de moi. Cependant, c’est ce qui peut arriver si les Russes ont le sens commun.

D’après ce que me dit encore l’Empereur, et ce qu’il raconta à Duroc et à Berthier, qui me le répétèrent, il était revenu sur le compte du ministre de la Police et comprenait, mieux peut-être qu’on ne le faisait à Paris, comment il avait pu être surpris et enlevé, cette conspiration n’ayant été que la combinaison et l’action de Malet. Clarke continuait à soupçonner des conspirateurs de tous rangs : le nom de M. Frochot, qui se trouvait compromis, donnait crédit à cette opinion dans l’esprit de l’Empereur.

Le prince de Parme{9} et le duc de Rovigo étaient heureusement d’un avis opposé. Ce dernier continuait à présenter Lahorie comme une dupe n’ayant rien su avant qu’on vînt le chercher à sa prison. Les rapports du préfet de Police et d’autres étaient dans le même sens.

Quoique les coupables fussent en jugement et la chose terminée, l’exemple qu’avait donné cet audacieux Malet et la conduite qu’avait eue le préfet de la Seine fournissaient à l’Empereur matière à beaucoup de réflexions. Il était surtout occupé de la sensation que cet événement devait produire en Europe. La possibilité – démontrée – d’une telle entreprise, quoique le résultat eût prouvé l’impossibilité du succès, lui paraissait déjà une atteinte grave contre le pouvoir, un moyen de troubles et de tentatives pour quelques cerveaux brûlés, agents de l’Angleterre. À Paris, il eût oublié cet événement au bout de vingt-quatre heures. A six cents lieues, et dans un moment où l’on pouvait être quelque temps sans nouvelles de lui et de l’armée, cette circonstance était faite pour donner des inquiétudes. Ce qu’un seul homme avait pu concevoir du fond de sa prison et exécuter à l’aide d’une fausse nouvelle, un quart d’heure après en être sorti, au sein de la capitale, sous les yeux d’un gouvernement ferme, d’une administration vigilante, pouvait tenter d’autres intrigants. Telles étaient les réflexions qui se présentaient en foule à l’esprit de l’Empereur, comme au nôtre, et auxquelles les circonstances où nous nous trouvions étaient faites pour donner plus d’importance.

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Le 9, vers midi, nous revîmes Smolensk. L’Empereur, qui avait fait d’avance toutes les dispositions qu’exigeaient les circonstances, s’occupa de suite des distributions à faire à l’armée. L’état des magasins n’était malheureusement en rapport ni avec ce qu’il espérait, ni avec les besoins, mais, peu d’hommes ayant rejoint leur drapeau, le désordre donna le moyen de satisfaire ceux qui s’y trouvaient. C’était l’essentiel, car ces braves gens avaient bien besoin d’être encouragés. Le nombre de ces courageux et fidèles soldats n’était, hélas, pas bien considérable. Le général Charpentier, gouverneur, ayant été mal secondé par les administrations et par les chefs des troupes, n’avait pu réunir que de faibles approvisionnements, quoique ce pays fertile eût conservé ses habitants, en général assez bien disposés quand on ne les vexait pas trop. Ne connaissant que depuis cinq jours notre retraite, le gouverneur avait mis tout en oeuvre pour faire manutentionner et fournir aux besoins de notre arrière-garde, à laquelle tout avait été successivement envoyé. Ayant peu de boulangers et le rapide mouvement de l’armée ayant empêché ses administrations – qui, au reste, n’existaient pour ainsi dire que de nom – de prendre les devants et de manutentionner, on ne put même pas tirer parti de toutes les ressources qu’auraient pu fournir les magasins de cette ville. Chacun songeait à son propre salut, et marcher le plus vite possible paraissait à tout le monde le véritable secret pour échapper au danger. Comment obtenir un service quelconque des boulangers et des autres employés avec cette disposition des esprits qui portait le désordre au dernier degré ? Beaucoup d’officiers, même supérieurs, manquant de tout, donnaient le mauvais exemple de ce sauve-qui-peut et couraient, isolés, à la tête de la colonne, sans attendre leur corps, afin de trouver à manger.

L’arrivée et le séjour à Smolensk furent marqués, pour l’Empereur comme pour l’armée, par de nouveaux malheurs, car on peut donner ce nom à une affaire qui, outre qu’elle découvrait nos flancs, nous priva d’un renfort de troupes fraîches qui devait remonter le moral de nos hommes fatigués et arrêter un ennemi aussi fatigué que nous. L’Empereur comptait sur le corps de Baraguey d’Hilliers, récemment arrivé de France, auquel il avait donné ordre de prendre position sur la route de Yelnia, mais son avant-garde – postée désavantageusement à Ljachewo, sous les ordres du général Augereau, qui avait mal reconnu sa position et plus mal encore placé ses troupes – fut cernée, attaquée et prise. Ne le voyant pas se garder, l’ennemi, qui l’observait et était instruit, d’ailleurs, par les paysans, en profita, et le général Augereau capitula, avec plus de deux mille hommes, devant une avant-garde russe dont plus de la moitié devait être prise par lui s’il se fût seulement du nom qu’il portait. Cet échec fut, sous plus d’un rapport, un malheur. Outre qu’il nous privait d’un renfort nécessaire de troupes fraîches et des magasins formés sur ce point qui nous eussent été très utiles, il encouragea un ennemi que nos malheurs et les privations qu’éprouvaient nos soldats de Moscou n’avaient pas encore accoutumé à de tels succès. L’Empereur et le prince de Neuchâtel attribuèrent, hautement, cet événement à l’imprévoyance du général Baraguey-d’Hilliers, qui n’avait, disaient-ils, rien vu par lui-même, et surtout à l’incapacité du général Augereau. Les officiers qui étaient sur les lieux parlaient de cette affaire avec amertume et ne justifiaient point ces officiers généraux. Quant à l’Empereur, il rejeta sur cet événement l’obligation où il se vit de continuer son mouvement rétrograde et d’abandonner Smolensk, dont il se flattait encore, peu de jours et peut-être même peu de moments avant, de faire le principal poste de son avant-garde pendant les quartiers d’hiver.

Cet événement, la perte de Witepsk et le revers du Vice-Roi, qu’on apprit le lendemain, furent les premières clartés qui frappèrent réellement l’Empereur sur sa position et sur les conséquences que ces désastres pouvaient avoir. Il reconnut dès lors l’impossibilité de prendre position, comme il le disait encore quarante-huit heures avant, à Orcha et à Witepsk. Il apprit aussi que le duc d’Elchingen, qui faisait l’arrière-garde, avait eu un engagement avec les cosaques en avant de Dorogobouje. Tout semblait se réunir pour accabler l’Empereur pendant son séjour à Smolensk.

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Pendant que nous étions à Korytnia, le général Ojarowski entrait à Krasnoë et y enlevait un bataillon italien, c’est-à-dire une centaine d’hommes, car nos bataillons ne pouvaient s’évaluer dès lors à une compagnie ; mais l’arrivée d’un détachement de la Garde le fit décamper au plus vite, et il se retirai sur Kutkowo.

Le 15, le quartier général continua le mouvement sur : Krasnoe. Comme je l’ai déjà dit, nos marches étaient beaucoup trop fortes pour l’artillerie et les transports. Il en résultait que ] les derniers corps, chargés de faire tête à l’ennemi, étaient fort retardés par la nécessité de tout rallier et de ramasser tout ce qui restait en arrière ; même le peu d’artillerie qui restait à ces corps et qu’il leur était si important de conserver était, pour eux, un embarras, à cause de l’état des chemins et de l’affaiblissement des chevaux.

En nous rendant à Krasnoë, nous trouvâmes le corps de Miloradovitch, composé des divisions Ostermann et Ojarowski, avec de la cavalerie, en position près du village de Merlino, à gauche de la route. On lui opposa la jeune Garde et les Hollandais de la vieille, sous les ordres du duc de Trévise. Ces troupes continrent les Russes et les éloignèrent même de manière que notre mouvement sur la route ne fut pas interrompu.

L’Empereur se porta sur le point de l’engagement et y resta tant qu’il fut sérieux. M. Giroud, mon aide de camp, y fut mortellement blessé d’un coup de feu dans le haut de la cuisse. Dans le premier moment, l’Empereur crut voir dans cette attaque un mouvement offensif de toute l’armée ennemie, mais l’incertitude de Miloradovitch et son mouvement rétrograde aux premières démonstrations que nous fîmes lui firent penser que ce n’était que le mouvement d’un corps détaché, pour nous harceler et retarder notre marche, pendant que Kutusof nous devancerait avec le fort de son armée. L’Empereur, qui avait, à la première apparition de l’ennemi, envoyé des ordres aux maréchaux d’Eckmühl et d’Elchingen, les leur fit réitérer pour presser leur mouvement et se détermina le soir à arrêter sa retraite, jusqu’à ce qu’il eût des nouvelles plus certaines sur la marche de Kutusof et sur celle de nos corps encore en arrière.

