6 La démocratie-marché sera fluide ou ne sera pas : nomades fluides et ringards visqueux

 

 

Jeunes nomades, nous vous aimons ! Soyez encore plus modernes, plus mobiles, plus fluides, si vous ne voulez pas finir comme vos ancêtres dans les champs de boue de Verdun. Le Grand Marché est votre conseil de révision ! Soyez légers, anonymes et précaires comme des gouttes d’eau ou des bulles de savon : c’est l’égalité vraie, celle du Grand Casino de la vie ! Si vous n’êtes pas fluides, vous deviendrez très vite des ringards. Vous ne serez pas admis dans la Grande Surboum mondiale du Grand Marché… Soyez absolument modernes – comme Rimbaud –, soyez nomades et fluides ou crevez comme des ringards visqueux !

Décidément, l’ordre cyber-mercantile sait bien s’y prendre ! Le « jeune plein d’énergie » est donc censé incarner la modernité et donner l’exemple face aux « ringards » et aux « conservateurs rigides » qui montrent peu d’enthousiasme pour la fluidité curieusement toujours décrétée d’en haut par les pantoufles volantes, ces décideurs toujours en transit fugace d’un fauteuil directorial à un autre.

La fluidité : nous touchons ici du doigt l’essence de la stabilité des démocraties-marchés. Cette fluidité ne peut être mise en œuvre que par une chimie sociale capable d’exercer une pression permanente, présente partout et nulle part, une espèce de gendarme entêté à suivre chaque Robinson-particule comme son ombre.

Ce gendarme pacifique, silencieux, permanent et surtout gratuit s’offrait à portée de main : c’était la faim ! Il suffisait d’y penser… et nombreux étaient les conservateurs qui, comme Bentham du temps de la révolution industrielle[53], s’émerveillaient que la Nature revienne galoper dans le social et se charge elle-même de produire ce qu’exigeait à l’époque un marché du travail : une grande masse soumise et abrutie par la faim ! Nous pouvons apprécier ici l’avantage et la « modernité » du système de Bentham : remplacer une cœrcition politique coûteuse et de toute manière nécessairement incomplète et discontinue par une sanction naturelle permanente.

L’« économique », sous la forme de la nécessité la plus rudimentaire et la plus brutale, s’offrait comme prothèse de la stabilité politique, prothèse avantageusement substituée à la violence du Prince, qui suscite la crainte avec ses dizaines de milliers de glaives mais finit tôt ou tard par exciter la haine : « Que se passe-t-il donc dans cette tête qui nous envoie des ordres… On finira un jour par la couper ! » Telles sont les limites du Souverain classique condamné à menacer et à gesticuler, d’un pouvoir qui, bien sûr, n’est ni autorégulé, ni gratuit…

L’émergence fulgurante au XVIIe siècle de ce qu’il faut bien appeler une démocratie hydraulique – celle de l’État hollandais –, en opposition avec les célèbres despotismes hydrauliques de Karl Wittfogel[54], marque l’entrée de plain-pied dans la modernité et substitue le pouvoir oppressant de la fluidité à la fureur solaire du souverain central : le Principe de fluidité généralisée était né. Au Prince qui frappe et relève donc d’une mécanique sociale d’impact qui façonne extérieurement, le principe de fluidité généralisée oppose donc une chimie sociale qui opère intérieurement avec ses dissolutions, ses catalyses et ses fermentations capables d’engloutir sans pitié les cloisons qui prétendaient distinguer les sphères du politique, du social et de l’économique[55].

Le Principe de fluidité va s’immiscer partout, doué semble-t-il d’une faculté de prolifération et de mutation aussi redoutable que celle d’un virus.

L’histoire récente des techniques industrielles en illustre très bien la puissance, comme l’a très bien montré F. Vatin[56]. Cette fluidité n’est pas celle de la nature, mais celle du procès productif lui-même, très vite relayé par l’économique et le financier. La production de type mécanique, avec ses ruptures de stocks, ses files d’attente et ses ordres handicapés par la discontinuité, a dû s’incliner devant l’élégante fluidité de la production en réseaux, qui, entre autres avantages, éliminait le problème préoccupant de la flânerie ouvrière toujours à l’affût des « temps morts ».

Déjà Taylor, le fameux capitaine d’industrie, avait voulu remédier à cette nonchalance nuisible en expérimentant le Principe de fluidité ; il s’agissait de fluidifier un robuste porteur de gueuse en l’optimisant comme bête de somme – en « bœuf », selon son heureuse expression –, accédant ainsi à des taux de rendement jusque-là inaccessibles au travail mécanique des fonderies[57].

Quittons la sidérurgie et ses Robinsons-particules qui, même transformés en bœufs, doivent marquer des temps d’arrêt pour les industries chimiques qui se tiennent, par vocation, aux avant-postes de la fluidité. Marx voyait d’ailleurs un modèle de patience politique pour le révolutionnaire dans tout ce qui se trame dans les cuves, avec leurs fermentations et leurs macérations, certes un peu répugnantes pour le profane, mais généreuses en grands crus, en fromages de renom… et en révolutions !