Les rapports des corps en présence annonçaient à l’Empereur que l’ennemi avait des forces considérables. Ceux que l’on recevait de la route prouvaient que les partis ennemis l’interjetaient souvent. On sut même, par des isolés, que de l’infanterie ennemie occupait les villages à gauche et à quelque distance de la route. Tous ces détails déterminèrent l’Empereur à séjourner à Krasnoë le 16, et à tout disposer pour une bataille. Convaincu qu’il n’éloignerait l’ennemi, ne le dégoûterait de le harceler et ne dégagerait ses corps qui étaient en arrière qu’en entreprenant contre les Russes quelque chose de vigoureux, qui leur prouvât que le froid n’avait gelé ni notre courage, ni nos baïonnettes, il se décida à une surprise de nuit. Dans le premier moment, il voulut en charger le général Rapp et lui donna même ses ordres à cet égard, mais, changeant peu après d’avis, il confia cette expédition au général Roguet, qui, tombant le 16, deux heures avant le jour, sur le corps d’Ojarowski, tua ou prit la plus grande partie de son infanterie et le poussa jusqu’à Lukino. Ce succès d’audace éloigna l’ennemi, mais les prisonniers répétant à l’Empereur que toute l’armée russe était là, il se détermina à lui présenter le combat, n’ayant point d’autre moyen d’assurer le salut du Vice-Roi et des corps qui le suivaient. L’Empereur, qui était dans la plaine avec les troupes, s’inquiétait de ne pas voir arriver ce prince, qui avait dû suivre notre mouvement. Mais n’ayant pu partir que tard de Smolensk – le 15 –, le Vice-Roi avait bivouaqué seulement à Lubnja. Le 16, il avait trouvé Miloradovitch en bataille à Merlino. Des isolés, rejetés sur son avant-garde par la présence de ce corps ennemi, lui en avaient donné le premier avis. Son avant-garde, trouvant l’ennemi en forces et en position, avait dû attendre son corps, que le prince avait formé en accélérant sa marche. Mais presque sans artillerie, il ne pouvait tenter quelque chose de décisif contre des forces aussi supérieures. Entourées d’une nuée d’ennemis, ses troupes reçurent toutes les charges avec sang-froid et vigueur.

Le général Guilleminot, son chef d’état-major, qui se trouvait à l’avant-garde, y avait rallié les isolés qui s’étaient repliés sur elle. Il avait tenu bon et sauvé ce petit corps par sa présence d’esprit, quoiqu’il se fut souvent trouvé séparé du 4e corps par la cavalerie ennemie. Le Vice-Roi avait tenu sa position jusqu’à la nuit, et avait profité de l’obscurité pour gagner Krasnoë, où il n’arriva que tard, ayant dû se jeter à droite de la route.

L’Empereur, averti par le canon et par des isolés de l’attaque dirigée contre ce prince, dont le retard l’inquiétait, ordonna au général Durosnel, un de ses aides de camp, de prendre deux bataillons de chasseurs de sa Garde avec deux pièces de canon ; de se porter en avant de lui et de l’aider à s’ouvrir passage. Le général Durosnel, à la tête de cette troupe commandée par le général Boyer, avait à peine dépassé ses arrière-postes qu’il rencontra une multitude de cosaques qui s’éloignèrent à son approche. Il marchait à gauche de la route, pour la facilité de ses manoeuvres. À moitié chemin de Katowa, il aperçut à portée de canon une forte ligne de cavalerie, en bataille sur l’autre côté de la route. Il fit de suite former le carré et tirer quelques coups de canon pour sonder les intentions de cette troupe qui riposta sans faire d’autres démonstrations. Le général Durosnel, sentant l’importance de sa diversion et plein de confiance, d’ailleurs, dans les vieilles moustaches qu’il commandait, n’hésita pas à continuer sa marche, laissant cette cavalerie derrière lui. Près d’arriver au défilé où le feu vif qu’il entendait lui faisait présumer que le Vice-Roi était engagé et l’ennemi fort en forces, le général Durosnel chargea trois lanciers polonais de la Garde, qu’il avait avec lui, de chercher à tourner le ravin à gauche afin de joindre le Vice-Roi et le prévenir qu’il marchait pour faciliter sa marche sur Krasnoë, où l’Empereur l’attendait.

Arrivé en vue des Russes, le général Durosnel eut à peine le temps de faire tirer un coup de chacune de ses pièces et de les faire rentrer dans le carré, qu’il fut assailli par une nombreuse cavalerie et par le feu de plusieurs pièces d’artillerie. La cavalerie tenta vainement de l’entamer ; ses charges furent repoussées avec autant de sang-froid que de bravoure, mais l’ennemi se renforçant successivement et couvrant la campagne, il n’était plus possible de différer la retraite sans compromettre inutilement six cents hommes de cette valeureuse Garde, seule troupe encore compacte à l’armée. Il se mit donc en retraite en bon ordre. Quoique vivement attaqué et poursuivi pendant une lieue, il fit son mouvement lentement et avec tant d’ordre que la cavalerie renonça à l’attaquer. Le canon enleva quelques hommes. Il rejoignit l’armée au moment où le général de Latour-Maubourg marchait à la tête de son corps de cavalerie avec ordre de le dégager.

L’Empereur, inquiet de savoir une partie de sa Garde engagée et coupée – puisque aucune des reconnaissances qu’il avait envoyées n’avait pu percer jusqu’à elle –, fut déjà fort content du retour de ce détachement. Mais il le fut bientôt encore plus par l’arrivée du Vice-Roi, que cette diversion avait aidé à se tirer d’affaire, et qu’il engagea à souper, ainsi que le général Durosnel dont il fit plusieurs fois l’éloge.

Cet événement, qui dérangeait tous les calculs de l’Empereur et qui pouvait compromettre tous nos corps encore en arrière si l’ennemi avait eu un peu de résolution, aurait accablé tout autre chef. Mais, plus fort que l’adversité et d’autant plus opiniâtre que le danger était plus imminent, l’Empereur se cabra contre sa mauvaise fortune et résolut de combattre plutôt que d’abandonner les maréchaux d’Eckmühl et d’Elchingen. Il leur réitéra encore les ordres qu’il leur avait déjà donnés plusieurs fois pour accélérer leur mouvement, mais la route était-elle libre et, si les ordres parvenaient, arriveraient-ils à temps ?

L’Empereur, qui s’était attendu à quelque attaque partielle, ne pouvait s’expliquer ce mouvement russe. Il ne pouvait croire, comme le rapportaient les prisonniers, que toute l’armée de Kutusof se trouvât sur ce point. Il les fit interroger par plusieurs personnes, pensant toujours, répéta-t-il encore, comme la veille, au prince de Neuchâtel, à Duroc et à moi, que cette attaque n’était que le mouvement d’un corps détaché par Kutusof pour arrêter sa marche, tout au moins pour la retarder, s’il ne parvenait pas à lui faire prendre le change, pour gagner les devants et se placer derrière nous en ralliant soit l’armée de Moldavie, soit quelques-unes des réserves que les Russes pouvaient avoir dans cette partie et auxquelles leur généralissime aurait envoyé des ordres pour les rejoindre.

— Kutusof ne ferait pas la faute de me suivre sur une route dévastée, s’il n’avait pas un grand projet, nous dit l’Empereur. Si Miloradovitch avait un corps un peu considérable, il n’aurait pas cédé à quelques bataillons de la jeune Garde.

Toutes ces considérations combattaient dans l’esprit de l’Empereur les rapports des prisonniers et le désir qu’il avait d’en venir aux mains et d’acheter, par un combat vigoureux dont il ne doutait pas du succès, la tranquillité dont sa retraite avait besoin.

— A la distance où est Junot de l’arrière-garde, disait encore l’Empereur, il est impossible de se prêter un secours réel. S’arrêter, s’attendre quand on n’a pas de quoi manger serait tout compromettre, ou plutôt tout perdre, puisqu’on n’obtiendrait pas par là le résultat désiré. Comment faire vivre les corps dont on arrêterait le mouvement ? On est ici depuis vingt-quatre heures, et tout le monde meurt de faim. Si je marche aux Russes, ils s’en iront ; j’aurai perdu mon temps et eux auront gagné les devants.

Malgré ces réflexions, l’ordre avait été donné à la Garde de rétrograder sur la route de Smolensk. On avait organisé quelques bonnes batteries et tout était disposé pour combattre le 17. L’Empereur, décidé à en venir aux mains, quoiqu’il eût moins de vingt mille hommes, était plein de confiance dans ses vieilles moustaches, qu’il réservait, sans doute, depuis longtemps, pour une occasion aussi désespérée. Il ne doutait pas du succès et croyait à sa fortune, comme aux jours où il était heureux.

Revenant cependant le 17 à sa première idée, il avait fait filer le duc d’Abrantès et le Vice-Roi sur Liadouï, pendant qu’il espérait dégager ses maréchaux par ses démonstrations. Il nous dit un jour, à moi et au prince de Neuchâtel, qu’il était décidé à faire continuer la retraite, même à la Garde, si l’ennemi ne défendait pas sa position sur la route de Smolensk, et ce but fut atteint puisque Miloradovitch se replia. Dès lors, l’Empereur, qui ne doutait pas que ses ordres réitérés fussent parvenus aux maréchaux d’Eckmühl et d’Elchingen et qu’ils nous rejoindraient le soir ou dans la nuit, ordonna à la vieille Garde de suivre le mouvement sur Liadouï. Le duc de Trévise, avec les Hollandais et la jeune Garde, fut chargé de tenir la position jusqu’à la nuit, et il y fut rejoint dans l’après-dîner par le prince d’Eckmühl. Ce maréchal, ayant reçu les ordres de l’Empereur, les avait transmis au maréchal d’Elchingen et était venu bivouaquer le 16 au-delà de Korytnia. Mais, sentant combien il était urgent de presser son mouvement, il ne s’y était arrêté que peu d’heures et en avait prévenu le maréchal d’Elchingen.

Pendant que l’Empereur bravait l’adversité à Krasnoë, et que les Russes profitaient si peu de leurs avantages, le maréchal d’Elchingen, chargé de l’arrière-garde où l’on se battait chaque jour, ayant eu une affaire assez chaude le 13, n’était arrivé que le 15 à Smolensk, qu’on trouva pillé, selon lui, par les troupes du 1er corps, et, selon le prince d’Eckmühl, par les isolés. Le fait est que les troupes du 3e corps, qui devaient y trouver du pain, n’y trouvèrent que du désordre, les magasins vides, les provisions gaspillées dans les rues pleines d’isolés qui achevaient de le piller, point d’administration, ni aucun préparatif pour assurer la subsistance de ce corps ; personne n’avait voulu y rester. Toutes les administrations avaient fui avec le grand quartier général et avaient même abandonné cinq mille à six mille malades ou blessés qui, apprîmes-nous plus tard, furent, après le départ du 3e corps, les victimes de la fureur des Russes.

Le maréchal d’Elchingen, chargé de détruire l’artillerie abandonnée à Smolensk et d’en faire sauter les murailles, dut donc s’occuper aussi d’assurer la subsistance de son corps jusqu’à Orcha. Cette considération de premier ordre, qui y prolongea forcément son séjour, ne pouvait, dans sa position, être sacrifiée à aucune autre, si l’on réfléchit que ses troupes, obligées de combattre à chaque pas, n’avaient rien à espérer des lieux qu’elles traversaient puisqu’elles y passaient les dernières. Cette arrière-garde marchait aussi, il faut le dire, au milieu des incendies et de la destruction qui marquaient partout le passage de nos traînards. Telle était la situation du maréchal d’Elchingen, qui avait reçu les différents ordres de l’Empereur et, dans la soirée, la dernière lettre du prince d’Eckmühl, qui lui donnait avis des événements qui venaient de se passer sur la route, en le prévenant que, pour ne point compromettre son corps, ni donner à l’ennemi le temps de se renforcer, il accélérait son mouvement et l’engageait en conséquence à en faire autant. Mais le duc d’Elchingen ne put partir que dans la nuit [du 16 au 17]. Placé entre le danger trop réel de voir ses troupes se débander si elles mouraient de faim, ou celui d’avoir à combattre un ennemi supérieur, il choisit la chance qui convenait à son audace et au courage éprouvé de ses troupes.

— Tous les cosaques et les Russes du monde, s’écria-t-il en recevant le dernier avis du prince d’Eckmühl, ne m’empêcheront pas de rejoindre l’armée.

Il tint parole et prouva que l’impossible est dans le domaine d’un tel courage.

On a vu plus haut toutes les considérations qui pressaient l’Empereur de se mettre en mouvement, et tout ce qu’il avait fait. Il crut avoir pourvu à tout ce qu’il était en son pouvoir de faire comme général, dans une situation aussi embarrassante, en ayant obligé l’ennemi à s’éloigner de la route. Toujours plein de l’idée que Kutusof cherchait à lui dérober quelques marches, et que le salut général lui commandait impérieusement d’accélérer la sienne, il rejoignit la Garde et son quartier général à Liadouï. Il apprit en route, par des isolés qui avaient été aux vivres, que les Russes avaient beaucoup d’infanterie et de cavalerie à Dobroë. Un paysan qu’on lui amena dans la nuit assura même qu’il était passé la veille beaucoup de troupes à Romanowo, ce qui aurait confirmé le projet qu’il supposait à Kutusof de gagner les devants.

L’Empereur me fit demander à quatre heures du matin. Après m’avoir répété ce qu’il nous avait déjà dit les soirs précédents et être revenu sur les considérations qui avaient dirigé ses déterminations, il exprima le regret de n’avoir fait partir les corps qui étaient à Smolensk qu’à vingt-quatre heures l’un de l’autre, et de ne pas avoir fait filer plus tôt Junot et une partie de la Garde pour couvrir Orcha. Il annonça le projet d’accélérer son mouvement.

— On pourrait bien me faire quelques sottises sur ce point, dit l’Empereur.

Les corps restés en position pour couvrir Krasnoë avaient ordre d’attendre l’arrivée de la colonne du prince d’Eckmühl, parce que, d’après les derniers ordres expédiés, celui-ci ne marcherait que lié avec le maréchal d’Elchingen. Les communications avec les corps, la transmission des ordres et des rapports devenaient presque impossibles, ou se faisaient si lentement qu’ils arrivaient rarement à temps. Les officiers d’état-major, la plupart étant démontés, allaient à pied, et ceux qui avaient conservé des chevaux, ne pouvant les faire marcher sur la glace, n’arrivaient pas plus vite. Le froid était plus vif, par conséquent la route plus difficile que jamais. Le pays étant plus montueux, les descentes devenaient impraticables. On ne peut se faire une idée des difficultés que l’artillerie et les équipages eurent à surmonter, ni du nombre de chevaux que l’artillerie perdit dans cette marche. On arriva dans cette ville par une descente si raide et si encaissée, dans une partie dont la surface glacée avait été si polie par la quantité d’hommes et de chevaux qui y avaient glissé, que nous fûmes obligés de faire comme tout le monde, de nous asseoir et de nous laisser glisser sur le derrière. L’Empereur dut faire de même, les mille bras qu’on lui offrait ne présentant aucune solidité. Qu’on juge, d’après cela, de la situation des soldats, avec leurs sacs et leurs fusils, de celle des hommes qui conduisaient l’artillerie et les bagages, et même de celle du cavalier qui courait le risque d’être écrasé par le cheval que son poids faisait rouler plus vite que lui.

On trouva à Liadouï dés habitants et quelques vivres. Les poules, les canards se promenaient dans les cours, au très grand étonnement de tout le monde, car on n’avait pas vu pareille chose depuis le passage du Niémen. Ces apparences d’aisance déridaient tous les visages. Chacun croyait y voir la fin de ses privations. (Je place ces détails au milieu des graves événements qui nous menaçaient, parce que ces petites choses expliquent la situation où l’on se trouvait, et parce qu’elles ont une grande influence sur le Français, que la moindre chose remonte.)

C’était un grand événement, pour des gens habitués à ne trouver, depuis Moscou, que des lieux inhabités, des maisons dévastées, des cadavres au lieu d’êtres vivants, que de voir des habitants dans leurs maisons et d’y trouver à souper. Les faibles ressources de Liadouï, jointes à celles qu’on tirait du voisinage avec de l’argent, apaisèrent l’appétit de beaucoup de gens accoutumés à mépriser tous les dangers, mais qui ne voulaient pas mourir de faim, ne fut-ce que pour les braver encore.

Les cosaques faisaient des hourras continuels sur la route qu’ils traversaient à chaque instant entre les divisions, même entre les régiments, quand il y avait un intervalle. Trois hommes déterminés, avec leurs fusils, suffisaient cependant pour les tenir à distance respectueuse. Mais là où il n’y avait pas à craindre une balle, là où des équipages marchaient sans ordre, où des isolés cheminaient sans armes, les cosaques fondaient à l’improviste, tuaient, blessaient, dévalisant ceux auxquels ils laissaient la vie, et pillant quand ils pouvaient donner sur quelque fourgon ou voiture.

On peut juger de l’inquiétude que cela répandait, et de l’effet que cela produisait sur le moral de l’armée. Cela avait de plus le très grand inconvénient de rendre les communications très difficiles, non seulement d’un corps à l’autre, mais même d’une division à l’autre. L’état-major, comme je l’ai déjà dit, ne recevait pas de rapports ; ses ordres n’arrivaient pas, ou si lentement qu’ils n’arrivaient jamais à temps. Les officiers d’état-major, qui bravaient tout, étaient souvent enlevés. Pour parvenir, il fallait combiner sa marche avec le mouvement de quelque détachement, la halte d’un corps, l’approche d’un autre qui rejoignait. Et puis comment aller sur cette glace ? Les officiers qui avaient conservé leurs chevaux ne pouvaient les faire avancer. Ils les traînaient derrière eux, allant plus vite à pied.

Il faut s’être trouvé dans cette position, il faut avoir été un des acteurs de cette grande scène pour s’en faire une juste idée. On n’avance rien de trop en disant que les choses les plus simples étaient devenues des difficultés presque insurmontables. Honneur aux braves de tous les rangs, de toutes les classes, qui ne se laissèrent point abattre, car jamais hommes ne furent soumis à de plus dures épreuves et ne montrèrent plus de constance et de dévouement !

Comme les dangers se multipliaient en même temps que les difficultés augmentaient, tous les regards se tournaient vers Orcha, que l’Empereur regardait aussi comme un point d’appui important. Il avait prescrit à la tête de la colonne d’y arriver le plus tôt possible, et avait donné d’avance des ordres pour que la tête de pont fût bien occupée.

On fut de Liadouï à Doubrowna, où l’Empereur apprit seulement le lendemain matin, au moment de partir, que le 1er corps avait rejoint à Krasnoë les troupes qu’il avait laissées en position devant l’ennemi pour attendre, et que ce corps avait par conséquent traversé Krasnoë le 17, jour où il était possible que le maréchal d’Elchingen eût seulement quitté Smolensk. On ne savait rien de positif sur le 3e corps, dont le 1er n’avait aucune nouvelle depuis le 16. Aucun officier n’était revenu. Ceux qu’on lui avait envoyés étaient-ils parvenus ? L Empereur se perdait en conjectures. La présence de Miloradovitch, resté dans sa position, et le départ de nos troupes pouvaient dès lors laisser prévoir tous les dangers que courait le maréchal d’Elchingen.

Les graves reproches que se firent les deux maréchaux, le jugement sévère que le quartier général et toute l’armée portaient sur l’un d’eux{10} me font un devoir de ne rapporter que les expressions de l’Empereur, que les opinions particulières du prince de Neuchâtel et les détails que des personnes dignes de foi donnèrent tout haut au quartier général. L’Empereur et le prince de Neuchâtel répétaient que les deux maréchaux devaient marcher de concert et se soutenir, que le duc d’Elchingen faisant la retraite, et sa marche dépendant des obstacles que lui opposerait l’ennemi, le prince d’Eckmühl avait dû régler ses mouvements sur les siens. Mais les maréchaux ne s’aimant pas et ayant eu un différend assez vif sur le pillage de Smolensk, ne se concertèrent pas. Étant encore sur les hauteurs de Smolensk, le maréchal d’Eckmühl reçut l’ordre de presser son mouvement, et de faire passer au maréchal d’Elchingen un ordre qui renfermait la même injonction. Il le lui envoya et en conserva le reçu, ainsi que le rapport de l’officier qui en fut porteur, et que le maréchal accueillit assez mal en lui disant, quant à l’injonction de se presser de partir, que tous les Russes de la terre et leurs cosaques ne l’empêcheraient pas de passer. Le maréchal d’Eckmühl lui proposait de partir le soir, et le prévenait qu’il se mettait en marche pour soutenir la division Gérard, qu’il avait échelonnée depuis la veille sur la route. Retenu par la nécessité de donner du pain à ses soldats, le maréchal d’Elchingen ne tint pas plus compte du second avis du maréchal d’Eckmühl que du premier.