Avec les fluidités de la chimie, la technique devient patiente et peut catalyser des fluidités économiques et sociales qui prennent le relais.

Le livre de Vatin analyse très bien comment les raffineries de pétrole du xixe inspirent toute une alchimie sociale : à la vulgarité ringarde du marteau qui frappe et dont le manche pue la sueur et l’huile de coude se substitue le déclic festif des « boutons ».

Ces boutons sont les points clefs d’un empire qui, avec son réseau de pompes, de filtres, de cuves et de robinets, incarne le Principe de fluidité depuis la nappe de pétrole jusqu’à la station-service.

Si le Principe de fluidité triomphe dans la chimie, ce n’est pas tant par la nature des matières premières que par celle du procès productif lui-même, qui a pour vocation, afin de s’articuler avec l’horizon de la fluidité, la volatilité financière.

Pour approcher cet horizon, l’idéal serait naturellement une usine sans matière et… sans ouvriers ! C’est l’image photonique du monde rêvé par le financier-spéculateur, d’un monde où tout bouge absolument sans que rien ne bouge, et qui aime s’étourdir de l’élégance d’une concurrence parfaite soustraite à la puanteur de la compétition pour tenter d’oublier ce qu’elle est : une élégance de gangster qui d’un claquement de doigts fait disparaître « un problème ».

Malheur à celui qui serait assez ringard pour être fier de travailler de ses mains ! Être un aristocrate du volatil, c’est d’abord mépriser celui qui est moins volatil que soi, pue la sueur et le « productif » et contrôle peu de boutons. Plus une manufacture est volatile, plus les divisions s’exaspèrent entre ceux qui contrôlent les flux en restant donc dans la proximité des déclics – les « tableautistes » de l’intérieur – et les « rondiers » de l’extérieur, les nomades sous-traitants qui ont le malheur de posséder encore des mains. Il n’y a pas de tendresse du continuum, et fluidifier, c’est d’abord rendre plus conforme, cloisonner et diviser en séparant les « serviettes et les torchons », ceux-ci parqués dans la périphérie et celles-là censées être au cœur de l’action :

« Derrière la machine, l’entretien de la machine. Derrière les cuves, le nettoyage des cuves. Derrière l’unité de contrôle du cracking, tout le site pétrochimique avec son pullulement de travaux fractionnés, de régie, d’intérim, et les hommes qui font l’emballage, la manutention, le transport, l’entretien, les grosses réparations, les tranchées et le grattage des tuyaux. Derrière l’usine, les boîtes de sous-traitance. Derrière la grande entreprise, le tissu des petites. Derrière les droits syndicaux concédés et le labyrinthe des commissions paritaires, l’armée des sans-droit, et la matraque, la milice privée, le tueur. Derrière la façade de Shell, les bidonvilles flottants immatriculés au Liberia et leurs matelots faméliques embarqués à Hongkong ou à Singapour[58]. »

Avec une espèce d’instinct, la pétrochimie avait amorcé une course absurde : celle qui prétend annuler tout écart entre une fluidité réelle et la volatilité que nous avons définie comme l’horizon de toutes les fluidités. Du point de vue de l’horizon, tout est ringard… la matière, la production… Toute industrie et toute production sont « ringardes » : le capital n’est plus un facteur de production, c’est la production qui est simple facteur du capital.

Tout ce qui est subordonné à un horizon n’a qu’un rêve : le rattraper, et la société civile n’échappe pas à la règle ! Elle s’épuise en efforts aussi vains que l’obèse qui veut égaler un athlète ou le pilote de fusée ignorant qui veut rattraper la vitesse de la lumière. Elle n’hésite pas à solliciter toute la cohorte des guérisseurs-saltimbanques désormais classiques de la modernité : socio-politologues, médiateurs, etc.

« Aidez-moi à me transformer en parfait grand alambic et en parfaite grande centrifugeuse comme tous ces marchés financiers qui me narguent et qui n’ont pas comme moi des bouches à nourrir, à soigner et à éduquer. »

Tous s’accordent sur le remède. « La modernité, c’est d’abord une cure d’amaigrissement – continuez à dégraisser ! Faites comprendre à vos pauvres qu’ils ne sont pas des exploités mais des ringards, des empotés, et qu’il existe des sociétés civiles moins laxistes… celle des cormorans, par exemple. Les branches les plus élevées sont réservées aux plus forts, qui peuvent chier à leur aise sur les occupants des branches du dessous. Imaginez ceux d’en bas qui récoltent tout ! Il y a même un peu de mobilité sociale : quelques individus de la deuxième branche parviennent à se hisser sur la première et ainsi de suite. Quelle leçon pour tous ces empotés ! »