Celui-ci [Davout] marcha comme il l’avait annoncé. À peine s’arrêta-t-il quelques heures, le soir, après Korytnia, d’où il repartit avant le jour pour rejoindre la division Gérard. Entendant une forte canonnade, il s’y porta. Apprenant que la route était interceptée, il s’empressa de donner ces détails au maréchal d’Elchingen et pressa son mouvement. À peu de distance, il rencontra quelques détachements peu en ordre des corps du Vice-Roi, ce qui le décida à marcher au canon au lieu d’attendre, pensant que sa coopération aurait le double avantage de dégager le Vice-Roi et d’ouvrir le passage à Ney. Cette résolution et la bonne contenance des troupes du général Gérard en imposèrent aux Russes, inquiétés d’ailleurs par la diversion qu’opérait l’attaque de la Garde ordonnée par l’Empereur. L’ennemi évacua la route et le 1er corps rallia l’armée. C’est ainsi que le maréchal d’Eckmühl expliqua cette affaire et qu’il me l’a racontée depuis.

Les détails qui suivent sont les faits, tels que l’Empereur et le prince de Neuchâtel les racontèrent alors. Le 1er corps, instruit des dangers qui menaçaient le Vice-Roi qui le précédait, pressa son mouvement en en prévenant toutefois le maréchal d’Elchingen, mais sans s’embarrasser si celui-ci le suivait. Il accéléra d’autant plus son mouvement qu’il se vit pressé et attaqué par les Russes. En recevant des ordres pour accélérer son mouvement et pour les transmettre au 3e corps, le maréchal d’Eckmühl pensa que le duc d’Elchingen, chargé de l’arrière-garde, étant prévenu, presserait aussi le sien. On ne s’attendait point à une attaque régulière, et on ne s’inquiétait nullement des hourras des cosaques pour le 3e corps. Le prince d’Eckmühl disait que tout autre parti aurait compromis inutilement les débris des régiments qui lui restaient sans servir le maréchal d’Elchingen, puisque le 1er corps aurait été détruit ou enlevé avant qu’il eût pu rejoindre le duc d’Elchingen ou être rejoint par lui. Cette nouvelle transpira dans la journée.

On ne peut se faire une idée du déchaînement, de la rage qu’on manifesta contre le prince d’Eckmühl. Le maréchal d Elchingen était le héros de la campagne, et le général, d ailleurs, dont on était inquiet. L’intérêt qu’on prit à sa position fut tel qu’on ne gardait aucune mesure en parlant du prince d’Eckmühl et très peu même quand il vint chez l’Empereur et quand on le rencontrait. L’Empereur et le major général rejetaient d’autant plus sur lui le malheureux événement qu’on redoutait, qu’ils voulaient se justifier du tort d’avoir laissé de si grands intervalles entre le départ des colonnes, le duc d’Elchingen n’ayant dû quitter Smolensk que le 17. Ces retards avaient été causés en partie, comme je l’ai déjà dit, par la nécessité de manutentionner pour fournir les vivres de plusieurs jours à ce corps d’armée. Le duc d’Elchingen, sentant d’ailleurs de quelle importance il était que ses soldats fussent approvisionnés afin de ne pas se débander, n’avait pas cru devoir se presser. Des derniers ordres qu’on lui avait transmis, l’un ne lui était pas parvenu, l’autre n’était arrivé que le 16 au soir, trop tard par conséquent pour qu’il pût devancer assez le moment fixé pour son départ. L’état de nos communications expliqua suffisamment ces retards.

L’intervalle laissé entre le départ des différents corps – dont le 3e devait, d’après son premier ordre, quitter Smolensk le 17 seulement – prouve combien l’Empereur se faisait illusion sur la situation de l’armée et sur ses dangers. Se flattait-il encore de maîtriser la fortune, de commander au froid comme il avait commandé à la victoire ? Les choses étaient arrivées au point que la résignation était commandée par la force des circonstances. Attendre à Krasnoë eût compromis l’armée sans utilité ; y retourner, comme le proposaient quelques personnes, quand on sut l’arrivée du 1er corps et le 3e abandonné à lui-même, était inutile. C’était cependant le voeu, le cri de beaucoup de gens, quoique, pour ceux qui réfléchissent, ce mouvement fut sans but puisque le maréchal d’Elchingen était nécessairement sauvé ou perdu dans le moment où l’on faisait ces beaux projets si loin de lui. L’état-major dit hautement qu’en recevant cette nouvelle l’Empereur avait prescrit au prince d’Eckmühl de rétrograder et de marcher au-devant du corps qu’il aurait dû soutenir. Mais cet ordre du premier mouvement était donné avec la conviction qu’il ne pourrait être exécuté au moment où il arriverait. Aussi le prince d’Eckmühl serra-t-il toujours et avec raison sur les corps qui le précédaient. Le sien était réduit presque à rien. Il est fâcheux que tout le monde n’ait pas eu l’ordre d’en faire autant depuis Smolensk. Le grand mal venait aussi de ce qu’on avait voulu conserver trop d’artillerie. Mal attelée, elle restait en arrière, mettait forcément des intervalles entre les corps et retardait la marche. Il aurait fallu, avant Smolensk, bien organiser et approvisionner quelques pièces dans chaque corps d’armée, les bien atteler, avoir même des chevaux de réserve et faire le sacrifice du surplus. De cette manière, l’artillerie n’eût point retardé l’infanterie, l’Empereur eût été maître de tous ses mouvements, et l’armée eût pu marcher presque en masse. Elle aurait eu moins de traînards et eût certainement défié tous les assauts des Russes qui ne l’attaquaient que quand ils étaient six fois plus forts que les malheureux affamés sur lesquels ils tombaient.

L’Empereur espérait – au moins le disait-il – que le maréchal d’Elchingen, sachant ou apprenant que le mouvement s’était accéléré, l’aurait suivi, quand même son ordre ne lui serait pas parvenu. Il ajoutait qu’on savait qu’il n’était pas éloigné des dernières troupes du prince d’Eckmühl. Mais à quoi servaient ces suppositions ? L’armée russe était entre lui et nous, et nous déjà trop loin de lui pour pouvoir le seconder et pour qu’il pût faire une trouée. L’Empereur n’espérait donc qu’en son rare courage et en sa présence d’esprit, et l’armée avait bien la même opinion. Malgré cette juste confiance en son héros, l’Empereur ne cessait de déplorer la perte du maréchal d’Elchingen, qu’il regardait presque comme inévitable. Il ferait, ajoutait-il, l’impossible et se ferait tuer dans quelque attaque désespérée.

— Je donnerais, disait-il encore, les trois cents millions en or que j’ai dans les caves des Tuileries pour le sauver. S’il n’est pas tué, il échappera avec quelques braves, mais il a bien des chances contre lui.

Le prince de Neuchâtel répétait hautement, comme l’Empereur, que le prince d’Eckmühl avait abandonné le maréchal d’Elchingen malgré les ordres les plus formels. Il montra même les minutes de deux ordres qui lui avaient été donnés, mais ces ordres ne changeaient rien à l’état des choses, ni aux circonstances qui avaient forcé chacun à faire ce qu’il avait fait.

Le 19, le quartier général fut établi à Orcha, où il tardait à l’Empereur de savoir sa tête de colonne arrivée. Le pont était bien occupé par nos troupes. On comptait sur les magasins de la place, qui ne satisfirent qu’aux besoins de la Garde et du quartier général. Le pays offrait d’ailleurs de grandes ressources, et elles furent, sans doute, un bien pour l’armée, mais elles lui firent aussi un grand mal, car beaucoup d’hommes restés jusque-là au drapeau, voyant l’abondance dans les campagnes, quittèrent leurs rangs pour aller aux vivres, et il n’en rentrait qu’un très petit nombre. Cette vie isolée qui offrait aux soldats des vivres, de l’indépendance, des gîtes couverts au lieu d’un bivouac presque toujours sans rations, du repos et de la chaleur pendant la nuit au lieu d’un service pénible par le froid, leur plaisait beaucoup. Les cosaques et les paysans armés prenaient, cependant, chaque jour, beaucoup de ces isolés, parce que la plupart avaient lâchement jeté leurs armes pour marcher plus à l’aise et aussi pour qu’on ne fût pas tenté de les forcer de rentrer dans les rangs, où le défaut de fusils les rendait inutiles.

Le plaisir de voir un pays moins dénué de ressources et habité ne détournait que faiblement l’attention fixée sur le maréchal d’Elchingen, qui était dans ce moment l’objet de l’intérêt général. Le prince de Neuchâtel montrait à tout le monde les ordres donnés par l’état-major général au prince d’Eckmühl, comme s’il eût voulu se justifier d’avance de ce qui pouvait arriver au duc d’Elchingen. Il me les communiqua aussi. Le déchaînement contre le prince d’Eckmühl était d’autant plus général que l’Empereur lui imputait aussi, hautement, tous les dangers que pouvait courir le 3e corps. Le fait est que tous les mouvements auraient pu être accélérés, et que le maréchal d’Elchingen aurait pu quitter Smolensk le 16. Mais l’Empereur ne se décidait jamais quand il fallait ordonner un mouvement de retraite. Ne sachant point, à Smolensk, où était l’ennemi, n’étant point inquiété par lui sur ses flancs, il pouvait à la vérité, le croire en arrière, et pensait sans doute retarder le mouvement des Russes en retardant celui de son arrière-garde. On juge, on condamne à son aise les dispositions qui ont paru les plus sages dans le moment où elles ont été faites quand on prononce sur les événements passés. Ce qui eut lieu dans cette occasion tenait à un enchaînement de circonstances graves, difficiles et toutes plus fâcheuses les unes que les autres. Il faut avoir été témoin et acteur dans les combinaisons du chef et dans les événements arrivés à celui qu’on inculpe pour fixer avec justice son opinion sur la conduite d’un militaire qui a rendu de si glorieux services. On ne peut nier qu’une fois près de Krasnoë M. le prince d’Eckmühl eût compromis son faible corps en attendant le maréchal d’Elchingen sans rendre sa situation meilleure, car le 1er corps n’était plus qu’un fantôme. Personne n’avait encore fait entrer dans ses calculs les retards, les contrariétés, les conséquences de cette gelée qui nous avait déjà décimés et avait aussi dérangé tous les projets.

Il faut dire à la gloire du duc d’Elchingen qu’il n’y avait qu’une opinion sur lui dans l’armée. On regardait sa jonction par la route de Krasnoë comme impossible. Mais si l’impossible est possible à quelqu’un, Ney nous rejoindra, disait-on. Toutes les cartes étaient déployées, chacun y cherchait, y traçait la route, la marche qu’il suivrait, si le courage ne pouvait lui ouvrir un passage. « La bonne infanterie peut tout avec un tel chef, quand elle sacrifie son artillerie, disait-on. Il reviendra plutôt par Kiew que de capituler. » Depuis le soldat jusqu’à l’Empereur, personne ne doutait qu’il ne ramenât son corps il n’était pas tué. Si quelqu’un conservait un doute, il ne portait que sur la pensée que ce maréchal, croyant que nous attendrions et que nous seconderions son attaque dès que nous entendrions son feu, s’obstinerait à vouloir passer, et qu’il trouverait une mort glorieuse en cherchant à s’ouvrir un passage. Quel plus bel éloge pour le guerrier que cette opinion générale qu’il exécuterait ce que tout autre oserait à peine tenter !

Arrivé le 19 à Orcha, l’Empereur avait passé une partie de la journée au pont. Il avait visité les environs de la ville, comme s’il eût encore pu penser à la conserver. Quoiqu’on n’eût encore eu aucune nouvelle du maréchal d’Elchingen, on espérait toujours. Tout retard devant encore aggraver notre situation, le mouvement rétrograde avait continué ; l’arrière-garde avait été confiée au Vice-Roi et, le 20, dans l’après-midi, le quartier général fut transféré au château de Baranouï, à peu de distance d’Orcha et à un quart de lieue de la route. L’Empereur y eut, par un particulier polonais, l’avis de la marche de l’armée de Moldavie sur Minsk, sans qu’il pût lui préciser aucune date, ni lui dire si elle en était encore éloignée. Cet homme parlait par ouï-dire d’un autre individu.

— Tchitchagoff rallie sans doute Tormasov, me dit l’Empereur, et ils enverront un corps sur la Bérésina, ou plutôt pour rallier à cette hauteur l’armée de Kutusof qui nous laisse tranquilles, comme je l’ai toujours pensé, pour me devancer et m’attaquer quand il sera rejoint par ce renfort. Il faut se presser. Nous avons perdu du temps depuis Smolensk, quoique je puisse être aussi en forces sur la Bérésina, si on a exécuté mes ordres. Il faut se hâter d’y arriver, car il peut s’y passer de grands événements.

L’Empereur était fort préoccupé et, pour la première fois, me parut inquiet de l’avenir. S’éloignant à regret des nouvelles du maréchal d’Elchingen, il n’avait quitté Orcha que tard dans l’après-midi. Cette ville avait offert des ressources, notamment en fourrages, mais qu’étaient ces ressources pour une masse comme celle qu’il fallait alimenter ? Le pays, bien meilleur que celui au-delà de Smolensk, était beaucoup moins épuisé et, en général, les habitants étaient chez eux.

Le Vice-Roi, qui y était resté, annonça, peu après le départ de l’Empereur, que le maréchal d’Elchingen avait passé le Dnieper près de Variski, dans la nuit du 18 au 19, sur la glace à peine formée, et qu’il ramenait, outre son corps, quatre à cinq mille isolés et des réfugiés de Moscou qui n’avaient trouvé leur salut que dans ses carrés. Le Vice-Roi eut ordre d’aller au-devant pour faciliter sa jonction, ce qu’il avait déjà fait par le mouvement d’une de ses divisions.

Jamais bataille gagnée ne causa une telle sensation. La joie était générale ; on était dans l’ivresse ; tout le monde était en mouvement, allait, venait pour annoncer ce retour. On en faisait part à tous ceux qu’on rencontrait. C’était un événement national. On se croyait obligé de l’annoncer même à ses palefreniers. Officiers, soldats, il semblait à chacun que les éléments et la fortune pouvaient vainement nous trahir, maintenant, et que les Français étaient invincibles !

M. de Briqueville, officier d’état-major, l’un de ceux qui avaient été envoyés au maréchal pour presser sa marche et qui avait été blessé à la cuisse dans les affaires que ce corps avait soutenues, arriva dans la soirée et donna beaucoup de détails. Voici ceux que fournit un peu plus tard le maréchal.

Dans l’après-midi du 18, un brouillard très épais empêchant de distinguer à la plus petite distance, son avant-garde donna tête baissée sur les batteries à mitraille des Russes, dont trois corps occupaient les deux côtés de la route de Krasnoë, et la route même, avec une formidable artillerie. Au bruit du canon, il serra sur son avant-garde, qu’il rejoignit à cinq heures. Croyant que nous l’attendions et que la canonnade serait le signal d’une attaque générale de notre part, il renouvela plusieurs fois la sienne pour se frayer un passage. Ses troupes donnèrent avec une rare intrépidité, quoique prises dans tous les sens sous un feu meurtrier. Nos soldats, après avoir culbuté deux lignes, venaient mourir sur les pièces et dans les rangs de la troisième, sans pouvoir surmonter les obstacles que les Russes avaient préparés et opposés à leur valeur. Voyant qu’on ne pouvait parvenir à s’ouvrir un passage, il reprit sa position et continua à se battre jusqu’à dix heures, pour obliger l’ennemi à garder ses forces sur ce point. Le feu cessa alors. Le général Miloradovitch envoya un second parlementaire au maréchal (c’était un major) pour lui proposer de capituler, mais le maréchal, qui avait déjà pris son parti et envoyé reconnaître les environs dès qu’il avait acquis la certitude que nous n’étions plus là pour le secourir, fut encore confirmé dans sa détermination en apprenant par cet officier russe que toute l’armée française avait quitté Krasnoë et était déjà loin. Il garda le major et continua dans le plus grand silence le mouvement qu’il avait déjà commencé pour passer le Dnieper, qu’il avait fait reconnaître dans la soirée. Quoique la glace fût à peine formée sur les bords en plusieurs endroits, il y périt peu de monde. On put même sauver la plupart des chevaux.

Au jour, les Russes ne trouvèrent que nos pièces enclouées, et virent ce que peut un homme de coeur avec des Français. Arrivé de l’autre côté du fleuve, le maréchal envoya des petits partis sur Orcha, pour prévenir l’Empereur. Un seul parvint. C’est par lui que le Vice-Roi eut la première nouvelle. Platow, qui venait de Smolensk par la rive droite, inondant le pays avec sa nuée de cosaques, fut instruit sur-le-champ du passage du maréchal. Il réunit alors tous ses corps, l’entoura, le harcela sans cesse dans sa marche, l’obligeant à chaque instant à former ses carrés pour recevoir ses hourras et couvrir les isolés et les réfugiés qu’il ramenait, ainsi que les blessés susceptibles d’être transportés. Les efforts de tous les cosaques du Don furent vains ; les six mille braves du maréchal d’Elchingen ne furent pas un moment entamés ni arrêtés. Cette audacieuse retraite du maréchal d’Elchingen, comparée à ce qu’on appelait la prudence de son collègue, faisait d’autant plus le sujet de toutes les conversations qu’on n’aimait pas le prince d’Eckmühl. Grands et petits profitaient de l’occasion pour lui jeter la pierre, sans examiner si les ordres qu’il avait reçus, les avis qu’il avait donnés au maréchal d’Elchingen, les circonstances où il s’était trouvé ne le justifiaient pas. Le retour du maréchal d’Elchingen rendit à l’Empereur toute sa confiance dans son étoile, si souvent trop heureuse pour lui et pour nous.

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*   *

Le 22, l’Empereur logea à Tolotchine, dans une espèce de couvent. Il y apprit l’évacuation de Minsk, que le général Lambert, commandant l’avant-garde de l’amiral Tchitchagoff, avait occupé le 16. L’Empereur, qui perdait par là tous ses magasins et tous les moyens sur lesquels il avait compté depuis Smolensk pour rallier et réorganiser l’armée, fut un moment consterné de cette nouvelle. Non seulement il perdait toutes les ressources sur lesquelles il avait compté, mais il acquérait encore, par là, l’inquiétante certitude que l’armée de Moldavie pouvait avoir déjà rallié les corps sur nos derrières, au lieu d’avoir été attirée par Kutusof à la grande armée russe, sur notre flanc, comme il s’en était toujours flatté.

L’Empereur, dont le caractère d’acier se trempait encore à la nouvelle de tant de contrariétés, et, on peut dire, à l’aspect de tant de dangers, prit à l’instant la résolution de hâter son mouvement, de prévenir, s’il était possible, l’arrivée de Kutusof sur la Bérésina, et de combattre et vaincre tout ce qu’il rencontrerait. Adoptant en même temps l’idée et le raisonnement qui souriaient à sa situation et le consolaient, il se flatta que le prince de Schwarzenberg et Reynier, instruits de cet événement, auraient marché et changé cette situation. Dans tous les cas, il voyait dans la réunion à Borissow des forces qu’il avait dans cette partie, et que ces événements y auraient sûrement concentrées, un grand point de sûreté pour la retraite de 1 armée qu’il convenait maintenant de ne plus arrêter avant Wilna. Il avait la certitude de trouver le pont de Borissow bien gardé. C’était le point important. Depuis longtemps, il l’avait fait mettre en état de défense et y avait des troupes, et, d’après ce qu’il me fit l’honneur de me dire ainsi qu’au prince de Neuchâtel, il croyait pouvoir compter sur ce point.

Le soir, l’Empereur s’étant couché et ayant, comme cela lui arrivait souvent, gardé M. le comte Daru et Duroc pour causer, il se mit à sommeiller et ces messieurs causèrent entre eux, attendant pour se retirer qu’il fût bien endormi. Se réveillant au bout d’un quart d’heure, l’Empereur leur demanda ce qu’ils disaient :

— Nous rêvions un ballon, lui répondit M. Daru.

— Et pour quoi faire ?

— Pour emporter Votre Majesté.

— Ma foi, la position est assez difficile. Vous avez donc peur d’être prisonniers de guerre ?

— Non, pas de guerre, car on ne ferait pas un si bon sort à Votre Majesté.

— Les choses sont en effet graves. La question se complique. Cependant, si les chefs donnent l’exemple, je suis encore plus fort que l’ennemi. J’ai plus de moyens qu’il n’en faut pour passer sur le corps des Russes, si leurs forces sont le seul obstacle.

C’est le lendemain [23 novembre] que la secrétairerie d’État brûla ses papiers{11}, ce que demandait M. Daru depuis Ghjat, où l’on avait commencé à détruire les équipages.

L’Empereur me fit appeler sur les trois heures du matin et me parla des mauvaises nouvelles qu’il avait reçues :

— Cela devient grave, me dit-il.

Il me demanda s’il gelait assez fort pour que les rivières et les lacs fussent pris et que l’artillerie pût passer sur la glace.

— Je crois que non, au moins pour les rivières, répondis-je.

Vous ne savez ce que vous dites, puisque Ney a passé le Dnieper sur la glace, sans canons, et il faisait moins froid qu’aujourd’hui. Il gèlera et nous passerons les marais de la Bérésina. Sans cela, il faudrait faire une trouée et un grand détour. Combien faut-il de jours à marches forcées pour gagner Vileilca ou Gloubokoje ? La position peut devenir critique si Kutusof a bien manoeuvré et que Wittgenstein veuille le seconder ou ait rallié l’amiral. Cette marine me porte partout malheur. Quant à Kutusof, il ne sait pas la guerre. Il se bat avec courage, quand il est aux prises, mais il n’entend rien à la grande guerre.

L’Empereur me raconta ce que lui avaient dit MM. Daru et Duroc.

— Leur ballon ne serait pas de trop, ajouta-t-il en plaisantant. Cette fois, il n’y aura de salut que pour les braves. Si nous franchissons la Bérésina, je suis maître des événements, car les deux corps frais que je trouve ici et ma Garde suffisent pour battre les Russes. Si l’on ne peut pas passer, nous ferons le coup de pistolet. Voyez avec Duroc ce que l’on pourrait emporter dans le cas où on serait obligé de faire une trouée à travers champs, sans voitures. Il faut d’avance être préparé à tout détruire, afin de ne pas laisser de trophées à l’ennemi. J’aimerais mieux manger le reste de la campagne avec mes doigts que de laisser une fourchette à mes armes aux Russes. Entendez-vous donc avec Duroc pour ce qui est de son service, mais sans rien témoigner. Je n’en ai parlé qu’à lui et à vous. Il faut s’assurer si mes armes et les vôtres sont en bon état, car il faudra se battre.

L’Empereur entra encore dans beaucoup de détails sur sa position et sur le projet qu’il annonçait. Je causai avec Duroc qui me raconta, à son tour, la conversation qu’il avait eue avec lui et M. Daru. Nous convînmes dès lors que chaque personne nourrie par la Maison de l’Empereur serait chargée de la timbale, de l’assiette et du couvert dont elle se servait, si elle voulait les conserver. On prit le prétexte de l’affaiblissement des mulets de cantine.

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En se rendant de Brillowo à Kamen, deux mulets des équipages de l’Empereur, qui étaient en arrière, furent pillés le soir, le conducteur étant un peu écarté. On ne savait pas à qui ils étaient. Je cite ce fait insignifiant parce que c’est le seul événement de ce genre qui se soit passé pendant la campagne, malgré la détresse de tout le monde. Le respect, le dévouement à l’Empereur étaient tels que personne de sa Maison, ni même de ses gens ne fut insulté. On n’entendit pas un murmure au cours de cette désastreuse retraite. Les militaires mouraient sur les chemins, mais je n’en ai pas entendu un seul se plaindre, et je puis être cru car, depuis Wereia, je n’ai pas cessé de marcher à pied, tantôt près de l’Empereur, tantôt en avant, tantôt en arrière, et toujours au milieu de groupes en uniforme, sans redingote et avec mon chapeau brodé. Certes, si le soldat eût été mécontent, il l’aurait plutôt témoigné à un général en habit brodé qu’à tout autre. La conduite individuelle des malheureux soldats, qui gelaient et mouraient sur les chemins parce qu’ils manquaient de tout, m’a souvent étonné, je l’avoue, et je n’ai pas été le seul à l’admirer.

De Kamen on fut à Plechnitsié, où le quartier général coucha le 30. La Bérésina nous avait fait perdre une grande partie de nos isolés, et des traînards qui dévastaient tout et privaient les braves qui restaient au drapeau des ressources qui leur auraient été si nécessaires, mais on n’y gagna rien, car, depuis le passage, les corps se fondaient de nouveau à vue d’oeil, pour recruter de nouvelles bandes d’isolés. Le 1er corps n’existait plus que dans ses porte-aigle, avec quelques officiers et quelques braves sous-officiers qui entouraient leur maréchal. Le 4e était plus qu’affaibli, et le 3e, qui avait si vaillamment combattu l’armée de Moldavie, avait fondu de plus de moitié depuis cette affaire. Les Polonais n’étaient pas en meilleur état. Notre cavalerie, à l’exception de la Garde, n’existait plus que dans les isolés, dont les bandes couvrirent les villages sur les flancs, quoique les cosaques et les paysans leur fissent une guerre cruelle. La faim était la plus forte, et le besoin de vivre, de s’abriter contre le froid, l’emportait sur tous les dangers.

Le mal gagnait aussi le corps du duc de Reggio, réuni à celui du maréchal d’Elchingen, et même les divisions du duc de Bellune, qui faisaient l’arrière-garde. Ne trouvant qu’un pays ravagé par les isolés et par les troupes qui les avaient précédées, point de magasins, aucune distribution, la désorganisation, qui était, dans ces malheureuses circonstances, l’effet du mauvais exemple et des besoins les plus impérieux, atteignait aussi ces troupes sur lesquelles l’Empereur comptait pour soutenir sa retraite et réorganiser l’armée de Moscou.

Les officiers de cavalerie, qui avaient été réunis en compagnie avec des généraux pour chefs{12}, se disséminèrent aussi en peu de jours, tant on était malheureux et pressé par la faim. Ceux qui avaient un cheval à nourrir étaient bien forcés de s’écarter s’ils ne voulaient pas le perdre, la route n’offrant aucune ressource. La Garde eut aussi plus d’isolés après Kamen, mais ce corps, qui se plaignait sans doute un peu – mais très bas –, et auquel on donnait tout ce dont on pouvait disposer, était encore admirable par son ensemble, sa vigueur et son air martial. Ces vieilles moustaches se déridaient dès qu’elles apercevaient l’Empereur, et le bataillon de garde qui prenait chaque jour le service était dans une tenue à étonner.

Cette réflexion sur l’étonnante tenue de la Garde me ramène à parler du contraste qu’il y avait entre nos soldats de Moscou et ceux des corps de la Dwina, au moment où nous les rejoignîmes. Les nôtres, maigres, desséchés, noirs comme des ramoneurs et exténués, paraissaient des spectres, quoique vigoureux encore pour les marches et pleins d’élan au feu. Ils avaient l’air de n’avoir que le souffle. Les autres, moins fatigués, mieux nourris, moins enfumés par les bivouacs, nous représentaient des hommes d’une autre espèce. Ils étaient les vivants, et nous les ombres. Le contraste était encore plus frappant entre les chevaux. L’artillerie de ces deux corps était superbe. Les généraux, les officiers, bien montés, avaient tous leurs équipages et jouissaient de toutes les douceurs de la vie qu’on peut se procurer en campagne. Les officiers de l’état-major de l’Empereur firent à Wesselowo plus d’une visite à la cuisine du duc de Reggio, à commencer par Duroc et par moi, tant l’armée entière, et dans toutes les classes, avait déjà éprouvé de privations. Dans l’affaire contre l’armée de Moldavie, nos exténués de Moscou ne le cédèrent pas en courage à leurs camarades, et on peut répéter ce qu’on disait chaque jour : que nos soldats avaient plus de courage que de force.

En se rendant à Kamen, l’Empereur causa encore avec moi de son voyage en France. Il ne prévoyait plus d’obstacles qui pussent empêcher l’armée de gagner Wilna, où il la regardait comme sauvée et sûre d’avoir du repos. Il espérait trouver ses estafettes de Paris sous quarante-huit heures, et des nouvelles des troupes qui devaient venir au-devant de nous de Wilna. Nous étions presque en communication avec les Bavarois. L’arrivée des cosaques polonais, qu’il voyait à quelques marches, l’occupait par-dessus tout. Il croyait toujours au mouvement en avant du prince de Schwarzenberg, et en espérait une utile diversion pour notre retraite et pour prendre nos cantonnements. Il s’attendait bien à des attaques de cosaques, mais il les regardait comme insignifiantes depuis que nos nouveaux isolés s’étaient organisés en fortes escouades, avec des chefs, pour les repousser et en imposer aux paysans. On a vu de ces petits détachements de quinze à vingt hommes chasser devant eux cent cinquante à deux cents cosaques. L’Empereur se regardait donc comme tout à fait hors des atteintes de Wittgenstein et de Kutusof, et l’amiral ne pouvait nous suivre qu’à la piste, à moins de prendre un détour qui lui ferait perdre deux marches.

L’Empereur apprit le soir que l’amiral avait en effet suivi la même route que l’armée, et il reçut dans la nuit le rapport d’une affaire assez vive, à Tchovitzi, avec notre 9e corps qui faisait l’arrière-garde.

Le 1er décembre, le quartier général fut à Staïki. On n’avait pas encore eu un aussi mauvais gîte. Staïki fut nommé Misérowo. L’Empereur et le major général avaient chacun une petite niche de sept à huit pieds carrés. Tout le quartier général était empilé dans une autre pièce. Il gelait si fort que chacun cherchait un asile dans cet étouffoir. Couché, on devait se tenir sur le côté pour prendre moins de place. On était si pressé qu’une épingle ne serait pas tombée à terre.

En sortant dans l’obscurité, quelqu’un marcha sur le pied de M. de Bausset, qui nous suivait en voiture depuis Moscou, souffrant horriblement de la goutte. Le malheureux éclopé, éveillé par la vive douleur que cette maladresse lui faisait éprouver, se mit à crier : « C’est horrible ! c’est un assassinat ! » Ceux qui ne dormaient pas partirent d’un grand éclat de rire qui réveilla les dormeurs, et voilà les plus sérieux comme les plus gais et même le pauvre malade qui, par leurs grands éclats de rire, paient leur tribut à cette folie du moment. Je cite cette scène pour prouver comme l’homme se familiarise avec les événements les plus tristes, et comme il devient spectateur presque insensible des plus grands malheurs ; enfin comme la moindre chose le distrait.

Depuis le passage de la Bérésina, tous les visages se déridaient ; la Pologne souriait pour la première fois à tout le monde. Wilna était devenue la terre promise ; c’était le port assuré contre tous les orages, et le terme de tous les maux. Le passé n’était plus qu’un songe. La perspective d’une meilleure situation faisait presque oublier nos désastres. La fatigue, les privations du moment, la vue des malheureux qui périssaient a chaque instant d’épuisement et de froid, tout cela prenait peu sur le caractère naturellement gai et insouciant du militaire français. Les dangers rendent égoïstes ; ceux qui se portaient bien s’étaient accoutumés à ce spectacle de douleur et de destruction. Les âmes fortes s’étaient raidies contre l’adversité et cherchaient, par leur calme, à retremper celles qui l’étaient moins. Sans doute on souffrait beaucoup, on était témoin d’affreux malheurs et d’une grande détresse, mais, animé par la pensée de sa propre conservation, par un sentiment d’honneur et d’orgueil national, on ne se rendait pas compte de cet excès d’adversité. Les têtes étaient montées. On ne savait pas, ou plutôt on ne voulait pas croire, tout ce que l’on a appris depuis. Les dangers de la veille, ceux du jour comme ceux du lendemain n’étaient alors pour l’imagination que ceux d’une bataille qui se renouvelait. C’était la guerre et, comme chacun en avait sa part, on était en général gai, insouciant, et même railleur comme on l’est la veille, le jour et le lendemain d’une bataille. Certes, malgré nos misères, on était d’aussi bonne humeur à notre quartier général qu’à celui des Russes.

Nous nous rapprochions de Wilna, nous étions en Pologne et les estafettes n’arrivaient pas encore. L’Empereur ne concevait pas ce retard, puisque nous étions très près du corps bavarois, établi alors à Vileika. Ce corps, sous les ordres du général de Wrède, avait dû quitter les environs de Gloubokoje et se porter sur Dunilowice par suite de la retraite du 2e corps, mais il y était revenu depuis le 19 et couvrait Wilna. Ce manque de lettres de France, et surtout l’idée de l’effet qu’y aurait produit, ainsi qu’en Europe, l’absence de toute nouvelle de l’armée, occupait alors l’Empereur par-dessus tout. Il préparait un bulletin [le 29] pour rendre compte des événements et de nos derniers désastres. Il me dit :

— Je dirai tout. Il vaut mieux qu’on sache ces détails par moi que par des lettres particulières, et que les détails atténuent ensuite l’effet qu’auront produit les désastres qu’il faut annoncer à la nation.

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*   *

Le 3, on fut à Molodetchna, où l’on reçut à la fois quatorze estafettes de Paris, des dépêches de toute la ligne et des nouvelles du duc de Bassano sur la marche des Autrichiens et sur le mouvement de la division Loison, qui devait se porter à Oschmiana. Il ne donnait aucun détail satisfaisant sur les levées de cavalerie polonaise ; et il n’était pas question des cosaques. Le duché était épuisé, surtout d’argent, et l’Empereur, qui tâchait d’en donner le moins possible, se trouva privé par cette raison, dit-on, de ces cosaques, sur lesquels il comptait et qu’il s’attendait chaque jour à rencontrer.

La Lithuanie n’avait pas plus de moyens que le duché. Ravagée par la guerre, elle avait peine à compléter ses premières levées. Ses cosaques nous manquèrent comme ceux du duché, comme tous les autres appuis sur lesquels l’Empereur avait compté. On put prévoir dès lors que Wilna et même le Niémen ne seraient point le terme de la retraite de l’armée et, par conséquent, de nos désastres. Trois paysans russes effrayèrent ce jour-là tous les équipages, mais, quelques hommes d’infanterie s’étant réunis, ils se sauvèrent après avoir pillé deux voitures de généraux. Quant aux cosaques, ils ne se présentaient pas là où il y avait cinq à six baïonnettes réunies.

L’Empereur était fort occupé à lire ses dépêches de France, et chacun était heureux des nouvelles qu’il recevait des siens. À Paris, on avait été inquiet de l’interruption des nouvelles de l’armée, mais on était loin de se faire une idée de nos désastres. Le souvenir des exploits de l’Empereur maintenait la confiance et consacrait tellement la sécurité, que la sensation produite par ce long silence avait été moins vive, moins fâcheuse, qu’on devait le craindre.

L’Empereur me chargea d’expédier à Paris M. Anatole de Montesquiou, aide de camp du prince de Neuchâtel, pour donner verbalement de ses nouvelles à l’Impératrice. Son but était de préparer les esprits au bulletin dont il s’occupait depuis ta Bérésina par les détails que cet officier donnerait.

L’Empereur tournait toujours en ridicule l’enlèvement du ministre et du préfet de Police. Les dépêches de Paris remirent, comme conversation, l’affaire Malet sur le tapis. L’Empereur paraissait fort content de l’opinion publique depuis cette conspiration, notamment pendant l’interruption des nouvelles » de l’armée. Il était satisfait de tous les détails de l’administration, en général de toutes les affaires, et en parla dans ce sens au prince de Neuchâtel, qui me le raconta le soir même.

L’Empereur s’occupait de ce fameux bulletin. Il était toujours décidé à ne dissimuler aucun de ses désastres, afin d’en frapper les esprits avant son arrivée, disant que sa présence calmerait autant qu’elle rassurerait. Plus ces désastres étaient grands, plus chaque jour, chaque pas que nous faisions y ajoutait, et plus son retour en France devenait indispensable. Il me « fit appeler le soir, me parla dans ce sens, me répéta ce que je tenais déjà du prince de Neuchâtel.

— Dans l’état actuel des choses, me dit-il, je ne puis en imposer à l’Europe que du palais des Tuileries.

Cependant, comme de coutume, quelques réflexions que je lui fisse, il ne mettait pas en doute que l’armée prendrait position à Wilna et qu’elle y aurait ses quartiers d’hiver. Il comptait partir sous quarante-huit heures, dès qu’il serait en contact avec les troupes qui venaient de Wilna, et que l’armée n’aurait par conséquent plus, dans son opinion, aucune chance fâcheuse à courir. Il était pressé de partir afin de devancer la nouvelle de nos désastres. On remarquera qu’on les ignorait en grande partie. La confiance en son génie et l’habitude de le voir triompher des plus grands obstacles étaient telles que l’opinion atténuait alors plutôt qu’elle n’exagérait ce qui avait transpiré de nos désastres.

L’Empereur se pressait de partir parce qu’il pensait que les communications seraient plus faciles et plus sûres dans ce premier moment que quelques jours plus tard, les partisans russes n’ayant pas encore eu le temps d’essayer des courses sur les derrières, ce qu’ils ne manqueraient pas de tenter pendant que l’armée s’établirait. Il me permit de faire quelques dispositions préparatoires, indispensables pour que rien ne retardât son départ quand il serait décidé.

L’Empereur me demanda encore à qui, du Vice-Roi ou du roi de Naples, je pensais qu’il dût confier le commandement de l’armée. Je répétai, comme dans les précédentes conversations, que le Vice-Roi paraissait être plus agréable à l’armée, avoir plus sa confiance – quoique l’on rendît bien justice à la rare valeur du roi de Naples ; que ce héros sur le champ de bataille n’avait, au dire de tout le monde, ni la force de caractère, ni l’esprit d’ordre et de prévoyance qui pouvaient seuls sauver nos débris et réorganiser l’armée ; que, sans avoir oublié ses services à la Moskowa et dans tant d’autres occasions, on lui reprochait son enivrement de gloire, d’avoir excité Sa Majesté à aller à Moscou et d’avoir perdu cette belle et immense cavalerie qui avait commencé la campagne ; qu’il n’était plus question de charger l’ennemi ; qu’il fallait faire vivre l’armée pour la réorganiser et pour arrêter cet ennemi.

L’Empereur parut trouver mes observations justes. Il abonda même dans l’opinion qu’on émettait du Roi, mais observa que son rang empêchait de le placer sous les ordres du Vice-Roi. Il était donc obligé de donner la préférence au Roi, qui aurait quitté l’armée s’il eût donné le commandement au prince Eugène. Il ajouta que c’était aussi l’opinion du prince de Neuchâtel, qu’il lui laissait pour tout faire marcher, et qui préférait le Roi dont le rang, l’âge, la réputation en imposeraient davantage aux maréchaux, et dont la bravoure connue était quelque chose vis-à-vis des Russes. Quelques autres réflexions de l’Empereur, qu’il m’avait faites précédemment et que je me rappelai, parce qu’il les plaça encore dans le cours de la conversation, me firent penser (au moins, je crus le démêler) qu’il préférait laisser à son beau-frère l’honneur de rallier l’armée, et qu’il ne se souciait pas que son beau-fils eût ce crédit de plus aux yeux de la France et des troupes. Avec un grand caractère, cette espèce de défiance des siens et, en général, de tous ceux qui s’étaient acquis une considération personnelle, appartenait tout à fait à la manière de voir de l’Empereur.

Il me reparla des personnes qu’il emmènerait. Ce choix se borna à moi pour partir avec lui, au duc de Frioul et au comte de Lobau pour le suivre, à M. Wonsowicz, officier polonais qui avait fait toute la campagne et dont le courage et le dévouement étaient éprouvés. Les autres aides de camp de l’Empereur et les officiers de sa Maison étaient désignés pour le rejoindre successivement. Chaque semaine, le prince de Neuchâtel devait lui expédier deux de ses officiers d’ordonnance. Il ne prendrait d’escorte que jusqu’à Wilna. La cavalerie napolitaine, qui accompagnait la division Loison, la fournirait. Au-delà de Wilna, il voyagerait sous le nom du duc de Vicence.

Je donnai des ordres en conséquence aux postes, sous prétexte d’assurer le service des officiers expédiés avec des dépêches, mais nos troupes désorganisèrent bientôt ces relais, et il fallut y pourvoir en faisant prendre les devants à quelques parties des équipages dont les attelages pouvaient nous servir.

Nous étions dans une telle situation que les moindres choses auraient présenté des obstacles, on peut dire insurmontables si on ne les eût prévus longtemps d’avance. C’était au point que nous n’aurions pu nous servir de nos relais pour trotter sur la route qui n’était qu’une glace si je n’avais pas fait mettre sous clef, depuis Smolensk, un sac de charbon afin de forger des fers pour les chevaux qui nous menèrent.

Le froid était tel que, même au feu de la forge, les ouvriers ne travaillaient qu’avec des gants et restaient au plus une minute sans se frotter les mains pour les empêcher de se geler. On peut juger par ces détails, si insignifiants dans toute autre circonstance, des causes de nos désastres et de tout ce qu’il aurait fallu prévoir pour les éviter. C’est à ces causes qu’il faut les attribuer en grande partie, et non à la fatigue ni aux attaques de l’ennemi.

L’Empereur était fort content des détails que lui avait transmis M. de Bassano sur les mouvements qu’il venait de prescrire au prince de Schwarzenberg et, en général, satisfait de tout ce que ce ministre avait fait et ordonné pendant l’interruption des communications, mais il n’en parlait pas avec la même bienveillance, relativement aux levées ordonnées en Pologne. Sous te rapport, il se plaignait beaucoup de M. de Pradt et de tous ses agents à Wilna et à Varsovie. Les cosaques annoncés n’étant pas même organisés, l’Empereur leur en faisait un grief d’autant plus grand qu’il attribuait hautement tous ses revers, depuis Smolensk, à ce défaut de cavalerie légère. Ayant besoin d’exhaler son mécontentement, il revenait sur la paix des Turcs et l’union de la Suède avec la Russie.

Les nouvelles de France étaient, en revanche, une véritable consolation. L’Empereur en parlait avec une grande satisfaction et faisait grand éloge de la conduite de l’Impératrice, de sa mesure et de l’attachement qu’elle lui montrait, etc.

— Ces circonstances difficiles, ajouta-t-il, forment son jugement, lui donnent de l’aplomb et une considération qui lui attachera la nation. C’est la femme qu’il me fallait ; douce, bonne, aimante comme sont les Allemandes. Elle ne s’occupe point d’intrigues ; elle a de l’ordre et ne s’occupe que de moi et de son fils.

L’Archichancelier fut aussi cité avec éloges, ainsi que les ministres.

Le 4, le quartier général fut à Bieniça, et le 5 à Smorgoni, où un membre du gouvernement de Wilna et le comte van Hogendorp, aide de camp de l’Empereur et gouverneur de cette ville, l’attendaient. L’Empereur causa avec eux et les réexpédia immédiatement. Il me fit de nouveau appeler pour me dicter ses derniers ordres :

Smorgoni, le 5 décembre, à midi.

L’Empereur part à dix heures du soir.

Il est accompagné par deux cents hommes de sa Garde. Depuis le relais entre Smorgoni et Oschmiana jusqu’à Oschmiana par le régiment de marche qui couche à quatre lieues d’ici ; lui faire donner des ordres par le général van Hogendorp.

Cent cinquante bons chevaux de la Garde seront envoyés à une lieue d’Oschmiana. L’état-major du régiment de marche et l’escadron des lanciers de la Garde seront placés en relais, entre Smorgoni et Oschmiana.

Les Napolitains, qui ont couché cette nuit entre Wilna et Oschmiana, placeront cent chevaux à Miedniki et cent à Rumsziki.

Le général van Hogendorp arrêtera, où on le trouvera, le régiment de marche qui doit arriver le 6 à Wilna, et fera placer cent chevaux à moitié chemin de Kowno. Il fera tenir prêts à Wilna soixante hommes d’escorte et les chevaux de poste nécessaires pour le Grand Écuyer depuis Smorgoni jusqu’au-delà de Wilkowiski. Le général van Hogendorp retournera sur-le-champ à Wilna, et dira au duc de Bassano de se rendre de suite près de l’Empereur à Smorgoni.

L’Empereur partira avec le duc de Vicence dans la voiture de Sa Majesté ; M. Wonsowicz devant, un valet de pied derrière. Le Grand Maréchal, le comte de Lobau, un valet de pied, un ouvrier dans une calèche. Le baron Fain, le valet de chambre Constant, le garde du portefeuille et un garçon de bureau dans une calèche.

Le Grand écuyer fera prévenir, pour se trouver à sept heures au quartier général, le roi de Naples, le Vice-Roi, les maréchaux.

Il prendra un ordre du major général pour se rendre à Paris avec son secrétaire Rayneval{13}, ses courriers et ses domestiques.

L’Empereur me répéta ensuite ce qu’il m’avait déjà dit le matin à Bieniça, qu’il avait de bonnes nouvelles du duc de Tarente, que le prince de Schwarzenberg se portait en avant, que la division Loison était très nombreuse, que plusieurs régiments arrivaient à Wilna et d’autres sur le Niémen, que les magasins de Wilna et même ceux de Kowno étaient bien approvisionnés, que le soldat, trouvant des vivres et des vêtements, serait bientôt rentré dans les rangs. Il ne pouvait mettre en doute que le terme des privations ne fut aussi celui de la retraite.

Ayant cherché la veille et les jours précédents à éclairer l’Empereur sur la véritable situation des choses, sur ce que je prévoyais, j’écoutai cette fois sans répondre. Mécontent sans doute de mon silence, il me dit.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ?... Quelle est donc votre opinion ?

— Je doute, Sire, que le Niémen arrête le désordre et rallie l’armée. Il faudrait envoyer toutes les troupes fraîches sur le point où Votre Majesté pense que l’on pourra réellement s’arrêter et y prendre position, car le contact avec nos bandes les désorganisera comme elles, et perdra tout.

— Ainsi, dans votre opinion, il faudrait évacuer Wilna ?

— Sans doute, Sire, et le plus tôt possible.

— Vous vous moquez de moi ! Les Russes ne sont pas en état d’y venir dans ce moment et vous savez comme moi-même que nos isolés se f... des cosaques.

L’Empereur se voyait plus de moyens en huit jours à Wilna pour faire tête aux Russes que ceux-ci ne pourraient en réunir en un mois. Il voyait la Pologne armant tous ses paysans pour chasser les cosaques, l’armée française triplant parce qu’elle trouverait des vivres et des vêtements, et qu’elle s’était repliée sur ses renforts, tandis que les Russes s’éloignaient des leurs. L’Empereur s’entêtait, comme à Moscou, à ne pas vouloir faire meilleure part du climat aux Russes qu’à nous. Il voyait déjà nos cantonnements, et même nos postes avancés, couverts par des Polonais acclimatés, à pied et à cheval, et défendant vigoureusement leur patrie, leurs foyers. Il voyait même notre infanterie bravant le froid dès qu’elle pourrait manger, et chassant au loin les cosaques avant quinze jours.

L’Empereur me parut de bonne foi dans cette opinion et, si je ne changeais pas la sienne en en montrant franchement une opposée, au moins n’en eut-il pas l’air mécontent, car il causa longtemps avec moi sur cette situation.

Le prince de Neuchâtel n’était pas peu chagrin de rester, quoique l’Empereur lui eût, suivant son désir, laissé le roi de Naples pour chef. La pensée qu’il pourrait être réellement utile à l’Empereur en restant à l’armée, et qu’il fallait, pour le maintien de l’union générale, un homme auquel on fût accoutumé à obéir, le consolait cependant, car son dévouement et son attachement pour lui étaient réels. Il voyait aussi qu’il y aurait des difficultés de plus d’un genre pour rallier l’armée, non qu’il n’en eût les moyens grâce aux troupes fraîches qu’on avait encore à sa disposition et à la Garde qui formait encore un bon noyau, mais parce que le départ de l’Empereur, qu’il croyait au reste pressant et indispensable, serait pour beaucoup un prétexte de désordre qui achèverait peut-être la désorganisation. Au fond, il était loin de prévoir ce qui arriva, quoique les corps de la Dwina, et notamment celui du maréchal de Bellune, le seul qui eût encore une espèce d’ensemble, se fondissent chaque jour.

Le roi de Naples, le Vice-Roi et les maréchaux, les ducs d’Elchingen, de Trévise, d’Istrie, de Dantzig, prince d’Eckmühl, à l’exception du duc de Bellune, chargé de l’arrière-garde, arrivèrent successivement. Ils formèrent une espèce de conseil auquel l’Empereur annonça sa détermination de se rendre à Paris. Il eut l’air de soumettre ce projet à leur opinion et il n’y eut qu’une voix pour l’engager à partir. Toutes les raisons mises en avant dans nos différentes conversations, tous les motifs qui devaient le porter à cette grande détermination politique furent reproduits. L’Empereur remit à chacun les ordres qui lui étaient destinés. Le général de Lauriston devait se rendre à Varsovie pour organiser la défense de ce pays et y réunir toutes les troupes disponibles, le général Rapp à Dantzig, etc.